14.

Quelque chose s’est déchiré en moi, j’ai ressenti une torsion, un douloureux tiraillement, comme si une lourde barrière était repoussée de force. Et puis le ciel écarlate, rayonnant, de Kansas Quatre a éclaté dans toute sa gloire sur l’écran de mon esprit.

Elle ne se contentait pas de me le montrer. Elle m’emmenait là-bas. J’ai senti la douce moiteur du vent sur mon visage, j’ai respiré l’air suave, un rien piquant, j’ai entendu le discret froufrou de frondaisons vernissées qui pendaient d’arbres jaune vif. Sous mes pieds nus le sol noir était tiède et spongieux.

J’étais Leeleaine, qui se plaisait à se donner le nom de Vox. J’avais dix-sept ans et j’étais entraîné par des forces et des désirs aussi puissants que des ouragans.

J’étais elle de l’intérieur tout en la voyant de l’extérieur.

J’avais de longs cheveux noirs, épais, qui me tombaient sur les épaules et au-delà en une avalanche de boucles, ondulations et emmêlements laissés à l’abandon. Des hanches larges, des seins pleins et lourds : j’en sentais le poids, la souffrance qu’ils me causaient. À croire qu’ils étaient gonflés de lait, même si ce n’était pas le cas. Un visage crispé, sur le qui-vive, renfrogné, pétillant d’une intelligence coléreuse. Ce n’était pas un visage repoussant. Vox n’était pas une fille repoussante.

Sa répugnance première à se montrer à moi m’avait fait imaginer qu’elle était laide, présentait peut-être quelque malformation, se tramait dans une lourde et grossière masse de chair qui lui faisait honte. Elle avait fait de sa vie sur Kansas Quatre un tableau si lugubre, si triste, si lamentable, qu’il n’y avait effectivement pour elle aucun espoir d’y rester. Et elle avait abandonné son corps pour être transformée en simple électricité, sur la promesse qu’elle pourrait avoir un nouveau corps – n’importe lequel – quand elle atteindrait Cul-de-Sac. Je détestais mon corps, m’avait-elle dit. Je ne songeais qu’à m’en débarrasser. Elle avait refusé de m’en donner ne fût-ce qu’un aperçu, se retirant à la place dans un silence si désespérément radical que je l’avais crue partie.

Tout cela était à présent un mystère pour moi. La Leeleaine que je voyais, que j’étais, était une vigoureuse petite bonne femme. Pas belle, non, trop costaude pour cela, je suppose, mais pas laide, il s’en fallait de beaucoup : yeux chaleureux et intelligents, lèvres pleines, nez joliment dessiné. Et c’était un corps sain, aussi, robuste, plein de vie. Bien sûr elle ne présentait aucune difformité ; et pourquoi étais-je allé croire une chose pareille, alors qu’il aurait suffi d’une simple intervention rétrogénétique pour corriger n’importe quel défaut gênant ? Non, rien ne clochait dans le corps que Vox avait abandonné et pour lequel elle manifestait un tel dégoût, éprouvait tant de honte.

Puis je me suis rendu compte que je la voyais de l’extérieur.

Je la voyais comme par procuration, filtrant et interprétant l’information qu’elle me donnait à travers l’esprit d’un observateur objectif : moi. Qui ne comprenais rien, vraiment, de ce que pouvait représenter le fait de n’être que soi.

Je ne sais comment – c’était un de ces ajustements automatiques, inconscients – j’ai modifié mon point de vue. Tous les anciens cadres de références se sont volatilisés et je me suis autorisé à perdre tout sentiment de ce qui séparait nos identités.

J’étais elle. Pleinement, inconditionnellement, inextricablement.

Et j’ai compris.

Des silhouettes voletaient autour d’elle, vagues, déconcertantes, exaspérantes. Frères, sœurs, parents, amis : autant d’étrangers pour elle. Tout le monde sur Kansas Quatre lui était étranger. Et le serait à jamais.

Elle détestait son corps non parce qu’il était faible ou disgracieux, mais parce qu’il était sa prison. Elle y était enfermée comme entre des murs de pierre. Il pesait sur elle, véritable cachot de chair qui la retenait au sol, la clouait à ce joli monde appelé Kansas Quatre où elle ne connaissait que souffrance, isolement, exclusion. Son corps – sain, parfaitement acceptable – lui était devenu odieux parce qu’il était l’emblème, le symbole de l’emprisonnement de son âme. Impétueuse et incurablement remuante par tempérament, elle n’avait pas réussi à trouver un moyen de vivre dans l’étouffante prévisibilité de Kansas Quatre, une planète où elle ne serait jamais autre chose qu’une proscrite à demeure. La seule façon dont elle pouvait quitter Kansas Quatre était de renoncer au corps qui l’y enchaînait ; et elle s’était retournée contre lui pleine de fureur et de dégoût, le rejetant, l’abandonnant, le méprisant, l’exécrant. Personne ne pouvait comprendre cela en la considérant de l’extérieur.

Mais je comprenais.

Je comprenais beaucoup plus que cela, dans cet unique éclair de communion qui passait entre nous. J’ai vu ce qu’elle voulait dire quand elle avait déclaré que j’étais son jumeau, son double, son autre moi. Bien sûr, nous étions complètement différents, moi l’homme réservé, posé, travailleur, appliqué, et elle la fille hardie, versatile, impulsive, passionnée. Mais en dessous de tout cela nous étions pareils : des inadaptés, des étrangers, des inquiets errant dans des mondes qu’ils n’avaient pas faits. Nous avions trouvé des moyens fort différents pour venir à bout de notre souffrance. Et pourtant nous étions une seule et même personne, les deux moitiés d’une entité unique.

Nous resterons toujours ensemble désormais, je me suis dit.

Et c’est alors que notre communion s’est interrompue. Elle l’a interrompue – ce ne pouvait qu’être elle, dans sa crainte de laisser cette nouvelle intimité devenir trop profonde – et je me suis trouvé séparé d’elle une fois de plus, continuant de jouer les hôtes pour elle dans ma tête mais séparé d’elle par les frontières de ma propre individualité, de mon propre moi. Je la sentais tout près, à l’intérieur de moi, chaude mais discrète présence. Toujours à l’intérieur de moi, oui. Mais de nouveau séparée.

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