9.

Dans le camp de base en F, Boardman s’était aménagé un coin particulier très confortable. À son âge, il estimait nécessaire d’avoir partout ses aises. C’est pourquoi il emmenait toujours son équipement avec lui dans ses voyages exténuants et souvent dangereux. Les robots s’étaient chargés du transport des soutes du vaisseau au campement. Sous le dôme d’un blanc laiteux, la tapisserie luminescente dégageait une douce chaleur radiante. La pièce contenait un suppresseur de gravité et une console à liqueurs. Ainsi le cognac et les alcools n’étaient jamais loin. Il dormait sur un moelleux matelas gonflable recouvert d’une épaisse couverture rouge chauffante. Il savait que les autres hommes du camp, bien que vivant à la dure, ne le lui reprochaient pas. Le goût de Charles Boardman pour son confort était universellement célèbre.

Greenfield entra.

— Nous avons perdu un autre robot, monsieur, dit-il d’un ton crispé. Il ne nous en reste que trois dans les zones centrales.

Boardman ajusta le culot à ignition sur le bout de son cigare, tira quelques bouffées voluptueuses, croisa et décroisa ses jambes, rejeta la fumée et sourit largement :

— Croyez-vous que Muller arrête aussi ceux-là ?

— Je le crains, monsieur. Il connaît les voies d’accès mieux que nous. Il les contrôle toutes.

— Avez-vous envoyé des robots par des itinéraires que nous n’avons pas encore repérés ?

— Deux, monsieur. Nous les avons perdus.

— Hum. Nous ferions mieux d’envoyer une troupe de robots en même temps, en espérant qu’au moins un échappera à la surveillance de Muller. Le gosse en a assez d’être enfermé dans sa cage. Changez la programmation, voulez-vous ? L’ordinateur peut commander plusieurs manœuvres à la fois. Il faut qu’une vingtaine de robots entrent simultanément.

— Il nous en reste seulement trois, dit Greenfield.

Boardman mordit nerveusement son cigare :

— Trois ici au camp, ou trois en tout ?

— Trois au camp et cinq autres à l’extérieur du labyrinthe. Ils sont en train de se frayer un chemin jusqu’à nous.

— Comment, huit en tout ? C’est de la folie ! Appelez Hosteen ! Qu’ils se mettent au travail là-bas, et vite ! Je veux cinquante robots pour demain matin ! Non, quatre-vingts ! Quelle bande de crétins ! Greenfield !

— Oui, monsieur.

— Fichez-moi le camp !

— Oui, monsieur.

Boardman haletait furieusement. Il commanda une boisson riche, épaisse, presque sirupeuse, distillée par les Pères Prolepticalistes sur Deneb XIII. Il était fou de rage. Il vida son verre d’un trait et se fit resservir. Il avait conscience du danger de perdre de vue le but final. C’était le pire des péchés pour ceux qui exerçaient la même profession que lui. Cette mission jalonnée d’embûches lui portait sur les nerfs. Cette avancée à petits pas prudents, les infimes complications, toutes les reculades et tous les détours avant d’atteindre enfin la cible. Rawlins dans la cage. Rawlins et ses scrupules moraux. Muller et ses épanchements névrotiques. Toutes les petites créatures qui se faufilaient un peu partout et considéraient songeusement votre gorge. Les pièges inventés et construits par des démons. Et surtout ces êtres extragalactiques qui attendaient avec leurs yeux comme des soucoupes, doués de facultés inconnues et inimaginables ; pour qui même Charles Boardman n’avait pas plus d’importance qu’un légume avarié. Et, au-dessus de tout cela, l’anéantissement total qui menaçait. Boardman tira vainement sur son cigare éteint. Il ne retrouvait plus son culot à ignition. Il se baissa et ralluma son cigare à une lampe infrarouge du générateur. Il tira quelques bouffées énergiques avant de rebrancher d’un mouvement sec le système de communication qui le reliait à Ned Rawlins.

L’écran s’éclaira et montra une cage blanche sous le clair de lune. Sur le sol grouillait une multitude des petites créatures à fourrure. Leurs museaux s’ouvraient sur des rangées de dents acérées.

