ARYA

L’arôme de pain chaud qu’à chaque échoppe exhalait tout du long la rue aux Farines flattait plus délicieusement ses narines qu’aucun parfum respiré jamais. Elle s’en emplit à ras bords les bronches avant de se rapprocher du pigeon. Un grassouillet, lui, tacheté de brun, qui picorait ardemment un croûton coincé entre deux pavés, mais qui s’envola dès que l’effleura l’ombre d’Arya.

L’épée de bois siffla, l’étourdit à deux pieds du sol, et il s’abattit dans une émeute de plumes brunes. En un éclair, elle fut sur lui, l’attrapa, pantelant et se débattant, par une aile, et il eut beau lui piquer la main, elle referma les doigts sur son col et le tordit jusqu’à ce qu’en craquent les vertèbres.

Comparé aux chats, c’était facile, prendre les pigeons.

Un septon qui passait par là lui décocha un regard torve. « Le meilleur endroit pour en trouver, lui dit-elle en s’époussetant avant de récupérer sa latte à terre. Les miettes les attirent. » Il décampa.

Une fois l’oiseau noué sa ceinture, elle entreprit de descendre la rue. Sur une carriole à deux roues, un homme poussait une fournée de tourtes au refrain desquelles se flairaient myrtilles, abricots, citrons… Son estomac vide émit un gargouillis creux. « Pourrais-je en avoir une ? s’entendit-elle demander. Une au citron ou… ou à n’importe quoi. »

A la manière dont il la lorgna de haut en bas, l’examen ne le séduisit point. « Trois sols. »

Avec sa latte, elle tapota la tige de sa botte. « Je vous l’échange contre un pigeon gras.

— Les Autres emportent ton pigeon ! »

L’odeur des tourtes, toutes chaudes encore, lui faisait venir l’eau à la bouche mais les trois sols, elle ne les avait pas…, ni un. La leçon de Syrio sur la vertu de voir lui revint en mémoire, un coup d’œil sur l’homme la renseigna. Il était court, un rien ventripotent, et ses mouvements semblaient indiquer un tantinet de partialité en faveur de sa jambe gauche. Et elle était juste en train de penser : « Si j’en rafle une et, hop ! détale, jamais il ne me rejoindra… », quand il menaça : « Fais gaffe à tes sales pattes ! y sait les traiter, le guet, les ratons voleurs… »

Un regard furtif vers l’arrière et, en effet, plantés au débouché d’une ruelle, deux pandores, deux. Taillés dans un lourd lainage richement teint d’or, leurs manteaux plombaient presque jusqu’au sol, noire était leur cotte de mailles, noires étaient leurs bottes, noirs leurs gants. A sa ceinture, l’un portait une longue épée, l’autre tenait un gourdin de fer. Non sans une ultime œillade d’adieux aux tourtes, Arya s’écarta de la carriole et pressa le pas. Quoique les manteaux d’or ne lui eussent pas prêté d’attention spéciale, leur seule vue lui nouait les tripes. Elle avait eu beau depuis sa fuite se tenir toujours le plus loin possible du château, de partout, même au diable, se distinguaient, tout en haut des remparts saignants, les têtes en train de pourrir. Et sur chacune se chamaillaient, drus comme des mouches, des tas de corbeaux. Dans Culpucier courait le bruit que les manteaux d’or s’étaient acoquinés avec les Lannister et que, lordifié, doté de terres dans le Trident, leur commandant siégeait désormais au Conseil du roi.

Elle avait entendu beaucoup d’autres trucs, des trucs effarants, des trucs insensés. Selon d’aucuns, Père avait, avant de périr à son tour de la main de lord Renly, assassiné le roi Robert. D’autres affirmaient que c’était Renly qui avait, au cours d’une querelle d’ivrognes fraternelle, tué le roi. Sans cela, dites, pourquoi il aurait filé en pleine nuit comme un voleur, hein ? Celui-ci contait que le roi avait été tué à la chasse par un sanglier, mais celui-là rétorquait qu’il était mort en mangeant un sanglier, qu’il s’était tellement empiffré qu’il avait eu une attaque à table. Mais non, chuchotait un troisième, il était bel et bien mort à table, mais empoisonné par Varys l’Araignée. Pas du tout ! par la reine. Vous n’y êtes pas, la vérole. Allons donc…, étouffé par une arête de brochet.

