8.

Quand ils se revirent le lendemain matin, les choses furent beaucoup plus faciles. Rawlins avait dormi sous la tente de relaxation et était en pleine forme. Il s’était rendu au cœur du labyrinthe et il avait trouvé Muller sans avoir à le chercher. Celui-ci se tenait à côté d’une pyramide étroite en métal noir et à un coin de la grande esplanade.

— Qu’en dites-vous ? demanda-t-il quand il vit Rawlins arriver. Il y en a huit semblables, une à chaque coin. Il y a des années que je les étudie. Elles tournent. Venez voir.

Muller désigna une des faces du pylône. Le jeune homme approcha. Arrivé à une dizaine de mètres de son interlocuteur, il sentit les premières émanations. Pourtant il se força à venir plus près. Même la veille, il ne s’était pas tenu aussi près de Muller, sauf pendant ce moment horrible où l’homme l’avait agrippé par le poignet et l’avait attiré contre lui.

— Vous voyez cela ? demanda Muller, en pointant son doigt.

— Une marque.

— Oui. J’ai mis presque six mois pour la faire. J’ai utilisé un éclat de cristal du revêtement de ce mur là-bas. Chaque jour, j’ai gratté une heure ou deux, jusqu’à ce qu’il y ait une marque visible sur le métal. Après, j’ai pu repérer les mouvements. Elle fait un tour complet le temps d’une année locale. Donc, ces pyramides bougent. C’est imperceptible, mais elles tournent. Elles doivent être une sorte de calendrier.

— Est-ce… pouvez-vous… euh… avez-vous…

— Mon garçon, je ne comprends rien à vos balbutiements.

— Excusez-moi.

Rawlins fit quelques pas en arrière, essayant de cacher l’effet que lui causait la proximité de Muller. Il se sentait sonné et son visage le brûlait. À cinq mètres, c’était plus endurable. Il fit un effort et ne recula pas davantage, se disant qu’il devait s’adapter et que sa tolérance s’accroîtrait au fur et à mesure de leurs rencontres.

— Vous disiez ? demanda Muller.

— Est-ce la seule chose que vous ayez observée ?

— J’en ai gratté quelques autres. Je suis convaincu que les huit tournent. Mais je n’ai pas découvert le mécanisme. Vous savez, sous cette cité est caché un cerveau fantastique et inimaginable. Il doit dater de plusieurs millions d’années et il fonctionne toujours. Peut-être est-ce une sorte de métal liquide dans lequel baignent des éléments cognitifs. C’est lui qui fait tourner ces pylônes, nettoie les rues et fait circuler l’eau dans l’aqueduc.

— Et déclenche les pièges ?

— Et déclenche les pièges, répondit Muller. Mais je n’ai pas été capable de découvrir la moindre trace de cette chose intelligente. J’ai un peu creusé ici et là. Je n’ai trouvé que de la terre. Peut-être que vos copains archéologues arriveront à localiser le cerveau de la cité ? Hein ? Vous avez trouvé quelque chose ?

— Je ne crois pas.

— Vous n’avez pas l’air très sûr de vous.

— Je ne le suis pas. Je n’ai pris part à aucun des travaux à l’intérieur du labyrinthe.

Rawlins sourit timidement. Il le regretta aussitôt en entendant la voix de Boardman dans l’écouteur :

— Ned, les sourires timides annoncent toujours un mensonge. Muller est très fort. Il risque de vous percer à jour.

Le jeune homme enchaîna :

— Je suis resté à l’extérieur la plupart du temps pour diriger les opérations d’accès. Après, je suis entré et je suis venu directement vous voir. C’est pourquoi je ne sais pas ce que les autres ont pu découvrir jusqu’à présent. Si jamais ils ont découvert quelque chose.

— Vont-ils saccager les rues ? demanda Muller.

— Non, je ne crois pas. Voyez-vous, nous ne creusons plus comme dans le temps. Nous utilisons des sondeurs et toutes sortes d’appareils de détection. (Il fut stupéfait de sa propre improvisation et poursuivit sur sa lancée :) L’archéologie était destructrice, je le reconnais. Pour trouver ce qui était enterré sous les Pyramides, il a bien fallu les démonter, pierre par pierre. Mais maintenant, les moyens modernes nous permettent de nouvelles techniques. C’est la nouvelle école, vous comprenez ? On peut voir dans le sol sans avoir besoin de creuser, et ainsi nous préservons les monuments du passé. C’est pourq…

Muller le coupa :

— Il y a une quinzaine d’années, sur une des planètes d’Epsilon Indi, une bande d’archéologues a complètement démantelé une nécropole construite par une race inconnue et quand ils ont voulu la remonter cela leur a été impossible parce qu’ils n’arrivaient pas à comprendre l’architecture interne du monument. Ils ont essayé, mais les blocs ne s’emboîtaient pas correctement et ce fut un vrai massacre. Il se trouve que j’ai vu les ruines quelques mois après leur passage. Quel gâchis ! Mais vous devez connaître cette histoire.