— Ned, appela-t-il. C’est Charles. Les robots sont partis, mon garçon. Dans cinq minutes on vous aura délivré de cette stupide cage. Vous m’entendez, cinq minutes !


* * *

Rawlins était très occupé.

C’était presque drôle, malgré le tragique de sa situation. Les petites bêtes arrivaient de partout, en nombre toujours plus grand. Cela ne finirait jamais. Elles venaient à plusieurs et passaient entre les barreaux ensemble : des belettes, des furets, des visons, des hermines, tout en dents et en yeux. Mais c’étaient des charognards, non des tueurs. Dieu seul savait ce qui les attirait dans cette cage. Ils se massaient autour de ses pieds, frôlant ses chevilles de leurs fourrures râpeuses, le grattant, entaillant sa peau avec leurs griffes, mordant ses mollets.

Il les écrasait. Il constata très vite qu’un coup de talon bien appuyé derrière la tête brisait rapidement et efficacement la mince colonne vertébrale. Presque dans le même mouvement, il repoussait la dépouille dans un coin de la cage. Aussitôt, les autres se ruaient sur le corps qui remuait encore. Ils étaient donc aussi cannibales. Rawlins prenait la cadence, scandée par les bruits de mastication. Crac, crac. Lever, écraser, pousser. Crac, crac. Lever, écraser, pousser. Crac, crac. Lever, écraser, pousser. Crac, crac. Lever, écraser, pousser. Crac, crac.

Il commençait néanmoins à être sérieusement entaillé.

Pendant les cinq premières minutes il avait à peine eu le temps de respirer. Lever, écraser, pousser. Lever, écraser, pousser. Il en avait tué au moins une vingtaine. Dans le coin de la cage s’élevait un monticule de petits corps déchiquetés dans lesquels fouillaient leurs congénères à la recherche des morceaux les plus tendres. Il arriva un moment où tous les charognards furent occupés à dépecer leurs semblables morts et aucun ne pénétrait plus dans la cage. Rawlins eut un instant de répit. Il s’agrippa à un barreau et leva sa jambe gauche pour examiner les dégâts. À partir du mollet, il était couvert de coupures, de griffures et de morsures. Il se demanda si la Croix Stellaire était remise à titre posthume aux explorateurs morts de la rage galactique. Son genou et sa jambe ruisselaient de sang et les blessures, quoique peu profondes, le brûlaient douloureusement. Tout à coup, il comprit ce qui avait attiré les nécrophages vers lui. Pendant son moment de répit, il respira largement pour retrouver son souffle et il sentit l’odeur chaude et écœurante de la viande en décomposition. C’était si fort qu’il pouvait presque la visualiser : une grosse charogne, le ventre ouvert largement sur des organes fumants et visqueux ; des grosses mouches noires tourbillonnant au-dessus ; et des vers par milliers grouillant dans l’amas de chair…

Pourtant, rien ne pourrissait ici. À part les os, il ne restait déjà presque plus rien des petits nécrophages qu’il avait tués quelques minutes plus tôt.

Rawlins réalisa que ce devait être une illusion sensorielle olfactive : un autre piège tendu par le labyrinthe. La cage reproduisait la puanteur de la décomposition. Pourquoi ? Évidemment pour tromper le flair et pour attirer les petits nécrophages. Une torture horriblement raffinée. En un éclair, il se demanda si Muller n’était pas pour quelque chose là-dedans. Dans le centre de contrôle de la cité, n’était-ce pas lui qui avait commandé l’émission ?

