SANSA

Tout en haut de sa tour, au cœur de la citadelle de Maegor, Sansa n’aspirait plus qu’à se fondre dans les ténèbres.

Après avoir hermétiquement clos les courtines de son alcôve, elle dormit, s’éveilla en larmes, se rendormit. Le sommeil se refusait-il, elle demeurait tapie sous ses couvertures à grelotter de chagrin. Ses femmes allaient, venaient, lui servaient ses repas, mais la seule vue de la nourriture lui était insupportable. Les plats s’empilaient, intacts, sur la table, devant la fenêtre et s’y avariaient jusqu’à ce que l’on s’avisât de les remporter.

Elle sombrait parfois dans un sommeil de plomb que ne venait troubler nul rêve et en émergeait plus fourbue que lorsque ses paupières s’étaient fermées. Son pain blanc, pourtant, car, si elle rêvait, c’est Père qui hantait ses rêves. Qu’elle veillât, qu’elle s’assoupît, elle le voyait, elle voyait les manteaux d’or le plaquer sur la balustrade, elle voyait s’avancer ser Ilyn de sa démarche d’échassier, elle le voyait dégainer Glace de son baudrier d’épaule, elle voyait le moment… le moment où… où elle avait tout fait pour se détourner, voulu de toutes ses forces se détourner, où ses jambes s’étaient affaissées sous elle, où elle était tombée à genoux, et où, néanmoins, quelque chose avait empêché sa tête de pivoter, tandis que la populace huait, vociférait, et son prince venait tout juste de lui sourire, de lui sourire ! de la ranimer, le temps d’un battement de cœur, avant de prononcer cette sentence abominable, et les jambes de Père…, ses jambes, voilà l’image qui l’obsédait, leursaccade quand ser Ilyn… quand l’épée…

Je vais peut-être mourir aussi, se dit-elle, sans que cette idée lui parût si effroyable que cela. Il lui suffirait de se jeter par la fenêtre pour mettre fin à ses tourments, et, plus tard, les chanteurs consacreraient des chansons à son deuil. Quelle honte pour tous ceux qui l’avaient trahie que le double spectacle de son innocence et de son corps, en bas, fracassés sur les pavés… Elle trouva la force de traverser la chambre dans cette intention, de pousser les volets…, mais alors son courage l’abandonna, et elle courut, secouée de sanglots, se réfugier dans l’antre de l’alcôve.

Ses servantes tentaient bien de lui parler lorsqu’elles venaient apporter les repas, mais sans obtenir un mot de réponse. Le Grand Mestre Pycelle vint même un jour, les bras chargés de fioles et de bouteilles, s’inquiéter de sa santé, lui toucha le front, la contraignit à se dévêtir et la palpa par tout le corps, tandis qu’une chambrière la maintenait, finit par se retirer en lui remettant une potion d’hydromel et d’herbes : « Une gorgée tous les soirs. » Elle s’exécuta docilement et se rendormit.

En rêve, des pas, un raclement de cuir contre la pierre lourd de présages funestes, grimpaient l’escalier de la tour. Marche après marche, lentement, l’homme montait vers la chambre. Et elle, pelotonnée contre sa porte, ne pouvait rien faire d’autre, grelottante, que l’écouter se rapprocher, se rapprocher inexorablement. C’était ser Ilyn Payne, elle le savait, il venait pour elle, Glace au poing, il venait lui trancher la tête. Et impossible de s’enfuir, impossible de se cacher, pas moyen de verrouiller la porte. A la longue, les pas s’immobilisèrent, et elle sut qu’il était là, juste derrière le vantail, là, debout, muet, avec ses prunelles mortes et sa longue face vérolée. Alors, elle s’aperçut qu’elle était nue. Elle se mit en boule, essaya de se voiler le plus possible avec ses mains, pendant que la porte s’ouvrait peu à peu en grinçant sur ses gonds, et la pointe de la grande épée se glissait dans l’entrebâil…

Elle se réveilla balbutiant : « Pitié, pitié, je serai bonne, je serai bonne, pitié, non », mais il n’y avait personne.

