11.

Elle m’a demandé de l’emmener astromarcher, pour lui montrer le Grand Large dans toute sa splendeur.

C’était le troisième jour de son confinement en moi. La vie à bord de l’Épée-d’Orion était retombée dans la routine ou, pour être plus précis, s’était installée dans une nouvelle routine dont la présence à bord d’une matrice en liberté non détectée et apparemment non détectable constituait une composante constante.

Comme Vox l’avait pressenti, il y avait ceux qui en étaient rapidement venus à croire que la matrice disparue avait dû filer dans l’espace, puisque les intelligences perpétuellement vigilantes du vaisseau ne pouvaient en trouver la moindre trace. Mais il y en avait d’autres qui ne cessaient de regarder par-dessus leur épaule, au sens propre ou figuré, comme s’ils s’attendaient à une tentative de la fugitive pour s’infiltrer inopinément dans les prises vertébrales qui donnaient accès à leur système nerveux. Ils se comportaient exactement comme si le vaisseau était hanté. Pour apaiser les inquiets, j’ai ordonné des balayages ininterrompus des circuits, chargés de signaler toute impulsion vagabonde et toute surtension erratique. Chaque phénomène électrique anormal était l’objet d’une enquête en règle, et, bien sûr, aucune de ces enquêtes ne conduisait à quoi que ce fût de significatif. Maintenant que Vox avait sa résidence dans mon cerveau plutôt que dans l’installation électrique du vaisseau, elle échappait à toute investigation de ce type.

Quelqu’un soupçonnait-il la vérité ? C’était là une question à laquelle je n’avais aucun moyen de répondre. Peut-être Roacher ; mais il ne faisait rien pour me dénoncer, pas plus qu’il ne se risquait à seulement soulever le problème de la matrice portée disparue depuis cette séance dans la salle à manger. Peut-être ne savait-il rien ; peut-être savait-il tout et s’en moquait ; peut-être gardait-il tout simplement son opinion pour lui pour l’instant. Je n’avais aucun moyen de m’en assurer.

Je m’habituais à ma double vie, et à ma duplicité journalière. Vox en était rapidement venue à m’apparaître comme faisant autant partie de moi que mon bras ou ma jambe. Quand elle se taisait – et souvent je n’entendais rien d’elle durant des heures d’affilée – je n’étais pas plus conscient de sa présence que je ne l’étais, de n’importe quelle façon particulière, de mon bras ou de ma jambe ; mais je savais néanmoins qu’elle était là. Les frontières entre son esprit et le mien s’effaçaient progressivement. Elle apprenait à m’infiltrer. J’avais parfois l’impression que nous étions colocataires du même domicile plutôt qu’occupant permanent pour ce qui me concernait et hôte pour ce qui la concernait. J’en arrivais à concevoir mon propre esprit comme quelque chose qui ne différait pas notablement du sien, un simple réseau d’énergie électrique logé pour le moment dans le globe mou et humide qu’était le cerveau du capitaine de l’Épée-d’Orion. Chacun de nous, semblait-il, pouvait aller et venir à son gré dans le globe en question, apparaissant ou disparaissant comme un spectre, à la façon des matrices.

À d’autres moments c’était tout le contraire : je ne pensais nullement à elle et vaquais à mes occupations comme si rien n’avait changé pour moi. Puis j’avais soudain la surprise d’entendre Vox se rappeler à moi par un brusque commentaire, une brève question. Il me fallait apprendre à bien me garder de laisser voir ma réaction si cela arrivait en présence d’autres membres de l’équipage. Bien que personne ne pût entendre quoi que ce fût quand elle me parlait, ou que je lui parlais, je savais que ce serait la fin de notre mascarade si quelqu’un me surprenait en train de converser librement avec un compagnon invisible.

Le degré auquel elle avait pénétré mon esprit m’est devenu apparent lorsqu’elle m’a demandé d’aller astromarcher.

« Vous êtes au courant de ça ? » j’ai dit, au comble de l’ahurissement, car astromarcher, marcher parmi les étoiles, est le plaisir secret de la vie dans l’espace et j’ignorais moi-même tout de la question avant d’être engagé dans le Service.

Vox a paru stupéfaite de ma stupéfaction. Elle m’a tranquillement signalé que les détails de la chose étaient universellement connus. Mais quelque chose sonnait faux dans son ton. Les rampants étaient-ils vraiment au fait de notre passe-temps particulier ? Ou avait-elle pris ce qu’elle en savait dans le champ, jusque-là privé, de ma conscience ?

J’ai choisi de ne pas lui poser la question. Mais il ne me plaisait guère de l’emmener avec moi dans le Grand Large, même si je commençais à en éprouver moi-même le besoin. Elle ne faisait pas partie de notre communauté. C’était une planétaire ; elle n’avait pas subi l’entraînement du Service.

Je lui ai expliqué cela.

« Emmenez-moi quand même, m’a-t-elle répondu. C’est pour moi une occasion qui ne se représentera jamais.

— Mais l’entraînement…

— Je n’en ai pas besoin. Du moment que vous, vous l’avez.

— Et si ce n’est pas suffisant ?

— Ça le sera. J’en suis persuadée, Adam. Il n’y a aucune raison d’avoir peur. Vous avez cet entraînement, non ? Et je suis vous. »

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