Il dut bien vite abandonner ses réflexions. Une nouvelle horde de bêtes traversaient en courant l’esplanade, se dirigeant vers lui. Elles semblaient légèrement plus grosses, pas trop toutefois, juste assez pour se glisser entre les barreaux. Leurs crocs brillaient lugubrement sous l’éclat des lunes. Très vite, Rawlins écrasa sous son pied les trois premiers groins qui se présentèrent. Surmontant sa répulsion, il prit les animaux seulement assommés et les jeta au loin, à une dizaine de mètres de la cage. C’était une inspiration géniale dictée par l’instinct de défense. Les nouveaux arrivants s’arrêtèrent, reniflèrent un instant les trois corps étalés et se jetèrent dessus pour les déchiqueter sauvagement. Seuls quelques nécrophages tentèrent de pénétrer dans la cage. Comme ils étaient peu nombreux, Rawlins avait le temps de les écraser et de les rejeter au loin pour qu’ils servent de pâture à leurs semblables. À ce train, pensa-t-il, s’ils continuent à m’attaquer en ordre dispersé, ils finiront par tous se dévorer entre eux.

Finalement, la ruée se calma. Il avait bien dû en tuer soixante-dix ou quatre-vingts. L’odeur de sang frais couvrait la puanteur synthétique. Ses jambes le faisaient durement souffrir et son cerveau battait lourdement dans son crâne. Petit à petit, la nuit redevint calme et paisible. Des squelettes parfaitement nettoyés et d’autres sur lesquels pendaient encore des lambeaux de fourrures sanguinolentes dessinaient un arc de cercle autour de la cage. Une mare épaisse et poisseuse de sang de toutes les espèces s’étalait sur une douzaine de mètres carrés. Les derniers survivants, repus et rassasiés, étaient partis furtivement sans même un regard vers l’occupant de la cage. Exténué, les nerfs à vif, Rawlins oscillait entre le rire et les larmes. Il s’accrochait aux barreaux, ne se sentant plus soutenu par ses jambes ensanglantées et tremblantes. Elles le brûlaient horriblement. Il s’imagina des micro-organismes envahissant et pourrissant son sang. Que resterait-il de lui au matin : un tas de chairs rouges et boursouflées ? Serait-il un autre martyr à la cause brandie par Charles Boardman ? Quel idiot il avait été de pénétrer dans la cage ! Gagner la confiance de Muller ! Aussi stupidement ?

Soudain, il comprit l’utilité de la cage.

Venant de plusieurs directions, trois lourdes créatures pesant bien une centaine de kilos chacune s’approchèrent de l’endroit où il était. Leur pelage fauve était sale et boueux, l’échine basse et saillante. Leur tête longue et pyramidale portait deux paires de petits yeux méchants disposées de chaque côté du crâne, juste devant leurs oreilles pendantes et déchirées. Des défenses recourbées saillaient hors de leurs babines étroites d’où pendaient des filaments de bave. Leurs puissantes mâchoires étaient garnies de petites canines très tranchantes qui s’entrecroisaient horriblement.

Les animaux s’observèrent avec méfiance et commencèrent à exécuter une série de mouvements complexes, prenant bien soin de ne pas s’attaquer. Rawlins comprit que cette sorte de ballet était uniquement destiné à délimiter les rapports de force entre eux, voire d’établir comment ils se partageraient leur éventuel gibier. Ils allèrent renifler négligemment dans le charnier, mais il était évident que ce n’étaient pas des charognards. Ces bêtes cherchaient de la chair vivante et elles dédaignaient les dépouilles des petits nécrophages. Quand elles eurent terminé de fouiller les restes, elles se retournèrent pour inspecter Rawlins. Elles se présentaient de trois quarts, de sorte que Rawlins voyait seulement trois paires d’yeux qui le détaillaient. Il ne tenait plus du tout à se trouver libre, désarmé et épuisé devant ces trois choses menaçantes.

À ce moment-là, naturellement, les barreaux de la cage commencèrent silencieusement à se rétracter.


* * *

Muller arrivait à cet instant. D’un coup d’œil, il embrassa la scène ; il vit les trois porcs sauvages affamés devant le malheureux Rawlins, effrayé et ensanglanté, qui se trouvait tout à coup sans protection. Il ne prit pas le temps d’admirer le mouvement parfait des barreaux s’emboîtant dans leur logement.

— Couchez-vous ! cria-t-il.

