La jument hennit tout bas quand il resserra la sangle. « Paix, ma belle », dit-il doucement en la flattant pour la rassurer. La bise bruissait dans l’écurie, lui soufflait au visage un froid de mort, mais il s’en fichait. Ses doigts roidis par les cicatrices avaient beau lui compliquer la tâche, il n’en arrima pas moins fermement son paquetage à l’arçon. « Fantôme ? chuchota-t-il, ici. » Et le loup fut là, prunelles de braise.
« Jon, je t’en prie. Il ne faut pas. Pas ça. »
Il se mit en selle, saisit les rênes et fit volter la bête face à la nuit. Samwell Tarly se dressait en travers du porche, avec sur l’épaule une pleine lune qui épiait. Il y gagnait une ombre portée formidable, gigantesque et noire.
« Tire-toi de là, Sam.
— Tu ne peux pas faire ça, Jon. Je ne te laisserai pas faire ça.
— J’aimerais mieux ne pas t’amocher, Sam. Gare-toi, ou je te passe sur le corps.
— Tu n’en feras rien. Il faut m’écouter. S’il te plaît… »
Jon enfonça les éperons, la jument bondit vers la porte. Un instant, Sam tint bon, la face aussi ronde et noire qu’était blême et ronde celle de la lune derrière lui, la bouche béante en O de stupéfaction, mais, à la dernière seconde, alors qu’ils étaient déjà quasiment sur lui, sautilla de côté, comme l’avait escompté Jon, trébucha, tomba, la jument s’enleva par-dessus l’obstacle, et la nuit, droit devant, l’engloutit.
Jon releva le capuchon de son gros manteau et lâcha la bride. Châteaunoir reposait dans le plus grand silence quand il en sortit, Fantôme courant sur son flanc. Derrière, bien sûr, des hommes veillaient, sur le Mur, mais les yeux fixés vers le nord et non vers le sud, Personne ne le verrait partir, personne n’était au courant, personne, hormis Sam qui, dans les vieilles écuries, devait être en train de se ramasser. Pourvu que sa chute ne l’eût pas esquinté. Bien capable, avec sa corpulence et sa gaucherie, de s’être cassé un poignet. Ou foulé la cheville rien qu’en se rangeant. « Je l’avais prévenu ! grogna-t-il tout haut. Puis ce n’étaient pas ses oignons. » Tout en galopant, il ployait et déployait sa main brûlée. Elle lui faisait encore mal, mais la suppression des bandages lui procurait une vraie jouissance.
De part et d’autre du ruban sinueux à quoi se réduisait la route royale dans les parages, la lune argentait les collines. S’éloigner le plus possible avant que l’on constate son départ, voilà ce qu’il convenait de faire. Quitte à abandonner la route dès le lendemain et à couper à travers champs, bois et cours d’eau pour mieux semer ses poursuivants, la célérité, pour l’heure, primait la ruse. Et d’autant plus qu’ils auraient moins de peine à deviner sa destination.
Le Vieil Ours se levant invariablement dès le point du jour, il avait jusqu’à l’aube pour interposer le plus grand nombre de lieues possible entre le Mur et lui. Jusqu’à l’aube…, si Sam ne le trahissait pas. Si son sens du devoir et ses maudites frousses ne l’emportaient pas sur son affection véritablement fraternelle. Qu’on l’interrogeât seulement, et il avouerait tout. Mais de là à l’imaginer capable d’aller braver les gardes apostés devant la tour du Roi pour les sommer de réveiller Mormont, non, sûrement pas.