Les pas, lorsqu’on vint véritablement la chercher, elle ne les entendit pas. Et ce n’est pas sur ser Ilyn que s’ouvrit la porte, mais sur Joffrey, sur le vaurien qui avait été son prince. Le claquement du battant lui donna le premier l’alerte, et elle n’eût su dire, blottie qu’elle était dans son lit derrière les rideaux tirés, s’il était midi ou minuit que brutalement ceux-ci coulissaient sur une lumière aveuglante. D’un geste instinctif, elle se protégea les yeux puis distingua les intrus, là, debout, qui la dévisageaient.

« Vous ferez partie de ma suite à l’audience, cet après-midi, décréta Joffrey. Veillez à prendre un bain et à revêtir des atours dignes de ma fiancée. » A ses côtés se tenait, plus hideux que jamais dans l’éclat du matin, Sandor Clegane, en doublet brun uni et mantelet vert. A l’arrière, deux chevaliers de la Garde, en grand manteau de satin blanc.

Elle attira la couverture jusqu’à son menton pour disparaître le plus possible. « Non…, gémit-elle, s’il vous plaît…, laissez-moi en paix.

— Si vous ne vous levez de vous-même pour vous habiller, mon Limier y pourvoira, répliqua-t-il.

— Je vous en conjure, mon prince…

— Je suis roi, maintenant. Sors-la-moi du lit, Chien. »

Elle se débattit faiblement quand celui-ci l’empoigna par la taille et la souleva, faisant glisser la couverture à terre. Plus rien ne couvrait sa nudité qu’une fine chemise de nuit. « Fais ce qu’on te dit, petite, souffla-t-il, habille-toi. » Et il la poussa, presque gentiment, vers sa garde-robe.

A reculons, elle prit du champ. « J’ai fait ce que demandait la reine, j’ai écrit les lettres, j’ai écrit ce qu’elle me dictait. Vous m’avez promis de vous montrer miséricordieux. Laissez-moi, par pitié, rentrer à la maison. Je ne trahirai pas, je serai bonne, je le jure, je n’ai pas un sang de traître,pas une goutte. Je veux seulement rentrer à la maison. » Bonnes manières aidant, elle s’inclina humblement. « S’il vous agrée, conclut-elle d’une voix faible.

— Il ne m’agrée point, riposta Joffrey. Mère prétend que je dois toujours vous épouser, vous resterez donc et obéirez.

— Jene veux pas vous épouser…, pleurnicha-t-elle, vous avez fait décapiter mon père !

— C’était un traître. Jamais je n’ai promis de l’épargner. Seulement de me montrer miséricordieux, et je l’ai été. N’eût-il été votre père, je le faisais écorcher ou écarteler, je lui ai accordé une mort propre. »

Les yeux agrandis, Sansa le vit pour la première fois. Il portait un pourpoint écarlate matelassé à motifs léonins et une cape de brocart dont le collet montant encadrait ses traits. Comment avait-elle jamais pu le trouver beau ? s’ébahit-elle. Avec ses lèvres molles et rouges comme les vers qu’on trouve après la pluie ? Avec cette fatuité féroce dans le regard ? « Je vous hais », chuchota-t-elle.

Le visage du roi Joffrey se durcit encore. « Ma mère prétend malséant qu’un roi frappe son épouse. Ser Meryn ? »

Elle n’eut pas le temps d’y songer que le chevalier était sur elle, repoussait la main qu’elle portait à son visage pour le protéger et, de son poing ganté, lui assenait un revers à la tempe. Sans même se souvenir qu’elle fut tombée, elle reprit conscience en se retrouvant recroquevillée sur un genou dans la jonchaie. La tête lui sonnait encore. Au-dessus d’elle se dressait ser Meryn Trant. Du sang rougissait les phalanges de son gant de soie blanc.

« Obéirez-vous, à présent ? Ou me faut-il lui ordonner de vous châtier derechef ? »

Elle se sentit l’oreille engourdie, y porta les doigts, les en retira rouges et poisseux. « Je… comme… comme il vous plaira, messire.

— Sire, rectifia-t-il. Je compte sur vous à l’audience. » Il tourna les talons et sortit.

Ser Arys et ser Meryn le suivirent incontinent, mais Sandor Clegane s’attarda le temps de la remettre rudement sur pied. « Epargne-toi de souffrir, fillette, donne-lui ce qu’il veut.

— Ce qu’il… ? Mais que veut-il ? Dites…, je vous en prie.