Rawlins eut le réflexe de courir de quelques pas vers la gauche. Il glissa sur le pavement poisseux de sang et alla s’affaler dans le monticule de petits cadavres presque au début de la rue. Au même instant, sans prendre la peine de couper la visée automatique puisque ce n’était pas de la viande comestible, Muller fit feu. Les trois immondes bêtes s’affalèrent sur le sol et restèrent inertes. Muller s’approchait pour secourir Rawlins quand un des robots venant de la zone F apparut, avançant gaiement vers eux. Muller jura entre ses dents. Il sortit le globe destructeur de sa poche et dirigea la petite ouverture vers l’engin. La face totalement inexpressive du robot le regardait faire. Muller tira.

Un éclair et plus rien. La savante mécanique était désintégrée. Entre-temps, Rawlins avait réussi à se soulever.

— Vous n’auriez pas dû le détruire, dit-il en bafouillant. Il venait simplement m’aider.

— Avons-nous besoin d’aide ? demanda froidement Muller. Pouvez-vous marcher ?

— Je crois.

— Êtes-vous gravement blessé ?

— Non, j’ai simplement été mâchonné un peu partout. Ce ne doit pas être aussi sérieux que ça en a l’air.

— Venez avec moi, dit Muller.

Déjà d’autres nécrophages, mystérieusement avertis du carnage, se précipitaient à travers l’esplanade vers les trois dépouilles. Des petites choses dentues s’activaient laborieusement à travers les entrailles fumantes. Rawlins vacilla sur ses jambes ; il marmonnait tout bas des paroles incompréhensibles. Oubliant ses émanations, Muller s’approcha et lui saisit le bras. Le jeune homme, coléreusement, échappa à sa poigne et se dégagea, puis, par remords ou par fatigue, il revint s’appuyer de lui-même sur l’épaule de Muller.

Ils traversèrent ainsi la place. Rawlins tremblait fébrilement et Muller se demandait si ses effluves mentaux nauséabonds en étaient la cause ou si c’était le choc nerveux de ce qu’il venait de subir.

— Par ici, dit-il durement.

Ils entrèrent dans la cellule hexagonale où se trouvait son diagnostat. Muller ferma soigneusement la porte tandis que Rawlins se laissait mollement tomber sur le sol nu de la pièce. Ses cheveux blonds étaient collés sur son front. Dans son visage creusé et ruisselant de sueur ses yeux aux pupilles dilatées roulaient follement.

— Combien de temps avez-vous été attaqué ? demanda Muller.

— Quinze, vingt minutes. Je ne sais pas. Ils devaient bien être cinquante ou cent, je ne sais plus. Je n’arrêtais pas de briser leur cou. Vous savez, cela faisait un petit craquement, comme quand on casse du bois sec. Et puis la cage a disparu. (Il eut un rire sauvage :) Ç’a été le meilleur moment. J’avais à peine fini d’écraser toutes ces petites horreurs, je reprenais mon souffle, quand les trois gros monstres sont arrivés. Et alors, tout naturellement, il n’y a plus eu de cage et…

— Du calme, du calme, dit Muller, vous parlez si vite que je ne peux pas vous suivre. Pouvez-vous ôter vos bottes ?

— Ce qu’il en reste.

— Oui. Enlevez-les et on va essayer de vous réparer un peu. Il n’y a pas de bactéries infectieuses sur Lemnos. Ni de protozoaires, ni de trypanosomes, ni même d’algues d’après ce que j’ai pu constater.

Rawlins tremblait trop :

— Vous ne voulez pas m’aider ? Je crains de ne…

— Vous savez bien que vous n’aimez pas que je m’approche, l’avertit Muller.

— Je n’en ai rien à faire ! Allez-y, aidez-moi.

Muller haussa les épaules. Il s’agenouilla et entreprit d’enlever les agrafes. Les bottes et les joints métalliques étaient lacérés, et les jambes de Rawlins n’étaient guère mieux. Débarrassé de ses bottes et de son pantalon, le jeune homme était étendu de tout son long sur le sol. Il grimaçait et faisait des efforts pour avoir l’air héroïque. Ses jambes étaient en assez mauvais état, mais ses blessures ne semblaient pas vraiment sérieuses ; c’était surtout leur nombre qui était inquiétant. Muller brancha le diagnostat. Les lampes rougeoyèrent et les aiguilles des différents compteurs se mirent à osciller.