Toutes les versions s’accordaient au moins sur ce point : la mort du roi Robert. Les cloches des sept tours du grand septuaire de Baelor avaient effectivement déversé sur la ville, un jour et une nuit, le tonnerre d’un deuil aux allures de marée de bronze, et elles ne sonnaient de la sorte, à en croire un garçon tanneur, que pour le décès d’un roi.

Elle ne désirait qu’une chose au monde : rentrer chez elle, mais quitter Port-Réal n’était pas si aisé qu’elle l’espérait d’abord. Le mot « guerre » était sur toutes les lèvres, et les manteaux d’or pullulaient aux remparts comme les puces sur… hé bien, sur elle-même, par exemple. A hanter Culpucier pour dormir tantôt sur un toit, tantôt dans une écurie, bref, partout où elle pouvait à peu près s’étendre, elle n’avait guère tardé à reconnaître que le quartier méritait amplement son nom.

Jour après jour, depuis sa fuite du Donjon Rouge, elle avait tour à tour visité, inlassablement, chacune des sept portes de la cité. La porte du Dragon, la porte du Lion et la Vieille Porte ? invariablement closes et barrées. La porte de la Gadoue et la porte des Dieux ? ouvertes, mais uniquement aux gens qui souhaitaient entrer ; on ne laissait sortir personne. Les bénéficiaires d’un laissez-passer s’en allaient par la porte de Fer ou la porte du Roi, mais des hommes d’armes en manteau rouge et heaume à mufle de lion y tenaient les postes de garde. En épiant depuis les combles d’une auberge située près de la seconde, Arya vit que l’on fouillait charrettes et fourgons, que l’on forçait les cavaliers à ouvrir leurs bagages de selle, que l’on interrogeait toutes les personnes qui prétendaient passer à pied.

Elle envisagea quelque temps de franchir la rivière à la nage, mais outre sa largeur et sa profondeur, la Néra était, de l’avis unanime, peuplée de traquenards et de courants vicieux. Quant à soudoyer un passeur ou à prendre un bateau, il fallait de l’argent, n’est-ce pas ?

Le seigneur son père, elle s’en souvenait fort bien, lui avait inculqué de ne jamais voler, mais les motifs qu’il invoquait devenaient de plus en plus flous. A moins de se tirer d’affaire, et le plus tôt possible, elle se verrait forcée de courir le risque des manteaux d’or. Elle n’avait pas trop souffert de la faim depuis qu’elle savait estourbir les oiseaux, mais elle craignait que l’abus de pigeon ne finît par la rendre malade. Elle avait dû en manger deux crus, avant de découvrir Culpucier.

A « Cul », les venelles étaient bordées à tout-touche de gargotes où, dans d’énormes chaudrons, bouillassait en permanence du rata depuis des années ; il était possible d’y troquer la moitié de votre pigeon contre un quignon de la veille et « un’ d’brun, un’ ! », voire, à condition de la plumer vous-même, d’obtenir qu’on vous fasse croustiller la moitié restante. Arya se serait damnée pour un bol de lait et un gâteau au citron mais, après tout, le brun se laissait bouffer. Sur cette mixture à base d’orge, où se repéraient généralement des copeaux d’oignon, de navet, de carotte et même, parfois, de pomme, nageait une pellicule de gras. La viande, autant s’efforcer de n’y point trop penser. Un bout de poisson, une fois…

L’ennui était qu’il y avait toujours du monde, dans ces gargotes, et que, si vite qu’elle expédiât ses repas, des yeux la dévoraient. Avec des intentions on ne peut plus limpides, certains visaient ses bottes ou son manteau. D’autres, en revanche, se glissaient sous ses cuirs comme pour la palper, qui l’effaraient davantage encore, faute de comprendre ce qu’ils lui voulaient. A deux reprises, on l’avait suivie puis poursuivie dans l’immonde dédale. Quant à l’attraper, cours toujours. Jusque-là du moins…