— Il veut que tu souries, que tu sentes bon, que tu sois sa dame d’amour, dit le Limier d’un ton râpeux. Il veut t’entendre gazouiller par cœur les jolies petites babioles que t’a inculquées ta septa. Il veut que tu l’aimes… et que tu le craignes. »

Quand il fut parti, Sansa s’affaissa de nouveau sur les joncs et fixa le mur d’un œil vide jusqu’au moment où ses camérières osèrent se faufiler auprès d’elle. « De l’eau pour mon bain, très chaude, s’il vous plaît, dit-elle. Et du parfum. Et un peu de poudre, pour dissimuler cette contusion. » Le côté droit de sa figure était enflé et commençait à lui faire mal, mais Joffrey voudrait qu’on la trouve belle.

La chaleur du bain lui remémora Winterfell, et elle y puisa un regain d’énergie. Elle ne s’était pas lavée depuis la mort de Père, et la saleté de l’eau la stupéfia. Ses femmes épongèrent le sang de sa tempe, lui récurèrent le dos, lavèrent ses cheveux et les brossèrent tant et si bien qu’ils finirent par recouvrer leurs cascadantes boucles auburn. Hormis pour leur donner des ordres, elle ne desserrait pas les dents. C’étaient des Lannister, pas des Stark, elle s’en défiait. Le moment venu de se parer, elle choisit la robe de soie verte qui lui avait valu tant d’hommages lors du tournoi. Joffrey s’était montré si galant, le soir, au festin… Peut-être cette tenue le lui rappellerait-elle, peut-être, grâce à elle, la traiterait-il moins mal ?

Elle sirota un verre de babeurre, grignota quelques biscuits pour tromper l’attente et se caler vaille que vaille l’estomac. Midi sonnait quand ser Meryn reparut. Il avait endossé son armure blanche : corselet d’écailles émaillées soutachées d’or, heaume faîté d’une échappée d’or, gantelets, gorgeret, jambières et bottes de plates étincelants, lourd manteau de laine agrafé par un lion d’or. Etait-ce de manière à mieux exhiber sa trogne austère, ses orbites équipées de sacoches, l’aigreur de sa large lippe, la rouille grisâtre de ses cheveux ? on avait démonté sa visière. « Madame, dit-il avec une révérence aussi profonde que s’il ne l’avait pas giflée au sang trois heures à peine auparavant, Sa Majesté m’a chargé de vous escorter à la salle du trône.

— Vous a-t-elle également chargé de me frapper si je refusais de venir ?

— Refuseriez-vous de venir, madame ? » Il lui dédia un regard intégralement dénué d’expression. Sans condescendre fut-ce un coup d’œil à l’ecchymose qu’elle lui devait.

Elle ne lui inspirait pas d’antipathie, saisit-elle soudain ; ni de sympathie ; elle ne lui inspirait strictement rien ; elle n’était à ses yeux que… qu’unechose. « Non », dit-elle en se levant. Elle brûlait d’exploser, de lui rendre coup pour coup, de le prévenir que, s’il s’avisait jamais de récidiver, elle, une fois reine, le ferait exiler…, mais le conseil du Limier lui revint en mémoire, et elle déclara simplement : « Je ferai ce qu’ordonne Sa Majesté.

— Comme moi, répliqua-t-il.

— Oui…, mais vous n’êtes pas un authentique chevalier, ser Meryn. »

Pareille remarque eût fait s’esclaffer Sandor Clegane, elle le savait.

D’autres l’eussent maudite, engagée à clore le bec, voire priée de leur pardonner. Ser Meryn Trant ne fit rien de tel. Ser Meryn Trant se contenta de n’avoir cure.

Elle trouva la tribune absolument déserte et, luttant pour ravaler ses larmes, s’y tint, debout, seule, avec tous les dehors de la déférence, aussi longtemps qu’en bas, sur son trône de fer, Joffrey dispensa ce qu’il se plaisait à baptiser justice. Neuf cas sur dix le barbant manifestement, il daignait s’en décharger sur son Conseil et ne cessait de gigoter pendant que lord Baelish, le Grand Mestre Pycelle ou la reine Cersei les résolvaient. Mais lorsqu’il se mêlait de prendre une décision, personne, pas même sa mère, ne parvenait à l’en faire démordre.