— C’est un vieux modèle, remarqua Rawlins. Je ne sais pas très bien ce qu’il faut faire.

— Enfoncez vos jambes dans le soufflet de sondage.

Rawlins se tortilla et glissa le bas de son corps dans l’appareil qui ronflait doucement. Une lumière bleue éclairait ses blessures. Un bras articulé muni d’un tampon de gaze essuya longuement et soigneusement la jambe gauche jusqu’au dessus du genou, puis le tampon fut digéré par la machine qui l’analyserait et définirait les soins à apporter pour éviter l’infection. Un autre tampon s’occupa de l’autre jambe. Rawlins se mordit les lèvres. Les tampons étaient humectés d’un produit antiseptique et de coagulant… Ce travail de nettoyage révéla sur la peau des entailles et des écorchures superficielles. C’était encore assez vilain, songea Muller, mais les plaies avaient l’air moins graves qu’il ne l’avait cru au premier abord.

Le diagnostat produisit une nodosité ultrasonique et injecta un liquide doré dans la fesse de Rawlins. Un analgésique, augura Muller. Une seconde injection, d’une couleur sombrement ambrée, suivit. C’était certainement quelque antibiotique général destiné à combattre tout risque d’infection. Visiblement, Rawlins se détendait et se calmait. Maintenant, toute une série de petits bras articulés couraient sur ses jambes pour ausculter et étudier les lésions en détail.

Quand l’examen fut terminé, les bras se rétractèrent. L’appareil semblait réfléchir en cliquetant et en ronronnant. Puis il entreprit de panser les plaies en les bandant fermement.

— Ne bougez pas, dit Muller. Vous serez guéri dans quelques minutes.

— Vous ne devriez pas, dit Rawlins. Nous avons notre équipement médical au camp. Vous dépensez des médicaments pour moi, alors que vous ne devez pas en avoir déjà beaucoup pour vous. Il vous suffisait de laisser le robot me ramener au…

— Je ne veux pas de toutes ces machines ici, grogna Muller. Et le diagnostat a pour au moins cinquante ans de réserves médicales. De plus, je ne suis pas souvent malade. Je peux synthétiser la plupart des produits dont il a besoin pour me soigner. Du moment que, de temps en temps, je lui fournis du protoplasme.

— Au moins permettez-nous de vous donner quelques drogues rares pour remplacer celles que vous avez utilisées pour moi.

— Non. Non. Pas de charité. Ah, ça y est ! C’est terminé. Vous n’aurez probablement même pas de cicatrices.

La machine s’éteignit automatiquement. Rawlins s’extirpa, se releva et regarda Muller. Toute anxiété ou souffrance avait disparu de son visage. Muller s’appuya contre le mur et frotta ses épaules contre un angle.

— Je ne croyais pas que vous seriez attaqué par des bêtes, dit-il, fixant Rawlins dans les yeux. Sinon, je ne vous aurais pas laissé seul si longtemps. Vous n’êtes pas armé ?

— Non.

— Les nécrophages ne s’occupent pas de ce qui vit. Comment se fait-il qu’ils vous aient attaqué ?

— C’est la faute de la cage, expliqua Rawlins. Elle a commencé à exhaler l’odeur de chair en décomposition. Une illusion, bien sûr. Et tout à coup, ils sont arrivés de tous les côtés et se sont jetés sur moi. J’ai bien cru qu’ils allaient me dévorer vivant.

Muller fit une grimace :

— C’est intéressant. Ainsi la cage est un piège, elle aussi. Donc votre désagréable aventure aura eu le mérite de nous fournir de précieuses informations. Je ne saurais vous dire combien ces cages m’intéressent. Comme toutes ces choses mystérieuses qui m’entourent ici : l’aqueduc, les pyramides calendrier, le système de nettoyage de la cité. Je vous remercie de m’avoir un peu aidé.

