3.

Vous n’avez jamais vu un vaisseau stellaire. Nous ne quittons pas les cieux ; quand un port est en vue, des navettes viennent à nous prendre livraison. Entre la surface planétaire et nous, nous ne nous permettons pas une distance de moins d’un million de longueurs de vaisseau. À nous approcher davantage nous serions mis en pièces par cette force terrible qui émane des mondes.

La vie de rampant ne nous manque pas pour autant. C’est pour nous la plaie des plaies. Si je devais descendre à terre maintenant, après avoir passé la majeure partie de ma vie dans les cieux, je mourrais du mal-des-largués en une heure. C’est une horrible façon de mourir ; mais pourquoi descendrais-je un jour à terre ? Cette éventualité existait pour moi à l’époque où je naviguais pour la première fois sur l’Épée-d’Orion, voyez-vous, mais j’y ai renoncé depuis longtemps. C’est ce que je veux dire quand je déclare que l’on renonce à la vie lorsqu’on part pour les deux. Mais bien sûr ce qui vous quitte aussi, c’est le sentiment qu’être à terre puisse avoir quelque chose à voir avec être vivant. Si vous pouviez vous déplacer dans un vaisseau stellaire, ou même en voir un comme nous les voyons, vous comprendriez. Je ne vous en veux pas d’être ce que vous êtes.

Laissez-moi vous montrer l’Épée-d’Orion. Même si vous ne devez jamais le voir comme nous le voyons.

Que verriez-vous, si vous quittiez le vaisseau comme nous le faisons parfois pour astromarcher au milieu du Grand Large ?

La première chose que vous verriez serait l’éclat du vaisseau. Un vaisseau stellaire dégage en permanence une formidable lumière qui fend les cieux comme un coup de trompette. Ce vaste flamboiement précède et suit à la fois. En avant du vaisseau un cône lumineux s’enfonce en mugissant dans le vide. Dans son sillage le vaisseau laisse une traînée photonique d’une telle intensité que l’on pourrait presque la ramasser et la peser. C’est la propulsion stellaire qui produit cette lumière : un vaisseau mange de l’espace et crache de la lumière.

À l’intérieur de cette lumière vous verriez une aiguille de dix kilomètres de long. C’est le vaisseau. L’une des extrémités s’effile en pointe, l’autre comporte le Chas, et il faudrait plusieurs jours de marche pour aller d’un bout à l’autre à travers tous les compartiments qui se trouvent dans l’intervalle. C’est un monde en soi. L’aiguille en question est aplatie. Vous pourriez facilement marcher sur la surface extérieure du vaisseau, le revêtement du pont supérieur, ce que nous appelons le Pont Dorsal. Ou tout aussi facilement sur le Pont Ventral, ou pont inférieur. Nous appelons l’un supérieur et l’autre inférieur, mais lorsqu’on est à l’extérieur du vaisseau ces distinctions sont dépourvues de sens. Entre le Dorsal et le Ventral se trouvent le Pont Équipage, le Pont Passagers, le Pont Cargaison, le Pont Propulsion. D’ordinaire personne ne passe d’un pont à l’autre. Nous restons à notre place. Les moteurs sont dans le Chas. Ainsi que les quartiers du capitaine.

Cette aiguille constitue le vaisseau, mais elle ne représente pas la totalité du vaisseau. Ce que vous ne serez pas en mesure de voir, ce sont les annexes, extensions et virtualités. Elles accompagnent le vaisseau, l’enveloppant dans un réseau d’extrastructures complexes. Mais elles relèvent d’un niveau de réalité secondaire et défient par conséquent la vision. Un vaisseau s’enfonce dans le vide, se déployant largement pour trouver de la place à tout ce qu’il doit transporter. C’est dans ces zones extérieures que sont entreposés nos provisions en vivres et matériel, nos réserves de combustible et tout ce qui voyage en seconde classe. Si le vaisseau transporte des prisonniers, ils seront relégués dans une annexe. Si le vaisseau s’attend à rencontrer de fortes turbulences en cours de route, il se munira de stabilisateurs, lesquels seront transportés dans les virtualités, prêts à se matérialiser en cas de besoin. Ce sont les mystères de notre profession. Acceptez-les de confiance ou ignorez-les, à votre gré : vous n’êtes pas censés les connaître.

Il faut quarante ans pour construire un vaisseau. Il y en a actuellement deux cent soixante et onze en service. Et on ne cesse d’en construire de nouveaux. Ils constituent le seul lien entre les Métromondes et les huit cent quatre-vingt-dix-huit Colonies et colonies des Colonies.

Quatre vaisseaux ont été perdus depuis la création du Service. Personne ne sait pourquoi. La perte d’un vaisseau est la pire catastrophe que je puisse imaginer. La dernière tragédie de ce type remonte à six ans virtuels.

Un vaisseau stellaire ne retourne jamais sur le monde d’où il a été lancé. La galaxie est trop vaste pour cela. Il fait ses voyages et va toujours de l’avant à travers les cieux en un circuit éternellement ouvert. C’est la servitude du Service. Revenir n’aurait aucun sens, vu que les années filent par milliers derrière nous à mesure que s’accomplissent nos voyages. Nous vivons en dehors du temps. Nous le devons, car il n’y a pas d’autre solution. C’est notre fardeau et notre privilège. C’est la servitude du Service.

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