La gourmette d’argent qu’elle comptait vendre ? dérobée, de même que le balluchon de bons vêtements, dès la première nuit, pendant qu’elle dormait dans les ruines d’une bicoque incendiée, passage du Porc. Les filous ne lui avaient laissé que ce qu’elle avait sur la peau, le manteau qui l’enveloppait, sa latte et, grâce au Ciel, Aiguille…, parce qu’elle était couchée dessus. Sans quoi, envolée aussi, Aiguille. Ce qu’elle avait de plus précieux au monde. Depuis lors, elle prenait soin, durant ses vagabondages, de draper le pan du manteau sur son bras droit, pour bien camoufler l’épée à sa hanche, et d’exhiber la latte, que nul n’en ignore, dans sa main gauche afin de dissuader les voleurs. Encore que. Il était des individus, dans les gargotes de Culpucier, que n’eût pas même dissuadés la vue d’une hache d’armes…, et cela suffisait pour lui faire passer le goût du pigeon et du pain rassis. Plus souvent qu’à son tour, elle allait se gîter le ventre creux plutôt que de tenter les malignités.

Une fois sortie de la ville, elle trouverait des baies à cueillir, ou des vergers où chaparder pommes et cerises. Elle se rappelait en avoir vu, depuis la grand-route, au cours de ce maudit voyage vers le sud. Elle déterrerait des racines dans la forêt, tuerait même un lapin, de-ci de-là. Tandis qu’en ville, quel gibier ? des rats, des chats, des roquets efflanqués. On prétendait que les gargotes vous donnaient une poignée de sols contre une portée de chiots, mais cette idée la révulsait.

Tout en bas, la rue aux Farines débouchait sur un labyrinthe de ruelles sinueuses et de boyaux transversaux. Soucieuse de distancer le plus possible les manteaux d’or, de se noyer dans la cohue, Arya s’y jeta. Elle avait appris à tenir le centre de la chaussée. S’il fallait parfois esquiver carrioles ou chevaux, du moins les voyiez-vous venir, tandis qu’à raser les immeubles toujours vous agrippait quelque main. Et il n’y en avait que trop, de ces venelles où, les façades se touchant presque, force était de brosser les murs !

Une bande de bambins stridents la dépassa au galop, derrière un cercle de tonneau, et la nostalgie l’étreignit de l’époque où, comme eux, elle-même et Bran et Jon et Petit Rickon jouaient à en faire rouler de même. Rickon…, quelle taille avait-il, maintenant ? Et Bran, pas trop triste, Bran ? Elle aurait donné n’importe quoi pour que Jon fût là, près d’elle, l’appelant « sœurette » en lui ébouriffant les cheveux. Non qu’ils eussent besoin qu’on les ébouriffât, son reflet dans les flaques le lui disait suffisamment. Impossible d’être plus hirsute, allez.

Ses tentatives pour aborder les enfants qui traînaient le ruisseau, dans l’espoir de s’y faire un ami avec qui partager le gîte, avaient échoué lamentablement. Sans doute ne savait-elle pas leur parler, ou s’y prenait mal. Mine de rien, les tout-petits se contentaient d’abord de la lorgner avec circonspection puis, pour peu qu’elle s’approchât trop, prenaient leur essor. Leurs grands frères et sœurs la criblaient de questions auxquelles elle ne pouvait répondre, la traitaient de tous les noms, cherchaient à la dépouiller. La veille encore, une va-nu-pieds famélique d’au moins dix-huit ans qui l’avait étourdie d’un coup de poing s’échinait à lui arracher ses bottes quand un bon coup de latte, pan ! sur l’oreille la fît déguerpir, sanglante, avec des piaulements d’orfraie.

Arya dévalait la colline vers les bas-fonds de Culpucier quand une mouette la survola d’une aile nonchalante. Trop haut pour la latte, mais assez bas pour évoquer des images de mer. La solution, peut’ être, pour s’évader… ? Dans les contes de Vieille Nan, les navires marchands n’avaient guère d’autre fonction que d’emmener des gamins furtifs cingler vers toutes sortes d’aventures. Pourquoi pas elle ? Une virée du côté des quais la tenta ; aussi bien se trouvaient-ils sur sa route vers la porte de la Gadoue qu’elle n’avait pas encore visitée, ce jour d’hui.

