12.

Nous avons emprunté la voie de transit pour passer du Chas de l’aiguille au Pont Propulsion, où gît l’âme du vaisseau, perdue dans des rêves palpitants de galaxies lointaines tandis qu’elle nous entraîne toujours un peu plus loin dans la nuit sans fin.

Nous avons traversé des zones de complète obscurité et de lumière cascadante, des endroits où des spirales argentées éclataient en l’air comme autant d’aurores, des passages à la géométrie si folle qu’ils réveillaient les terreurs utérines chez quiconque les empruntait. Un vaisseau stellaire est la mère de tous les mystères. Vox restait tapie, paralysée par la crainte et l’admiration, à l’intérieur de cette portion de notre cerveau qu’elle avait faite sienne. Je sentais les fluctuations de son ébahissement, vague après vague, tandis que nous nous enfoncions dans les profondeurs du vaisseau.

« Vous êtes vraiment sûre de vouloir faire ça ? j’ai demandé.

— Oui ! s’est-elle écriée fougueusement. Continuez d’avancer !

— Il y a la possibilité que vous soyez repérée, je l’ai avertie.

— Il y a la possibilité que je ne le sois pas. »

Nous avons continué à descendre. À présent nous étions dans le royaume des trois unités de propulsion cyborgs, Gabriel, Banquo et Fleece. C’étaient trois membres de l’équipage que nous ne verrions jamais à la table de la salle à manger, car ils demeuraient ici, entre les parois du Pont Propulsion, enfichés en permanence, expédiant perpétuellement de l’énergie dans la vaste gueule du vaisseau. Je vous ai déjà parlé de notre dicton dans le Service, à savoir que lorsque vous y entrez, vous abandonnez votre corps et recevez votre âme. Pour la plupart d’entre nous ce n’est qu’une façon de parler : ce que nous abandonnons, quand nous disons définitivement adieu au plancher des vaches pour entrer dans nos nouvelles vies à bord des vaisseaux stellaires, n’est pas le corps lui-même mais les sordides petits besoins, les servitudes si chères aux rampants. Mais chez certains d’entre nous la renonciation prend un sens plus littéral. La chair est pour eux une entrave dénuée de sens ; ils s’en dépouillent complètement, sachant qu’elle ne leur est nullement nécessaire pour vivre pleinement leur vie de marins de l’espace. Ils se laissent transformer en extensions de la poussée stellaire. C’est d’eux que vient l’énergie brute servant à fabriquer les chevaux qui nous font fendre les cieux. Leur travail n’a pas de fin ; leur récompense est une espèce d’immortalité. Ce n’est pas un choix que je serais capable de faire, ni vous, je crois ; mais pour eux c’est le bonheur suprême. Sans doute possible.

« Déjà une autre sortie, capitaine ? » a demandé Banquo. Car j’étais venu ici dès le deuxième jour de voyage, désireux de profiter au plus vite du grand privilège du Service.

« Il y a du mal à ça ?

— Non, non, aucun mal, a dit Banquo. Ce n’est pas habituel, c’est tout.

— Alors tout va bien. Ça n’a aucune importance pour moi. »

Banquo est un ovoïde de métal étincelant de deux fois la taille d’une tête humaine, enfiché dans une fente dans la paroi. À l’intérieur de l’ovoïde se trouve la matrice de ce qui fut jadis Banquo, sur un monde appelé Soleil Levant où la nuit est inconnue. Les aubes dorées et les jours rayonnants de Soleil Levant n’avaient apparemment pas suffi à Banquo. Ce que Banquo désirait, c’était être un ovoïde de métal étincelant, accroché à la paroi du Pont Propulsion à bord de l’Épée-d’Orion.

