Des milliers d’années lui semblaient s’être écoulées depuis que, pour quitter Vivesaigues à destination de Winterfell, au nord, elle avait franchi, les bras chargés du nouveau-né, la Culbute à bord d’un petit bateau. Oh, c’était toujours la Culbute qu’elle traversait à présent, mais dans l’autre sens, et pour regagner la maison, sa maison natale, et le nouveau-né jadis tirebouchonné dans ses langes portait désormais plate et maille.
Il était là, Robb, assis à la proue, la main posée sur la tête de Vent Gris, presque absent, tandis que souquaient les rameurs. A ses côtés, Theon Greyjoy. Oncle Brynden suivait, dans une autre barque, avec Lard-Jon et lord Karstark.
Elle-même s’était installée vers la poupe. Tout en se laissant porter par la violence du courant, on se rabattait pour doubler la masse impressionnante de la tour d’Abée. Le fracas des flots qui s’y engouffraient, l’écho de leurs éclaboussures contre les godets de la roue lui rappelaient tant sa jeunesse qu’un triste sourire lui vint aux lèvres. Du haut des remparts de grès pleuvaient son propre nom, clamé par les soldats et les serviteurs, celui de son fils et des « Winterfell ! » enthousiastes. Aux créneaux flottait un peu partout l’étendard Tully : la truite au bond, d’argent sur champ mouvant de gueules et d’azur. Une vision réconfortante, mais qui échouait à lui relever le cœur. Se relèverait-il jamais, son cœur, à présent ?Oh, Ned, Ned…
Au bas de la tour d’Abée, les rameurs négocièrent un large virage et, à pleins bras, pleins dos, se mirent à éventrer les tourbillons. Comme se révélait alors l’arche évasée de la tour d’Aigues, un grincement douloureux de chaînes annonça qu’on entreprenait d’en relever la pesante herse. Et, de fait, tandis qu’ils se rapprochaient, celle-ci monta peu à peu, rougie de rouille dans sa partie basse, qui ne leur livra passage que comme à regret, dégoutante d’une boue brunâtre, ses crampons griffus brandis à quelques pouces à peine au-dessus de leurs têtes. Les yeux attachés aux barreaux de fer, Catelyn s’alarma. La rouille ne les rongeait-elle pas jusqu’au cœur ? Opposeraient-ils beaucoup de résistance au boutoir d’un bélier ? Ne conviendrait-il pas de les remplacer ? Un genre de préoccupations qui ne lui laissait guère de répit, ces temps-ci…
Passant tour à tour du grand jour à l’ombre et de l’ombre au grand jour, ils enfilèrent la voûte et se retrouvèrent au bas de nouveaux murs. Des embarcations de toutes tailles les entouraient, amarrées à la pierre par des anneaux de fer. Au bas de l’escalier d’eau les attendaient les gardes de Père, en compagnie de ser Edmure Tully. D’aspect ragot, le jeune gaillard se distinguait par l’auburn hirsute de sa toison que complétait une barbe ardente. Son pectoral de plates attestait les plaies et bosses de la bataille, le sang et la suie souillaient son manteau rouge et bleu. Près de lui se dressait, sec comme une pique, profil crochu flanqué de favoris ras poivre-et-sel, son libérateur, lord Tytos Nerbosc. Le jais serti dans son armure d’un jaune éclatant figurait des pampres compliqués, et un manteau cousu de plumes de corbeau drapait ses maigres épaules.
« Amenez-les », ordonna ser Edmure. Trois hommes entrèrent dans l’eau jusqu’au genou et, avec leurs gaffes, attirèrent la barque à quai. Au bond que fît Vent Gris pour retrouver la terre ferme, l’un d’eux lâcha sa perche et se jeta si vivement en arrière qu’il perdit l’équilibre et prit un bain de siège pour le moins brutal. Les éclats de rire qui saluèrent l’exploit parfirent sa mine piteuse. Mais déjà Theon Greyjoy barbotait au flanc de la barque et, enlevant lady Stark par la taille, la déposait au sec, deux marches plus haut.
