7.

Elle s’appelait Leeleaine, mais elle voulait que je l’appelle Vox. Cela signifie « voix », m’a-t-elle dit, dans une ancienne langue de la Terre. Âgée de dix-sept ans, elle était originaire de Pointe Jaana, une île au large de la côte de Palabar Ouest sur Kansas Quatre. Son père était cultivateur en serre, sa mère exploitait un trou gravitationnel, et elle avait cinq frères et trois sœurs, tous plus âgés qu’elle.

« Savez-vous ce que c’est, capitaine ? D’être la cadette de neuf enfants ? Avec des parents qui travaillent tout le temps, et des collatéraux tout aussi occupés ? Vous imaginez ça ? Et de grandir sur Kansas Quatre, où il y a mille kilomètres d’une cité à l’autre, sans que vous soyez vous-même dans une cité mais sur une île ?

— J’en sais quelque chose.

— Vous êtes de Kansas Quatre vous aussi ?

— Non. Pas de Kansas Quatre. Mais d’un endroit fort semblable, je pense. »

Elle m’a parlé d’une enfance perturbée, turbulente, pleine de solitude et de colère. Kansas Quatre, ai-je entendu dire, est un monde magnifique, si vous êtes enclin à trouver de la beauté aux mondes : un endroit sauvage, superbe, où le ciel est écarlate et où les montagnes de basalte pur s’élèvent à l’est comme un majestueux mur noir. Mais à entendre Vox en parler, c’était un lieu misérable, sinistre, isolé. Un endroit sans amour où elle menait une vie sans amour. Ce qui ne l’empêchait pas d’évoquer des mers violet pâle mouchetées de poissons jaune vif, des arbres qui explosaient en gerbes cramoisies quand ils étaient en fleurs et des pluies chaudes qui chantaient dans l’air comme des harpes. À l’époque, je n’étais pas depuis assez longtemps dans les cieux pour avoir oublié la beauté des mers, des arbres ou des pluies, qui ne sont plus pour moi que des mots vides de sens. Et pourtant Vox avait trouvé sa vie sur Kansas Quatre si détestable qu’elle avait voulu abandonner non seulement son monde natal mais jusqu’à son corps.

C’était déjà un point commun entre nous : moi aussi j’avais abandonné mon monde et ma vie d’autrefois, à défaut de ma chair. Mais j’avais choisi les cieux, et le Service. Vox s’était portée volontaire pour échanger un esclavage de rampant contre un autre.

« Le jour est venu, a-t-elle dit, où j’ai su que je ne pouvais plus supporter ça. J’étais si malheureuse, si vide ; je pensais qu’il allait me falloir vivre ainsi encore deux cents ans, ou même davantage, et j’avais envie de prendre les collines et de les lancer l’une contre l’autre. Ou d’entrer dans le chutoir de ma mère et de le faire descendre tout droit au fond de la mer. J’ai fait une liste des façons dont je pouvais me tuer. Mais je savais que j’en serais incapable, de cette façon-ci ou de cette façon-là. Je voulais vivre. Mais je ne voulais pas vivre comme ça. »

Ce jour-là, a-t-elle continué, la demande d’âmes de Cul-de-Sac avait atteint Kansas Quatre. Mille corps inoccupés étaient disponibles là-bas et on avait besoin de matrices spirituelles pour en prendre possession. Sans la moindre hésitation Vox avait mis son nom sur la liste.

Il y a une constante migration d’âmes entre les mondes. À chacun de mes voyages j’en ai transporté des milliers, parties pleines d’espoir vers de nouveaux corps sur d’étranges planètes.

Chaque monde possède une réserve de corps en attente d’âmes de remplacement. La plupart ont été victimes d’une soudaine manifestation de violence. La vie est risquée à terre, et la mort rôde partout.

Récupérer et réparer un corps ne pose pas de problème, mais une fois l’âme envolée plus question d’en retrouver la jouissance. Aussi les corps vacants de ceux qui se noient, sont piqués par des insectes mortels, éjectés de véhicules, assommés par des branches leur ayant dégringolé sur la tête au cours de leur travail, sont recueillis et examinés. S’ils ne sont pas réparables, ils sont désassemblés et les parties utilisables mises de côté pour être logées dans d’autres corps. Mais s’ils peuvent retrouver leur intégrité, ils la retrouvent, et sont placés dans des chambres de conservation jusqu’à ce que de nouvelles âmes soient disponibles pour eux.