N’importe lequel des trois cyborgs pouvait arranger une marche dans les étoiles. Mais Banquo était celui qui avait fait cela pour moi la fois précédente et il semblait raisonnable de revenir le trouver. Il était le plus sympathique des trois. Il me faisait l’effet de quelqu’un d’aimable et d’accommodant. Gabriel, lors de ma première visite, m’avait paru austère, lointain, incompréhensible. C’est un ancien modèle qui avait vécu l’équivalent de trois vies humaines en tant que cyborg à bord des vaisseaux et il n’y avait plus grand-chose d’humain en lui. Fleece, beaucoup plus jeune, vive et primesautière, je m’en méfiais : en sa pétulance, elle risquait de repérer la passagère clandestine qui serait de la balade avec moi.

Il vous faut comprendre que lorsque nous astromarchons nous ne quittons pas effectivement le vaisseau, bien que nous en ayons l’impression. Si nous quittions le vaisseau ne serait-ce qu’un instant, nous serions aussitôt emportés et perdus à jamais dans les abysses célestes. Se rendre à l’extérieur d’un vaisseau des cieux ne ressemble en rien à une sortie hors d’un de ces vaisseaux lancés du sol qui se déplacent dans l’espace normal. Mais même si c’était possible, il n’y aurait aucun sens à quitter le vaisseau. Il n’y a rien à voir à l’extérieur. Un vaisseau stellaire se déplace au milieu de ténèbres rigoureusement vides.

Mais s’il n’y a rien à voir, cela ne signifie pas qu’il n’y ait rien dehors. Ce qu’il y a dehors, c’est tout l’univers. Si nous pouvions le voir pendant que nous voyageons dans l’espace particulier que sont les cieux, nous le trouverions aplati et courbe, de sorte que nous aurions l’illusion de tout voir à la fois, toutes les galaxies en leur immensité depuis le commencement des temps. C’est le Grand Large, la totalité du continuum. Nos écrans extérieurs nous le montrent en simulation, parce que nous avons parfois besoin de l’assurance qu’il est bien là.

Un vaisseau stellaire file le long de puissantes lignes de force qui traversent ce vide immense comme les lignes de la rose des vents sur une carte maritime de l’ancien temps. Quand on marche dans les étoiles, on chevauche ces mêmes lignes, et on est retenu par elles, solidement soudé au vaisseau qui nous emporte à travers les cieux. On a l’impression de sortir dans l’espace ; on a l’impression de contempler le vaisseau, les étoiles, la totalité des mondes célestes. L’espace d’un moment on devient de petits vaisseaux stellaires accompagnant le grand dans sa course, notre mère à tous. C’est de la magie ; c’est une illusion ; mais c’est une magie approchant de si près ce que nous percevons comme étant la réalité qu’il est impossible de mesurer la différence, ce qui signifie qu’il n’y a effectivement aucune différence.

« Prête ? j’ai demandé à Vox.

— Absolument. »

J’hésitais encore.

« Vous en êtes bien sûre ?

— Allez, a-t-elle dit au comble de l’impatience. Lancez-vous ! »

Je me suis moi-même enfoncé la fiche dans la nuque. Banquo a procédé à l’alignement des impédances. S’il devait découvrir la passagère que je transportais, ce serait à ce moment-là. Mais il a semblé ne rien remarquer d’anormal. Il m’a interrogé ; je lui ai donné le signal qu’il attendait ; une sensation de chaleur m’a vrillé la nuque au moment où ma matrice neurale, et celle de Vox, se sont ruées à travers Banquo pour filer vers leur fusion avec l’âme du vaisseau.

Nous avons été saisis, emportés et engloutis par la force colossale qu’est le vaisseau. Nous avons été entraînés cul par-dessus tête dans les dédales de la machinerie, précipités d’un vecteur à l’autre, impitoyablement étirés, distendus par un flux inimaginable. Puis une immense clarté s’est déployée autour de nous, une clarté qui éclatait dans les cieux comme un gigantesque cri. Nous étions à l’extérieur du vaisseau. Nous marchions dans les étoiles.

« Oh », a-t-elle dit. Un doux cri d’oiseau. Le hoquet étouffé de l’émerveillement.

