6.

À l’intérieur du labyrinthe, l’air était quelque peu plus chaud et plus doux. Les murs qui coupaient les vents devaient en être responsables, pensa Rawlins. Il marchait précautionneusement, obéissant à la voix qui parlait dans son oreille.

Tournez à gauche… trois pas… mettez votre pied droit à côté de la bande noire sur le pavement… pivotez… tournez à gauche… quatre pas… tournez à quatre-vingt-dix degrés sur la droite… vous faites immédiatement un autre tour à quatre-vingts degrés toujours sur la droite.

Cela lui rappelait les jeux de piste de son enfance. La seule différence était que les risques étaient beaucoup plus sérieux. Il se déplaçait avec beaucoup de prudence, sentant la mort tapie sous ses talons. Quels êtres pouvaient avoir construit un endroit pareil ? Devant lui un flot d’énergie gicla à travers le chemin. L’ordinateur égrena les secondes. Un, deux, trois, quatre, cinq, PARTEZ ! Rawlins prit son élan et courut.

Sauf !

De l’autre côté, il s’arrêta net et regarda derrière lui. Boardman le suivait à quelques pas, ne semblant pas du tout gêné par son âge. Il lui fit signe avec son bras et cligna de l’œil. Il était devant l’obstacle. Un, deux, trois, quatre, cinq, PARTEZ !

Boardman traversa l’endroit dangereux et le rejoignit.

— Si on se reposait un instant ? demanda Rawlins.

— Vous n’êtes pas obligé de ménager le pauvre vieillard, Ned. Continuez à avancer. Je ne suis pas encore fatigué.

— Nous avons un passage difficile un peu plus loin.

— Alors, allons-y.

Le jeune homme ne pouvait s’empêcher de jeter des coups d’œil sur les ossements. De vieux squelettes secs et aussi des cadavres tout récents. Des êtres de toutes les races et espèces avaient péri ici.

Et si je mourais dans les dix minutes qui vont suivre ?

Des éclairs brillants zébraient maintenant l’atmosphère à une cadence de plusieurs à la seconde. Boardman, à cinq mètres derrière lui, devint une silhouette fantastique se déplaçant avec des mouvements saccadés et discontinus. Rawlins passa sa main devant ses yeux pour voir l’effet de près. Il semblait que chaque fraction de seconde avait perdu conscience d’appartenir à une unité. Il y avait des trous dans le temps.

L’ordinateur se fit entendre. Marchez dix pas et arrêtez-vous. Un. Deux. Trois. Marchez dix pas et arrêtez-vous. Un. Deux. Trois. Déplacez-vous vite jusqu’à ce que vous soyez arrivé au bout de la rampe.

Rawlins n’arrivait pas à se souvenir de ce qu’il risquait s’il ne respectait pas son chronométrage.

Ici, dans la zone H, les pièges étaient si nombreux qu’il était impossible de tous les garder en mémoire. Était-ce bien ici qu’un bloc de pierre d’une tonne tombait sur l’imprudent ? Ou était-ce plutôt les parois qui venaient s’écraser l’une contre l’autre ? Ou un pont délicatement ouvragé qui s’ouvrait brusquement sur un lac en ébullition ?

À son époque, il pouvait espérer vivre à peu près deux cents ans. Il voulait profiter au maximum de ces années. Je n’ai pas encore assez vécu pour mourir maintenant, pensa-t-il.

Il dansa sur le rythme scandé par l’ordinateur et passa le lac de feu et les murs écraseurs.


* * *

Sur le linteau de l’ouverture, devant Rawlins, était perchée une créature pourvue de longues dents. Avec beaucoup de précautions, Charles Boardman sortit le revolver de son équipement et enclencha le viseur automatique. Il programma la charge pour une masse de trente kilos située à une distance d’une cinquantaine de mètres.

— Je l’ai, dit-il à Rawlins — et il tira.

La boule d’énergie s’écrasa contre le mur, formant une auréole pourpre dont les bords étaient frangés d’un vert électrique. La bête, les membres raidis dans une dernière agonie, fut projetée en l’air et retomba lourdement sur le sol. D’on ne sait où, apparurent trois petits charognards qui entreprirent de la déchirer en pièces.

Boardman gloussa. Il reconnaissait qu’il ne fallait pas beaucoup d’adresse pour chasser avec une arme dotée d’un viseur automatique, mais il y avait très longtemps qu’il n’avait pas tiré un coup de feu. Cela remontait bien en arrière. Il avait trente ans et il avait passé une longue semaine dans une réserve saharienne avec un groupe de huit hommes d’affaires et conseillers gouvernementaux. Il était de loin le plus jeune et il l’avait fait par intérêt politique.