Non. C’est lorsque Mormont se serait lassé d’attendre en vain son petit déjeuner qu’il l’enverrait chercher. On trouverait alors la cellule vide et, sur le grabat, bien en évidence, Grand-Griffe. Il avait eu bien assez de mal à la laisser là, mais il n’était pas si perdu d’honneur qu’il pût l’emporter. Même un Jorah Mormont, au moment de fuir, y avait répugné. Nul doute que lord Mormont, se persuadait-il, finirait par découvrir plus digne de la porter. Mais penser au vieil homme le chagrinait. Sa désertion, il le savait, mettrait du gros sel sur la plaie toujours à vif de l’opprobre du fils. Une manière bien misérable de récompenser sa confiance, mais qu’y faire ? Comment qu’il s’y prît, il avait en permanence l’impression de trahir quelqu’un…
Même à présent, où il doutait de suivre la voie de l’honneur. Les choses étaient autrement plus simples pour les gens du sud. Ils avaient leurs septons pour les écouter, les conseiller, prononcer : « Les dieux veulent ceci cela, par ici par là se situe la frontière entre bien et mal. » Tandis qu’en adorant les anciens dieux, les dieux sans nom, les Stark pouvaient toujours interroger les arbres-cœur. Si tant était qu’ils entendissent, les arbres-cœur ne répondaient pas.
Quand la distance eut effacé les derniers feux de Châteaunoir, il mit la jument au pas. Il avait devant lui un fameux voyage et elle seule pour l’effectuer. S’il souhaitait pouvoir, en chemin, la troquer contre une monture fraîche dans quelque fortin ou hameau de rencontre, mieux valait qu’elle demeurât présentable.
Il lui faudrait aussi, et vite fait, se changer – c’est-à-dire, selon toute probabilité, voler de nouveaux vêtements… Noir était tout ce qu’il portait : depuis le cuir de ses cuissardes, la bure de ses braies et de sa tunique, le cuir de son justaucorps sans manches et le lainage épais de son manteau jusqu’aux fourreaux taupés de sa dague et de son épée, sans compter la maille de la coiffe et du haubert planqués dans les fontes. Qu’on le capturât et, de pied en cap, tout le condamnait à mort. Et il n’était, au nord du Neck, trou si perdu que l’arrivée d’un étranger en noir n’y éveillât instantanément la curiosité générale et la suspicion. Sitôt envolés les corbeaux de mestre Aemon, nulle part Jon ne serait en sécurité. Pas même à Winterfell. Bran inclinerait peut-être à le recevoir, mais le bon sens de mestre Luwin prévaudrait, qui, comme de juste, n’entrebâillerait pas seulement les portes pour crier : « Passe ton chemin ! » Winterfell ? folie même que d’y songer…
Mais le spectre du château surgit, net comme de la veille, avec ses hauts murs de granit, les senteurs complexes : fumée, chien mouillé, rôts…, de la grande salle, et la loggia de Père, et sa propre chambre dans l’échauguette. Toute une partie de son être n’aspirait à rien tant qu’à savourer de nouveau le rire de Bran, déguster l’une des tourtes bœuf-et-jambon de Gage, entendre Vieille Nan ressasser ses contes, l’écouter narrer Florian l’Idiot et les enfants de la forêt.
Mais il n’avait pas quitté le Mur dans ce but ; il l’avait quitté parce qu’il demeurait, contre vents et marées, le fils de Père et le frère de Robb. Le don d’une épée, fut-elle aussi belle que Grand-Griffe, ne l’avait point métamorphosé en Mormont. Pas davantage n’était-il Aemon Targaryen. A trois reprises, le vieillard avait dû choisir et, à trois reprises, choisi l’honneur ? libre à lui. Puis comment savoir s’il était resté par lâcheté, par faiblesse, ou par courage, par loyauté ? Jon se le demandait encore. Du moins comprenait-il fort bien ce que le mestre avait voulu dire quant au tourment de choisir ; il ne le comprenait que trop.
Tyrion Lannister affirmait que la plupart des hommes aimaient mieux nier les vérités dures que les affronter ? Parfait, mais comment s’y prendre quand on se trouvait soi-même pétri de contradictions négatives ? Il était ce qu’il était, Jon Snow, bâtard et parjure, un maudit sans mère et sans amis. Condamné jusqu’à son dernier jour, qu’il vînt tôt, vînt tard, à être en marge, à se tenir, muet, dans l’ombre, à n’oser dire son vrai nom. En quelque lieu des Sept Couronnes qu’il se rendît, sa vie ne serait que mensonge, forcément, s’il voulait s’épargner l’hostilité de tous. Bagatelle, au reste, pourvu qu’il vécût assez longtemps pour prendre sa place aux côtés de Robb et l’aider à venger les mânes de Père.