Edmure descendit aussitôt l’embrasser. « Chère sœur… ! » murmura-t-il d’une voix enrouée. Il suffisait de voir la coupe de sa bouche et le bleu sombre de ses yeux pour le pressentir un sourieur-né, mais il ne souriait pas, maintenant. Il avait l’air épuisé, usé, meurtri par la bataille et perclus de souci. Un pansement trahissait sa blessure au col. Catelyn l’étreignit passionnément.
« Ton deuil est mien, Cat, lui dit-il en l’entraînant à part. Quand nous avons appris, pour lord Eddard… Les Lannister le paieront, je le jure, tu seras vengée.
— Cela me rendra-t-il Ned ? » répliqua-t-elle avec âpreté. Sa plaie était trop à vif pour qu’elle modérât ses mots. Penser à Ned lui était impossible, pour l’heure, intolérable. Elle refusait de penser à lui. A quoi bon ? Elle avait besoin de toutes ses forces. « Chaque chose en son temps. Je dois voir Père.
— Dans sa loggia. Il t’attend.
— Lord Hoster est cloué au lit, madame », intervint l’intendant. Depuis quand ce brave homme était-il devenu si gris, si vieux ? « Il m’a chargé de vous mener à son chevet sur-le-champ.
— C’est moi qui le ferai », dit Edmure. Il lui fit gravir l’escalier d’eau, traverser la courtine inférieure où, jadis, pour elle, Brandon Stark et Petyr Baelish avaient croisé le fer, et que surplombaient les formidables murailles du donjon. Puis, comme ils franchissaient une porte gardée par deux plantons à heaume faîté du poisson, elle s’enquit, le cœur serré d’avance par la réponse qu’elle sollicitait : « Il va si mal ? »
Edmure s’assombrit. « D’après les mestres, nous ne tarderons pas à le perdre. Il souffre… en permanence, et atrocement. »
Une rage aveugle la submergea, qui n’épargnait rien ni personne au monde, une rage qui englobait, avec Edmure et les Lannister et les mestres et Lysa, Ned et Père eux-mêmes, et les dieux monstrueux capables de lui ôter ces derniers coup sur coup tous deux. « Tu aurais dû m’avertir, dit-elle. M’envoyer un message dès que tu l’as su.
— Il l’a interdit. Il ne voulait pas que ses ennemis le sachent à toute extrémité. De peur que, s’ils soupçonnaient la gravité de son état, dans cette atmosphère de guerre civile, les Lannister…
— … n’attaquent ? » acheva-t-elle durement. C’est ton œuvre, insinua une voix intérieure, ton œuvre à toi. Si tu n’avais pas commis la folie de t’emparer du nain…
Ils achevèrent en silence l’ascension de l’escalier à vis.
A l’instar du château lui-même, triangulaire était le donjon, et triangulaire aussi la loggia de lord Hoster, avec un grand balcon de grès qui saillait à l’est comme l’étrave d’un puissant vaisseau. De là, le seigneur de Vivesaigues plongeait sur les murs et redoutes et, au-delà, sur les remous du confluent. Aussi y avait-on transporté son lit. « Il se plaît à jouir du soleil et de la vue sur les rivières, expliqua Edmure. Regardez qui je vous amène, Père. Cat… »
Alors que, d’une stature et d’une corpulence déjà conséquentes dans sa jeunesse, leur père n’avait cessé, l’âge venu, de s’empâter, c’est un homme amenuisé qu’elle retrouvait, sans chair ni muscles, la peau et les os. Jusqu’au visage, ravagé. Révolus aussi, la barbe et les cheveux bruns filetés de gris dont la mémoire le parait encore. Blancs comme neige, désormais…
A la voix d’Edmure, il ouvrit les yeux. « Chaton, murmura-t-il d’une voix exténuée de naufragé, mon chaton. » Le tremblement d’un sourire effleura ses traits, tandis qu’à tâtons sa main cherchait celles de sa fille. « Je guettais ta venue…
— Je vous laisse bavarder », dit Edmure en le baisant tendrement au front.
