15.

Il y avait des choses à faire à bord. Depuis des jours, l’invasion de Vox ne cessait de me distraire. Mais je n’osais pas aller jusqu’à oublier que nous étions au milieu d’une traversée des cieux. Nos vies à tous, et celles de nos passagers, dépendaient de l’accomplissement scrupuleux de nos fonctions – y compris la mienne. Et des mondes attendaient la manne que nous transportions. Ma tâche du moment était de surveiller l’acquisition de l’effet catapulte.

J’ai enjoint à Vox de me laisser provisoirement, le temps d’en finir avec cette manœuvre de routine. Je serais branché sur les autres membres de l’équipage pour toute la durée de l’opération ; ils étaient susceptibles de déceler sa présence en moi ; impossible de dire ce qui pouvait arriver. Mais elle a refusé. « Non, a-t-elle déclaré. Je ne vous laisserai pas. Je ne veux pas sortir. Mais je me cacherai, tout au fond, comme je l’ai fait quand vous m’avez contrariée.

— Vox… j’ai commencé.

— Non. S’il vous plaît. Je ne veux pas en discuter. »

Le temps manquait pour débattre de la question. Je sentais la profondeur et l’intensité de sa détermination.

« Alors cache-toi, j’ai dit. Si c’est ce que tu veux. »

Je suis redescendu par le Chas pour me rendre au Pont Machines.

Le reste de l’équipe-acquisition était déjà rassemblé dans la Grand-Salle de Navigation : Fresco, Raebuck, Roacher. Raebuck avait pour rôle de veiller à ce que les canaux de communication restent ouverts, Fresco d’établir les coordonnées, et Roacher, en tant qu’ingénieur mécanicien, de contrôler les fluctuations du drainage et du rapport entrée-sortie. Ma fonction consistait à donner les signaux à chaque étape de la manœuvre. En vérité mon intervention était superflue, étant donné que Raebuck, Fresco et Roacher faisaient ce genre de chose une douzaine de fois par voyage, qu’ils avaient des dizaines de voyages à leur actif et par conséquent nul besoin d’être guidés.

La vérité ultime était qu’ils étaient eux aussi superflus, car Henry Henry 49 nous surveillait tous, et l’intelligence était tout à fait capable de procéder à l’ensemble de la manœuvre sans aucun secours humain. Néanmoins il y avait un protocole à observer, et qui n’avait rien d’inepte.

Les intelligences sont de loin supérieures aux humains en matière de capacité mentale, d’aptitude à s’interfacer, de temps de réaction, mais elles ne sont rien de plus que des serviteurs, et qui plus est des serviteurs artificiels, qui manquent de toute conscience réelle de l’humaine fragilité ou de l’humaine complexité éthique. On ne doit s’en servir qu’à titre d’instruments, non à titre de décideurs. Une société qui délègue les responsabilités de la vie et de la mort à ses serviteurs finira par se faire prendre à la gorge par les serviteurs en question. Quant à moi, tout novice que j’étais, mon rôle se justifiait : point central de l’entreprise, preneur des initiatives, conducteur et observateur du processus. Peut-être n’importe qui pouvait-il assumer ces fonctions, mais il n’en restait pas moins que quelqu’un le devait, et par tradition ce quelqu’un était le capitaine.

Appelez cela un rituel, appelez cela une danse hautement stylisée, si vous voulez. Mais il n’est pas possible d’échapper au besoin humain de rituel et de stylisation. De tels aspects d’un processus peuvent ne pas sembler essentiels, mais ils sont précieux et significatifs, et au bout du compte peuvent être considérés comme essentiels eux aussi.

« On y va ? » a demandé Fresco.

Nous nous sommes branchés, Roacher directement sur le vaisseau, Raebuck sur Roacher, Fresco sur moi, moi sur le vaisseau.

« Simulation », j’ai lancé.

Raebuck a entré le premier code et le vaste espace résonant qu’était la Grand-Salle de Navigation s’est animé sous l’effet d’une pulsation lumineuse : une représentation des cieux tout autour de nous, les lignes de force, les nœuds de rotation, les étoiles, les planètes. Nous sommes passés sans encombre en chute libre, dérivant avec une aisance qui n’avait d’égale que celle des anges. Nous aurions facilement pu nous croire en train d’astromarcher.

Le simulacre du vaisseau était une brillante flèche de lumière juste au-dessus de nous à gauche. Devant, palpitant comme un nid de serpents en colère, se trouvait le globe représentant le point de rotation de Lasciate Ogni Speranza, enroulement serré de câbles grisâtres traversé de filaments furieusement écarlates.

« Entrer mode d’approche, j’ai dit. Activer les récepteurs. Entamer égalisation de seuil. Entamer comparaison vitesse. Préparation à accélération. Vérifier vitesse angulaire. Entamer consolidation rotation. Entrer choix du déplacement. Déploiement du mât. Préparation réception-acquisition. »

À chaque commandement, l’homme concerné effleurait une touche, appuyait sur un tableau d’instructions ou expédiait simplement une impulsion à travers le système intégré qui, directement ou indirectement, le reliait à l’esprit du vaisseau.