On amena un voleur devant lui ? Ser Ilyn dut lui trancher la main, là, toutes affaires cessantes, en pleine séance. Deux chevaliers vinrent lui soumettre leur différend quant à un lopin de terre ? Il leur intima d’avoir à se battre dès le lendemain, non sans spécifier : « Et à mort. » A deux genoux, une femme le supplia de lui rendre la tête d’un homme exécuté comme traître ; cet homme, elle l’avait aimé, disait-elle, elle désirait le faire enterrer décemment. « Si tu as aimé un félon, trancha-t-il, tu dois être toi-même coupable de félonie. » Et il la fit traîner en prison par deux manteaux d’or.

Au bas bout de la table du Conseil siégeait, bouille de crapaud, cape de brocart et pourpoint de velours noir, lord Slynt. Chacune des sentences du roi déchaînait de sa part un branle enthousiaste. Sansa foudroyait du regard son ignoble gueule. Avec quelle brutalité il avait jeté Père au bourreau… ! Que ne pouvait-elle l’écharper. Que ne surgissait-il un héros pour le jeter à terre, lui, le décapiter. Mais une petite voix intérieure susurra :Il n’y a pas de héros, qui lui évoqua les paroles prononcées, ici même, dans cette salle, par lord Petyr : « La vie n’est pas une chanson, ma douce. Tu risques de l’apprendre un jour à tes cruels dépens. » Les grands vainqueurs, ce sont les monstres, dans la vie, songea-t-elle, et la voix du Limier, là-dessus, retentit en elle, râpeuse et froide comme du métal sur la pierre : « Epargne-toi de souffrir, fillette, donne-lui ce qu’il veut. »

En dernier comparut un beugleur de taverne rondouillard accusé d’avoir composé des couplets ridiculisant le feu roi Robert. Joffrey lui fit apporter sa harpe, lui intima de chanter son œuvre devant la Cour et, bien que l’homme se défendît en pleurnichant de plus jamais le faire, insista pour l’entendre. Consacrée tout du long au combat de Robert avec un cochon, elle ressortissait au genre drolatique. Cependant, si flagrante que fut l’allusion au sanglier responsable de la mort du roi, de-ci de-là se glissait une équivoque qui pouvait passer pour viser la reine. La chanson terminée, Joffrey s’annonça enclin à la miséricorde. Moyennant quoi le coupable conserverait à son choix sa langue ou ses doigts et bénéficierait d’un délai de vingt-quatre heures pour se décider. Janos Slynt branla frénétiquement son approbation.

Plus rien n’étant à l’ordre du jour, Sansa poussa un soupir de soulagement, sans se douter que son propre supplice allait débuter. Car elle eut beau fuir au plus vite la tribune dès que le héraut eut proclamé la séance levée, Joffrey l’attendait de pied ferme au débouché de l’escalier à vis. Avec lui se trouvait le Limier, ainsi que ser Meryn. Le jeune roi l’examina sous toutes les coutures d’un regard critique. « Vous avez bien meilleure mine que tout à l’heure.

— Votre Majesté est trop bonne. » Des mots creux, mais qui eurent l’heur de déclencher un hochement et un sourire.

« Vous m’accompagnez », commanda-t-il en lui offrant un bras qu’elle ne pouvait qu’accepter. Au simple contact de sa main, naguère, elle eût délicieusement frissonné ; toute sa chair s’en révulsait, à présent. « Mon anniversaire est pour bientôt, reprit-il tout en la menant vers la sortie arrière de la salle du trône. Il y aura un grand festin, des cadeaux. Qu’allez-vous m’offrir ?

— Je… je n’y ai pas songé, messire.

— Sire ! jappa-t-il. Vous êtes vraiment idiote, n’est-ce pas ? Ma mère me le dit assez.

— En vérité ? » Après tout ce qui s’était passé, les rosseries qu’il lui adressait n’auraient plus dû pouvoir la blesser, mais elles la blessaient encore. Surtout que la reine s’était toujours montrée si gracieuse envers elle…

« Et comment ! Même qu’elle s’inquiète pour nos enfants. S’ils allaient être aussi bêtes que vous… Il m’a fallu la rassurer. » Il fit un geste, et ser Meryn se précipita pour ouvrir une porte.