Un silence incongru stagnait sur les docks quand elle y parvint. Elle aperçut deux nouveaux manteaux d’or qui, côte à côte, arpentaient le marché aux poissons, mais ils ne la remarquèrent même pas. La moitié des éventaires étaient vacants, les bateaux moins nombreux que dans ses souvenirs. Sur la Néra même avançaient, en formation d’escadre, trois galères de guerre dont les coques dorées fendaient les flots au rythme cadencé des rames. Après les avoir contemplées un moment, elle reprit sa marche le long de la berge.

En voyant les gardes apostés au troisième bassin, son sang ne fit qu’un tour. Ils portaient le manteau gris soutaché de satin blanc. Les couleurs de Winterfell… Elle en eut les larmes aux yeux. Derrière eux dansait sur ses ancres une pimpante galère marchande, à trois bancs de rames, dont elle ne put déchiffre le nom, tracé en caractères étrangers. Myrotes, braaviens, voire haut-valyriens. Elle saisit un débardeur par la manche. « Pardon, dit-elle, quel est ce bateau, s’il vous plaît ?

— La Charmeuse du Vent, de Myr.

— Elle est encore là ! » se trahit-elle. L’homme la considéra d’un drôle d’air, haussa les épaules et s’en fut. Elle prit sa course vers le bassin. La Charmeuse du Vent, le bateau que Père avait affrété pour la reconduire à la maison…, attendait donc toujours ? Elle le croyait parti depuis une éternité !

Deux des gardes jouaient aux dés. Le troisième faisait sa ronde, la main au pommeau. Honteuse de se laisser voir en pleurs comme le dernier des mioches, elle s’immobilisa pour s’éponger les yeux. Les yeux les yeux les yeux, pourquoi diable… ?

Regarde avec tes yeux, chuchota la voix de Syrio.

Elle regarda. Tous les hommes de Père lui étaient familiers. Des inconnus, ces trois en manteau gris. « Hé, toi ! la héla celui qui déambulait. Que viens-tu fiche par ici, mon gars ? » Les deux autres levèrent le nez de leur partie.

Consciente qu’ils se lanceraient d’emblée à sa poursuite, elle réprima d’extrême justesse une furieuse envie de prendre ses jambes à son cou, se contraignit même à faire quelques pas dans leur direction. C’était une fille qu’on recherchait, ils la prenaient pour un garçon, qu’à cela ne tienne, elle serait un garçon. « Voulez pas acheter un pigeon ? » Elle désigna sa ceinture.

« Tire-toi ! » gronda l’homme.

Elle obtempéra. Posément. De quoi aurait-elle eu peur, hein ? Dans son dos, la partie de dés reprenait déjà.

Elle n’aurait su dire par quel miracle elle avait regagné Culpucier, tant l’aveuglait l’angoisse, lorsque, hors d’haleine, elle se découvrit parvenue aux abords de l’affreux cloaque au creux des collines. Il s’en dégageait une pestilence à nulle autre pareille, une puanteur de porcheries, d’écuries, de foulons de tannage qu’agrémentaient les parfums suris de vinasse et de pute au rabais. Arya se fraya sombrement un passage dans la populace, et ce n’est qu’en reniflant les premiers effluves de rata qui s’échappaient, bulle à bulle, d’une gargote qu’elle s’en aperçut : disparu, le pigeon… Il avait dû glisser de sa ceinture quand elle s’était mise à courir ou lui être volé en catimini. Peu s’en fallut qu’elle ne pleurât de nouveau. Elle devrait donc refaire en sens inverse toute cette trotte jusqu’à la rue aux Farines pour en trouver un, et d’aussi dodu ?

Au loin retentirent tout à coup des volées de cloches qui rebondissaient à travers les rues.

Elle releva les yeux, tout ouïe. Que pouvaient-elles bien annoncer, cette fois ?

« Quoi qu’y a, main’nant ? beugla un gros homme dans la gargote.

— ’co’ ces cloches…, larmoya une vieille édentée, misé’ico’de ! »

A l’étage claqua un volet, la tignasse rousse et tirebouchonnée de soie peinte d’une putain surgit. « C’est-y l’ ’tit roi qu’est mort, c’ coup-ci ? » cria-t-elle en déballant son décolleté sur la rue. « ’t un puceau pour toi, rigola quelqu’un d’invisible. Sa fête, et tôt fait ! » Elle s’esclaffait quand un type à poil la prit par derrière à bras-le-corps et, lui mordant la nuque, pétrit à pleines mains les lourds nichons blancs qui ballottaient sous la chemise.