Tout lui avait été détestable ; les dépouilles des bêtes fauves étendues sur le sable, tout ce carnage gratuit pour satisfaire la gloriole de quelques hommes mûrs et repus. À trente ans on n’est pas très tolérant avec ses aînés et leurs distractions idiotes, et pourtant il était resté parce qu’il pensait que l’amitié de ces hommes influents pourrait lui être utile. Cela avait été utile. Il n’avait plus jamais chassé. Mais cette fois-ci, tuer n’avait pas le même sens, même avec une visée automatique. Ce n’était pas pour le sport.


* * *

Des images géométriques s’entrecroisaient de manière abstraite sur un écran doré enchâssé dans un mur proche de la limite intérieure de la zone H. Rawlins vit le visage de son père prendre forme sur cette toile de fond mouvante où dansaient des flammes colorées. Cet écran ne reflétait que des fantasmes : ce qu’il montrait était enfoui dans l’œil de celui qui le regardait. Les robots, passant devant, n’avaient vu qu’un écran vide. Rawlins aperçut l’image d’une jeune fille qui apparaissait maintenant. Maribeth Chambers, seize ans, étudiante de seconde année à l’université Notre-Dame de la Pitié, à Rockford dans l’Illinois. Maribeth Chambers lui souriait timidement, puis elle commença à se déshabiller. Ses cheveux étaient souples et doux, comme un nuage doré ; ses yeux étaient bleus et ses lèvres pleines et humides. Elle dégrafa son soutien-gorge, dévoilant deux splendides globes blancs et fermes, léchés par les flammes. Ils se tenaient hauts et très rapprochés l’un de l’autre, défiant les lois de la pesanteur malgré leur taille et leur volume. L’étroite vallée, entre eux, prometteuse de délices, mesurait bien quinze centimètres de profondeur. Maribeth Chambers rougit et dénuda le bas de son corps, puis pivota. Des petites pierres précieuses de couleur grenat étaient serties dans ses fossettes, juste au-dessus de ses fesses roses et rebondies. Un crucifix d’ivoire était pendu à une chaîne dorée qui enserrait sa taille. Rawlins essayait de détacher son regard de l’écran. L’ordinateur lui ordonna de reprendre sa marche ; il obéit et partit en traînant les pieds.

— Je suis la Résurrection et la Vie, dit Maribeth Chambers, d’une voix rauque et passionnée.

Elle lui fit un signe vulgaire pour l’appeler et cligna de l’œil langoureusement. D’une voix basse et érotique elle lui murmurait de douces obscénités :

— Eh, beau gosse, viens par ici ! Tu verras, je te montrerai des trucs…

Elle gloussa et se contorsionna lascivement. Avec ses muscles, elle fit bouger ses seins qui s’entrechoquèrent et sonnèrent comme des cloches à la volée.

Sa peau vira au vert sombre. Ses yeux glissèrent sur son visage. Sa lèvre inférieure se poussa en avant et devint une pelle grotesque et molle. Ses cuisses commencèrent à fondre. Les flammes dansaient de plus en plus haut sur l’écran. Rawlins entendit un chœur de longs et lourds sanglots qui semblaient venir d’un orgue invisible. Il se força à écouter le chuchotement impérieux de l’ordinateur. Il se laissa guider et passa.


* * *

L’écran exhibait des formes abstraites et géométriques : des lignes droites et courbes se croisant et se déplaçant suivant un schéma incompréhensible mais parfaitement rigoureux. Charles Boardman s’arrêta un instant pour admirer ces figures. Puis il continua sa progression.


* * *

À proximité de la limite intérieure de la zone H : une forêt de poignards tourbillonnants.


* * *

La chaleur devenait tout à coup intense. On en était réduit à marcher en sautillant sur la pointe des pieds. Ce changement était étrange parce que aucun de ceux qui étaient déjà passés ne l’avait signalé. Se pouvait-il qu’il y ait des variations ? La cité était-elle capable de modifier ses défenses ? Jusqu’à quel degré la chaleur monterait-elle ? Où s’arrêterait cette zone de chaleur ? Cette progression thermique aurait-elle une fin ? Vivraient-ils assez longtemps pour atteindre la zone E ? Était-ce une idée de Richard Muller pour les prévenir des dangers auxquels ils s’exposaient ?