Rawlins n’en avait jamais entendu parler.

— Vous savez, dit-il en rougissant, il y a des incapables dans toutes les disciplines. Je sais…

— Eh bien, j’espère qu’il n’y en a pas ici. Je ne veux pas qu’ils abîment le labyrinthe. D’ailleurs c’est impossible. Le labyrinthe se défend très bien tout seul.

Muller s’éloigna nonchalamment de la pyramide. Rawlins apprécia cet éloignement qui le détendait, mais Boardman lui ordonna de le suivre. La tactique employée pour vaincre la confiance de Muller impliquait une exposition permanente et volontaire à ses émanations émotionnelles. Muller fit mine de ne pas remarquer que le jeune homme le suivait. Il dit à voix basse, comme se parlant à lui-même :

— Les cages sont à nouveau fermées.

— Les cages ?

— Regardez là — dans cette rue qui part de la place.

Rawlins suivit la direction indiquée et vit une sorte de cage formée par une douzaine ou plus de barreaux courbes en pierre blanche qui partaient du pavement et pénétraient dans le mur d’un bâtiment à une hauteur de quatre mètres ou presque du sol. Un peu plus loin dans la galerie, il y en avait une autre.

— Il y en a à peu près une vingtaine, disposées symétriquement dans les rues qui rayonnent autour de l’esplanade. Elles se sont ouvertes trois fois depuis mon arrivée. Ces barres glissent, entrent et disparaissent dans le pavement, je ne sais comment. La troisième fois, c’était il y a deux nuits. Je n’ai jamais réussi à les voir s’ouvrir ou se fermer et je les ai encore manquées.

— À votre avis, à quoi servaient-elles ? demanda Rawlins.

— À capturer ou emprisonner des animaux dangereux. Ou des ennemis. Vous, vous utiliseriez une cage pour quoi faire ?

— Et quand elles s’ouvrent comme avant-hier ?

— La cité essaye encore de servir ses habitants. Il y a des ennemis dans les zones extérieures. Les cages sont prêtes pour le cas où des ennemis seraient capturés.

— Vous voulez dire nous ?

— Oui. Des ennemis.

Tout à coup, les yeux de Muller luirent sous l’effet d’une soudaine fureur paranoïaque. La rapidité avec laquelle il passait d’un ton raisonnable à une subite colère froide avait quelque chose d’alarmant :

L’homo sapiens ! La plus dangereuse, la plus impitoyable, la plus méprisable créature de l’univers !

— Vous dites cela comme si vous le pensiez.

— Je le pense.

— Allons, essaya de le raisonner Rawlins. Vous ne pouvez pas vraiment croire…

Muller le coupa, mais il parlait lentement et doucement :

— J’ai voué ma vie au service de Richard Muller.

Il se retourna brusquement et fit face au jeune homme. Ils étaient seulement à six ou sept mètres l’un de l’autre. Les effluves étaient aussi forts et aussi denses que s’ils avaient été nez à nez.

— Mon garçon, poursuivit-il, vous ne pouvez pas imaginer comme je me fiche de l’humanité. J’avais vu les étoiles et je les voulais. Je désirais être presque un dieu. Un seul monde, ce n’était pas suffisant pour moi. Il me les fallait tous. Alors, je me suis choisi — je l’ai presque créée — une carrière qui m’emmènerait dans les étoiles. Plus de mille fois j’ai risqué ma vie. J’ai enduré des excès de températures fantastiques. J’ai brûlé mes poumons dans des atmosphères morbides et il a fallu qu’on m’en transplante de nouveaux. J’ai mangé des nourritures dont la seule description vous ferait vomir. Des gamins comme vous m’adoraient et ont écrit des essais sur ma vie prétendument dédiée à l’Homme et ma quête incessante de connaissances. Laissez-moi vous dire quelque chose et enfoncez-le-vous dans le crâne : je suis un ignoble égoïste. Presque autant que Colomb, Magellan et Marco Polo. Ils étaient de grands explorateurs, c’est certain, mais ils recherchaient surtout leur profit. Moi, mon profit était dans ma pauvre tête. Je voulais vivre à cent kilomètres de haut. Que des statues de moi soient dressées sur des milliers de mondes. Vous lisez les poètes ? Éperonné par sa renommée. La dernière infirmité d’un cœur noble. C’est de Milton. Et savez-vous ce que disaient les Grecs anciens ? Quand un homme veut dépasser sa condition les dieux se chargent de le broyer. Cela s’appelle Hybris. J’en parle en connaissance de cause. Quand ma capsule de débarquement a traversé la couche de nuages autour de Bêta Hydri IV, je me sentais un dieu. J’étais un dieu. Quand j’en suis parti, j’étais encore un dieu. Pour les Hydriens, j’avais été réellement un dieu. Plutôt un mythe dont ils se transmettront l’histoire de génération en génération. Le dieu mutilé. Le dieu martyrisé. L’être qui était descendu parmi eux. Trop beau, trop différent ; il les mettait mal à l’aise, alors ils avaient dû s’occuper de lui. Mais…

— La cage… tenta Rawlins.