Robb, il le revoyait, lors de leurs adieux, campé dans la cour, saupoudré de flocons qui fondaient sur ses cheveux auburn. Il serait forcé de se présenter à lui déguisé, à la dérobée. Il essaya d’imaginer l’expression de son frère au moment où il se démasquerait. Robb secouerait la tête, sourirait et dirait… dirait…
Le sourire, il ne parvenait pas à le voir. Il ne parvenait pas à le voir, si fort qu’il s’y efforçât. Et il se surprit à songer au déserteur que Père avait décapité le jour de la découverte des louveteaux. « Tu as juré. » La voix de lord Eddard résonnait comme en ce matin clair. « Tu as prononcé les vœux devant tes frères et devant les dieux anciens et nouveaux. » A nouveau, Desmond et Gros Tom traînèrent l’homme vers le billot. Les yeux de Bran s’agrandirent comme des soucoupes, et il fallut lui rappeler de tenir ferme son poney. Le moindre détail reparut. Le regard de Père quand Theon Greyjoy lui apporta Glace. Sur la neige, l’ondée de sang. La tête qui roulait jusqu’aux pieds de Theon et la manière dont celui-ci l’avait, telle une vulgaire balle, réexpédiée.
Qu’aurait fait lord Eddard si, au lieu de cet étranger loqueteux, le déserteur avait été son propre frère, Benjen ? Cela eût-il rien changé ? Sûrement, oh, sûrement…, et Robb ne manquerait pas de l’accueillir, lui, à bras ouverts, voyons. Il ledevait. Sinon…
Ce « sinon »-là était intolérable. Et comme, à tenir court les rênes, ses doigts blessés s’ankylosaient douloureusement, il talonna les flancs de la jument pour lui faire prendre un bout de galop, comme si la course devait dissiper ses doutes. Sans redouter la mort, il refusait de mourir ainsi, troussé, ligoté, décollé comme un brigand banal. S’il fallait périr, que ce soit du moins l’épée au poing et en combattant les meurtriers de Père. Il n’était pas un véritable Stark, ne l’avait jamais été… ? Il saurait tout de même mourir en Stark. Pour les forcer à reconnaître, tous, qu’Eddard Stark avait engendré non pas trois fils mais quatre.
La langue pendante, Fantôme soutint l’allure près d’un demi-mille mais, lorsque cheval et cavalier tendirent tous deux le col pour accélérer, il ralentit, s’immobilisa, tout yeux, deux braises dans le clair de lune, disparut, là-bas derrière, mais Jon ne s’en inquiéta pas : il suivrait, mais à son propre pas.
Devant clignotaient à travers les arbres, sur les deux côtés de la route, des lumières clairsemées : La Mole. Hormis l’aboi d’un chien sur son passage et le braiment rauque d’une mule dans quelque écurie, le village ne broncha point. De-ci de-là se devinait, aux fentes des volets clos, la lueur sourde d’un foyer, mais le noir demeurait la règle.
Si La Mole paraissait à peine plus qu’un hameau, c’est que les trois quarts de son habitat se trouvaient sous terre, bien au chaud dans de profonds celliers que reliait un labyrinthe de boyaux. Souterrain, le bordel lui-même qui, à la surface, n’exhibait guère qu’une cabane aussi mesquine que des lieux d’aisances, il est vrai distinguée par sa lanterne rouge au-dessus du seuil. Sur le Mur, les hommes désignaient les putains par le sobriquet « trésors enfouis ». Qui savait si, cette nuit, tel ou tel de ses frères en noir ne fouissait pas, là-dessous ? C’était aussi se parjurer, cela, mais nul ne semblait s’en soucier.
Il ne ralentit que bien au-delà du village, alors qu’il était aussi en nage que la jument. Sa main lui faisait mal, il grelottait, mit pied à terre. Goutte à goutte fondait en petites mares une congère dans le sous-bois. Il s’accroupit et joignit ses doigts en coupe pour recueillir ce suintement glacé d’eau de neige, en but puis s’en aspergea le visage au point d’en avoir des fourmillements dans les joues. Depuis des jours et des jours sa main ne l’avait si fort tourmenté, et la tête lui cognait aussi. Pourquoi me sentir si mal, se dit-il, alors que j’agis comme je le dois ?