* * *

Peut-être a-t-il reconnu Boardman et essaye-t-il de le tuer ? C’est une autre possibilité. Muller a toutes les raisons de le haïr et ici il ne risque aucune punition ni aucun châtiment. Peut-être devrais-je marcher plus vite et laisser un plus grand espace entre Boardman et moi ? Il semble que la chaleur augmente encore. D’un autre côté, il m’accusera d’avoir été lâche. Et déloyal.

Maribeth Chambers n’aurait jamais fait une chose pareille.

Les nonnes se rasent-elles encore la tête ?


* * *

Boardman trouva l’écran de distorsion bien à l’intérieur de la zone G. C’était peut-être le piège le plus dangereux. Il n’avait pas peur : un seul homme, Marshall, avait péri en le traversant. Il craignait surtout de pénétrer dans un endroit où les évidences transmises par ses sens ne correspondaient pas à la réalité. Boardman accordait un grand crédit à ses sens et se fiait énormément à ses perceptions. Il en était à son troisième jeu de rétines. Il est impossible de concevoir sainement l’univers sans faire confiance à ce que l’on voit.

Maintenant, il était à l’intérieur de l’écran de distorsion.

Ici, les lignes parallèles se rejoignaient. Les figures triangulaires en mosaïque sur les murs humides et vibrants étaient formées uniquement d’angles obtus. Une rivière coulait latéralement à travers la vallée. Les étoiles devenaient toutes proches et les lunes gravitaient les unes autour des autres.

À présent, il faut fermer les yeux et ne pas se laisser abuser.

Pied gauche. Pied droit. Pied gauche. Pied droit. Obliquez légèrement vers la gauche — glissez votre pied. Encore. Encore. Encore un tout petit peu. Revenez vers la droite. C’est cela. Recommencez à marcher.

Le fruit défendu l’attirait. Toute sa vie, il avait essayé de voir, de se rendre compte. La tentation était irrésistible. Boardman s’arrêta, plantant ses pieds fermement sur le sol. Si tu veux vraiment sortir entier de cet enfer, se raisonna-t-il, tu dois garder les yeux fermés. Si tu les ouvres, tu seras victime des illusions et tu courras à ta mort. Tu n’as pas le droit de te tuer bêtement alors que tant d’hommes ont lutté si longtemps et si durement pour t’apprendre comment survivre.

Boardman resta immobile. La voix sourde de l’ordinateur le rappela sèchement à l’ordre, essayant de le pousser.

— Attendez, dit Boardman tranquillement. Je peux jeter un coup d’œil si je ne bouge pas. C’est la seule chose qui compte : ne pas bouger. Je ne risque rien si je ne bouge pas.

L’ordinateur lui remit en mémoire le geyser de flammes qui avait fait reculer Marshall, l’entraînant vers sa fin.

Boardman ouvrit les yeux.

Il prenait grand soin de ne pas bouger. Tout autour de lui, ce n’était que négation de la géométrie. Comme s’il regardait le monde à travers une bouteille de Klein. Il se sentit profondément écœuré.

Tu as quatre-vingts ans et tu sais ce à quoi devrait ressembler l’univers. Ferme tes yeux, maintenant, C. B. Ferme tes yeux et avance. Tu prends des risques inutiles et injustes.

Il chercha instantanément Ned Rawlins. Le jeune homme avançait lentement en glissant les pieds à une vingtaine de mètres devant lui. Avait-il gardé les yeux fermés ? Naturellement, comme tous les autres. Ned était un garçon obéissant. Ou peut-être était-il peureux ? Il voulait survivre à ce piège et il préférait certainement ne pas voir à quoi ressemblait le monde vu à travers un écran de distorsion. J’aimerais avoir un fils pareil. Mais je l’aurais fait et éduqué à mon image.

Boardman commença à lever la jambe droite, se ravisa et la reposa fermement sur le pavement. Juste devant lui des pulsations de lumière dorée trouaient l’air, dessinant des images : ici un cygne, là un arbre. L’épaule gauche de Ned Rawlins se tordait bizarrement et le bras semblait vouloir se détacher de la clavicule. Son dos était incroyablement cambré en arrière. Une jambe se déplaçait en avant et l’autre en arrière. À travers ce brouillard doré, Boardman aperçut le cadavre de Marshall cloué contre un mur. Les yeux grands ouverts du mort semblaient le considérer. N’y avait-il aucun phénomène de putréfaction sur Lemnos ? Regardant ces yeux morts, Boardman vit son propre reflet déformé : un nez énorme effaçant la bouche. Il abandonna et ferma les yeux.

Soulagé, l’ordinateur le dirigea minutieusement.


* * *

Une mer de sang. Une coupe de lymphe.