Après qu’il se fut retiré, Catelyn s’agenouilla au chevet du vieillard sans lâcher sa main. Une grande main décharnée, maintenant, débile, avec trop de peau pour son excès d’os. « Il fallait m’avertir, dit-elle. Une estafette, un corbeau…
— On intercepte les estafettes, on les interroge. Et les corbeaux, on les abat… » Un spasme le prit, qui crispa ses doigts captifs. « Des crabes dans mes entrailles…, et qui pincent, pincent sans répit. Jour et nuit. Des pinces féroces, les crabes. Grâce aux décoctions de mestre Vyman, vin-de-songe et lait de pavot…, je dors pas mal… mais, pour ta visite, quand tu viendrais, je voulais avoir toute ma conscience. J’avais peur…, quand les Lannister ont pris ton frère, leurs camps nous cernaient…, peur de disparaître sans t’avoir revue…, peur…
— Je suis là, Père. Avec Robb, mon fils. Il aimerait aussi vous voir.
— Ton garçon…, souffla-t-il. Il avait mes yeux, je me rappelle…
— Il les a toujours. Et nous vous amenons Jaime Lannister enchaîné. Vivesaigues est à nouveau libre, Père. »
Il sourit. « J’ai vu. Quand tout a débuté, la nuit dernière, je leur ai dit… fallait que je voie. M’ont transporté à la conciergerie… Contemplé d’en haut. Ah, c’était magnifique…, ces torches, un raz de marée, tous ces cris portés par les eaux…, savoureux, ces cris…, crebleu ! Alors que leur maudite tour de siège montait, montait… Serais mort volontiers, la nuit dernière, et heureux…, sauf que j’aurais voulu d’abord voir tes enfants. C’est ton garçon qui a fait cela ? Ton Robb ?
— Oui, se rengorgea-t-elle farouchement. Robb et… Brynden. Votre frère aussi se trouve ici, messire.
— Lui. » Sa voix n’était plus qu’un murmure presque inaudible. « Le Silure… De retour ? Du Val ?
— Oui.
— Et Lysa ? » Un soupçon de brise animait par intermittence les fins cheveux blancs. « Miséricorde ! ta sœur…, elle aussi ? »
Le ton trahissait tant d’espoir et de nostalgie qu’elle ne se sentit pas le cœur de tout déballer. « Non. Je regrette…
— Oh. » Ses traits s’affaissèrent, une lueur s’éteignit dans ses yeux. « J’avais espéré… l’aurais aimé la voir, avant de…
— Elle est aux Eyrié. Avec son fils. »
Il hocha la tête d’un air las. « Lord Robert, bien sûr, puisque le pauvre Arryn…, ça me revient… Mais pourquoi ne t’a-t-elle pas accompagnée ?
— Par peur, messire. Aux Eyrié, elle se sent en sécurité. » Elle baisa le front ridé. « Robb doit s’impatienter. Acceptez-vous de le recevoir ? Et Brynden ?
— Ton fils, chuchota-t-il. Oui. L’enfant de Cat…, il avait mes yeux, je me rappelle. A sa naissance. Oui…, amène-le.
— Et votre frère ? »
Son regard s’évada vers les deux rivières. « Silure, dit-il. S’est-il marié ? Déniché quelque… fille pour épouse ? »
Jusque sur son lit de mort…, s’affligea-t-elle. « Toujours pas. Vous le savez bien, Père. Et qu’il n’en fera jamais rien.
— Je lui avais pourtant dit…, ordonné : “Marie-toi !” J’étais son suzerain. Il le sait. Mon droit, de lui assigner un parti. Un bon parti. Une Redwyne. Vieille maison. Et beau brin de fille, charmante…, taches de rousseur…, Bethany, voilà. Pauvre petite. Toujours en panne. Ouais. Toujours…
— Non, Père, rectifia-t-elle. Bethany Redwyne a épousé lord Rowan voilà des années. Elle en a trois enfants.