— Laissez-moi finir ! gronda Muller. Vous voyez, la vérité a éclaté. Je n’étais pas un dieu. Seulement un pauvre homme mortel qui avait subi des désillusions à propos de sa déité. Les dieux véritables ont compris qu’il fallait que j’apprenne ma leçon jusqu’au bout. Ils ont décidé qu’il faudrait que je me souvienne toujours de la bête misérable cachée sous la couche d’épiderme. Surtout, ne jamais oublier l’animal sous la dépouille humaine. Alors ils se sont arrangés pour que les Hydriens me fassent un petit truc chirurgical au cerveau. Ce doit être une de leurs spécialités, je suppose. Je ne sais même pas s’ils m’ont fait cela par haine ou, innocemment, pour essayer de me guérir de ma tare : cette incapacité que j’avais de leur faire ressentir mes émotions. Ils voulaient peut-être que nous puissions enfin nous rencontrer. Je vous laisse le soin d’en décider. Toujours est-il qu’ils ont agi sur moi. Et je suis revenu sur la Terre. Héros et lépreux à la fois. Quand on s’approche de moi on devient malade. Pourquoi cela, croyez-vous ? Pour vous rappeler en recevant une dose de moi que vous êtes vous aussi un animal. Ainsi le cercle vicieux est bouclé. Vous me haïssez parce qu’en vous approchant de moi, vous voyez votre âme mise à nu et que cela vous déplaît. Et moi, je vous hais parce que vous me fuyez. Sachez-le, je suis porteur du plus grand fléau qui puisse s’abattre sur les hommes : la vérité ! Mon existence constitue la preuve qu’il est heureux que chaque homme soit enfermé dans son propre crâne. Vous rendez-vous compte ? Si nous possédions la moindre faculté de télépathie, ne serait-ce que cette petite anomalie honteuse mais très limitée qui est la mienne, nous ne pourrions pas nous supporter. La société humaine deviendrait impossible. Les Hydriens arrivent à atteindre la pensée de leurs frères et ils semblent très bien l’accepter. Mais nous, non ! C’est pourquoi je dis que l’homme est la créature la plus méprisable de l’univers. Il n’ose même pas sentir la puanteur de sa propre espèce, âme contre âme !

— La cage semble s’ouvrir, dit doucement Rawlins.

— Quoi ? Faites voir !

Muller se précipita vers la rue et passa rapidement devant Rawlins. Le jeune homme n’eut pas le temps de se reculer et il reçut une violente bouffée d’émanations. Cette fois-ci, ce fut moins pénible. Des images automnales naquirent dans sa tête : des feuilles mortes, des fleurs fanées, un vent encore doux et de précoces crépuscules enflammés. Il se sentait plus envahi de regrets que d’angoisse, devant la brièveté de la vie. Telle est notre condition : à peine avons-nous commencé qu’il faut déjà mourir.

Muller était bien loin de ces états d’âme. Le nez presque sur les barreaux d’albâtre de la cage, il les contemplait passionnément :

— Ils se sont déjà enfoncés de quelques centimètres. Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit.

— J’ai essayé. Mais vous ne m’écoutiez pas.

— Vous avez raison, Ned. Vous avez raison. Cette sale manie que j’ai de toujours soliloquer. (Il rit tout bas :) Ned, j’ai attendu des années pour voir cela. La cage s’ouvre ! Regardez comme les barreaux se déplacent sans à-coups et glissent dans le sol. C’est parfait. (Il se tut un instant pour étudier le mouvement de plus près :) Mais c’est étrange, Ned. Auparavant, elles ne s’étaient jamais ouvertes deux fois dans la même année et voici qu’elles s’ouvrent pour la seconde fois cette semaine.

— Peut-être ne les avez-vous pas toujours remarquées ? Par exemple, pendant votre sommeil ? suggéra Rawlins.

— J’en doute énormément. Regardez ça !

— Alors pourquoi à votre avis une telle entorse au rythme habituel ?

— À cause des ennemis qui se sont approchés, dit Muller. À présent, la cité me considère comme un de ses véritables habitants. Il y a si longtemps que je vis ici. Mais elle cherche à vous mettre en cage, vous. Les ennemis. Les hommes.

Maintenant, la cage était entièrement ouverte. Les barreaux semblaient avoir disparu dans le sol. Seule une étude minutieuse révélait l’emplacement de l’orifice dans le pavement.

— Avez-vous déjà essayé de mettre quelque chose dedans ? Des animaux ?

— Oui. Un jour, j’avais mis le cadavre d’un grand animal mort. Rien ne s’est passé. Puis je lui ai amené des petites bêtes vivantes. Toujours rien. (Son front se plissa :) Une fois, j’avais pensé à entrer moi-même dans la cage pour voir si elle se refermerait automatiquement sur un être pensant et vivant. Mais je n’ai pas osé. Quand on est seul, il est difficile de tenter de pareilles expériences.