* * *

Mourir, sans avoir eu le temps d’aimer…


* * *

Voici le passage ouvrant sur la zone F. Je vais quitter un des royaumes de la mort. Où est mon passeport ? Ai-je besoin d’un visa ? Je n’ai rien à déclarer. Rien. Rien. Rien.


* * *

Un vent frais qui vient du futur.


* * *

Les types qui campent en F devaient venir nous retrouver pour nous montrer le chemin. J’espère que cela ne les ennuie pas. Nous pouvons très bien nous repérer sans eux. Il suffit de traverser l’écran et nous serons saufs.


* * *

J’ai rêvé si souvent de suivre cet itinéraire. Et maintenant je le déteste malgré sa beauté. Il faut le reconnaître : c’est beau. Et il doit paraître encore plus beau juste avant de tuer.


* * *

Déjà Maribeth a des petits bourrelets aux cuisses. Elle sera grosse avant d’avoir trente ans.


* * *

Comme c’est étrange une carrière. J’aurais pu m’arrêter depuis longtemps. Je n’ai jamais lu Rousseau, ni Donne. Je ne connais pas Kant. Si je ne meurs pas, je les lirai. J’en fais la promesse, sain de corps et d’esprit, dans ma quatre-vingt-unième année : moi, Ned Rawlins, lirai, Richard Muller, lirai, moi, je lirai, moi, moi, moi je lirai, moi, Charles Boardman.


* * *

Ayant passé le seuil de la porte, Rawlins s’arrêta pile et demanda à l’ordinateur s’il pouvait sans risques marquer une pause pour se reposer. L’ordinateur lui donna le feu vert. Doucement, il se baissa, plia ses jambes et posa ses genoux contre les dalles fraîches du pavement. Il tourna la tête pour regarder en arrière. De gigantesques blocs de pierre, encastrés parfaitement les uns dans les autres, sans l’aide d’aucun mortier, formaient des piles de cinquante mètres de haut, flanquant une ouverture profonde et étroite dans laquelle se détachait la massive silhouette de Charles Boardman. Il semblait agité et couvert de sueur. Rawlins était fasciné par cette vision. Jamais encore il n’avait vu craquer la carapace du vieil homme. Il est vrai qu’ils n’avaient encore jamais parcouru le labyrinthe.

Rawlins lui-même ne se sentait pas en grande forme. Les poisons sécrétés par son métabolisme bouillaient dans son corps. Il était à ce point humide de transpiration que sa tenue arrivait à peine à évacuer la sécrétion, par un procédé de distillation et volatilisation des différents composants chimiques. Il était encore trop tôt pour se réjouir. Brewster était mort ici, dans la zone F, croyant en avoir fini avec les dangers après avoir surmonté ceux de G. Il avait eu tort.

— Vous vous reposez ? demanda Boardman d’une petite voix mal placée.

— Pourquoi pas ? Ce n’était pas facile, Charles. (Rawlins essaya de sourire :) Pour vous non plus, d’ailleurs. L’ordinateur dit que nous ne risquons rien si nous restons ici un moment. Je vais vous préparer un endroit où vous pourrez vous étendre.

Boardman s’approcha et se plia. Rawlins dut le soutenir quand il voulut s’agenouiller.

— Muller est venu seul par cet itinéraire et il s’en est sorti ? dit Ned admirativement.

— Muller a toujours été un homme extraordinaire.

— Comment croyez-vous qu’il a fait ?

— Pourquoi ne le lui demandez-vous pas ?

— J’en ai la ferme intention, dit Rawlins. Il se peut que demain, à la même heure, je sois en train de lui parler.

— Peut-être. Nous devrions partir maintenant.

— Si vous voulez.

— Ils vont bientôt venir à notre rencontre. Ils doivent déjà nous avoir repérés sur leurs détecteurs de masse. Debout, Ned. Debout.

Ils se levèrent. À nouveau, Rawlins ouvrit la marche.

La zone F était moins encombrée, mais guère plus attirante que la précédente. La plupart des voies étaient rectilignes et se coupaient suivant un plan compliqué qui interdisait toute perspective. Bien qu’il sût que les pièges étaient plus rares ici, Rawlins ne pouvait se débarrasser de la sensation que le sol allait s’ouvrir sous ses pieds à n’importe quel moment. L’air y était plus frais. Il piquait un peu le visage, comme celui de la plaine. À chaque intersection de rues s’élevaient d’immenses bacs en béton dans lesquels poussaient des plantes à feuilles dentelées.

— Jusqu’à présent, quel a été le plus dur pour vous ? demanda Rawlins.

— L’écran de distorsion, répondit Boardman.