Et puis il y a ceux qui quittent leur corps volontairement, peut-être parce qu’ils en sont las, ou las de leur monde, et veulent bouger. Ceux-là s’engagent à occuper les corps en attente sur des mondes lointains, tandis que d’autres arrivent derrière eux pour occuper les corps qu’ils ont abandonnés. La façon la moins coûteuse de voyager entre les mondes est de renoncer à son corps et de passer à l’état de matrice, ce qui permet d’échanger une vie démoralisante contre une autre, inconnue. C’était ce que Vox avait fait. La souffrance et le désespoir l’avaient poussée à autoriser que l’essence de sa personne, tout ce qu’elle avait vu, senti, pensé ou rêvé, soit transformé en un entrelacs d’impulsions électriques que l’Épée-d’Orion transporterait au cours de son voyage de Kansas Quatre à Cul-de-Sac. Un nouveau corps l’attendait là-bas. Son propre corps déserté restait en animation suspendue sur Kansas Quatre. Un jour il logerait peut-être quelque âme errante venue d’un autre monde ; ou bien, s’il n’était l’objet d’aucune demande, peut-être serait-il finalement désassemblé par les récupérateurs et ses différentes parties salutairement utilisées. Vox n’en saurait jamais rien ; Vox ne s’en soucierait jamais.

« Je peux comprendre que l’on ait envie d’échanger une vie malheureuse contre la possibilité d’en connaître une heureuse, j’ai dit. Mais pourquoi prendre le large à bord du vaisseau ? À quoi bon ? Pourquoi ne pas avoir attendu d’atteindre Cul-de-Sac ?

— Parce que c’était un supplice.

— Un supplice ? Quoi donc ?

— De vivre sous la forme d’une matrice. » Petit rire amer. « Vivre ? C’est pire que ce que pourra jamais être la mort !

— C’est-à-dire ?

— Vous n’avez jamais été réduit à l’état de matrice, hein ?

— Non. J’ai choisi une autre façon de m’évader.

— Alors vous ne savez pas. Vous ne pouvez pas savoir. Vous avez un vaisseau plein de matrices entreposées sur circuits mais vous n’y comprenez rien. Imaginez que votre nuque vous démange, capitaine. Mais vous n’avez pas de bras pour vous gratter. Vous avez la cuisse qui se met à vous démanger. La poitrine. Vous êtes là avec des démangeaisons partout. Et vous ne pouvez pas vous gratter. Vous me comprenez ?

— Comment une matrice peut-elle éprouver une démangeaison ? Une matrice n’est qu’une structure d’impuls…

— Oh ! vous êtes impossible ! Vous êtes stupide ! Je ne parle pas de démangeaisons au sens littéral du terme. Je vous donne une approximation, un exemple. Parce que vous ne seriez jamais capable de comprendre la situation réelle. Voilà : vous êtes dans le circuit de stockage. Vous n’êtes qu’électricité. Telle est d’ailleurs la véritable nature de l’esprit : de l’électricité. Mais vous aviez autrefois un corps. Ce corps était doué de sensibilité. Il éprouvait des sensations. Vous vous en souvenez. Vous êtes prisonnier. Un prisonnier se souvient de toutes sortes de choses qui étaient pour lui naturelles. Vous donneriez n’importe quoi pour sentir de nouveau le vent dans vos cheveux, le goût du lait rafraîchi, ou le parfum des fleurs. Ou même la douleur d’une coupure au doigt. La salinité de votre sang quand vous léchez la coupure. N’importe quoi. Je détestais mon corps. Voyez-vous ? Je ne songeais qu’à m’en débarrasser. Mais une fois celui-ci disparu, voilà que je regrettais les sensations qu’il me procurait. Je regrettais le poids de cette chair qui s’exerçait sur moi, me clouait au sol, cette chair pleine de nerfs, cette chair à même d’éprouver du plaisir. Ou de la douleur.

— Je comprends », j’ai dit, et je crois que j’étais sincère. « Mais le voyage jusqu’à Cul-de-Sac est court. Quelques semaines virtuelles et vous voilà arrivée, retirée des circuits de stockage et placée dans votre nouveau corps, et…

— Quelques semaines ? Pensez à cette démangeaison sur votre nuque, capitaine. Et à l’incapacité de vous gratter dans laquelle vous vous trouvez. Combien de temps pourriez-vous supporter ça, à votre avis, cette démangeaison constante ? Cinq minutes ? Une heure ? Des semaines ? »

Il me semblait qu’une démangeaison laissée sans remède devait disparaître d’elle-même, probablement au bout de quelques minutes. Mais ce n’était là qu’une impression personnelle. Je n’étais pas Vox ; je n’avais jamais été une matrice dans un circuit de stockage.