Il resta assez longtemps silencieux avant de reprendre :

— Que diriez-vous de m’aider pour un petit essai, là, maintenant. Hein, Ned, qu’en dites-vous ?

Rawlins n’arrivait pas à retrouver son souffle. L’air si léger lui brûlait maintenant les poumons.

— Il suffit de pénétrer une minute ou à peu près à l’intérieur, poursuivit calmement Muller. Nous verrons si la cage se referme sur vous. Ce serait une découverte très importante.

Rawlins fit semblant de ne pas le prendre au sérieux :

— Et si elle se referme ? Avez-vous une clé pour la rouvrir ?

— J’ai des armes. Nous pourrons toujours faire sauter les barreaux.

— Ce serait de la destruction. Vous m’avez averti que vous ne vouliez pas que nous détériorions le labyrinthe.

— Parfois il faut détruire pour apprendre. Allez-y, Ned. Allez-y.

La voix de Muller devenait haletante. Il se tenait étrangement ramassé sur lui-même, les mains crispées sur ses cuisses. Comme s’il se préparait à me pousser dans le piège, songea Rawlins.

Il entendit dans son oreille la voix tranquille de Boardman.

— Faites ce qu’il dit, Ned. Entrez dans la cage. Montrez-lui que vous lui faites confiance.

Je lui fais confiance, se persuada Rawlins, mais je ne fais pas confiance à cette cage.

Son imagination le travaillait désagréablement ; si le fond de la cage s’ouvrait une fois les barreaux revenus en place, le précipitant dans un insondable puits d’acide ou un lac de feu ? Peut-être était-ce ce que la cité avait prévu pour les ennemis capturés ? Quelle assurance avait-il de s’en sortir ?

— Faites-le, Ned, murmura Boardman.

C’était l’acte fou et insensé. Rawlins pénétra sur l’aire et vint appuyer son dos contre le mur. Presque aussitôt les barres courbes sortirent du pavement et vinrent se ficher hermétiquement dans le mur au-dessus de sa tête. Le fond semblait stable. Aucun rayon mortel ne fusa pour le découper. Ses plus grandes craintes ne s’étaient heureusement pas réalisées ; mais il était bel et bien prisonnier.

— C’est fascinant, dit Muller. Cela doit mesurer le taux d’intelligence de la créature qui se trouve dessus. Quand j’ai essayé avec des animaux morts ou vivants, rien ne s’est passé. Qu’en dites-vous, Ned ?

— Je suis content de vous avoir aidé à vérifier votre théorie. Mais je serais encore plus heureux si vous m’aidiez à en sortir maintenant.

— Je ne vois pas comment.

— Vous disiez que vous pourriez faire sauter les barreaux.

— Pourquoi détruire tout de suite ? Attendons un peu, voulez-vous ? Peut-être vont-ils se rouvrir d’eux-mêmes ? Vous êtes parfaitement à l’abri à l’intérieur. Je vous apporterai à manger si cela dure trop longtemps. Au fait, que vont penser vos amis si vous n’êtes pas de retour à la nuit tombée ?

— Je leur enverrai un message, répondit Rawlins d’un ton renfrogné. Mais j’espère être libéré à cette heure-là.

— Restez calme, lui conseilla la voix de Boardman. Si cela devient nécessaire, nous vous en sortirons nous-mêmes. Pour l’instant, il est important de ne pas brusquer Muller avant que vous n’ayez établi un vrai et profond contact avec lui. Si vous m’entendez, touchez votre menton avec votre main droite.

Rawlins fit ce qui lui était demandé.

— Ce fut très courageux de votre part, Ned, dit Muller. Ou stupide. Parfois, je me demande s’il y a une différence entre le courage et la bêtise. De toute façon, je vous en remercie beaucoup. Je voulais vraiment savoir comment fonctionnaient ces cages.

— Heureux d’avoir servi à quelque chose. Vous voyez que tous les êtres humains ne sont pas aussi moches que vous le dites.

— Pas consciemment. C’est la boue qui est à l’intérieur qui pue. Tenez, je vais vous rafraîchir la mémoire.

Il s’approcha et posa ses mains sur les barres blanches et lisses comme des os. Rawlins sentit les émanations s’intensifier :

— Voilà l’odeur de ce qui croupit sous notre crâne. Naturellement, je ne l’ai jamais sentie moi-même. J’ai simplement constaté et extrapolé à partir des réactions des autres. Ce ne doit pas être joli, joli.

— Je pourrais m’y habituer, je crois, dit Rawlins. (Il s’assit en tailleur :) Après votre retour de Bêta Hydri IV sur Terre, avez-vous essayé de la faire disparaître ?

— J’ai consulté tous les chirurgiens possibles. Ils étaient incapables de découvrir quels changements étaient intervenus dans mon effluve nerveux. Alors, vous pensez bien qu’ils ne pouvaient pas me réparer.