La jument étant toute maculée d’écume, il la prit par la bride et décida de marcher un moment. Des ruisselets coupaient la chaussée pierreuse et tout juste assez large pour deux cavaliers de front. Très malin, ce triple galop, idéal pour se rompre le cou. Quelle mouche l’avait donc piqué ? Etait-il si pressé de mourir ?
Il dressa l’oreille. Du fin fond des bois parvenaient les cris d’une bête en détresse. La jument hennit, renâcla. Le loup avait-il débusqué quelque proie ? Les mains arrondies en porte-voix, il cria : « Fantôme ! », mais il eut beau répéter : « Ici, Fantôme, ici », seul lui répondit dans son dos l’essor froufroutant d’une chouette effarée.
Les sourcils froncés, il poursuivit sa route. Au bout d’une demi-heure, la jument fut sèche, mais Fantôme n’avait toujours pas reparu. Malgré son désir de reprendre au plus vite sa chevauchée, Jon finissait par s’inquiéter. «Fantôme ! appela-t-il à nouveau. Où es-tu ? Au pied ! Fantôme ! » Rien dans ces bois ne pouvait sérieusement menacer un loup-garou, ce loup-garou ne fut-il encore qu’adolescent, rien, sauf…, non, Fantôme était trop futé pour attaquer un ours, et s’il y avait eu dans les parages une meute de loups, on les aurait sûrement entendus hurler.
Autant manger un morceau, décida-t-il. Cela lui calerait l’estomac, le délai permettrait à Fantôme de les rattraper, et ce sans danger, tout dormait encore, à Châteaunoir. Dans ses fontes, il préleva un biscuit, un bout de fromage et une petite pomme brune toute ridée. Il avait également fauché aux cuisines du bœuf salé et une bonne tranche de lard fumé, mais il comptait les réserver pour le lendemain. Ensuite, il faudrait chasser, ce qui le retarderait.
Il s’assit sous les arbres et grignota fromage et biscuit pendant que la jument broutait sur la lisière de la route. Il avait gardé la pomme pour la bonne bouche et, pour avoir perdu de sa fermeté, la chair en demeurait juteuse, aigrelette à souhait. Il en suçotait le trognon quand un bruit l’alerta : des chevaux, et en provenance du nord. En deux bonds, il rejoignit la jument. Les gagner de vitesse ? non, ils se trouvaient trop près, avaient dû l’entendre, et ils étaient de Châteaunoir…
Il entraîna vivement la bête à l’écart, derrière un massif épais de vigiers gris-vert. « Paix, paix », lui souffla-t-il avant de se tapir pour épier au travers des branches. Si les dieux daignaient, les cavaliers le dépasseraient. Il pouvait d’ailleurs tout bonnement s’agir de quelques croquants de La Mole, de fermiers se rendant aux champs, sauf qu’en pleine nuit ce qu’ils fichaient dehors… ?
Le martèlement des sabots devenait plus net de seconde en seconde. Ils allaient bon pas, d’après la progression du son, et, d’après son ampleur, devaient bien être cinq ou six. Déjà leurs voix trouaient la végétation.
« …certain qu’a pris c’te direction ?
— Certain, certain…
— Pu partir vers l’est, aussi bien. Ou couper à travers bois. Ce que j’ frais, moi.
— Dans le noir ? Idiot. Si tu te casses pas la gueule, tu te paumes, tu tournes en rond, et le Mur sous le pif quand le soleil se lève !
— Parle pour toi…, regimba Grenn, vexé manifestement. Moi, plein sud, là. ’vec les étoiles, tu sais l’ sud.
— Et s’y a des nuages ? susurra Pyp.
— Ben, j’ pars pas, là. »
Un autre intervint : « Savez quoi, moi, si j’étais lui ? La Mole, à creuser mon trou ! » Au rire strident qui fracassa les bois, Jon reconnut Crapaud. La jument s’ébroua.
« Vos gueules, un peu. » Halder… « J’ai cru entend’ quèqu’ chos’.
— Où ça ? Moi, rien. » Les chevaux s’immobilisèrent.
« Tu t’entends même pas péter, toi… !