— Ce n’était pas tellement terrible à mon avis. À part le fait de marcher les yeux fermés dans un truc aussi dangereux. Vous savez, un de ces petits félins à longues dents aurait pu nous sauter dessus et nous ne l’aurions vu que trop tard.

— J’ai ouvert les yeux, dit Boardman.

— Dans le champ de distorsion ?

— Juste un instant. Je n’ai pas pu résister, Ned. Je n’essaierai pas de vous décrire ce que j’ai vu, mais ce fut une des plus étranges expériences de ma vie.

Rawlins sourit. Il eut envie de féliciter Boardman d’avoir fait quelque chose de bête, de dangereux et d’humain, mais il n’osa pas. Il se contenta de poser des questions :

— Qu’avez-vous fait ? Vous vous êtes arrêté, vous avez ouvert les yeux et vous êtes reparti ? Avez-vous failli vous faire prendre ?

— Une fois. J’ai tout oublié et j’ai commencé à faire un pas, mais je ne suis pas allé au bout de mon geste. J’ai remis mon pied là où il devait être et j’ai regardé autour de moi.

— J’essaierai peut-être au retour, dit Rawlins. Un simple coup d’œil ne peut pas faire de mal.

— Comment savez-vous si l’écran fonctionne dans l’autre sens ?

Rawlins fronça les sourcils :

— Je n’avais pas pensé à cela. Nous n’avons pas encore essayé de sortir du labyrinthe. Supposez que ce soit entièrement différent pour y entrer. Nous n’avons aucune donnée ni aucun élément pour l’itinéraire du retour. Si on se retrouvait tous enfermés à l’intérieur ?

— Nous utiliserons à nouveau les robots, dit Boardman. Ne vous tracassez pas pour cela. Quand nous serons prêts à sortir, nous ferons venir une armée de robots jusqu’au camp de la zone F et nous vérifierons le chemin de retour comme nous l’avons fait à l’aller.

— De toute façon, dit Rawlins après un silence, pourquoi y aurait-il des pièges sur la voie du retour ? Cela signifierait que les constructeurs de ce labyrinthe auraient voulu s’enfermer à l’intérieur, tout en interdisant à leurs ennemis de pénétrer. Pourquoi auraient-ils fait une chose pareille ?

— Qui sait, Ned ? Ils ne nous ressemblaient pas.

— Non. Ils ne nous ressemblaient pas.


* * *

Boardman se souvint que leur conversation avait dévié. Il essaya de se montrer affable. Ils étaient des compagnons en face des mêmes dangers.

— Et pour vous, Ned, qu’est-ce qui a été le pire ? demanda-t-il.

— L’autre écran, un peu avant, dit Rawlins. Celui qui réfléchissait toutes les saletés que nous avons dans notre tête.

— Quel écran ?

— Vers la limite de la zone H. C’était un écran doré, encastré dans un haut mur avec des bandes métalliques. Je l’ai regardé et j’ai vu mon père pendant deux secondes. Puis après, j’ai vu une fille que j’ai connue dans le temps. Elle est devenue nonne. Sur l’écran elle se déshabillait. Je pense que cela doit révéler quelque chose de mon subconscient, n’est-ce pas ? Comme un nid de serpents. Mais cela doit être commun à tout le monde, non ?

— Je n’ai rien vu de pareil.

— Vous n’avez pas pu ne pas le voir. C’était… oh… à peu près à une cinquantaine de mètres de l’endroit où vous avez tué le premier animal. Un peu sur la gauche, à mi-hauteur du mur, un écran rectangulaire… non, trapézoïdal plutôt. Avec une bordure en métal blanc brillant et des formes colorées qui dansaient dessus, des flammes…

— Ah, oui ! Je vois. Des formes géométriques.

— J’ai vu Maribeth se déshabiller, dit Rawlins, l’air confus, et vous, vous avez vu des formes géométriques ?


* * *

La zone F pouvait être mortelle elle aussi. Une petite boursouflure perlée du sol s’ouvrit et libéra un flot de boulettes brillantes qui roulèrent vers Rawlins. Elles se déplaçaient avec la même malveillante détermination qu’une colonie de fourmis voraces. Elles piquaient cruellement la peau. Le jeune homme en écrasa une quantité énorme, mais il eut le tort de s’obnubiler et il manqua de peu un éclair soudain de lumière bleue qui vint barrer la galerie. Il poussa du pied quelques boulettes dans le rayon de lumière où elles fondirent instantanément.


* * *

Boardman en avait déjà plus qu’assez.