— Je connais quelqu’un d’autre ayant la même attitude que vous, dit Rawlins. Il se fiche des risques et de ce que coûte une expérience du moment qu’elle lui permet de récolter de précieuses informations. Board…

Il s’arrêta subitement, comme s’il s’était mordu la langue.

— Qui ?

— Bordoni, inventa-t-il. Emilio Bordoni, mon professeur d’épistémologie à l’université. Son cours était passionnant. Il traitait de l’herméneutique appliquée et de la valeur des recherches…

— Cela, c’est de l’heuristique, rectifia Muller.

— Vous êtes sûr ? Je ne suis pas…

— Vous avez tort, trancha Muller. C’est une des rares théories que je connaisse bien. L’herméneutique est l’art d’interpréter. Au début elle concernait l’interprétation des textes anciens, mais maintenant elle s’applique à toutes les fonctions de communication. Votre père était un merveilleux spécialiste. Ma mission chez les Hydriens était une expérimentation d’herméneutique appliquée. Cela n’a pas réussi.

— Heuristique, herméneutique, se moqua Rawlins. Eh bien, de toute façon, je suis heureux de vous avoir aidé à apprendre quelque chose sur ces satanées cages. Ce sera ma bonne action heuristique. Aurai-je le droit de vous être encore utile ?

— Cela se peut, dit Muller.

Malgré son ton froid, il sentait un étrange sentiment de bonne volonté s’emparer de lui. Il avait presque oublié comme cela pouvait être agréable d’aider une autre personne. Ou même de prendre plaisir à une conversation paresseuse, en parlant de tout et de rien.

— Buvez-vous, Ned ? demanda-t-il.

— Des boissons alcoolisées ?

— Naturellement.

— Oui, modérément.

— Permettez-moi de vous faire goûter à notre liqueur locale, dit Muller. Ce sont des gnomes qui la produisent, cachés au centre de la planète.

Il sortit une flasque délicatement gravée et deux coupes, dans lesquelles il versa avec précaution vingt centilitres de liquide :

— Je me fournis dans la zone C, expliqua-t-il en tendant un gobelet au jeune homme. Elle coule d’une fontaine. On devrait l’appeler BOIS-MOI. C’est tout indiqué.

Rawlins trempa sa langue :

— Ouf ! C’est fort !

— Oui. Presque soixante pour cent d’alcool pur. Dieu seul sait ce qu’il y a d’autre là-dedans ou comment c’est synthétisé, ou encore pourquoi. Je me contente de l’accepter. J’aime ce goût, à la fois doux et fort. Naturellement, cela vous monte très vite à la tête. Je suppose que ce doit être un autre piège. Vous vous saoulez gentiment… et le labyrinthe n’a plus qu’à vous cueillir. (Il leva aimablement sa coupe :) À votre santé !

Ils rirent de cette formule démodée et burent.

Attention, Dick, s’admonesta Muller. Tu deviens un peu trop sociable avec ce gamin. Souviens-toi où tu es. Et pourquoi tu y es. Quel genre d’ogre es-tu, pour te conduire ainsi ?

— Puis-je ramener un peu de cela au camp ? demanda Rawlins.

— Oui, je crois. Pourquoi ?

— Là-bas, il y a un homme qui l’appréciera, j’en suis sûr. Il aime beaucoup ce genre de choses. Sa console à liqueurs ne le quitte jamais. Elle contient une centaine de boissons toutes différentes qui doivent bien venir de quelque quarante mondes à mon avis. Je ne peux même pas me souvenir des noms.

— Il n’a rien de Marduk ? demanda Muller. Ou des mondes de Deneb ? De Rigel ?

— Vraiment je ne peux pas vous l’assurer. J’aime bien boire, mais je ne suis pas un connaisseur.

— Peut-être votre ami accepterait-il d’échanger… (Muller s’arrêta :) Non. Non. Oubliez cela. Je ne veux pas faire de marché.

— Vous pourriez venir au camp avec moi, suggéra Rawlins. Il serait heureux de vous faire goûter à tous ses nectars.