— Combien de temps êtes-vous resté ?

— Quelques mois. Juste assez pour apprendre que pas un seul être humain ne pouvait s’approcher de moi sans devenir vert. J’ai commencé par me prendre en pitié, puis je me suis répugné moi-même, ce qui est à peu près la même chose. Je désirais me tuer pour éviter au monde d’avoir à renifler sa propre saleté.

— Je ne vous crois pas, dit Rawlins. Certains hommes refusent le suicide. Vous, par exemple.

— Oui, c’est ce que j’ai fini par découvrir. Je ne me suis pas tué, comme vous pouvez le constater. J’ai d’abord essayé des drogues, les plus dangereuses, puis je me suis mis à boire et à rechercher les pires risques. Rien. J’étais toujours vivant. En un mois, j’ai fait quatre séjours dans des cliniques neuropsychiatriques. J’ai essayé de porter un casque blindé et scellé sur moi pour empêcher les radiations mentales. C’était comme vouloir attraper des neutrons avec un filet à papillons. J’ai provoqué une panique générale dans une maison close sur Vénus. Toutes les filles se sont sauvées dehors, complètement nues. (Il cracha de dégoût :) Vous savez, j’avais toujours bien supporté l’isolement. Quand je vivais avec les gens, j’étais gai et cordial. Je savais plaire et j’aimais cela. Bien sûr, je n’ai jamais été aussi rayonnant que vous. Vous êtes aimable, noble et gracieux, Ned. Mais je tenais ma place. J’avais des amis, des femmes, des relations. J’étais un homme parmi les autres. En même temps, je pouvais partir en mission pendant un an, un an et demi, sans voir personne, sans que cela me gêne. Après, quand je fus rejeté pour de bon par la société, je me suis rendu compte que j’avais besoin d’elle et que je souffrais de ma solitude. Maintenant c’est terminé. J’ai dépassé ce besoin. Je pourrais encore vivre un siècle tout seul sans éprouver le désir de voir quelqu’un. Je me suis entraîné à considérer l’humanité comme elle me considère : quelque chose de morbide qui rend malade, qui soulève le cœur et qu’il vaut mieux éviter. Allez tous au diable ! Je ne dois rien à personne. Je n’ai aucune obligation envers les hommes, pas même de les aimer. Je pourrais vous laisser pourrir dans cette cage, Ned, sans éprouver le moindre remords. Je passerais deux fois par jour devant la cage et je sourirais à votre squelette. Ce n’est pas que je vous haïsse, vous personnellement, ou vos semblables qui peuplent la galaxie. Non. Simplement, je vous méprise. Vous ne m’êtes rien. Encore moins que rien. Vous êtes de la saleté. Vous voyez, je vous connais maintenant, et vous me connaissez vous aussi.

— Vous parlez comme si vous apparteniez à une autre espèce que la nôtre, dit Rawlins, hébété d’étonnement.

— Non. J’appartiens à la race humaine. Je suis le plus humain de tous les hommes parce que je suis le seul qui ne puisse cacher sa profonde essence humaine. La sentez-vous, cette merveilleuse essence humaine ? Toute sa laideur et sa puanteur ? Ce qui est en moi est en vous aussi. Allez voir les Hydriens, ils vous aideront à la libérer et à l’émettre, et alors vous verrez tout le monde vous fuir comme on m’a fui. Je suis le porte-parole des hommes. Je suis la vérité. Je suis l’esprit enfoui sous les crânes. Je suis les tripes et les viscères de la pensée. Je suis ce tas d’ordures que nous prétendons ne pas exister, toute cette sauvagerie bestiale faite de désirs, de convoitises, de petites haines mesquines, de maux de toutes sortes, d’envies. Et pourtant, c’était moi qui me croyais un dieu. Hybris. Voilà, j’ai été rappelé à l’ordre et remis à ma place.

— Pourquoi avez-vous décidé de venir sur Lemnos ? demanda calmement Rawlins.

— C’est un certain Charles Boardman qui m’a mis cette idée dans la tête.

Le jeune homme tressaillit de surprise.

— Vous le connaissez ? demanda Muller.

— Eh bien… Oui. Naturellement. Il est… heu… il occupe une place très importante au gouvernement.

— Vous avez raison. C’est bien lui. Savez-vous que c’est Boardman qui m’a envoyé sur Bêta Hydri IV ? Oh ! il ne m’a pas trompé. Avec moi il n’avait pas besoin d’employer ses ruses habituelles ou des moyens détournés. Il me connaissait assez. Il s’est contenté de jouer sur mon ambition. Une race différente de la nôtre vit sur une planète, m’a-t-il dit, et nous cherchons quelqu’un pour y aller. C’est probablement une mission suicide, mais ce sera la première fois qu’un homme entrera en contact avec une autre espèce intelligente. Êtes-vous intéressé ? Naturellement que je l’étais. Il savait parfaitement que je ne saurais résister à une telle offre. Après, quand je suis revenu dans l’état où je suis, il a essayé pendant un moment de m’éviter. Peut-être était-ce parce qu’il ne pouvait supporter ma présence, ou peut-être parce qu’il se considérait comme fautif. Finalement, un jour je l’ai coincé et je lui ai dit : regardez-moi bien, Charles, voilà comment je suis maintenant, que dois-je faire, où puis-je aller ? Je me suis approché de lui. Comme je suis là, devant vous, Ned. Son visage a changé de couleur. Je pouvais lire la nausée qui le submergeait. Il a dû prendre des pilules, puis il m’a rappelé l’existence du labyrinthe de Lemnos.