« Votre Majesté est trop bonne », murmura-t-elle, quitte à se dire aussitôt :Le Limier disait vrai, je ne suis qu’un petit oiseau répétant les mots qu’on m’a serinés. Le soleil s’était déjà caché derrière le rempart de l’ouest, et les pierres du Donjon Rouge y gagnaient le sombre éclat du sang.

« Je vous ferai un enfant dès que vous en serez capable, reprit-il comme ils traversaient le terrain d’exercice. S’il est imbécile, je vous ferai décapiter et me trouverai une épouse plus intelligente. Quand pensez-vous être capable d’avoir des enfants ? »

Elle ne parvenait pas à le regarder. Il l’humiliait par trop. « Selon septa Mordane, la plupart… la plupart des filles de haute naissance fleurissent vers douze ou treize ans. »

Il hocha la tête. « Par ici. » Il l’introduisait dans la conciergerie, la menait au bas de l’escalier qui montait aux créneaux.

Elle s’écarta vivement de lui, pantelante. Elle venait de comprendre ce qui l’attendait. « Non ! s’étrangla-t-elle, s’il vous plaît, non, ne me faites…, je vous en conjure… »

Il serra les lèvres. « Si. Je veux vous montrer ce qu’il advient des traîtres. »

Elle secoua farouchement la tête. « Je n’irai pas. Je n’irai pas !

— Je puis charger ser Meryn de vous y traîner… Piètre plaisir, je vous préviens. Vous feriez mieux de m’obéir. » Il tendit la main, Sansa se ratatina pour l’éviter, buta contre le Limier.

« Obéis, petite », souffla celui-ci en la repoussant vers le roi. Sa bouche se crispa du côté brûlé d’une manière si expressive que le conseil informulé en devint quasiment audible : Il saura t’y contraindra de toute façon. Donne-lui donc ce qu’il veut…

Elle se força à prendre la main de Joffrey. Chaque seconde de l’ascension fut un cauchemar, chaque marche un combat. Il lui semblait chaque fois devoir extirper ses pieds d’un bourbier qui les engluait jusqu’à la cheville, et il lui fallait grimper un nombre de marches inimaginable, un millier de milliers de marches, et pour affronter quoi, là-haut ? l’abomination.

Depuis le faîte du rempart, on dominait le monde entier. Sur la colline de Visenya se découvraient trop nettement le grand septuaire de Baelor et le parvis où Père avait péri, et, à l’autre bout de la rue des Sœurs, les ruines calcinées de Fossedragon. A l’ouest, le soleil tuméfié ne montrait plus qu’un front sanglant derrière la porte des Dieux. Dans le dos de Sansa, la mer, l’immense mer salée. Au sud, le marché aux poissons, les docks, les eaux tumultueuses de la Néra. Au nord, enfin…

Elle se tourna de ce côté-là, la ville l’occupait tout entier. Des rues, des ruelles, des collines, des bas-fonds, des ruelles encore et encore des rues jusqu’à l’horizon cerné par les remparts de pierre. Et pourtant, au-delà s’ouvrait la campagne, avec ses forêts, ses champs, ses fermes, et, toujours au-delà, au nord du nord du nord, se dressait Winterfell.

« Que regardez-vous là ? s’impatienta Joffrey. C’est ici que se trouve ce que je voulais vous montrer, juste ici. »

Presque aussi haut qu’elle – il lui arrivait au menton – et entaillé de créneaux tous les cinq pieds courait, sur la face externe du chemin de ronde, un parapet massif. C’est là, sur les merlons, qu’étaient empalées les têtes, le visage tourné vers la ville. Sansa les avait aperçues dès son arrivée sur les lieux, mais le spectacle de la rivière, de la ruche humaine et du crépuscule était autrement joli. Il peut bien m’obliger à les regarder, se dit-elle, il ne saurait m’obliger à les voir.

« Voici celle de votre père, s’acharna-t-il. Celle-ci. Tourne-la, Chien, qu’elle n’en perde pas une miette. »

Sandor Clegane saisit la tête par les cheveux et la fit pivoter sur sa pique. On l’avait plongée dans le bitume pour la conserver plus longtemps. Sansa la regarda paisiblement sans la voir du tout. Cela, songea-t-elle, ne ressemblait réellement pas à lord Eddard, cela ne semblait même pas réel. « Combien de temps dois-je regarder ? »

Joffrey parut désappointé. « Souhaitez-vous contempler les autres ? » Il y en avait une interminable rangée.