* * *

Ils n’étaient entrés dans le labyrinthe que depuis une heure et quarante-huit minutes. Le temps leur paraissait dérisoirement court par rapport à leur fatigue. L’itinéraire à travers la zone F passait par une chambre aux murs roses, traversée par des jets de vapeur brûlante qui sortaient d’orifices cachés. L’unique sortie, à l’autre extrémité de la pièce, était une entaille allant en se rétrécissant qui donnait accès à un long passage, bas et voûté, hermétique et oppressant de chaleur, dont les murs de couleur rouge sang palpitaient de façon nauséeuse. Ce long boyau menait à une esplanade à ciel ouvert où étaient disposées six grosses dalles de métal blanc, semblables à des piédestaux attendant leur statue. Au milieu, une fontaine surmontée d’un jet d’eau d’une centaine de mètres de haut. Autour de la place, trois tours dont les façades comportaient de multiples ouvertures, toutes de taille différente. Des projecteurs prismatiques jouaient et se reflétaient sur les fenêtres. Aucune vitre n’était brisée. Sur les marches d’une des tours gisait le squelette désarticulé d’une créature mesurant presque dix mètres de long. Une grosse bulle en plastique qui était indubitablement un casque spatial contenait le crâne.


* * *

Alton, Antonelli, Cameron, Greenfield et Stein constituaient l’équipe stationnée dans la zone F. Leur camp servait de base de repos pour ceux qui allaient pénétrer plus avant. Antonelli et Stein retrouvèrent Rawlins et Boardman sur l’esplanade qui se trouvait au centre de F.

— C’est tout près d’ici, dit Stein. Préférez-vous vous reposer quelques instants avant de repartir, M. Boardman ?

Boardman secoua négativement la tête. Ils se mirent en marche.

Antonelli résuma la situation :

— Davis, Ottavio et Reynolds sont passés en E ce matin, après que Alton, Cameron et Greenfield nous eurent rejoints. Petrocelli et Walker sont partis en reconnaissance vers la bordure interne de E pour chercher un petit passage susceptible de nous conduire en D. Ils disent que c’est beaucoup plus sympathique qu’ici.

— Je les écorche vifs s’ils y pénètrent, dit Boardman.

Antonelli sourit, l’air inquiet.

La base de repos était constituée de deux dômes moulés placés côte à côte au bord d’un jardin. L’endroit avait été soigneusement choisi et ne présentait aucun risque. Rawlins pénétra à l’intérieur d’un des dômes et enleva ses bottes. Cameron lui tendit un nettoyeur tandis que Greenfield lui apportait à manger. Ned se sentait gêné devant ces hommes. Ils n’avaient pas eu les mêmes chances que lui. Ils n’avaient pas reçu une éducation poussée ; ils ne vivraient pas aussi vieux que lui, même s’ils évitaient les dangers auxquels ils étaient exposés ici. Ils n’avaient pas des cheveux blonds et des yeux bleus, et ils ne pourraient certainement pas se payer des remodelages leur permettant d’acquérir ces caractéristiques. Et pourtant ils avaient l’air heureux. Peut-être était-ce parce qu’ils n’étaient pas chargés de tromper Richard Muller pour le faire sortir, même au prix de leurs préjugés moraux.

Boardman entra sous le dôme. Rawlins fut stupéfait de constater combien le vieil homme tenait le coup et semblait dispos. Boardman dit en riant :

— Dites au capitaine Hosteen qu’il a perdu son pari. Nous avons réussi.

— Quel pari ? demanda Antonelli.

— Hosteen avait parié à trois contre un que nous n’arriverions pas jusqu’ici. Je l’ai entendu, continua Boardman, toujours aussi détendu.

Greenfield s’adressa à lui :

— Nous pensons que Muller nous suit à la trace, d’une façon ou d’une autre. Ses déplacements sont très réguliers. Il occupe le quadrant du fond de la zone A, le plus loin possible de l’entrée, si l’entrée est celle dont il se sert. Il décrit à peu près régulièrement le même petit arc.

— Croyez-vous, Cameron, qu’il soit possible que Muller ait à sa disposition un système quelconque de vision ? demanda Boardman au technicien des communications.

— Cela me paraît probable.

— Assez précis pour voir les visages ?

— Peut-être. Vous savez, nous ne pouvons pas vraiment être sûrs. En tout cas, il a eu assez de temps pour apprendre à utiliser les ressources du labyrinthe, monsieur.

— S’il reconnaît mon visage, dit Boardman, nous pourrons faire instantanément demi-tour, sans essayer d’aller plus loin. Je n’avais jamais songé qu’il pouvait nous regarder. Qui a les thermoplastiques ? Il me faut une nouvelle tête, en vitesse !