Par égard pour moi, ils attendaient de recevoir mes ordres, mais la promptitude avec laquelle ils m’obéissaient me disait que leur esprit était déjà en mouvement au moment où je parlais.

« C’est vraiment passionnant, n’est-ce pas ? a soudain dit Vox.

— Pour l’amour du Ciel, Vox ! À quoi tu joues ? »

Sauf erreur de ma part, les autres avaient entendu son effusion aussi clairement que si elle avait été clamée par haut-parleur.

« Je veux dire, a-t-elle continué, je n’avais jamais imaginé que ça se passait comme ça. Je sens tout le… »

Saisi d’angoisse, je l’ai aussitôt sommée de se taire. Une telle irruption, après ma mise en garde, était un acte de pure démence. Dans le silence qui a suivi j’ai senti une espèce de réverbération interne, un frémissement boudeur de mécontentement. Mais je n’avais pas le temps de m’inquiéter des humeurs de Vox pour le moment.

Des arceaux d’énergie de déplacement se sont mis à ricocher à travers la Grand-Salle de Navigation au moment où notre mât sortait – rien à voir avec le support d’une voilure, comme sur un de ces vaisseaux qui sillonnent les mers planétaires ; plutôt une antenne géante destinée à nous relier au point de rotation droit devant – et le vaisseau et le point de rotation se sont rués l’un vers l’autre comme des lutteurs tout en bras. Des zébrures dans les tons cramoisi, émeraude, or et améthyste ont sillonné l’atmosphère, bondissant et rebondissant. Le point de rotation, désormais activé et tremblant entre les états énergétiques, nous enveloppait dans ses millions de tentacules, nous capturait, s’apprêtant à tournoyer sur son axe pour nous catapulter vers la prochaine station-relais sur notre trajet à travers les cieux.

« Acquisition, a annoncé Raebuck.

— Procéder à l’acceptation de la capture, j’ai dit.

— Acceptation, a fait Raebuck.

— Mode directionnel. Grille dimensionnelle onze.

— Grille dimensionnelle onze », a répété Fresco.

La salle entière paraissait en feu à présent.

« Merveilleux, a murmuré Vox. Quelle splendeur…

Vox !

— Demande d’autorisation pour effet catapulte, a dit Fresco.

— Autorisation accordée, j’ai répondu. Grille onze.

— Grille onze, a répété Fresco. Effet catapulte acquis. »

Un frémissement s’est propagé en moi – comme en Fresco, Raebuck et Roacher. C’était le vaisseau, en la personne d’Henry Henry 49, qui achevait le processus d’acquisition. Nous avions été capturés par Lasciate Ogni Speranza, nous avions subi une absorption de vitesse et un changement de cap, nous avions bénéficié d’un nouvel effet catapulte, et voilà que nous nous élancions vers notre prochaine escale. J’ai entendu Vox sangloter en moi, non de désespoir mais d’extase, de ravissement.

Nous nous sommes tous débranchés. Raebuck, l’austérité faite homme, a réussi à produire un petit sourire en se tournant vers moi.

« Beau travail, capitaine, a-t-il dit.

— Oui, a renchéri Fresco. Excellent. Vous apprenez vite. »

J’ai vu Roacher m’étudier de ses petits yeux luisants bien à lui. Allez, mon salaud, j’ai pensé. Vas-y toi aussi de ton petit compliment, si tu en es capable.

Mais il s’est contenté de garder les yeux fixés sur moi. J’ai haussé les épaules et je lui ai tourné le dos. Ce que Roacher pouvait penser ou dire m’importait peu, me suis-je dit.

Comme nous quittions la Grand-Salle de Navigation chacun de son côté, Fresco s’est retrouvé près de moi. Sans un mot nous avons traîné les pieds jusqu’aux pisteurs qui nous attendaient. À l’instant où j’allais prendre place sur le mien, il – mais peut-être était-il dans une période « elle » – m’a dit à voix basse : « Capitaine ?

— Qu’y a-t-il, Fresco ? »

Il s’est penché tout près. Doux yeux espiègles, petit sourire rusé ; et pourtant je sentais une certaine chaleur de la part du navigateur.

« C’est un jeu très dangereux, capitaine.

— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler.

— Si, vous le voyez très bien. Inutile de faire semblant. Nous étions branchés tous ensemble là-bas. J’ai senti des choses. Je sais. »

Il n’y avait rien à répondre à ça, je n’ai donc pas répondu.

Au bout d’un moment, Fresco a dit : « Je vous aime bien. Je ne vous causerai pas d’ennuis. Mais Roacher sait aussi. J’ignore s’il savait avant, mais il sait certainement à présent. Si j’étais vous, je me ferai du souci à ce propos, capitaine. Simple conseil d’ami. D’accord ? »

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