L’éblouissant manchon du vaisseau se détachait sur les ténèbres célestes comme une ombre blanche. Le vaste cône de lumière froide s’étendait loin devant nous, majestueusement cambré vers la voûte des cieux, et se prolongeait derrière nous au-delà des limites de notre vision. La silhouette effilée du vaisseau était clairement visible en son sein, l’aiguille et son Chas, ses dix kilomètres de long entièrement et immédiatement perceptibles d’un seul coup d’œil.

Et il y avait les étoiles. Et il y avait les mondes des cieux.

L’effet de la propulsion stellaire est d’écraser les dimensions, de les faire se superposer. C’est ainsi que des espaces démesurés se trouvent réduits et que la galaxie peut être parcourue par des voyageurs humains. Il n’y a aucune logique, aucune linéarité séquentielle dans les cieux tels qu’ils apparaissent à nos yeux. Où que nous regardions nous voyons l’univers se replier sur lui-même, se révélant dans son intégralité en une série infinie d’infinis segments de lui-même. Chaque zone d’étoiles contient toutes les étoiles. Chaque portion de temps inclut tout le temps passé et tout le temps à venir. Ce que nous contemplons échappe totalement à notre compréhension, et c’est très bien ainsi ; car ce qui nous est donné, quand nous regardons les cieux à nu par le Chas du vaisseau, c’est le point de vue d’un dieu sur l’univers. Et nous ne sommes pas des dieux.

« Qu’est-ce que nous voyons ? » a murmuré Vox à l’intérieur de moi.

J’ai essayé de lui expliquer. Je lui ai montré comment définir sa position relative de façon qu’il y ait pour elle un haut et un bas, un avant et un arrière, un écoulement de temps et d’événements allant du commencement à la fin. J’ai désigné les coordonnées qui nous permettent de nous situer dans cette arène radicalement incompréhensible. J’ai trouvé des étoiles connues à son intention, des mondes connus, et les lui ai montrés.

Elle ne comprenait rien. Elle était complètement perdue.

Je lui ai dit qu’il n’y avait pas de honte à ça.

Je lui ai dit que j’avais été tout aussi désorienté lors de mon entraînement dans le simulateur. Que tout le monde l’était ; et que personne, dût-il passer un millier d’années à bord des vaisseaux qui sillonnaient les routes célestes, ne pourrait jamais parvenir à autre chose qu’un ensemble de grossières équivalences et approximations pour ce qui était de la compréhension de ce que nous voyons quand nous astromarchons. Atteindre une compréhension véritable du phénomène est hors de portée des meilleurs d’entre nous.

Je la sentais se débattre comme un beau diable pour encaisser l’impact de tout ce qui jaillissait, tourbillonnait et fusait autour de nous. Son esprit était agile, bien qu’encore à demi formé, et je la sentais élaborer son propre système d’explications et d’hypothèses, ses analogies et équivalences. Je ne l’ai pas aidée davantage. Il valait mieux la laisser se débrouiller toute seule ; et de toute façon je n’étais plus en mesure de l’aider.

J’avais ma propre stupéfaction et ma propre désorientation à assumer en cette deuxième occasion qui m’était donnée de marcher dans les étoiles.

Une fois de plus j’ai contemplé la myriade de mondes en train de tourner sur leurs orbites. Je les voyais sans problème, tous ces petits globes brillants en rotation dans la vaste nuit du Grand Large : mondes rouges, bleus, verts, les uns s’offrant à mes yeux dans leur plénitude, les autres réduits à de minces croissants. Comme ils étaient fidèles aux chemins qui leur étaient assignés ! Comme ils se cramponnaient à leurs étoiles parentes !