— Pourquoi ?

— Comme d’un endroit idéal pour se cacher. Je ne sais pas encore s’il le disait par bonté ou par méchanceté. À mon avis, il devait penser que je mourrais dans un des pièges. C’eût été une fin parfaite pour un type dans mon genre, du moins c’était mieux que de terminer dans un égout ou dans une morgue quelconque. Naturellement, je lui ai répondu qu’il n’en était pas question. Je ne voulais pas laisser de traces derrière moi. J’ai piqué une colère et je lui ai dit que j’irais me perdre n’importe où dans l’univers sauf ici. Puis je me suis enterré dans une région déserte de bayous et de marais. Un mois plus tard, j’en suis sorti, j’ai loué un vaisseau cosmique et je suis venu ici, en utilisant un maximum de tactiques de diversion pour être bien sûr que personne ne retrouverait ma vraie destination. Boardman avait raison. C’était l’endroit idéal.

— Mais comment avez-vous fait pour pénétrer dans le labyrinthe ? demanda Rawlins.

— Grâce à une véritable malchance.

— Malchance ?

— Oui. J’essayais de mourir dans une explosion de gloire, ricana Muller. Je me fichais absolument de survivre ou non. Je suis entré et j’ai piqué droit vers le centre.

— Je ne peux pas le croire !

— Et pourtant, c’est vrai. Enfin, plus ou moins. L’ennui avec moi, Ned, c’est que j’ai la vie ancrée au corps. C’est un don inné, peut-être même légèrement paranormal. Une sorte de sixième sens, comme on dit, que possèdent ceux qui refusent la mort. En plus, j’avais avec moi des détecteurs de masse et quelques autres instruments utiles. Alors, dans le labyrinthe, chaque fois que je voyais un squelette ou un cadavre, je regardais un peu plus attentivement autour de moi. Ou quand je sentais ma visualisation des lieux se troubler, je me reposais quelques instants. Pourtant je m’attendais sincèrement à être tué dans la zone H. Je le désirais. Mais j’ai été assez chanceux pour réussir là où tout le monde avait échoué avant moi. Je suppose que c’est parce que je me fichais absolument de ce qui pouvait m’arriver. Vous comprenez, j’étais décontracté. Tout était facile. Je me déplaçais comme un chat, les muscles et les réflexes obéissant parfaitement. Si bien que j’ai franchi les sections les plus dangereuses et je suis arrivé ici dans la cité. Presque déçu.

— Êtes-vous sorti du labyrinthe depuis ?

— Non. De temps en temps, je vais dans la zone E, là où sont vos amis. Deux fois j’ai poussé jusqu’en F. Mais la plupart du temps je reste dans les trois zones centrales. Je suis assez bien équipé. J’ai une chambre à radiations pour conserver mes réserves de viande, un bâtiment qui me sert de bibliothèque, un autre où je garde mes cubes érotiques, et un autre dans lequel je fais un peu de taxidermie. Je chasse beaucoup aussi. J’étudie le labyrinthe et j’essaie d’analyser son fonctionnement. J’ai dicté le résultat de mes travaux à plusieurs cubes mémorisateurs. Je parie que vos copains archéologues seraient bien contents de mettre la main dessus.

— Je suis certain qu’ils pourraient beaucoup nous apprendre, dit Rawlins.

— Je sais. Mais je les détruirai avant qu’aucun de vous ne les voie. Commencez-vous à avoir faim, Ned ?

— Un peu, oui.

— Attendez. Je vous apporte quelque chose.

Sans se presser, Muller marcha jusqu’à une construction voisine et pénétra à l’intérieur. Rawlins parla à voix basse :

— C’est affreux, Charles. Il est devenu fou. C’est évident.

— N’en soyez pas trop sûr, répondit Boardman. Il est indéniable que neuf années d’isolement peuvent affecter la stabilité d’un homme, surtout comme Muller qui n’était déjà pas très équilibré la dernière fois que je l’ai vu. Mais il se peut qu’il vous joue la comédie, prétendant être dérangé pour éprouver votre bonne foi.

— Et s’il ne me joue pas la comédie ?

— Pour ce que nous attendons de lui, cela n’a aucune importance qu’il soit fou ou non. Cela pourrait même être utile.

— Je ne comprends pas.