— Si fait, s’enferra Grenn.
— Chhhuttt!»
Tous se turent, l’oreille tendue, tandis que Jon retenait son souffle. Sam, songea-t-il. Qui n’était allé ni chez le Vieil Ours ni au pieu mais réveiller les autres. Bande d’enfoirés. Qu’ils ne soient pas au poste à l’aube, et on les taxerait eux-mêmes de désertion. S’en doutaient-ils seulement ?
Le silence s’éternisait. De sa cachette, Jon ne discernait que les jambes des chevaux. Enfin, Pyp reprit : « T’avais entendu quoi ?
— Ch’ais pas, reconnut Halder. Un truc comme un cheval, j’aurais dit, mais…
— Y a rien, ici. »
Du coin de l’œil, Jon entrevit se mouvoir une forme pâle dans les fourrés. Un frisson des feuilles, et Fantôme émergea des ombres si brusquement que la jument tressaillit, hennit. « Là ! cria Halder.
— C’te fois, oui !
— Traître », dit Jon au loup en sautant en selle. Mais à peine eut-il tourné la tête du cheval vers le profond des bois dans l’espoir de s’y fondre en douce qu’il se vit rejoint.
« Jon ! piailla Pyp.
— ’rête, dit Grenn. Peux pas nous échapper. »
Il fit volte-face en dégainant. « Arrière. Ne m’obligez pas à vous frapper. Désolé, mais je le ferai.
— A un contre sept ? » répliqua Halder. Sur un signe de lui, les garçons se déployèrent pour cerner Jon.
« Que me voulez-vous ? s’insurgea-t-il.
— Te ramener auprès des tiens, dit Pyp.
— Les miens, c’est mon frère.
— Tes frères, c’est nous, main’nant, dit Grenn.
— Sais qu’y t’ coup’ront la têt’, s’y t’ prenn’ ? argua Crapaud avec un rire nerveux. C’ trop con. ’t une connerie juste pour l’Aurochs.
— C’ pas vrai ! protesta Grenn. Chuis pas com’ ça. C’ tait sérieux quand j’ai juré.
— Moi aussi, rétorqua Jon, mais vous ne comprenez donc pas ? On a assassiné monpère ! C’est la guerre, et mon frère se bat dans le Conflans, et…
— On sait, déclara Pyp d’un ton solennel. Sam nous a tout dit.
— On est désolés pour ton père, enchaîna Grenn, c’ pas ça qui coince. Mais un’ fois qu’ t’as juré, y a pas, peux pus partir.
— Je le dois…, insista Jon avec ferveur.
— Rappelle-toi les termes du serment, glissa Pyp. “Voici que débute ma garde, as-tu dit. Jusqu’à ma mort, je la monterai.”
— “Je vivrai et mourrai à mon poste”, poursuivit Grenn en acquiesçant d’un signe.
— Je n’ai que faire qu’on me les serine. Je les connais aussi bien que vous. » La moutarde lui montait au nez. Ne pouvaient-ils lui foutre la paix ? Fallait-il vraiment lui rendre le départ encore plus déchirant ?
« “Je suis l’épée dans les ténèbres”, entonna Halder.
— “Je suis le veilleur au rempart” », poursuivit Crapaud.
Jon s’étant mis à les injurier, ils affectèrent une surdité totale. Pyp poussa son cheval pour se rapprocher, tout en récitant : « “Je suis le feu qui flambe contre le froid, la lumière qui rallume l’aube, le cor qui secoue les dormeurs, le bouclier protecteur des royaumes humains.”
— Arrière ! l’avertit Jon, l’épée brandie. Je ne plaisante pas, Pyp. » Aucun d’entre eux ne portant seulement d’armure, il lui serait aisé de les tailler en pièces s’il le fallait.
Mine de rien, Matthar était parvenu à se placer derrière lui. Il fît à son tour chorus : « “Je voue mon existence et mon honneur à la Garde de Nuit.” »
Jon poussa sa jument de manière à la faire tourner sur place. Il se trouvait désormais entièrement cerné.
« “Pour cette nuit-ci…” » Depuis la gauche, Halder pénétrait dans le cercle.
