5.

Agité, troublé, j’ai parcouru le Chas du vaisseau. Malgré la moquerie doucereuse d’Henry Henry 49 j’étais toujours convaincu qu’il y avait un problème à bord, ou qu’il allait y en avoir un.

Juste au moment où j’atteignais le Niveau Vue-sur-l’Extérieur j’ai senti quelque chose d’étrange m’effleurer pour la deuxième fois. C’était différent cette fois-ci, et profondément dérangeant.

Le Chas, tout le long de la descente qu’il effectue du Pont Dorsal au Pont Ventral, est tapissé d’écrans qui fournissent des visualisations, réelles ou virtuelles, de tous les aspects du vaisseau, internes et externes. Je suis arrivé devant le grand écran à bord noir biseauté qui offrait une vue simulée de l’environnement spatial externe effectif et contemplais la roue de plus en plus petite de la station-relais de Dernière Thulé quand s’est produite la nouvelle anomalie. L’autre avait été le plus infime des signaux subliminaux, un pinçon, un chatouillis. Celle-ci ressemblait davantage à une tentative d’intrusion. Des doigts invisibles semblaient me caresser légèrement le cerveau, explorant le terrain, cherchant un passage. Les doigts se sont retirés ; un moment plus tard j’ai ressenti un élancement douloureux dans la tempe gauche.

Je me suis raidi. « Qui est là ?

— Aidez-moi », a dit une voix silencieuse.

J’avais eu vent d’histoires extravagantes sur des matrices de passagers échappées de leurs circuits de stockage qui dérivaient à travers le vaisseau, tels des fantômes, à la recherche d’un corps susceptible d’être infiltré dans un moment d’inattention. Les sources n’étaient pas fiables, de vieux gredins dans le genre de Roacher ou Bulgar. Je rejetais de telles histoires comme n’étant que des fables, de même que je rejetais les récits concernant les vastes krakens tentaculaires qui sillonnaient, disait-on, les mers de l’espace, ou les aguichantes sirènes aux seins rayonnants qui dansaient le long des lignes de force aux points de rotation. Mais j’avais senti cela. Les doigts fouineurs, le brusque élancement de douleur. La présence toute proche de quelqu’un d’effrayé, d’effrayé mais de fort, plus fort que moi.

« Qui êtes-vous ? »

Pas de réponse. Quoi que ce fût, si tant est qu’il y ait eu quelque chose, ça avait regagné sa cachette après ce coup de sonde furtif.

Mais était-ce vraiment parti ?

« Vous êtes encore là quelque part, j’ai dit. Je le sais. »

Silence. Calme.

« Vous avez demandé de l’aide. Pourquoi avez-vous disparu si vite ? »

Aucune réaction. Je me suis senti gagné par la colère.

« Qui que vous soyez. Quoi que vous soyez. Parlez. »

Rien. Silence. Avais-je imaginé tout cela ? Le coup de sonde, la voix sans voix ?

Non. Non. J’étais certain qu’il y avait quelque chose d’invisible et d’irréel en train de rôder autour de moi. Et je trouvais rageant d’être incapable de rétablir le contact. Que l’on fasse ainsi joujou avec moi, que l’on me nargue de cette façon.

C’est mon vaisseau, j’ai pensé. Je ne veux pas de fantômes à bord de mon vaisseau.

« On peut vous détecter, j’ai repris. On peut vous maîtriser. On peut vous supprimer. »

Tandis que je me tenais là, bouillonnant de frustration, il m’a semblé sentir de nouveau cet attouchement mental, plus léger cette fois, mélancolique, plein de regret. Peut-être l’inventais-je. Peut-être l’ai-je créé rétroactivement.

Mais cela n’a duré qu’un bref instant, si tant est que la chose se soit produite, et je me suis retrouvé indiscutablement seul. Cette solitude était bien réelle, totale, indubitable. Je suis resté là, cramponné à la main courante de l’écran, penché sur les ténèbres éclatantes, pris de vertige comme si j’étais aspiré dans l’espace à travers la paroi du vaisseau.

« Mon commandant ? »

La voix d’Henry Henry 49, qui tombait du néant derrière moi.

« Avez-vous senti quelque chose cette fois ? » j’ai demandé.

L’intelligence a ignoré ma question. « Mon commandant, il y a un problème sur le Pont Passagers. Alerte générale. Voulez-vous venir ?