— Et quand cela serait ? maugréa-t-il, quand cela serait ? Cracher sur elle et sur les Redwyne… Cracher sur moi. Sur moi, son suzerain, son frère…, ce Silure. J’avais d’autres propositions. La fille de lord Bracken. Les trois de Walder Frey…, “N’importe laquelle”, il disait… S’est-il marié, à la fin ? Me moque avec qui, pourvu… ! quiconque.
— Personne. Mais il a fait des lieues et des lieues pour vous voir, il s’est battu pour revenir à Vivesaigues. Si ser Brynden ne nous avait aidés, je ne me trouverais pas ici.
— Il a toujours été un guerrier, concéda-t-il de mauvais gré. Dans ses moyens, ça. Chevalier de la Porte, mmouais. » Il se laissa aller, d’un air indiciblement las, sur le dos, ferma les paupières. « Envoie-le. Plus tard. Je vais un peu dormir. Trop mal fichu pour batailler. Envoie-le-moi plus tard, ce foutu Silure… »
Elle l’embrassa, câline, lui lissa les cheveux et le laissa là, dans l’ombre de son cher donjon que baignaient ses chères rivières, et assoupi dès avant qu’elle n’eût quitté la loggia.
A son retour sur la courtine inférieure, elle découvrit ser Brynden, bottes encore humides, en grande conversation dans l’escalier d’eau avec le capitaine des gardes de Vivesaigues. Il vint aussitôt à sa rencontre. « Est-il… ?
— Mourant. Comme nous craignions. »
A découvert parut sur les traits ravinés de son oncle un réel chagrin. Il plongea ses doigts dans sa rude tignasse grise. « Me recevra-t-il ? »
Elle acquiesça d’un signe. « Mais il se dit trop mal fichu pour batailler. »
Le Silure pouffa. « Et moi un trop vieux soudard pour le croire. Jusque sur son bûcher funèbre, ce sacré Hoster persistera à me bassiner avec la petite Redwyne. »
Sa pertinence la fit sourire. « Je ne vois pas Robb…
— Il doit être allé dans la salle, avec Greyjoy. »
Juché sur un banc s’y trouvait effectivement Theon qui, tout en dégustant une pinte de bière, amusait la garnison de Vivesaigues avec les merveilleux carnages du Bois-aux-Murmures. « En nous voyant surgir des ténèbres avec nos lances et nos épées, certains tentèrent bien de s’échapper, mais nous avions étranglé la nasse aux deux extrémités. Et les Lannister durent croire que les Autres en personne s’abattaient sur eux lorsque le loup de Robb se jeta dans leurs rangs, car je l’ai vu de mes propres yeux arracher le bras d’un type à hauteur de l’épaule, et leurs chevaux s’emballèrent rien qu’à le flairer. Je ne saurais vous dire au juste combien des leurs furent…
— Où puis-je trouver mon fils, Theon ? l’interrompit-elle.
— Il s’est rendu dans le bois sacré, madame. »
Exactement ce qu’eût fait Ned… Il est le fils de son père autant que le mien, je ne devrais jamais l’omettre. Oh, dieux de dieux, Ned…
Elle finit par le trouver, sous le dais de verdure que formait la ronde des grands rubecs et des vastes ormes séculaires, agenouillé devant l’arbre-cœur, un barral svelte à la face moins menaçante que mélancolique. Il avait fiché son épée en terre devant lui, et ses mains gantées en enserraient la garde. Nombre de ses compagnons l’entouraient : Lard-Jon Omble, Rickard Karstark, Maege Mormont, Galbart Glover, entre autres, et même Tytos Nerbosc, son grand manteau de corbeau déployé derrière ses talons. Voilà les fidèles des anciens dieux, se dit-elle brusquement. Et la question la traversa : A quels dieux sacrifié-je, moi, ces temps-ci ? sans qu’elle y trouvât de réponse.