* * *

Il ne tenta même pas d’expliquer. Il revint un peu plus tard avec un long nez pointu, des lèvres lippues et un menton en galoche. Il ne s’était pas fait un joli visage. De toute façon, ce n’était pas le sien.


* * *

Après une nuit de sommeil agité et entrecoupé de brusques réveils, Rawlins se prépara à rejoindre le camp avancé, situé dans la zone E. Boardman ne l’accompagnerait pas, mais ils resteraient perpétuellement en contact. Boardman verrait comme lui et entendrait comme lui. Ned pourrait même, grâce à un écouteur caché, entendre les instructions et les conseils que lui donnerait Boardman.

C’était un sec matin d’hiver. Ils testèrent les circuits de communication. Rawlins sortit du dôme et fit une dizaine de pas à l’écart. Sur les murs de porcelaine noire et grêlée se reflétait l’éclat orangé de l’aurore. Le ciel était d’un beau vert satiné.

Il entendit la voix de Boardman :

— Levez votre main droite si vous me recevez, Ned.

Rawlins leva sa main droite.

— Maintenant parlez-moi.

— Où m’avez-vous dit qu’était né Richard Muller ?

— Sur Terre. Je vous reçois parfaitement.

— Où cela sur Terre ?

— Quelque part sur le territoire d’Amérique du Nord.

— Je suis de là-bas, moi aussi.

— Oui, je sais Ned. Je crois que Muller est de la partie occidentale du continent, mais je n’en suis pas sûr. Vous savez, Ned, je n’ai passé que très peu de ma vie sur la Terre et je ne me souviens pas très bien de la géographie terrestre. Si cela est important, je peux demander le renseignement à l’ordinateur.

— Plus tard, peut-être, dit Rawlins. J’y vais ?

— Écoutez-moi bien d’abord. Nous avons eu beaucoup de mal pour arriver jusqu’ici et je ne veux pas que vous oubliiez que tous ces efforts n’ont été que des préliminaires à notre véritable mission. Rappelez-vous, nous sommes venus chercher Muller.

— Croyez-vous que je pourrais l’oublier ?

— Nous nous sommes surtout occupés de pénétration et de sécurité. Allais-je ou alliez-vous mourir ou survivre ? Cela risquait de nous masquer le problème principal. Maintenant, nous voyons les choses plus clairement. Votre boulot consiste à gagner la confiance de Muller afin que nous puissions utiliser cette chose potentiellement inestimable qu’il porte en lui, que ce soit un don ou une malédiction. Le destin de l’univers repose sur ce qui va se passer dans les jours suivants entre vous et Muller. L’histoire de plusieurs siècles peut en être bouleversée. N’oubliez pas une seconde que le succès ou l’échec de votre mission peut modifier en bien ou en mal la vie de milliards d’êtres pas encore nés.

— Vous avez l’air diablement sérieux, Charles.

— Je le suis, Ned. Je suis absolument sérieux. Il arrive parfois que tous ces mots ronflants et galvaudés veuillent signifier vraiment quelque chose d’important. Aujourd’hui, c’est le cas. Vous avez la possibilité d’influer sur l’histoire universelle. Et c’est pourquoi, Ned, vous irez rejoindre Muller et vous lui mentirez, vous le tromperez, et vous vous parjurerez comme un Judas. J’espère bien que votre conscience vous démangera pendant quelques années et que vous vous dégoûterez de vous-même — mais plus tard, vous réaliserez que vous avez fait un acte d’héroïsme. À présent le test de votre système de communication est terminé. Revenez dans le dôme pour les dernières mises au point et vous vous mettrez en marche.


* * *

Pour sa première étape, il fut accompagné par Stein et Alton jusqu’au passage donnant sur la zone E. Il n’y eut pas d’incidents. Ils lui montrèrent la direction à suivre et il traversa une douche fine d’étincelles bleutées et scintillantes. Maintenant il était seul. La zone qui s’ouvrait devant lui avait un caractère austère, presque funèbre. En grimpant la pente d’accès il aperçut une alvéole creusée en haut d’une colonne de pierre. Dans cette cavité obscure brillait une chose mobile qui aurait pu être une lentille ou un objectif.

— Je crois avoir repéré un œil du système de vision utilisé par Muller, rapporta-t-il. Il y a une chose dans le mur qui me regarde.

— Aveuglez-la avec votre pulvérisateur, suggéra Boardman.

— Je pense qu’il interpréterait cela comme un acte d’hostilité. Pourquoi un archéologue voudrait-il se cacher ?