« Vous vous êtes donc échappée, j’ai dit. Comment ?

— Cela n’a pas été si difficile à trouver. Je n’avais rien d’autre à faire qu’à penser à ça. Vous vous alignez sur la polarité du circuit. C’est aussi une matrice, un réseau électrique qui vous retient dans un entrecroisement d’ondes. Vous changez l’alignement. C’est comme d’être ligoté et de faire glisser les cordes autour de vous jusqu’à ce que vous puissiez vous en extirper. Et alors vous pouvez aller où vous voulez. Vous vous connectez sur n’importe quel bioprocesseur à bord du vaisseau et vous y puisez l’énergie que ne vous fournit plus le circuit de stockage pour vous alimenter. Je peux me déplacer n’importe où dans ce vaisseau à la vitesse de la lumière. N’importe où. Le temps d’un clin d’œil pour vous, je suis allée partout. Jusqu’à la pointe et sur le mât dehors, et en bas, dans les ponts inférieurs, dans les quartiers d’équipage, dans les endroits réservés à la cargaison, et même un peu plus loin, dans quelque chose qui est juste à l’extérieur du vaisseau mais n’est pas tout à fait réel, si vous voyez ce que je veux dire. Quelque chose qui a simplement l’air d’une charmille d’ondes de probabilité tissée autour de nous. C’est comme d’être un fantôme. Mais ça ne résout rien. Vous comprenez ? Le supplice continue. Vous voulez éprouver des sensations, mais c’est impossible. Vous voulez que le contact soit rétabli, vous réclamez vos sens, vos sources de données. C’est pourquoi j’ai essayé de m’introduire dans ce passager, vous comprenez ? Mais il n’a pas voulu se laisser faire. »

Je commençais enfin à comprendre.

Quand on est en route pour les mondes des cieux à titre de colon, ce n’est pas systématiquement sous forme de matrice. En général, quiconque a les moyens d’emmener son corps avec lui ne s’en prive pas ; mais relativement rares sont ceux qui ont les moyens. Ils voyagent en animation suspendue, le plus profond des sommeils. Nous ne transportons pas de passagers éveillés dans le Service, à aucun prix. Ils ne feraient que nous gêner, à fureter ici et là, à poser des questions, à exiger d’être servis et dorlotés. Ils briseraient la paix du voyage. Alors ils s’enfoncent dans leurs cercueils, leurs compartiments, et ils dorment tout le long du voyage, tous leurs processus vitaux interrompus, morts qui ne seront rendus à la vie que lorsque nous les aurons menés à destination.

Et la pauvre Vox, libérée de la prison de son circuit et avide de données sensorielles, avait tenté de se glisser dans le corps d’un passager.

Je l’ai écoutée, sombre et effaré, me raconter sa terrible odyssée à travers le vaisseau. Le moment où elle était sortie du circuit : la première anomalie que j’avais perçue, ce chatouillis, ce grignotement à la lisière de ma conscience.

Ses premiers instants de liberté avaient été grisants et joyeux. Puis était venue la découverte que rien n’avait vraiment changé. Elle était libre, mais toujours incorporelle, en proie à cette monstrueuse frustration qu’impliquait son insubstantialité, avide de contact. Peut-être un tel tourment était-il commun parmi les matrices ; peut-être était-ce la raison pour laquelle, de temps en temps, elles s’échappaient comme Vox l’avait fait, parcourant les vaisseaux tels des esprits inquiets. C’était ce qu’avait dit Roacher. Il arrive de temps en temps que quelqu’un dans les circuits de stockage ait envie de prendre le large, trouve un moyen de s’échapper et aille se balader dans le vaisseau. À la recherche d’un corps dans lequel s’enficher, voilà ce qui les intéresse. Ils peuvent s’introduire en moi, en Katkat, même en vous, capitaine. N’importe qui d’accessible, rien que pour sentir de nouveau de la chair autour d’eux. Oui.