Je me souvenais de la pitié, du chagrin qu’ils avaient éveillés en moi la fois précédente, il n’y avait de cela que quelques jours virtuels. Dire qu’ils étaient condamnés à suivre éternellement le même chemin autour de la même étoile, irrémédiablement prisonniers, soumis à l’absurde obligation de revenir perpétuellement sur leurs pas. De leur point de vue ils étaient peut-être de grands vagabonds, mais du mien ils m’étaient apparus comme les plus pitoyables des esclaves. D’où ma peine pour les mondes des cieux ; mais cette fois-ci, à ma grande surprise, je ne ressentais aucune pitié, seulement une forme d’amour. Il n’y avait pas de raison de s’attrister à leur sujet. Ils étaient ce qu’ils étaient, et il y avait une suprême justesse dans ces orbites immuables et les mouvements dociles qu’ils accomplissaient en leur parcours. Ils étaient contents d’être ce qu’ils étaient. S’ils n’échappaient ne fût-ce qu’un instant à cet asservissement, il en résulterait un tel chaos dans l’univers que tout retour à l’ordre serait impossible. Ces mondes lancés dans leur ronde sont les fondations sur lesquelles tout le reste est bâti ; ils le savent et en éprouvent de la fierté ; ils sont fidèles à leurs tâches et cette dévotion mérite notre respect. Et avec le respect vient l’amour.

Ce doit être Vox qui parle en moi, me suis-je dit.

Je n’avais jamais eu de telles pensées. Aimer les planètes sur leurs orbites ? Quelle sorte d’idée était-ce là ? Peut-être pas plus bizarre que celle qui m’avait d’abord poussé à les plaindre parce qu’elles n’étaient pas des vaisseaux stellaires ; mais cette idée avait jailli spontanément des profondeurs de mon propre esprit et elle m’avait paru se tenir. À présent elle avait fait place à un tout autre point de vue.

J’aimais les mondes qui se déplaçaient devant moi sans se déplacer, dans la vaste nuit céleste.

J’aimais l’étrange fugitive à l’intérieur de moi qui contemplait ces mondes et les aimait pour leur immobilité.

Je la sentais s’emparer de moi à présent, m’emportant impatiemment plus loin, toujours plus loin, dans les profondeurs célestes. Elle comprenait, désormais ; elle savait comment on obtenait cela. Et elle était beaucoup plus audacieuse que je ne me le serais jamais permis. Nous foulions les étoiles ensemble. Non seulement nous les foulions, mais nous plongions, piquions, montions en flèche, batifolions parmi elles comme des dieux. Leur souffle brûlant nous grillait. Leur éclat palpitant nous assourdissait. Leurs mouvements sereins nous grondaient leur puissante musique. Nous allions toujours de l’avant, main dans la main, Vox m’entraînant, moi me laissant entraîner, nous enfonçant de plus en plus profondément dans l’abîme resplendissant qu’était l’univers. Jusqu’au moment où, enfin, nous avons fait halte, flottant au milieu du cosmos, le vaisseau hors de vue, rien que nous deux entourés d’un écran de soleils.

Je me suis alors senti transporté d’extase. Je devinais toute l’éternité à ma portée. Non, je m’exprime mal, je laisse supposer que j’étais pris de la folie des grandeurs, ce qui n’était nullement le cas. C’était moi que je devinais à la portée de toute l’éternité, au creux des bras aimants d’un cosmos intégral et parfait dans lequel rien n’était hors de place, ni ne pouvait l’être.

C’est cela que nous cherchons à atteindre en allant astromarcher. Cette impression de se trouver à sa place, de faire partie de la divine perfection de l’univers.

Quand on en est là, il est impossible de dire quels en seront les effets ; mais un changement intérieur s’ensuit généralement. J’étais revenu de ma première marche dans les étoiles sans avoir conscience d’une quelconque transformation ; mais en moins de trois jours je m’étais ouvert sur un coup de tête à un fantôme en goguette, faisant violence non seulement aux règlements mais à la nature même de mon caractère tel que je le percevais. J’avais toujours été, comme je crois l’avoir dit, quelqu’un d’extrêmement réservé. Et pourtant j’avais donné refuge à Vox, j’avais été soulagé et reconnaissant que son esprit et le mien soient restés des entités séparées à l’intérieur de notre cerveau commun.

Et voilà que je faisais mon possible pour briser toutes les barrières qui subsistaient entre nous.