« “…comme pour toutes les nuits à venir” », acheva Pyp. Il se pencha vers la bride de la jument. « A toi de choisir, maintenant. Tue-moi ou suis-moi. »
L’épée s’apprêta à frapper…, dut y renoncer. « Maudit sois-tu ! gronda Jon avec désespoir. Maudits soyez-vous tous !
— Devons-nous te lier les mains, ou nous donnes-tu ta parole de rentrer sans faire d’embarras ? s’enquit Halder.
— Je ne m’enfuirai pas, si c’est ce que tu redoutes. » Comme Fantôme s’aventurait découvert, il le cloua du regard. « Bravo pour ton aide. » Une expression penaude assombrit les prunelles rouges.
« Faudrait se magner, dit Pyp. Qu’on soit pas de retour avant le point du jour, et c’est nos têtes à tous que le Vieil Ours voudra. »
Du trajet, Jon Snow retint peu de chose. Il lui sembla plus court qu’à l’aller, peut-être parce que son esprit divaguait ailleurs. Pyp dicta l’allure, galop, pas, trot, galop derechef. La Mole apparut, disparut, la lanterne rouge n’y brillait plus. Et ils allaient si bon train que les tours de Châteaunoir se silhouettèrent, encore assombries par la pâleur du Mur, une heure avant l’aube, sous les yeux de Jon. Sans qu’il éprouvât, cette fois, l’impression de rentrer chez lui.
On avait pu le ramener, se dit-il, on ne pourrait le retenir. La guerre n’allait s’achever ni demain ni après-demain, et ses bons amis ne pourraient le tenir à l’œil jour et nuit. Il attendrait son heure en les berçant de l’illusion qu’il était satisfait de son sort… et, sitôt relâchée leur vigilance, envolé, l’oiseau. En évitant cette fois la grand-route. Vers l’est, par exemple, en longeant le Mur, peut-être jusqu’à la mer – plus long mais plus sûr. Ou même par l’ouest jusqu’au pied des montagnes et, là, plein sud en franchissant les plus hauts cols. La voie qu’empruntaient les sauvageons. Tuante, périlleuse, mais du moins ne l’y suivrait-on pas. Et qui se maintenait toujours à cent bonnes lieues de Winterfell et de la chaussée royale.
Trop anxieux pour dormir, Sam les attendait, affalé dans les vieilles écuries contre des bottes de foin. Il se leva, s’épousseta. « Je… je suis heureux qu’ils t’aient trouvé, Jon.
— Moi pas », riposta-t-il en démontant.
Pyp sauta à bas de son cheval et, avec un regard de dégoût vers la vague éclaircie du ciel : « Un coup de main pour panser les bêtes, Sam. Nous avons une longue journée devant nous que nous n’affronterons, grâce à lord Snow, ni frais ni dispos. »
Quand le jour se leva, Jon se rendit aux cuisines comme de coutume. Hobb Trois-Doigts lui remit sans mot dire le déjeuner du Vieil Ours : trois œufs durs bruns, ce matin-là, du pain frit, une tranche de jambon et une jatte de prunes ridées.
Assis près d’une fenêtre de la tour du Roi, Mormont écrivait. Son corbeau lui arpentait les épaules de long en large en maugréant : « Grain ! grain ! grain ! » L’entrée de Jon lui arracha un cri strident. « Pose ça sur la table, dit le Vieil Ours en levant les yeux. Tu me donneras de la bière. »
Sur la tablette extérieure d’une autre fenêtre encore close de son volet, Jon s’en fut prendre le pichet requis, emplit une corne puis y pressa dans son poing le citron tout frais tiré du Mur par le cuistot.
Le jus glacé gicla entre ses doigts. Mormont buvait cette mixture tous les jours et lui imputait haut et fort la conservation de ses dents.
« Nul doute que tu n’aimais ton père, lui dit-il en prenant la corne. Mais nos affections nous détruisent invariablement. Te souviens quand je te l’ai dit ?
— Me souviens », répondit-il d’un ton maussade. Même avec Mormont, il n’avait nulle envie d’évoquer la mort de Père.