« Pauv’ connasse ! beugla le gros homme. Pas l’ roi qu’est mort, c’ le tocsin, ça. Qu’un’ tour qui sonne. Quand c’est pou’ l’ roi, c’est tout’ les cloches d’la ville.

— Hé ho ! toi, ’rrête de m’ mordre, ou c’est les tiennes, d’cloch’, que j’ vais t’ sonner…, menaça la femme à la fenêtre en donnant du coude dans son client. Mais si c’est pas l’ roi qu’est mort, c’ qui ?

— Que l’ tocsin, j’te dis, répéta le gros homme. Pour appeler, rien que. »

Soulevant des gerbes d’éclaboussures, deux gamins à peu près de l’âge d’Arya passèrent à toutes jambes de flaque en flaque, et la vieille eut beau les maudire, ils ne ralentirent pas le train pour si peu. D’autres gens affluaient, qui tous montaient la colline pour voir à quoi ce tapage rimait. Arya s’élança derrière le moins rapide des garçons et, quand elle l’eut quasiment rejoint, cria : « Où vas-tu ? Que se passe-t-il ? »

Sans cesser de courir, il lui jeta par-dessus l’épaule : « C’est les manteaux d’or qui l’emmènent à Baelor.

— Qui ça ? haleta-t-elle, accélérant de son mieux.

— LaMain ! Paraît qu’on va y couper la tête, Buu dit. »

Creusée par le va-et-vient des charrois s’ouvrait à leurs pieds une profonde ornière. Le copain de Buu l’enjamba d’un bond, mais Arya ne la vit pas, trébucha, s’aplatit, s’écorchant un genou contre une pierre et se meurtrissant les deux mains en tâchant d’amortir son rude atterrissage, Aiguille emberlificotée entre ses jambes. Malgré les sanglots qui la secouaient, elle rassembla ses genoux. Le pouce gauche saignait abondamment, la moitié de l’ongle arrachée. Elle se mit à le suçoter, tremblante comme la feuille. Son genou dégoulinait aussi.

« Place ! cria-t-on depuis la rue adjacente, place à messires Redwyne ! » A peine eut-elle le temps de se jeter de côté qu’au risque de la piétiner déboulaient au galop quatre gardes montés sur d’énormes chevaux. Ils portaient des manteaux à damier bleu et lie-de-vin. Derrière venaient côte à côte deux jouvenceaux dont les juments baies se ressemblaient comme des gouttes d’eau. Les jumeaux Redwyne, ser Horas et ser Hobber, Arya en avait cent fois croisé dans la courtine la tignasse orange et le vilain museau carré constellé de taches de rousseur. Leur seul aspect faisait pouffer comme des folles Sansa et Jeyne Poole, qui les appelaient messers Horreur et Baveux. Révolue, l’heure de les trouver comiques…

La foule entière se portait du même côté, chacun se hâtait d’aller satisfaire sa curiosité. La clameur des cloches semblait se faire de plus en plus intense et pressante, de plus en plus âpre. Arya se laissa emporter par le flot. Le pouce lui faisait si mal que ne pas pleurer, voilà tout, mobilisait son énergie. Tout en boitillant dans la montée, elle se mordait les lèvres, l’oreille aux aguets des propos qui fusaient tout autour.

« …la Main du Roi, lord Stark. Ils le traînent au septuaire de Baelor.

— On m’avait dit qu’il était mort.

— Va pas tarder, va pas tarder. Que ce cerf d’argent, tiens, pile ou face, formel, vont y faire valser le cap.

— Pas trop tôt, le traître… ! » Le type cracha.

Arya s’extirpa un filet de voix. « Jamais il…», commença-t-elle, mais que pesait son avis d’enfant ? Les répliques s’enchaînaient par-dessus sa tête.

« Couillon ! le gardera, son cap, ouais. Depuis quand, dis, qu’on les raccourcit, les traîtres, sur les marches de Baelor ?

— Ben…, compteraient pas, des fois, le défaire chevalier ? Paraît qu’ c’est lui qu’a tué l’ vieux Robert. Y a coupé l’ cou dans les bois, pis, quand l’ont trouvé, lui, là, peinard : ’ C’ t’ un vieux sang’ier qu’a bousillé Sa Majesté !