Il eût été malvenu de les déranger dans leurs oraisons. Ce qui revenait aux dieux revenait aux dieux…, dussent ces dieux, dans leur cruauté, lui ravir encore le seigneur son père après lui avoir ravi Ned. Aussi patienta-t-elle. L’haleine de la rivière agitait la cime des arbres, et sur la droite se distinguait la tour d’Abée, les flancs tapissés de lierre noueux. Et les souvenirs affluèrent, tumultueux. C’était sous ces mêmes frondaisons que Père lui apprenait à monter. C’est en tombant de cet orme-ci qu’Edmure s’était cassé le bras. Cette charmille, là-bas, les avait vues, elle et Lysa, s’égayer d’embrasser Petyr.
Que d’années, depuis lors, sans qu’elle y eût seulement ressongé… Avoir été si jeunes, tous, elle pas plus âgée que Sansa, Lysa moins qu’Arya, Petyr moins encore, si bouillant, pourtant. Elles se le cédaient mutuellement, tantôt graves, tantôt gloussantes. Les images lui en revenaient avec tant de vivacité qu’il lui semblait presque éprouver sur ses épaules, comme alors, la pression moite des doigts du bambin et, sur ses lèvres, le goût de menthe de ses baisers. Partout croissait la menthe, dans le bois sacré, et Petyr adorait en mâcher. Quel petit diable il faisait, jamais en repos. « Il essaie de me fourrer sa langue dans la bouche, avait-elle un jour confessé à sa sœur, une fois seule à seule. Comme à moi, chuchota Lysa, les yeux baissés, le souffle court. Et ça m’a bien plu. »
Comme Robb se relevait lentement et replaçait son épée au fourreau, elle se demanda s’il avait jamais embrassé de gamine dans le bois sacré. Très probablement. Elle avait surpris mainte œillade humide vers lui de Jeyne Poole et de quelques servantes – des filles âgées parfois même de dix-huit ans –…, puis ne venait-il pas de subir l’épreuve du feu, ne venait-il pas de tuer ? Bien sûr, qu’on l’avait embrassé. Des larmes lui brouillaient la vue. Elle les essuya d’une main rageuse.
« Mère…, dit Robb en la découvrant là. Nous devons réunir un conseil. Il y a des décisions à prendre.
— Ton grand-père souhaiterait te voir. Il est très malade, Robb.
— Ser Edmure m’en a parlé. Je suis navré, Mère…, pour lord Hoster et pour vous. La réunion prime, toutefois. Nous avons reçu un message du sud. Renly Baratheon a revendiqué la couronne.
— Renly ? s’étonna-t-elle, non sans scandale. J’aurais cru…, je m’attendais que ce soit Stannis.
— Comme nous tous, madame », approuva Galbart Glover.
Le conseil se tint dans la grand-salle, autour de quatre longues tables à tréteaux disposées en carré ouvert. Vu l’extrême faiblesse de lord Hoster, demeuré à dormir et à rêver sur son balcon des soleils et des rivières de sa jeunesse, Edmure occupait la cathèdre seigneuriale, avec pour voisin immédiat Brynden le Silure et, à sa droite et à sa gauche ainsi que sur les bancs latéraux, les bannerets Tully. La nouvelle de la victoire s’était répandue jusqu’au Trident et en avait ramené les vassaux fugitifs. Devenu lord par la mort de son père sous la Dent d’Or, Karyl Vance se présenta, escorté de ser Marq Piper et d’un Darry, fils de ser Raymun, pas plus vieux que Bran. Quittant sa Haye-Pierre en ruine, lord Jonos Bracken fit une entrée rêche et bravache avant d’aller s’asseoir le plus loin possible de Tytos Nerbosc.
Aux seigneurs du nord, moins nombreux, était échu, vis-à-vis d’Edmure, le quatrième côté. A la gauche de Robb, le Lard-Jon puis Theon Greyjoy ; à la droite de Catelyn, Galbart Glover et lady Mormont. Emacié, creusé par le chagrin de ses deux fils tués dans le Bois-aux-Murmures, lord Rickard, crasseux et la barbe hirsute, se joignit à eux comme en cauchemar. Il était sans nouvelles du troisième, l’aîné, qui, sur la Verfurque, avait commandé les piques Karstark contre Tywin Lannister.