— Vous n’avez pas besoin de comprendre, répondit froidement Boardman. Simplement, détendez-vous. Jusqu’à présent, vous vous en tirez très bien.

Muller revenait, portant une écuelle et un merveilleux gobelet en cristal rempli d’eau :

— C’est ce que j’ai de mieux à vous offrir, dit-il en passant un morceau de viande à travers les barreaux. Un animal local. Vous mangez de la nourriture solide, n’est-ce pas ?

— Oui.

— À votre âge, c’est bien ce que je pensais. Combien m’avez-vous dit ? Vingt-cinq ans ?

— Vingt-trois.

— C’est encore pire.

Muller lui passa le gobelet. L’eau avait un goût agréable, ou plutôt pas de goût du tout. Muller s’assit tranquillement devant la cage et mangea lui aussi. Rawlins remarqua que l’effet des émanations diminuait et pourtant Muller n’était même pas à cinq mètres de lui. Sans aucun doute, il est possible d’acquérir une tolérance à cet empoisonnement moral, pensa-t-il. Encore fallait-il désirer essayer.

— Voudriez-vous, dans quelques jours, voir mes compagnons ?

— Absolument pas.

— Ils seraient passionnés.

— Je n’ai pas du tout envie de les connaître. Je préfère parler aux animaux sauvages.

— Vous me parlez bien à moi, fit remarquer Rawlins.

— Parce que c’est nouveau pour moi. Parce que votre père était un de mes amis les plus chers. Et aussi parce que, par rapport à la plupart des êtres humains, vous êtes raisonnablement acceptable. Mais je ne veux surtout pas être examiné comme une bête curieuse par un groupe d’archéologues, tout excités d’avoir fait une découverte.

— Vous n’êtes pas obligé de voir tout le groupe. Peut-être deux ou trois d’abord, suggéra Rawlins. Cela vous habituerait à l’idée de vous retrouver à nouveau parmi des gens.

— Non.

— Je ne comprends pas…

— Attendez une minute, l’interrompit Muller. Pourquoi devrais-je me faire à l’idée de me retrouver à nouveau parmi des gens ?

Rawlins expliqua difficilement :

— Eh bien, parce qu’il y a des gens ici, et que ce n’est pas bien de rester isolé quand…

— Quelle saloperie me préparez-vous ? Avez-vous l’intention de m’attraper et de me sortir de force du labyrinthe ? Allez-y, dites-moi, dites-moi ce qui se cache derrière votre tête. Pourquoi essayez-vous de m’attendrir avec votre gentille petite gueule ? Hein ?

Rawlins se troubla. Dans le lourd silence qui suivit lui parvint la voix de Boardman. Il parlait rapidement, lui soufflant les mensonges et les fourberies que Rawlins ignorait. Il écouta et il répéta la leçon de son mieux :

— Dick, vous me prêtez des qualités de stratège que je ne possède pas. Je vous jure que je ne vous prépare pas de pièges. Je reconnais que j’ai essayé de vous attendrir un peu en plaisantant avec vous pour que nous devenions amis. Je pense qu’il vaut mieux que je vous dise la vérité.

— Oui, je pense qu’il vaut mieux !

— Je l’ai fait dans l’intérêt de notre expédition. Voyez-vous, nous ne pouvons rester que quelques semaines ici, alors que vous y vivez depuis… neuf ans, n’est-ce pas ? Vous connaissez tellement de choses sur cet endroit, Dick, et cela me paraît injuste que vous les gardiez pour vous. J’espérais d’abord vaincre votre misanthropie, afin de devenir votre ami et vous faire parler du labyrinthe et de ses secrets. En retournant dans la zone E, j’aurais pu raconter aux autres ce que vous m’auriez appris…

Injuste de les garder pour moi ?

— Eh bien, oui. Taire ce que l’on sait est un péché.

— À votre avis, était-ce juste de me déclarer lépreux et de me fuir ?

— C’est un autre problème, dit Rawlins. Cela n’a rien à voir avec la justice. C’est une tare que vous portez en vous. Une tare terrible que vous n’avez pas méritée et tout le monde est désolé que ce soit tombé sur vous. Mais d’un autre point de vue, vous devez certainement comprendre qu’il est très difficile pour ceux qui vous côtoient de prendre une attitude dégagée devant votre… votre…

— Ma puanteur, grinça Muller. Oui, je pue. Oui, il est difficile de supporter ma présence. C’est pourquoi je ne l’imposerai pas à vos amis. Ôtez une fois pour toutes de votre idée que je parlerai, ou prendrai le thé avec eux. Je ne veux rien avoir à faire avec ces gens-là. Je me suis séparé de l’humanité. Ce n’est pas parce que je vous ai accordé le droit de m’ennuyer que je suis disposé à revenir en arrière. Pendant que j’y suis, je vous rappelle que mon infortunée condition n’est pas une injustice, comme vous semblez le croire. Je l’ai méritée à force de mettre mon nez là où je ne devais pas et de me croire surhumain parce que j’étais capable d’arpenter l’univers. Hybris. Souvenez-vous de ce mot.