— Préparez-moi une voie de transit. J’arrive. »

Des lumières se sont mises à briller en l’air, jaunes, bleues, vertes. L’intérieur du vaisseau est un vaste labyrinthe opaque et s’y déplacer est difficile sans une intelligence pour vous guider. Henry Henry 49 m’a organisé une route efficace qui m’a mené au bas de la courbe du Chas et fait pénétrer dans le corps principal du vaisseau ; à partir de là je n’ai eu qu’à longer la paroi sous le vent pour gagner l’ascenseur menant au Pont Passagers. J’étais véhiculé par un pisteur sur coussin d’air relié aux lumières. Le trajet n’a pas pris plus d’un quart d’heure. Sans aide il m’aurait probablement fallu une semaine.

Le Pont Passagers est un univers rempli d’échos qui abrite une couvée de cercueils, des centaines, parfois des milliers, disposés par rangées de trois. C’est là que dort notre fret vivant en attendant que nous arrivions et le réanimions. Des appareils soupirent et murmurent tout autour d’eux, les dorlotant dans leur sommeil artificiel. Au-delà, dans la vague profondeur du lointain, se trouve l’endroit destiné à des passagers d’un genre différent – un réseau de câbles sensoriels qui contient nos milliers de matrices désincarnées. Il s’agit des colons qui ont laissé leur corps derrière eux quand ils sont partis dans l’espace. C’est un endroit ténébreux et peu engageant, faiblement éclairé par des comètes de velours tourbillonnantes qui décrivent des cercles en l’air en émettant des étincelles de rouge et de vert.

Le problème concernait la zone d’animation suspendue. Cinq membres d’équipage étaient déjà là, les plus anciens à bord : Katkat, Dismas, Rio de Rio, Gavotte, Roacher. En les voyant tous ensemble, j’ai su qu’il devait s’agir de quelque chose de grave. Nous évoluons sur des orbites séparées dans l’immensité du vaisseau : voir ne serait-ce que trois membres d’équipage au cours du même mois virtuel est extraordinaire. Et voilà que j’en avais cinq en face de moi. Je me suis senti oppressé par le sentiment de solidarité qui les liait les uns aux autres. Chacun d’eux avait sillonné les mers célestes durant plus d’années que n’en comptait mon existence.

Et il y avait maintenant au moins une douzaine de voyages qu’ils faisaient équipe ensemble. J’étais l’étranger parmi eux, un inconnu qui n’avait pas encore été mis à l’épreuve, peu considéré, insignifiant. Roacher m’avait déjà reproché ma gentillesse, désignant par là, je le savais, une incapacité fondamentale à agir de façon décisive. Je pensais qu’il avait tort. Mais peut-être me connaissait-il mieux que je ne me connaissais moi-même.

Ils se sont écartés, m’ouvrant un passage entre eux. Gavotte, un grand costaud carré d’épaules aux manières étonnamment délicates et posées, a ouvert les mains en un geste éloquent : Là, capitaine, vous voyez ? Vous voyez ?

Oui, je voyais. Des volutes de vapeur verdâtres qui montaient du compartiment d’un passager, et la porte de verre dudit compartiment à demi ouverte, fêlée de haut en bas, givrée par l’écart de température. Et j’entendais un bruit d’écoulement monotone. Un liquide bleu tombait en grosses gouttes régulières d’un tube d’alimentation brisé. À l’intérieur du compartiment lui-même se découpait la silhouette pâle d’un homme nu, les yeux écarquillés, la bouche ouverte en un cri silencieux. Son bras gauche était levé, son poing crispé. La statue même de la terreur.

Ils avaient un équipement de récupération tout prêt. Le malheureux passager serait désassemblé et toutes les parties utilisables stockées dès que j’en aurais donné l’ordre.

« Est-ce qu’il est récupérable ? j’ai demandé.

— Jetez un coup d’œil », a dit Katkat en désignant l’affichage du compartiment. Toutes les courbes étaient descendantes. « On a déjà une dégradation à quatre-vingt-dix pour cent, et ça continue. On désassemble ?

— Allez-y, j’ai fait. Approuvé. »

Les lasers ont brillé et se sont mis à l’œuvre. Des parties du corps sont apparues, luisantes, humides. Les bras métalliques de l’équipement de récupération se sont élevés et abaissés comme autant de tentacules, se saisissant des organes qui n’étaient pas irrémédiablement perdus pour les entreposer. Tandis que la machine faisait son travail, les hommes s’affairaient autour d’elle, stoppant le compartiment brisé, débranchant les alimenteurs rompus et les câbles réfrigérants.