— Oui. Vous avez raison. Continuez.

La zone E semblait moins menaçante. Elle était constituée de constructions basses et sombres, très trapues, serrées les unes contre les autres comme des tortues effarouchées. Plus loin, Rawlins pouvait deviner une topographie différente d’où émergeaient de hautes murailles et une tour brillante. Toutes les zones se ressemblaient si peu qu’il pensa qu’elles avaient pu être construites à des époques différentes bien qu’elles fussent bâties selon le même schéma : un centre composé de secteurs d’habitation entouré par des couronnes de plus en plus chargées de pièges vers les limites frontalières, de manière à gêner une invasion. Il réalisa que cette hypothèse aurait pu être émise par un archéologue et s’en félicita.

Il marcha encore un peu et vit la longue silhouette de Walker qui avançait vers lui. Walker était mince, froid et peu démonstratif. Il prétendait avoir épousé plusieurs fois la même femme. C’était un homme très capable, âgé d’une quarantaine d’années.

— Je suis content que vous ayez réussi à passer, Rawlins. Faites attention à votre gauche. Ce mur pivote sur lui-même.

— Comment est-ce, ici ?

— Comme ci, comme ça. Nous avons perdu Petrocelli il y a une heure.

Rawlins se raidit :

— Mais cette zone est censée être saine !

— Eh bien, c’est faux. Elle est plus dangereuse que F et presque aussi mauvaise que G. Nous l’avons mésestimée lors des opérations de reconnaissance avec les robots. Après tout, il n’y a aucune raison pour que les zones deviennent moins dangereuses vers le cœur du labyrinthe, n’est-ce pas ? Celle-ci est une des pires.

— Pour nous endormir dans une fausse sécurité ? suggéra Rawlins.

— Cela se peut. Bon, venez maintenant. Suivez-moi et n’essayez pas de trop réfléchir. Ici l’originalité peut être mortelle. Vous marchez selon l’itinéraire prévu, sinon vous n’irez pas loin.

Rawlins le suivit. Il ne décelait aucun danger apparent, mais il sautait là où sautait Walker et faisait un détour là où son guide en faisait un. Ils atteignirent bientôt le campement avancé. Il retrouva Davis, Ottavio et Reynolds. De Petrocelli il ne vit que la partie supérieure ; sous la taille il ne restait plus rien.

— Nous attendons des ordres pour l’enterrer, dit Ottavio. Je parie que Hosteen va nous demander de le ramener.

— Couvrez-le, au moins, dit Rawlins.

— Vous entrez en D aujourd’hui ? demanda Walker.

— Je crois que je ferais aussi bien.

— Nous vous dirons ce que vous devez éviter. C’est nouveau. C’est là où Petrocelli s’est fait avoir, à peu près à cinq mètres avant l’entrée vers D. C’est une sorte de rayon bizarre qui vous hache en deux. Les robots n’étaient pas passés par là.

— Vous croyez que ça coupe tout ce qui le traverse ? demanda Rawlins.

— Non. Ça n’a pas coupé Muller. Vous ne risquez rien si vous l’évitez. Nous vous montrerons comment, dit Walker.

— Et après ?

— Là, ce sera à votre tour de jouer.


* * *

— Si vous êtes fatigué, passez la nuit au camp, conseilla Boardman.

— Je préfère partir.

— N’oubliez pas que vous serez seul, Ned. Pourquoi ne pas vous reposer avant ?

— Demandez à l’ordinateur ce qu’il pense de mon état de fatigue. Moi, je me sens prêt.

Boardman fit le nécessaire. Après avoir enregistré son pouls, son rythme cardiaque, son taux hormonal et étudié toutes ses fonctions organiques, l’ordinateur rendit son verdict : aucune raison n’empêchait Rawlins de continuer sans prendre de repos.

— Très bien, dit Boardman, allez-y.

— Je me prépare à entrer dans la zone D, Charles. C’est là où Petrocelli est mort. J’aperçois le rayon — à peine perceptible, presque invisible. Voilà, je vais le contourner… Ou… i… Oui ! Je suis dans la zone D. Je m’arrête pour laisser le temps à l’ordinateur d’enregistrer mes perceptions. La zone D a l’air un peu plus sympathique que la précédente. Je ne crois pas que cela me prendra longtemps pour la traverser.


* * *

Les flammes rougeoyantes qui barraient l’entrée de la zone C étaient fausses.


* * *

La voix de Rawlins était douce et calme :

— Dites aux galaxies que leur destin est entre de bonnes mains. Je devrais trouver Muller d’ici à un quart d’heure.

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