« Tâche de ne jamais l’oublier. Les vérités dures sont celles qu’il convient de tenir serré. Passe-moi l’assiette. Encore du jambon ? ! Tant pis. M’as l’air crevé, toi. Si fatigante, ton escapade au clair de lune ? »
Sa gorge se sécha. « Vous êtes au courant ?
— Courant ! répéta le corbeau, depuis l’épaule de son maître. Courant ! »
Le Vieil Ours renifla. « Penses-tu qu’on m’ait fait lord commandant de la Garde de Nuit parce que j’étais bouché à l’émeri, Snow ? Aemon m’a prévenu que tu partirais. Je lui ai dit que tu reviendrais. Je connais mes hommes… et mesgars aussi. Si l’honneur t’a jeté sur la route royale, l’honneur a su te ramener.
— Ce sont mes copains qui m’ont ramené.
— Ai-je dit ton honneur ? » Il scrutait l’assiette.
« On a tué mon père. Vous attendiez-vous que je reste passif ?
— Pour parler franc, nous nous attendions à te voir faire exactement ce que tu as fait. » Il tâta d’une prune, cracha le noyau. « J’avais donné l’ordre de te surveiller. On t’a vu partir. Si tes copains ne t’avaient pas récupéré, on t’épinglait en route, et pas des copains. A moins de posséder un cheval muni d’ailes comme un corbeau. Est-ce le cas ?
— Non. » Il se sentait idiot.
« Dommage, nous serait utile, un cheval pareil. »
Jon se redressa de toute sa hauteur. Il se persuadait qu’il saurait mourir ; oui, il saurait, toujours ça de pris. « Je connais le tarif de la désertion, messire. Je n’ai pas peur de la mort.
— Mort ! s’écria le corbeau.
— Ni de la vie, j’espère ? » riposta Mormont en découpant le jambon avec son poignard. Il en tendit une lichette à l’oiseau. « Tu n’as pas déserté – pas encore. Tu es là, devant moi. Si nous décapitions tous les gars qui vont à La Mole la nuit, le Mur n’aurait que des spectres pour le garder. Cependant, peut-être projettes-tu de redécouper demain ou dans une quinzaine. C’est ça ? C’est ça, ton espoir, mon gars ? »
Jon demeura muet.
« Bien ce que je pensais. » Il entreprit de dépiauter un œuf. « Ton père est mort, garçon. Crois-tu pouvoir le ressusciter ?
— Non, confessa-t-il du bout des dents.
— Bon, dit Mormont. Nous avons, toi et moi, vu des revenants, et ce spectacle-là, je ne me soucie pas d’en reprendre. » Il avala l’œuf en deux bouchées, débarrassa ses dents d’une parcelle de coquille. « Ton frère est en campagne avec toutes les forces du nord derrière lui. Le moindre de ses bannerets commande plus d’épées que tu n’en saurais dénombrer dans la Garde de Nuit tout entière. Pourquoi te figurer que ton aide leur est nécessaire ? Es-tu un guerrier surpuissant ? As-tu dans ta poche un djinn pour doter ton épée de vertus magiques ? »
Il n’y avait rien à répondre à cela. Le corbeau s’était attaqué à un œuf et en perforait la coquille à petits coups précis. Puis il inséra son bec dans la brèche et en extirpa des morceaux de blanc et de jaune.
Le Vieil Ours soupira. « Tu n’es pas le seul que touche cette guerre. Selon toute probabilité, ma sœur fait partie de l’armée de ton frère, ma sœur et les espèces de filles qu’elle a, vêtues de maille comme des hommes. Maege est un vieux snark rance, tenace, emporté, buté. Pour ne te rien cacher, je supporte mal ses parages, mais elle a beau être une sacrée garce, ne t’y méprends pas, je l’aime autant que toi tes demi-sœurs. » Le front plissé, il prit son dernier œuf et, avec moult crissements, l’écrasa dans son poing. « Peut-être moins, quand même… Quoi qu’il en soit, sa perte m’affligerait encore, et, cependant, me vois-tu filer ? J’ai juré, ni plus ni moins que toi. Ma place est ici…, et toi, garçon, où est la tienne ? »
Je n’ai pas de place, voulut-il dire, je suis un bâtard, je n’ai pas de droits, pas de nom, pas de mère et, maintenant, même plus de père. Les mots refusèrent de sortir. « Je ne sais pas.