— Très subtile votre petite ruse. Mais c’est non.

Muller regarda sombrement son gobelet :

— Vous ne m’aurez pas, Ned. Je ne veux avoir aucun rapport avec les autres.

— C’est triste.

— Un autre verre ?

— Non. Il va falloir que je rentre au camp maintenant. Il est tard. Je n’étais pas censé passer toute la journée ici avec vous et je vais en entendre de toutes les couleurs parce que je ne fais pas ma part de boulot.

— Mais vous êtes resté dans la cage pendant presque tout ce temps. Ils ne peuvent pas vous le reprocher.

— On verra bien. Déjà hier ils se plaignaient un peu, comme quoi je n’étais jamais aux fouilles. Je crois qu’ils ne veulent pas que je vienne vous voir.

Muller se sentit brusquement oppressé à l’intérieur.

— Comme je n’ai rien fichu aujourd’hui, poursuivit Rawlins, je serais étonné qu’ils me laissent revenir. Ils ne vont pas être très contents de moi. Vous comprenez, de leur point de vue, comme vous ne vous montrez pas très coopératif avec nous, ils considèrent que je perds mon temps en venant vous voir et que je ferais mieux de mener les recherches en zone E ou F.

Rawlins vida sa coupe et se prépara à partir. Il baissa les yeux sur ses jambes nues. Le diagnostat avait oint ses plaies d’une crème nutritive couleur chair. Il était presque impossible de distinguer les lésions sur sa peau. Il enfila précautionneusement son pantalon tout déchiré :

— Je laisse les bottes, dit-il. Elles sont complètement en lambeaux et je crains un peu de me blesser en les mettant. Je dois pouvoir rentrer pieds nus au camp.

— Le pavement est très doux, dit Muller.

— Vous me donnez un peu de liqueur pour mon ami ?

Silencieusement, Muller lui tendit la flasque à moitié pleine.

Rawlins l’accrocha à sa ceinture :

— Ce fut une journée intéressante et enrichissante. J’espère pouvoir revenir.


* * *

Sur son chemin de retour vers la zone E, Boardman l’appela :

— Comment vont vos jambes ?

— Elles sont mortes. Mais elles guérissent vite et je crois que je vais m’en sortir.

— Faites attention de ne pas laisser tomber la flasque.

— Ne vous inquiétez pas, Charles. Elle est bien accrochée. Je ne voudrais pas vous priver de votre dégustation.

— Ned, écoutez-moi. Nous avons essayé d’envoyer les robots jusqu’à vous. Je ne vous ai pas quitté des yeux pendant ces terribles minutes où vous étiez attaqué par ces ignobles bêtes. Mais nous ne pouvions rien faire pour vous aider. Muller interceptait nos engins et les détruisait au fur et à mesure.

— D’accord, dit Rawlins.

— On ne peut pas se fier à lui. Il ne voulait rien laisser passer dans les zones centrales.

— Ça ne fait rien, Charles. Je m’en suis sorti.

Mais Boardman insistait :

— Peut-être aurait-il été préférable pour vous que nous n’envoyions aucun robot ; c’est ce que je me suis dit après. En effet ils ont occupé Muller assez longtemps. Sinon, il serait peut-être revenu plus tôt à la cage, et vous aurait libéré. Ou alors il aurait tué les animaux qui vous attaquaient. Il…

Boardman se tut, conscient de se répéter et de radoter. Était-ce un signe de l’âge ? Il sentit les bourrelets de graisse sur son cou et son ventre. Il avait besoin d’un nouveau remodelage. Il devait se tenir à l’apparence de la soixantaine, tout en ramenant son âge physiologique et biologique à cinquante ans. Toujours plus vieux extérieurement qu’à l’intérieur. C’était son principe. Une façade de sagesse pour mieux dissimuler la sagesse.

Après une longue pause, il reprit la communication :

— Il semble que vous et Muller soyez devenus vraiment des amis maintenant. J’en suis ravi. Il va bientôt falloir que vous l’appâtiez sérieusement.

— Comment ?

— Promettez-lui une cure, laissa tomber Boardman.

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