La discussion fit rage jusque fort avant dans la nuit. Chaque lord ayant le droit de parole, tous d’en user… et abuser, tous de vociférer, jurer, disputer raison, cajoler, blaguer, marchander, tous d’assener leurs chopes sur la table, et de menacer, de sortir en trombe et de revenir, maussades ou matois. Sans bouger pied ni patte, Catelyn écoutait, tout ouïe.
Roose Bolton avait reformé les lambeaux de la seconde armée au débouché de la route sur le Conflans. Ser Helman Tallhart et Walder Frey tenaient les Jumeaux. Les troupes de lord Tywin avaient franchi le Trident en direction de Harrenhal. Et le royaume avait deux rois. Deux rois, et pas à l’amiable.
Nombre des assistants voulaient marcher tout de suite, à l’est, sur Harrenhal pour affronter lord Tywin et anéantir une fois pour toutes la puissance des Lannister. Le jeune et bouillant Marq Piper insistait pour frapper un grand coup en attaquant Castral Roc, à l’ouest. D’autres conseillaient la patience. Vivesaigues, soulignait Jason Mallister, se trouvant carrément en travers des lignes d’approvisionnement Lannister, il suffisait d’attendre le moment propice et, tout en empêchant lord Tywin de recevoir des troupes fraîches et des vivres, de conforter les positions et de laisser un peu souffler les hommes. Aucune de ces solutions ne satisfaisait lord Nerbosc : il fallait achever la besogne entamée au Bois-aux-Murmures, et marcher sur Harrenhal, mais en y associant Roose Bolton. Il trouva, comme toujours son contradicteur en la personne de Bracken qui se dressa pour clamer : « C’est au sud que nous devons nous rendre. Afin de jurer allégeance au roi Renly et de joindre nos forces aux siennes.
— Renly n’est pas le roi », objecta Robb qui, jusque-là, n’avait pas ouvert la bouche. A l’instar de son père, il savait écouter.
« Vous n’envisagez pas, j’espère, de vous rallier à Joffrey, messire ? s’insurgea Galbart Glover. Il a fait exécuter votre père !
— Cela suffit à me le rendre odieux, répliqua Robb, mais pas, que je sache, à légitimer Renly. Qu’on le veuille ou non, Joffrey demeure, et de plein droit, en tant que fils aîné de Robert, l’unique possesseur authentique du Trône de Fer. Qu’il vienne à mourir, et je me propose d’y œuvrer personnellement, son cadet, Tommen, est le premier appelé à lui succéder.
— Mais c’est toujours un Lannister ! jappa ser Marq Piper.
— J’en conviens…, dit Robb avec embarras. Cependant, si nous les récusons l’un et l’autre, hé bien, comment pourrions-nous avouer Renly ? Il n’est que le second frère de Robert. Pas plus que, pour Winterfell, Bran ne saurait prendre le pas sur moi, pas davantage ne le peut Renly sur lord Stannis pour la couronne.
— Lord Stannis précède incontestablement, approuva lady Mormont.
— Mais Renly est déjà couronné, insista Piper. Hautjardin et Accalmie l’appuient, et les gens de Dorne vont le faire sans lambiner. Que Winterfell et Vivesaigues se portent eux-mêmes à ses côtés, et le voilà fort de cinq des sept grandes maisons du royaume. Voire de six, si les Arryn le rejoignent à leur tour… Six contre le Roc ! D’ici moins d’un an, messires, nous verrons sur des piques leurs têtes à tous, la reine et son roitelet de fils, lord Tywin et le Régicide, le Lutin, ser Kevan, tous ! Voilà ce que nous gagnerons à prendre parti pour le roi Renly. Lord Stannis a-t-il rien d’équivalent à nous offrir en contrepartie ?
— Le droit », s’obstina Robb. On aurait cru entendre les accents de Ned.
« Ainsi, nous devrions, selon toi, nous déclarer en faveur de Stannis ? demanda Edmure.