— Menteries, tout ça ! c’est son prop’ frère qui s’l’a fait, l’ Renly, çui aux cors d’or.

— La ferme, menteuse toi-même ! dis n’importe quoi…, ’t’ un vrai gentilhomme, Sa S’gneurie. »

En débouchant sur la rue des Sœurs, la presse avoisinait la caque de harengs. Arya s’abandonna, plus morte que vive, à la marée qui montait invinciblement la colline de Visenya. Tout en haut, sur l’esplanade de marbre blanc, le grouillement s’était pétrifié au profit de vociférations hystériques. La populace s’interpellait, tout en jouant des coudes pour se rapprocher le plus possible du grand septuaire, et le fracas des cloches achevait de vous abasourdir.

Noyée dans ce magma, Arya ne discernait que des bras, des jambes, des bedaines et, brochant sur le lot, la fine silhouette des sept tours. Latte ferme en son poing, elle réussit néanmoins à s’y faufiler, se coula sous des ventres de chevaux, finit par repérer un tombereau de bois qui lui ferait un observatoire idéal, mais d’autres eurent la même idée, que récompensèrent, avec des coups de fouet, les injures du charretier.

Comme une forcenée, désormais, elle fonça carrément dans la foule pour se porter au premier rang, se vit rejetée contre un pan de pierre – le piédestal, s’aperçut-elle en levant les yeux, de Baelor le Vénérable, le roi septon. Sans plus hésiter, elle glissa la latte dans sa ceinture et se mit en devoir de grimper. Quitte à laisser sur le marbre peint des empreintes de pouce sanguinolentes, elle parvint à se hisser jusqu’entre les pieds de la statue, s’y pelotonna.

Et c’est alors qu’elle vit Père.

Soutenu par deux manteaux d’or, lord Eddard se tenait devant le septuaire, dans la chaire du Grand Septon. Si somptueusement vêtu fût-il, avec son manteau de laine grise bordé de fourrure et son doublet de velours gris rebrodé de perles à l’effigie du loup, sa maigreur et l’expression douloureuse de sa longue face la stupéfièrent. Il était moins debout que maintenu debout. Le plâtre de sa jambe se révélait grisâtre, comme corrompu.

Derrière lui, le Grand Septon en personne. Un vieillard courtaud, gris, gras à lard, drapé de longues robes blanches et coiffé d’une immense tiare de cristal et d’or repoussé qui l’auréolait d’arcs-en-ciel au moindre mouvement.

Massés aux portes du temple, face à la chaire de marbre, une poignée de grands seigneurs et de chevaliers semblaient ne servir là que de repoussoir à Joffrey, tout soies, tout satins écarlates brochés de cerfs caracolant, de lions rugissants sous sa couronne d’or. En grand noir flammé d’écarlate et le cheveu bien endeuillé d’une mantille de diamants noirs le flanquait sa reine de mère. Arya reconnut encore, avec quatre des membres de la Garde, le Limier, bizarrement bardé d’acier fuligineux sous les vastes plis du manteau de neige. Survint Varys qui, sur ses babouches silencieuses, infiltra ses damas à ramages parmi la noble assistance. Quant au barbichu miniature à cape d’argent, cela pouvait bien être l’ancien soupirant transi de Mère.

Enfin dans ce tas se trouvait, d’azur soyeuse et bien auburn, bien lissée, bouclée, les poignets cernés de bracelets d’argent, Sansa. Que fabriquait-elle en telle compagnie ? se renfrogna sa sœur, à quoi rimaient ces risettes aux anges ?

Boudiné dans une armure magnifique en laque noire filigranée d’or, une espèce de poussah commandait le long cordon de piques en manteaux d’or qui contenait la plèbe. Son manteau personnel avait l’éclat métallique du véritable brocart.

Après que la cloche eut cessé de tonner et que peu à peu se fut fait le silence sur l’immense esplanade, Père leva la tête et se mit à parler, mais d’une voix si ténue, si exténuée qu’à peine Arya pouvait-elle saisir ses paroles. De l’arrière, des gens commencèrent à crier : « Quoi ? » et « Plus fort ! » Le poussah laqué et doré escalada la chaire dans le dos de Père et le houspilla rudement. Arya fut tentée de hurler : « Bas les pattes ! », en comprit la futilité, personne ne l’écouterait, n’en mâchouilla sa lèvre que plus ardemment.