J’ai demandé à Dismas ce qui s’était passé. Il était le balayeur mental assigné à ce secteur et avait la responsabilité des questions d’entretien touchant aux passagers en animation suspendue. Il avait un visage franc et cordial, mais la jovialité qu’exprimaient sa bouche et ses joues était mystérieusement niée par ses yeux sombres, lugubres. Il m’a expliqué qu’il était en train de travailler beaucoup plus loin sur le pont – une opération de routine sur les gens à destination de Strappado – quand il avait soudain ressenti comme un petit malaise, un bref chatouillis lui disant que quelque chose n’allait pas.

« J’ai ressenti la même chose, j’ai dit. Ça s’est passé il y a combien de temps ?

— Peut-être une demi-heure. Je n’y ai pas fait spécialement attention. J’ai pensé que c’était quelque chose dans mon ventre, capitaine. Vous avez ressenti la même chose, dites-vous ? »

J’ai hoché la tête. « Juste un picotement. C’est archivé. » J’ai entendu la musique lointaine d’Henry Henry 49. Peut-être l’intelligence essayait-elle de s’excuser d’avoir douté de moi. « Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?

— Je me suis remis à mon travail. Cinq, dix minutes, peut-être. J’ai senti une nouvelle secousse, plus forte cette fois. » Il s’est touché le front au niveau de la tempe. « Là. Les détecteurs se sont déclenchés, bris de verre. Je me suis ramené au pas de course, j’ai trouvé ce passager pour Cul-de-Sac ici, en proie à des convulsions. En train de s’arracher à ses fixations, de se débattre. Il s’est libéré de tout, s’est cogné contre la vitre du compartiment. L’a cassée. Une mort ultra-rapide.

— Intrusion d’une matrice », a dit Roacher.

Mon cuir chevelu s’est crispé. Je me suis tourné vers lui.

« Expliquez-moi ça. »

Il a haussé les épaules. « Il arrive de temps en temps que quelqu’un dans les circuits de stockage ait envie de prendre le large, trouve un moyen de s’échapper et aille se balader dans le vaisseau. À la recherche d’un corps dans lequel s’enficher, voilà ce qui les intéresse. Ils peuvent s’introduire en moi, en Katkat, même en vous, capitaine. N’importe qui d’accessible, rien que pour sentir de nouveau de la chair autour d’eux. C’est ce qui est arrivé à ce passager, et ça s’est mal passé. »

Les doigts fouineurs, oui. La voix silencieuse. Aidez-moi.

« Je n’ai jamais eu vent de cas d’enfichage avec un passager en animation suspendue, a observé Dismas.

— Ce n’est pas une raison pour qu’il n’y en ait pas, a répliqué Roacher.

— Mais quel intérêt ? On est toujours coincé dans un caisson. Se retrouver congelé, ce n’est pas mieux que de rester à l’état de matrice.

— Cinq contre deux que c’était une intrusion de matrice, a dit Roacher, une lueur mauvaise dans les yeux.

— Tenu », a fait Dismas. Gavotte a ri et a pris part au pari. Le tortueux petit Katkat s’est mis lui aussi de la partie, mais dans l’autre camp. Rio de Rio, qui n’avait pas adressé un mot à qui que ce fût au cours de ses six derniers voyages, a grogné et fait un geste obscène aux deux factions.

Je n’étais plus qu’un simple spectateur dans tout ça. Pour regagner un semblant d’autorité, j’ai dit : « S’il y a une matrice en liberté, ça apparaîtra sur l’inventaire du vaisseau. Dismas, mettez l’intelligence de service là-dessus et présentez-vous au rapport. Katkat, Gavotte, finissez de me nettoyer ce bazar et bouclez tout. Ensuite je veux vos rapports sur le journal de bord et une copie pour moi. Je serai dans mes quartiers. Vous aurez de nouvelles instructions plus tard. La matrice échappée, si c’est de cela qu’il s’agit, sera identifiée, localisée et rattrapée. »

Roacher m’a adressé un grand sourire. J’ai cru qu’il allait ouvrir un ban en mon honneur.

J’ai tourné les talons et je suis remonté sur mon pisteur qui, guidé par les lumières, rouges, bleues, vertes, m’a fait retraverser le labyrinthe des ponts et ramené jusqu’au Chas.

Au moment où je suis entré dans ma cabine, quelque chose a effleuré mon esprit et une voix silencieuse a dit : « Aidez-moi, s’il vous plaît. »

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