« Si cela vous agrée, Sire. »

Après lui avoir fait les honneurs d’une bonne douzaine, Joffrey lui désigna deux piques vacantes. « Je les réserve à mes oncles Stannis et Renly. » L’état des têtes suivantes indiquait des exécutions fort antérieures à celle de Père et une longue exposition aux intempéries. En dépit du bitume, il y avait beau temps qu’elles étaient devenues méconnaissables pour la plupart. « Votre septa », signala-t-il devant l’une d’elles. Sansa n’aurait pas même, sans cela, deviné qu’il s’agit d’une femme. La putréfaction avait eu raison de la mâchoire, les becs d’une oreille et de presque toute une joue.

Sans se faire au fond la moindre illusion, Sansa s’était jusqu’alors interrogée sur le sort réservé à septa Mordane. « Pourquoi l’avez-vous tuée, elle ? s’enquit-elle. Elle était vouée aux dieux…

— Pour trahison. » Sa lèvre renflée trahissait un embarras – un dépit ? – croissant. « Vous ne m’avez toujours pas répondu pour mon cadeau d’anniversaire. Peut-être serait-ce à moi de vous en offrir un, plutôt… Vous agréerait-il ?

— Si tel est votre bon plaisir, Sire. »

A son sourire, elle comprit qu’il la raillait. « Votre frère aussi est un traître, vous savez. » Il retourna le chef de septa Mordane vers la cité. « Mes souvenirs de lui datent de Winterfell. Mon chien l’appelait “le lord à l’épée de bois”. N’est-ce pas, Chien ?

— Ah bon ? répliqua le Limier. J’ai complètement oublié. »

Joffrey haussa les épaules d’un air agacé. « Votre frère a défait mon oncle Jaime. Par astuce et par fourberie, dit Mère. Elle en a pleuré. Les femmes sont d’une faiblesse… ! même elle, encore qu’elle s’en défende. Elle prétend que nous devons rester à Port-Réal, en cas que mes autres oncles attaquent mais, moi, je m’en moque. Après le festin donné pour mon anniversaire, je compte lever une armée et aller tuer votre frère de ma propre main. Voilà ce que je vous offrirai, lady Sansa : sa tête. »

Emportée par dieux savent quel accès de démence, elle s’entendit riposter : « Et si c’étaitla vôtre que m’offrait mon frère ? »

Il se renfrogna. « Gardez-vous de jamais me narguer ainsi. Une véritable épouse ne doit pas narguer son seigneur et maître. Apprenez-le-lui, ser Meryn. »

Cette fois, le chevalier lui emprisonna la mâchoire pour l’empêcher d’esquiver les coups et la frappa à deux reprises, de gauche à droite puis, plus fort encore, de droite à gauche, lui fendant la lèvre. Salé d’un afflux de larmes, le sang découla le long de son menton.

« Vous avez tort de pleurer tout le temps, l’avisa Joffrey. Vous êtes beaucoup plus mignonne quand vous souriez et riez. »

Elle se força à sourire, de peur qu’il n’incite ser Meryn à récidiver si elle y manquait, mais lui, loin de s’amadouer, persistait à multiplier les mines de réprobation.

« Mais torchez-moi ce sang, vous êtes repoussante. »

Vers l’extérieur du chemin de ronde, le parapet, mais, vers l’intérieur, rien, rien que le vide, rien qu’un beau plongeon jusqu’à la courtine, qu’un plongeon magnifique, peu ou prou de quatre-vingts pieds. Une simple poussée, se dit-elle, suffirait. Il se tenait juste au bon endroit, juste juste, avec ses vers gras de lèvres et ses risettes maniérées. Tu pourrais le faire, se dit-elle, tu pourrais. Fais-le, tout de suite. Elle risquait de tomber avec lui ? et alors ? aucune importance, aucune.

« Tiens, fillette. » Sandor Clegane venait de s’agenouiller devant elle, entre elle et Joffrey. Et il se mit, avec une délicatesse imprévisible de la part d’un pareil colosse, à tamponner la lèvre tuméfiée, à en étancher le sang.

L’instant était passé, l’occasion perdue. Elle baissa les yeux. « Je vous remercie », dit-elle quand il eut fini. En bonne petite et qui jamais jamais n’omettait ses bonnes manières.

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