Haussant le ton, Père reprit : « Je suis Eddard Stark, sire de Winterfell, Main du Roi. » Sa voix, désormais, portait jusqu’au bout île la place. « Et je viens ici confesser, devant les dieux et devant les hommes, ma félonie.

— Non… », geignit Arya, tandis que de la populace, au-dessous, montaient les premières huées, bientôt épaissies par une clameur unanime d’immondices et de quolibets. Sansa s’était enfoui le visage dans les mains.

De manière à dominer ce tapage ignoble, Père éleva encore la voix. « J’ai trahi la foi de mon roi et la confiance de mon ami Robert ! cria-t-il. Son sang ne s’était pas encore refroidi que, malgré mon serment de défendre et de protéger ses enfants, je tramais de déposer et d’assassiner son fils pour m’emparer du trône. Veuillent le Grand Septon, Baelor le Bien-Aimé, les Sept m’être à présent témoins de la vérité que j’énonce : Joffrey Baratheon est l’unique héritier légitime du Trône de Fer et, par la grâce de tous les dieux, seigneur et maître des Sept Couronnes, protecteur du royaume. »

Une pierre partit de la foule et, en voyant Père chanceler, Arya ne put réprimer un cri. Les manteaux d’or empêchèrent lord Stark de tomber. Du front ouvert dégoulinait le sang le long du long visage émacié. Les pierres se mirent à grêler. L’une d’elles atteignit le garde de Père, à gauche, une autre rendit un son creux sur le pectoral noir et or du poussah. Deux des chevaliers de la Garde vinrent se placer, bouclier brandi, devant la reine et Joffrey.

Sous le manteau, la main d’Arya se glissa vers Aiguille dans son fourreau et en étreignit la poignée comme jamais elle n’avait étreint chose au monde. Par pitié, dieux, sauvez-le ! Ne les laissez pas lui faire de mal.

Le Grand Septon s’agenouillait cependant devant la reine et Joffrey. « Plus nous péchons, plus nous souffrons, entonna-t-il d’une voix profonde et qui s’enflait bien plus fort que celle de Père. Ce pécheur a confessé ses crimes devant les dieux et devant les hommes, ici, dans ce lieu sacré. » Mille arcs-en-ciel nimbèrent sa tête comme il élevait des mains suppliantes. « Les dieux sont justes mais, Baelor le Vénérable nous l’a enseigné, non moins miséricordieux. Quel châtiment réserver à ce traître, Sire ? »

D’innombrables gorges glapissaient, mais Arya ne les entendait pas. Le prince Joffrey…, le roi Joffrey, pardon, émergea de son rempart de boucliers. « Ma mère m’enjoint de laisser lord Eddard prendre le noir, et lady Sansa m’a supplié d’épargner son père. » Sur ces mots, il regarda Sansa droit dans les yeux et sourit, si bien qu’Arya crut une seconde sa prière exaucée, mais déjà il se retournait vers le peuple et déclarait : « Le cœur des femmes a de ces faiblesses…, mais aussi longtemps que je serai, moi, votre roi, la félonie ne demeurera pas impunie. Sa tête, ser Ilyn ! »

La foule poussa un rugissement, et sa houle battit si rudement le piédestal de Baelor qu’Arya sentit la statue tituber, pendant que le Grand Septon se pendait aux basques du roi, que Varys se précipitait en se tordant les bras, que la reine elle-même tentait apparemment de raisonner son fils, mais Joffrey leur opposait à tous le même branlement de tête négatif. Et dès que parut, décharnée, dégingandée tel un squelette sanglé de maille, la justice du roi, seigneurs et chevalier, s’écartèrent comme par enchantement. Loin, très loin, du fin fond de quelque cauchemar, Arya entendit sa sœur crier d’une voix stridente puis la vit à genoux, convulsée de sanglots. Ser Ilyn Payne gravit les degrés de la chaire.