— J’ignore. J’ai eu beau prier les dieux de daigner m’éclairer, ils ne m’ont pas répondu. Si les Lannister ont tué mon père sous l’accusation – mensongère, nous le savons tous – de félonie, Joffrey n’en est pas moins le roi légitime et, à le combattre, nous serons des traîtres.
— Le seigneur mon père ne manquerait pas de vous inciter à la plus grande prudence, intervint le vieux ser Stevron, avec le sourire inimitable des belettes Frey. Temporisons, laissons ces deux rois jouer leur partie de trônes et, quand ils en auront terminé, libre à nous de ployer le genou devant le vainqueur… ou de le braver. Les préparatifs belliqueux de Renly ont dû prédisposer lord Tywin à ne point exclure l’hypothèse d’une trêve… assortie de la restitution de son fils. Si vous me permettiez, nobles sires, d’aller débattre à Harrenhal rançons et clauses au mieux de nos intérêts… »
Des rugissements indignés noyèrent sa suggestion. « Poltron ! » tonna le Lard-Jon. « Quémander une trêve ? s’emporta lady Mormont, comme si nous étions en fâcheuse posture ? » Et Rickard Karstark de hurler : « Au diable vos rançons ! pas question de rendre le Régicide !
— Et une paix… ? » suggéra Catelyn.
Tous les regards convergèrent sur elle, mais elle ne fut sensible qu’à celui de Robb, le seul qui lui importât. « Ils ont tué le seigneur mon père, madame, votre époux », répliqua-t-il d’un ton sans appel. Il dégaina son épée, la déposa devant lui, l’acier nu brilla d’un éclat funeste sur le bois rugueux. « L’unique paix que je réserve aux Lannister, la voici. »
Le Lard-Jon aboya son assentiment, aussitôt relayé par d’autres qui beuglaient, tiraient l’épée, tapaient du poing sur la table. Catelyn attendit qu’ils se fussent calmés pour reprendre : « Lord Eddard était votre suzerain, messires, mais je partageais sa couche, moi, j’ai porté ses enfants. Croyez-vous mon amour inférieur au vôtre ? » Sa voix faillit se briser, elle se roidit pour la raffermir. « Robb, si cette épée pouvait le rendre au jour, jamais je ne te la laisserais rengainer avant que Ned ne se retrouve à mes côtés…, mais il n’est plus, et cent Bois-aux-Murmures n’y changeraient rien. Ned n’est plus, ni Daryn Corbois, ni les vaillants fils de lord Karstark, ni tant d’autres braves tombés de même, et nous ne reverrons aucun d’entre eux. Faut-il encore multiplier les morts ?
— Vous êtes femme, madame, gronda la voix orageuse du Lard-Jon, et les femmes n’entendent goutte à ces choses-là.
— Vous incarnez le sexe tendre, ajouta lord Karstark d’un air ravagé. Le nôtre est altéré de vengeance.
— Donnez-moi Cersei Lannister, messire, et vous verrez de quelle tendresse est susceptible le mien, riposta-t-elle. Il se peut que je n’entende goutte aux questions de tactique et de stratégie…, mais la puérilité n’a pas de secrets pour moi. Quand nous sommes entrés en guerre, les armées Lannister dévastaient le Conflans, Ned était prisonnier sous prétexte de félonie. Nous nous battions pour nous défendre et pour libérer mon seigneur et maître.
« Eh bien, nous avons atteint notre premier objectif, et le second nous a échappé pour jamais. Quitte à pleurer Ned jusqu’à mon dernier jour, je me dois de penser aux vivants. Je veux qu’on me rende mes filles, et elles sont toujours aux mains de la reine. S’il me faut troquer nos quatre Lannister contre ses deux Stark, je parlerai crûment de marché et rendrai grâces aux dieux. Je te veux sauf, Robb, je veux te voir occuper le siège de ton père et gouverner à Winterfell. Je veux que tu vives ta vie, que tu embrasses, te maries, engendres. Je veux poser le point final à ce cauchemar. Je veux rentrer chez moi, messires, pleurer mon époux. »
Un silence impressionnant salua la fin de son plaidoyer.