C’était la deuxième secousse, la plus forte, que Dismas et moi avions sentie, quand Vox, choisissant un passager au hasard, s’était glissée soudainement, sur une impulsion, à l’intérieur de son cerveau. Elle s’était tout de suite rendu compte de son erreur. Le passager, perdu dans je ne sais quels rêves que peuvent avoir les « suspendus », avait réagi à son intrusion par un violent sentiment d’épouvante. Il avait été pris de convulsions ; il s’était dressé, s’agrippant à l’appareillage qui le maintenait en vie, essayant désespérément de chasser le succube qui l’avait pénétré. Dans cette lutte frénétique il avait brisé l’enceinte dans son compartiment et trouvé la mort. Vox, dans sa fuite, effrayée, avait carambolé çà et là dans le vaisseau à la recherche d’un refuge, m’avait rencontré alors que je me tenais près de l’écran dans le Chas, et avait vainement tenté d’entrer dans mon esprit. Mais juste à ce moment-là la mort du passager avait été enregistrée par les palpeurs d’Henry Henry 49, et quand l’intelligence était entrée en contact avec moi pour me faire part du problème, Vox avait fui de nouveau et flotté comme une âme en peine qu’elle était jusqu’à mon retour dans ma cabine. Elle n’avait pas voulu tuer le passager, disait-elle. Sa mort la désolait. Elle se sentait quelque peu embarrassée à présent, et apeurée. Mais pas coupable. Elle niait sa culpabilité sur le ton du défi, ou presque. Il était mort ? Eh bien, il était mort. C’était vraiment dommage. Mais comment aurait-elle pu savoir qu’une telle chose allait se produire ? Elle ne faisait que chercher un corps où se réfugier. À l’entendre, je la percevais comme un être totalement différent de moi, versatile, instable, peut-être violent. Et pourtant je me sentais une étrange parenté avec elle, voire une ressemblance. Comme si nous étions les deux parties d’un même esprit ; comme si elle et moi formions un seul et même être. J’avais du mal à comprendre pourquoi.

« Et maintenant ? j’ai demandé. Vous dites avoir besoin d’aide. Comment cela ?

— Laissez-moi entrer.

— Quoi ?

— Cachez-moi. En vous. S’ils me trouvent, ils me supprimeront. Vous l’avez dit vous-même, que ça pouvait se faire, qu’on pouvait me détecter, me maîtriser, me supprimer. Mais ça ne se produira pas si vous me protégez.

— Je suis le capitaine », ai-je répondu, frappé de stupéfaction.

« Oui.

— Comment puis-je…

— Ils vont tous me chercher. Les intelligences, les membres d’équipage. Ça les effraie, de savoir qu’il y a une matrice en liberté. Ils voudront me détruire. Mais s’ils ne peuvent pas me trouver, ils commenceront à m’oublier au bout de quelque temps. Ils penseront que j’ai filé dans l’espace, ou quelque chose dans ce genre. Et si je suis enfichée en vous, personne ne sera capable de me trouver.

— J’ai une responsabilité à…

— Je vous en prie. Je pourrais aller trouver l’un des autres, peut-être. Mais je me sens plus proche de vous. Je vous en prie, je vous en prie.

— Plus proche de moi ?

— Vous n’êtes pas heureux. Pas à votre place. Ni ici ni n’importe où ailleurs. Vous n’êtes pas intégré, pas plus que je ne l’étais sur Kansas Quatre. Je l’ai senti dès mon premier contact avec votre esprit. Vous êtes nouveau dans le grade de capitaine, exact ? Et les autres à bord vous mènent la vie dure. Pourquoi vous soucier d’eux ? Sauvez-moi. Nous avons plus de choses en commun que vous n’en avez avec eux. C’est oui ? Vous ne pouvez pas les laisser me supprimer comme ça. Je suis jeune. Je n’avais pas l’intention de faire de mal à qui que ce soit. Tout ce que je veux, c’est atteindre Cul-de-Sac et être placée dans le corps qui m’attend. Un nouveau départ, mon premier départ, en fait. Vous voulez bien ?

— Pourquoi vous embêter à demander la permission ? Vous pouvez entrer en moi par ma prise quand vous voulez, non ?

— L’autre en est mort.

— Il était en animation suspendue. Vous ne l’avez pas tué en entrant en lui. Ça a été la surprise, la frayeur. Il s’est tué en se débattant et en bousillant son compartiment.

— Quand même. Je ne veux pas retenter l’expérience, pas avec un hôte réticent. Il me faut votre accord, ou je n’entre pas. »

Je suis resté silencieux.

« Vous voulez bien m’aider ?

— Venez », je lui ai dit.

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