Abandonnant son refuge aux pieds de Baelor, Arya se jeta dans la foule et, Aiguille au poing, atterrit sur un homme en tablier de boucher qu’elle envoya rouler à terre. Aussitôt, un poing l’atteignit en plein dos, faillit la renverser à son tour, et comme les corps se refermaient sur elle, trébuchant, poussant, trépignant le malheureux boucher, Aiguille entra dans la danse.

Du haut de la chaire, ser Ilyn Payne fit un geste, le poussah éructa un ordre, et les manteaux d’or plaquèrent violemment lord Eddard le ventre contre le marbre, le buste dans le vide, vers l’extérieur.

« Hé, toi ! » cria une voix colère à l’adresse d’Arya, mais la petite passa en trombe, écartant, bousculant les gens, frappant tout ce qui lui faisait obstacle. Une main lui saisit la jambe, elle y tailla, rua dans des tibias. Une femme s’effondra, elle lui passa sur le corps, tout en frappant de droite, frappant de gauche, mais cela ne servait à rien, à rien ! trop dense était la foule, elle n’y avait pas plus tôt ouvert une brèche que la brèche se refermait. Quelqu’un lui bourra les côtes. Et toujours la tympanisaient les pleurs éperdus de Sansa.

Ser Ilyn tira une longue épée de son fourreau d’épaule et, lorsqu’il la brandit au-dessus de sa tête, le soleil fit danser sur le métal sombre au fil plus aigu qu’aucun rasoir des risées si étincelantes que Glace ! frémit Arya, c’est Glace qu’il a ! et, le long de ses joues, ruisselèrent des larmes qui achevèrent de l’aveugler.

Au même instant, une main surgit de la foule, qui, tel un piège à loup, lui emprisonna si brutalement le bras qu’elle en lâcha Aiguille, perdit l’équilibre et serait tombée si l’agresseur ne l’avait retenue avec autant d’aisance qu’une simple poupée. Une figure se pressa contre la sienne, de longs cheveux noirs, une barbe hirsute, des dents gâtées. « R’garde pas ! jappa une voix de rogomme.

— Je… je… je… », hoqueta-t-elle.

Le vieux la secoua si fort qu’elle claqua des dents. « Ta gueule, et ferm’ les yeux, mon gars ! » Vaguement, comme venant de très très loin, elle perçut un… un bruit…, plutôt la douce rumeur d’un soupir, comme si d’un million de poitrines s’était exhalé le souffle simultanément. Avec une roideur de fer, les doigts du vieux s’enfoncèrent plus avant dans son bras. « R’gard’-moi. Ouais, com’ ça, moi. » Son haleine embaumait la bibine sure. « T’ souviens, mon gars ? »

C’est l’odeur qui lui rafraîchit la mémoire et, du coup, elle vit la tignasse graisseuse, le manteau noir maculé, crasseux, les épaules déjetées, les prunelles noires qui louchaient sur elle. Le frère noir venu rendre visite à Père, ce fameux soir où…

« M’ reconnais, main’nant, ’spa ? Futé, l’ gars. » Il cracha. « Terminé, ici. Vas m’accompagner et fermer ta gueule. » Comme elle ouvrait la bouche pour répliquer, il la secoua de nouveau, plus fort encore. « Ta gueule, j’ dit. »

L’esplanade commençait à se vider. Autour d’eux, la cohue semblait se diluer, les gens retournaient à leur existence à eux. Mais d’existence, Arya n’en avait plus. Complètement vidée, elle se mit machinalement en marche aux côtés de…Yoren, oui, c’est Yoren qu’il s’appelle… Elle ne se rappela même l’avoir vu ramasser Aiguille que lorsqu’il la lui rendit. « ’spérons qu’ ça t’ servira, mon gars.

— Je ne suis pas… »

Elle n’eut pas le temps d’achever qu’il la poussait dans l’ombre d’un porche, lui fourrait ses doigts sales dans les cheveux, les lui tordait, tirait de manière à découvrir sa gorge. « Pas un gars futé, ça qu’ tu v’ dire, hein ? »

Dans son autre main, il tenait un couteau.

Comme celui-ci volait vers sa figure, Arya se rejeta en arrière, mais elle avait beau ruer, se débattre, démener sa tête en tous sens, loin de se relâcher, la prise, et avec quelle poigne ! s’accentuait, et à la sensation que se déchirait son cuir chevelu se mêla inextricablement la saveur saumâtre des larmes.

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