« La paix…, repartit Oncle Brynden. Une douce chose que la paix, dame…, mais sur quoi la fonder? Il est bien joli de faire fondre en soc son épée, mais s’il faut la reforger dès le lendemain…
— A quoi rime la mort de mon Torrhen et de mon Eddard si je ne dois regagner Karhold qu’avec leurs os ? demanda Karstark.
— En effet…, acquiesça Bracken. Gregor Clegane a dévasté mes terres, massacré mes gens, réduit la Haye-Pierre en un tas de décombres fumants. Et j’aurais à ployer le genou, maintenant, devant ceux qui l’ont dépêché ? A quoi bon nous être battus, s’il faut nous retrouver Gros-Jean comme devant ? »
A la stupeur de Catelyn et à son grand dépit, Nerbosc abonda : « Sans compter qu’à traiter avec le roi Joffrey, ne passerons-nous pas pour traîtres aux yeux du roi Renly ? Nous serons frais, si le cerf l’emporte sur le lion !
— Quant à moi, déclara Marq Piper, décidez ce qu’il vous plaira, jamais je n’avouerai un Lannister pour roi.
— Ni moi ! piailla le petit Darry. Jamais ! »
Le tohu-bohu s’enfla de plus belle, au désespoir muet de Catelyn. Avoir été si près du but, pensait-elle. Ils avaient failli l’écouter, failli…, mais l’occasion était perdue. Envolée, la paix et, avec elle, la chance de panser les plaies, tout espoir de sécurité. Elle regardait son fils, le scrutait tandis qu’il écoutait, oh, perplexe, le sourcil froncé, mais marié d’avance à cette guerre qu’il faisait sienne, les lords débattre. Il s’était engagé à épouser une fille de Walder Frey, mais sa véritable fiancée, comment s’y méprendre un instant ? reposait en évidence sur la table : son épée.
Et les petites ? Qu’adviendrait-il d’elles ? Les reverrait-elle jamais ? Le Lard-Jon bondit brusquement-sur ses pieds.
« MESSIRES ! hurla-t-il à ébranler la charpente de la grand-salle. Voici ce que je dis, moi, à ces deux rois. » Il cracha. « Renly Baratheon ne m’est rien, pas plus que Stannis. Pourquoi devraient-ils m’imposer leur loi, à moi et aux miens, depuis quelque trône fleuri de Dorne ou de Hautjardin ? Que savent-ils du Mur, du Bois-aux-Loups, des tertres des Premiers Hommes ? Même leursdieux, du toc ! Et les Autres emportent de même les Lannister, j’en ai une indigestion. » De derrière son épaule, il tira son interminable estramaçon. « Pourquoi ne pas nous gouverner nous-mêmes à nouveau ? Ce sont les dragons que nous avions épousés, et les dragons sont morts ! » Il pointa sa lame sur Robb. « Levoici, le seul roi devant qui je consens à ployer mon genou, messires, tonitrua-t-il : le roi du Nord ! »
Sur ce, il s’agenouilla et déposa son arme aux pieds du fils de Catelyn.
« J’accepterai la paix dans ces conditions-là, dit lord Karstark. Qu’ils gardent leur château rouge et leur siège de fer. » Il tira son épée du fourreau. « Le roi du Nord », conclut-il en s’agenouillant aux côtés du Lard-Jon.
Maege Mormont se dressa. « Le roi de l’Hiver ! » clama-t-elle en jetant sa masse épineuse auprès des épées. Déjà se levaient à leur tour les seigneurs riverains, les Nerbosc, Bracken, Mallister…, dont les maisons n’avaient jamais relevé de Winterfell, mais Catelyn les contempla, stupide, joncher le sol de leurs épées, ployer le genou en proférant d’une voix forte les vieux mots oubliés dans le royaume depuis trois cents ans, depuis qu’Aegon le Dragon était venu placer sous un seul sceptre les Sept Couronnes…, les vieux mots qui retentissaient à nouveau, répétés par tous les échos de la grand-salle de Vivesaigues :
« Le roi du Nord ! »
« Le roi du Nord ! »
« LE ROI DU NORD ! »