— Moi si, affirma le lord commandant Mormont. Les vents froids se lèvent, Snow. Au-delà du Mur s’allongent les ombres. Cotter Pyke parle dans ses lettres de grandes hardes d’orignacs qui affluent vers le sud et vers la mer, à l’est, ainsi que de mammouths. Il dit qu’à moins de trois lieues de Fort-Levant l’un de ses hommes a relevé des empreintes énormes et difformes. Des patrouilles de Tour Ombreuse ont découvert des villages entièrement désertés, et, la nuit, ser Denys m’informe qu’on voit les montagnes embrasées de feux gigantesques et qui brûlent du crépuscule à l’aube. Un captif pris tout au fond des Gorges jure à Quorin Mimain que Mance Rayder est en train de masser son peuple, les dieux seuls savent à quelle fin, dans un nouveau repaire secret de son invention. Ignorerais-tu que ton oncle Benjen est loin d’être, depuis un an, notre unique disparu ?
— Ben Jen ! croassa le corbeau, le bec barbouillé de bribes d’œuf, en branlant du chef,Ben Jen ! Ben Jen !
— Non », reconnut Jon. Il y en avait eu d’autres. Beaucoup trop.
« La guerre de ton frère serait-elle, à tes yeux, plus vitale que la nôtre ? » aboya le vieil homme.
Jon se mâcha la lèvre. Le corbeau le gifla de l’aile en scandant : « Guerre ! guerre ! guerre ! guerre ! »
« Hé bien, non, dit Mormont. Les dieux aient pitié de nous, mon garçon. Tu n’es ni aveugle ni imbécile, dis-moi : quand les morts se mettent à chasser, la nuit, le titulaire du Trône de Fer, ça te paraît vital ?
— Non. » Il n’avait pas envisagé les choses sous cet angle.
« Le seigneur ton père t’a envoyé à nous, Jon. Pourquoi ? ça…
— Quoi ? quoi ? quoi ? piaula le corbeau.
— Tout ce que je sais, c’est que le sang des Premiers Hommes coule dans les veines des Stark. Les Premiers Hommes édifièrent le Mur, ils conservent, à ce que l’on prétend, des souvenirs oubliés du commun. Comme ta bestiole, tiens…, qui nous a conduits à ces créatures, qui t’a alerté quand l’une d’elles grimpait l’escalier. “Coïncidences !”, ricanerait évidemment ser Jaremy, mais ser Jaremy est mort, moi pas. » De la pointe de son poignard, il piqua un bout de jambon. « Je suis convaincu que le sort t’appelait ici, et je veux vous avoir avec nous, ton loup et toi, quand nous irons au-delà du Mur. »
D’exaltation, Jon en eut froid dans le dos. « Au-delà du Mur… ?
— Tu as bien entendu. Je compte retrouver Ben Stark, mort ou vif. » Il mastiqua, déglutit. « Attendre ici, les fesses au chaud, que tombent les neiges et sifflent les bises glacées ? non merci. Il faut savoir ce qui se passe. Ce coup-ci, la Garde de Nuit marchera en force. Contre le roi d’au-delà du Mur, contre les Autres et contre tout ce qui pourra rôder par là. Et je la commanderai personnellement. » Il lui pointa sa dague vers la poitrine. « L’usage veut que l’ordonnance du lord Commandant le suive aussi comme écuyer, mais…, mais je n’ai pas la moindre envie de m’éveiller, aube après aube, en me demandant : “Aura-t-il à nouveau filé ?” Voilà pourquoi j’exige une réponse, lord Snow, et une réponse immédiate. Es-tu un frère de la Garde de Nuit… ou rien qu’un petit bâtard désireux de jouer à la guerre ? »
Jon se redressa, prit une longue inspiration. Pardonnez-moi, Père. Robb, Arya, Bran…, pardonnez-moi, je ne puis rien pour vous. C’est lui qui a raison. La voici, ma place. « Je suis… à vous, messire. Votre homme. Je le jure. Je ne m’enfuirai plus. »
Le Vieil Ours s’ébroua, « Bon. Va ceindre ton épée. »