Jusque-là, je ne lui avais rien laissé connaître de ma vie avant mon départ pour les cieux. J’avais réagi à ses questions par des dérobades effarouchées, des demi-vérités ou de francs refus. C’est ainsi que je m’étais toujours comporté avec autrui, en être renfermé, peu enclin à se révéler. J’étais peut-être resté encore plus secret avec Vox qu’avec tous les autres, en raison de la promiscuité mentale dans laquelle nous vivions. Comme si je craignais, en lui accordant la moindre connaissance intérieure de moi-même, de lui ouvrir la brèche qui lui permettrait de s’emparer entièrement de moi, de m’absorber dans son âme aussi vigoureuse qu’indocile.

Mais je lui offrais désormais mon passé dans un joyeux élan. Nous avons commencé à nous retirer lentement de cet endroit apocalyptique au centre de tout ; et tandis que nous flottions au sein du Grand Large, dérivant entre l’obscurité et l’explosion de lumière créée par le vaisseau, je lui ai dit à mon sujet tout ce que j’avais jusque-là gardé pour moi.

Je suppose que ce n’étaient que des détails sans intérêt, même s’ils étaient pour moi si hautement chargés de signification. Je lui ai dit le nom de ma planète d’origine. Je la lui ai fait voir. La mer couleur de plomb, le ciel couleur de fumée. Je lui ai montré la grisaille des quelques promontoires embroussaillés qui s’élevaient derrière notre maison et où j’allais courir tout seul pendant des heures, grande perche dont les pieds martelaient infatigablement les sables craquants comme si tous les diables étaient à ses trousses.

Je lui ai tout montré : l’enfant taciturne, l’adolescent inquiet, le jeune homme méfiant et exagérément circonspect. Les camarades qui restaient toujours des étrangers, les amis dont les voix se noyaient dans les échos d’un vain babillage, les amantes dont l’amour semblait sans consistance ni signification. Je lui ai parlé de cette impression que j’avais d’être le seul être vivant au monde, de n’être entouré que d’êtres artificiels pleins de rouages et de câbles. Ou que le monde n’était qu’un rêve incolore et sans relief dans lequel j’avais été d’une façon ou d’une autre pris au piège, mais dont je finirais par me réveiller pour connaître le vrai monde, tout de lumière, couleur, richesse de texture. Ou que je n’étais peut-être nullement humain, mais avais été abandonné dans la galaxie humaine par des créatures d’une espèce complètement différente, qui reviendraient me chercher dans quelque lointain futur.

C’est sur le ton de la bonne humeur que je lui ai raconté tout cela, et elle ne l’a pas pris au tragique. Elle interprétait ces pensées pour ce qu’elles étaient – non des symptômes de folie, mais les fantasmes moroses d’un enfant solitaire cherchant à trouver un sens à un monde incompréhensible où il se sentait étranger et apeuré.

« Mais vous vous en êtes sorti, a-t-elle dit. Vous avez trouvé un endroit où vous vous sentiez à votre place !

— Oui. Je m’en suis sorti. »

Et je lui ai parlé du jour où j’avais vu une soudaine lumière dans le ciel. Ma première pensée avait été que mes véritables parents revenaient me chercher ; la seconde, que c’était quelque comète de passage. Cette lumière était un vaisseau stellaire qui avait quitté les cieux pour entrer dans notre système. Et tandis que je me crevais les yeux à essayer de percer les ténèbres pour apercevoir les navettes qui se dirigeaient vers lui avec le lot de marchandises et de passagers en partance de notre monde pour quelque destination inconnue à l’autre bout de la galaxie, je me suis rendu compte que ce vaisseau stellaire était mon véritable foyer. Je me suis rendu compte que mon destin était là. Dans le Service.

Et c’est ainsi, ai-je dit, que j’en étais venu à abandonner mon monde, mon nom et ma vie, telle qu’elle était, pour faire partie de ceux qui naviguent entre les étoiles. Je lui ai fait savoir que c’était mon premier voyage, lui expliquant qu’il était dans les habitudes du Service de mettre à l’épreuve tous les nouveaux officiers en leur confiant d’emblée le commandement. Elle m’a demandé si j’avais trouvé le bonheur ici ; et j’ai dit tout de suite : Oui, puis un instant après : Non, pas encore, mais j’en aperçois enfin la possibilité.

