4.

Le cinquième jour virtuel du voyage j’ai soudain ressenti un léger picotement, un chatouillement, une subtile indication que quelque chose ne tournait pas rond. C’était extrêmement ténu, à peine perceptible, comme l’éparpillement de cailloux érodés qui vous apprend que le palais et les tours d’une grande cité en ruine gisent enterrés sous la butte que vous gravissez. À moins que vous ne soyez aux aguets de tels signaux vous ne les remarquez pas. Mais j’étais prêt pour une découverte ce jour-là. J’en avais le désir. Une étrange joie m’a envahi quand j’ai saisi ce fugace signal de dysfonctionnement.

Je me suis branché sur l’intelligence de service et j’ai dit : « Qu’est-ce que c’était que cette secousse sur le Pont Passagers ? »

L’intelligence s’est aussitôt présentée dans mon esprit, alerte présence vert-de-gris dans un halo de vibrations musicales.

« Je ne perçois aucune secousse, mon commandant.

— Il y a eu une secousse parfaitement distincte. À l’instant. Un tressaillement dans les données.

— Vraiment, mon commandant ? Un tressaillement dans les données ? » L’intelligence avait l’air sidérée, mais de façon condescendante. Elle me ménageait. « Quelles mesures dois-je prendre, mon commandant ? »

On m’invitait à me retirer.

L’intelligence de service était un Henry Henry 49. La série des Henry affecte une sorte d’innocence onctueuse que je trouve hypocrite. Ce qui ne les empêche pas d’être des intelligences très capables. Je me suis demandé si j’avais mal interprété le signal. Peut-être étais-je trop désireux d’un événement, n’importe quel événement, qui renforcerait mes relations avec le vaisseau.

On n’éprouve pas la moindre impression de mouvement ou d’activité à bord d’un vaisseau stellaire : on flotte en silence sur une mer de ténèbres, dans notre éblouissant manteau de lumière. Rien ne bouge, rien ne semble vivre dans tout l’univers. Depuis que nous avions quitté Kansas Quatre je me sentais jugé par le grand silence. Étais-je vraiment le capitaine de ce vaisseau ? Bon : alors laissez-moi sentir le poids de toutes mes responsabilités.

Nous avions désormais dépassé Dernière Thulé, et il n’était pas possible de faire demi-tour. Portés sur notre manteau de lumière, nous étions appelés à rugir à travers les cieux durant des semaines et des semaines virtuelles avant d’atteindre la première de nos destinations, en l’occurrence Cul-de-Sac dans l’archipel de Vainegloire, à l’écart des Amas Spectraux. Ici, en librespace, je devais commencer à m’imposer comme le maître du vaisseau, faute de quoi c’était lui qui serait le mien.

« Mon commandant ? a fait l’intelligence.

— Procédez à un relevé de données, j’ai ordonné. Tout l’input du Pont Passagers pour la demi-heure qui vient de s’écouler. Il y a eu du mouvement. Il y a eu un tressaillement. »

Je savais que je pouvais me tromper. Mais s’il peut être naïf de se tromper par excès de prudence, ce n’est quand même pas un péché. Et je savais qu’à ce stade du voyage rien de ce que je pouvais dire ou faire ne m’empêcherait de passer pour un naïf aux yeux de l’équipage de l’Épée-d’Orion. Dans ces conditions, qu’avais-je à perdre en ordonnant une vérification ? J’étais avide de surprises. Toute irrégularité dénichée par Henry Henry 49 serait à mon avantage ; l’absence d’une telle irrégularité n’aggraverait pas ma situation.

« Je vous demande pardon, mon commandant, m’a annoncé Henry Henry au bout d’un moment, mais il n’y a pas eu la moindre secousse.

— J’ai peut-être exagéré la chose en la taxant de secousse. Peut-être n’était-ce qu’une anomalie. Qu’en dites-vous, Henry Henry 49 ? » Je me demandais si je n’étais pas en train de m’humilier, à discuter ainsi avec une intelligence. « Il s’est passé quelque chose, j’en suis sûr. Un décrochage indubitable dans le flux des données. Une anomalie, oui. Qu’en dites-vous, Henry Henry 49 ?

— Oui, mon commandant.

— Oui quoi ?

— L’enregistrement montre bien une irrégularité. Votre observation était perspicace, mon commandant.

— Continuez.

— Aucune raison de s’inquiéter, mon commandant. Un petit mouvement métabolique, rien de plus. Comme quand on se retourne dans son sommeil. » Pauvre enflé, qu’est-ce que tu connais du sommeil ? « Il est extrêmement inhabituel, mon commandant, que l’on soit en mesure de déceler quelque chose d’aussi infime. Je vous félicite, mon commandant. Tous les passagers vont bien, mon commandant.

— Parfait. Entrez cet échange dans le journal de bord, Henry Henry 49.

— Entrée déjà effectuée, mon commandant. Permission de découpler, mon commandant ?

— Permission accordée. »

Le chatoiement musical qui signalait la présence de l’intelligence a rapetissé et disparu. Je pouvais l’imaginer en train de ricaner tout en faisant ses rondes, fantôme voltigeur, dans les circuits neuraux du vaisseau. Logiciel hautain, rayonnant de mépris pour son maître putatif. Pauvre capitaine, pensait Henry Henry 49. Pauvre petite nullité de capitaine. Un passager éternue, et le voilà prêt à faire condamner toutes les cloisons.

Bah, qu’il ricane, j’ai pensé. J’ai agi avec à-propos et les archives le montreront.

Je savais que tout cela faisait partie de ma période probatoire.

Peut-être pensez-vous qu’être capitaine d’un vaisseau comme l’Épée-d’Orion pour votre premier voyage dans les cieux constitue une terrible responsabilité et un inconcevable fardeau. C’est le cas, mais pas pour la raison que vous croyez.

En fait, les fonctions de capitaine sont les moins significatives comparées à celles de n’importe qui à bord du vaisseau. Les autres ont des tâches bien définies qui sont essentielles pour la bonne marche du voyage, même si le vaisseau peut, en cas de besoin, pratiquement remplacer n’importe quel membre d’équipage comme se substituer à toute fonction relativement indépendante. La tâche du capitaine, en revanche, est radicalement abstraite. Son rôle consiste à être le témoin du voyage, à le faire exister dans sa conscience, à lui donner cohérence, continuité, en le réduisant à un ensemble structuré de décisions et réactions. En ce sens le capitaine n’est guère plus qu’un logiciel : il est le codage à travers lequel le voyage est exprimé sous la forme d’une série de fonctions linéaires. S’il ne réussit pas à s’acquitter convenablement de cette tâche, d’autres veilleront discrètement à ce que le voyage se déroule comme il se doit. Ce qui est détruit, au cours d’un voyage dont le capitaine n’est pas à la hauteur, c’est le capitaine lui-même, pas le voyage. Mon entraînement préalable avait été parfaitement clair sur ce point. Le voyage peut survivre au plus piètre des capitaines. Comme je l’ai dit, quatre vaisseaux ont été perdus depuis l’inauguration du Service sans que personne ne sache pourquoi. Mais il n’y a aucune raison de penser qu’une quelconque de ces catastrophes ait été causée par des fautes de la part du capitaine. Comment aurait-il pu y en avoir ? Le capitaine n’est que le véhicule à travers lequel les autres agissent. Ce n’est pas le capitaine qui fait le voyage, mais le voyage qui fait le capitaine.

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