Elle est restée un moment silencieuse. Nous regardions les mondes graviter et les étoiles pareilles à de flamboyantes pointes de couleur filer vers leurs lointaines destinations, et le violent éclat blanc du vaisseau lui-même ruisseler dans le firmament comme le sang de quelque dieu étranger. La pensée m’est venue de tout ce que je risquais en la cachant ainsi en moi. Je l’ai chassée. Ni l’endroit ni le moment ne se prêtaient au doute, à la peur ou à l’appréhension.

Puis elle a dit : « Je suis heureuse que vous m’ayez raconté tout ça, Adam.

— Oui. Moi aussi.

— Je l’ai senti dès le début, quelle sorte de personne vous étiez. Mais j’avais besoin de l’entendre formuler avec vos propres mots, vos propres pensées. C’est comme je disais. Vous et moi sommes de la même espèce. Des chevilles carrées dans un monde de trous ronds. Vous avez fui vers le Service et j’ai fui vers une nouvelle vie dans le corps de quelqu’un d’autre. »

Je me suis avisé que Vox ne parlait pas de mon corps, mais de celui qui l’attendait sur Cul-de-Sac.

Et je me suis avisé du même coup qu’il y avait quelque chose d’elle qu’elle n’avait jamais partagé avec moi, ce quelque chose étant la nature du défaut qui lui avait fait rejeter son ancien corps. Si je la connaissais mieux, j’ai pensé, je pourrais l’aimer plus profondément, imperfections comprises, comme le veut l’amour. Mais elle s’était gardée de me dire cela, et je ne l’avais pas encouragée dans cette voie. À présent, ici, sous le froid miroitement des cieux, nous étions certainement entrés dans un espace d’absolue confiance, de totale union des âmes.

Je lui ai dit : « Laissez-moi vous voir. Vox.

— Me voir ? Comment pourriez-vous…

— Donnez-moi une image de vous. Vous êtes trop abstraite pour moi ainsi. Vox. Une voix. Rien qu’une voix. Vous me parlez, vous vivez en moi, et je n’ai toujours pas la moindre idée de ce à quoi vous ressemblez.

— Je tiens à ce qu’il en soit ainsi.

— Vous ne voulez pas me montrer comment vous êtes ?

— Je n’aurais rien à vous montrer. Je suis une matrice. Je ne suis que de l’électricité.

— Je comprends bien. Je veux dire comment vous étiez avant. Votre ancienne apparence, celle que vous avez abandonnée sur Kansas Quatre. »

Pas de réponse.

J’ai cru qu’elle hésitait, qu’elle réfléchissait ; mais un certain temps s’est écoulé et toujours rien. Rien que du silence, un silence qui s’était abattu entre nous comme un rideau de fer.

« Vox ? »

Rien.

Où se cachait-elle ? Qu’est-ce que j’avais fait ?

« Qu’est-ce qui se passe ? C’est à cause de ce que je vous ai demandé ? »

Pas de réponse.

« Ça va, Vox. Oublions ça. Ça n’a aucune importance. Vous n’êtes pas obligée de me montrer quelque chose que vous n’avez pas envie de me montrer. »

Rien. Silence.

« Vox ? Vox ? »

Les mondes et les étoiles tournoyaient de façon chaotique devant moi. Le grondement lumineux du vaisseau a parcouru en un instant toutes les nuances du spectre. Gagné par la panique je suis parti à sa recherche et n’ai trouvé aucune trace de sa présence en moi. Rien. Rien.

« Ça va ? » a fait une autre voix. Banquo, de l’intérieur du vaisseau. « Je reçois des signaux plutôt affolés. Vous feriez bien de rentrer. Vous êtes resté dehors assez longtemps. »

Vox était partie. J’avais franchi quelque frontière infranchissable et je l’avais effrayée.

Du fond de mon engourdissement, j’ai donné le signal à Banquo, et il m’a ramené à l’intérieur.

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