Pendant ce temps, Boardman poursuivait son instruction. Rawlins, avec dans la bouche le goût acide du mensonge, répondit :

— Je ne vous blâme pas d’être amer, Dick. Mais je continue à penser qu’il n’est pas correct que vous gardiez pour vous des informations qui pourraient nous être utiles. Par exemple, souvenez-vous de l’époque où vous partiez en exploration. Vous auriez débarqué sur une planète pour découvrir quelque chose. Or, quelqu’un sur cette planète aurait détenu des renseignements de première importance pour votre mission. N’auriez-vous pas fait un effort pour les obtenir, même si cette personne avait eu certains problèmes privés qui…

— Je suis navré, le coupa Muller d’un ton glacial. Cela ne m’intéresse pas.

Il se leva et s’éloigna, laissant Rawlins seul dans sa cage, avec deux morceaux de viande et un gobelet à moitié rempli d’eau.

Quand Muller fut hors de vue, Boardman se fit entendre :

— Il n’est pas commode, ça ne fait pas l’ombre d’un doute. Cela dit, je n’attendais pas de douceur de sa part. Mais vous le touchez, Ned. Vous êtes le bon mélange de ruse et de naïveté.

— Et je suis dans une cage.

— Ce n’est pas un problème. Nous enverrons un robot vous délivrer si la cage ne s’ouvre pas bientôt d’elle-même.

— Muller n’acceptera jamais de sortir d’ici, murmura Rawlins. Il est rempli de haine. Elle sort par tous les pores de sa peau. Je n’ai jamais vu autant de haine chez un homme.

— Vous ne savez pas ce qu’est la haine, alors, dit Boardman. Lui non plus d’ailleurs. Je vous assure que tout se passe bien. Il y a des obstacles, mais le fait qu’il vous parle est essentiel. Il ne veut pas haïr. Donnez-lui une chance de se dégeler et il le fera aussitôt.

— Quand enverrez-vous le robot pour me sortir de là ?

— Plus tard, dit Boardman. Si nous sommes obligés.

Muller ne revint pas. Le ciel s’assombrit et l’air se rafraîchit. Rawlins se replia inconfortablement sur lui-même. Il essayait de s’imaginer cette cité quand elle vivait encore, quand la cage avait encore des prisonniers vivants à exhiber. Il vit une foule d’êtres petits et trapus, ceux qui avaient bâti le labyrinthe, dont la peau verdâtre était recouverte de fourrures cuivrées et qui balançaient leurs longs bras en montrant la cage. À l’intérieur de la cage était recroquevillé une sorte de scorpion géant aux yeux enflammés, armé de pinces monstrueuses qui grattaient dérisoirement les dalles de pierre, et d’une queue redoutable, à l’affût d’une proie éventuelle. À travers les galeries résonnait une musique étrange et bizarrement rythmée. Des rires rauques. Des effluves lourds d’odeurs musquées. Des enfants crachant sur la chose dans la cage des petits jets de salive semblables à des feux follets. Le mouvement désordonné des trois lunes et des ombres dansantes. Une créature prise au piège, hideuse et mauvaise, séparée de son espèce et de sa ruche creusée sur un des mondes de Alphecca ou de Markab, là où d’autres choses semblables à elle rampaient dans des tunnels interminables et luisants. Cela durait longtemps. Des jours et des jours les constructeurs venaient se moquer, insulter et mépriser la créature dans la cage. Celle-ci dépérissait à cause de leurs corps massifs, de leurs doigts longs et articulés comme des pattes d’araignées, de leurs faces aplaties et grotesques déformées par des dentures aberrantes. Et un jour venait où, ayant cessé de divertir ses vainqueurs, le sol s’ouvrait sous elle et elle tombait vertigineusement, sa queue fouettant furieusement le vide et elle s’empalait sur un lit de pieux.

À présent, il faisait nuit. Depuis plusieurs heures le récepteur de Rawlins était resté muet. Il n’avait pas non plus revu Muller. Des animaux, pour la plupart des petits tout en mâchoires et en dents, rôdaient sur l’esplanade. Cette fois-ci, Rawlins était venu désarmé. Il était prêt à écraser toute bête qui se glisserait entre les barreaux.

La faim et le froid le tenaillaient. Il fouilla l’obscurité sans apercevoir Muller. Que se passait-il ?

— Pouvez-vous m’entendre ? demanda-t-il à Boardman.

— Nous allons bientôt vous sortir de là, Ned.

— Oui, mais quand ?

— Nous avons envoyé un robot.

— Il ne devrait pas mettre plus d’un quart d’heure pour m’atteindre. Ces zones sont faciles à traverser.

Boardman observa un silence :

— Muller l’a intercepté et l’a détruit, il y a à peu près une heure.

— Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ?

— Nous en envoyons plusieurs tout de suite, dit Boardman. Muller ne pourra pas tous les arrêter. Tout va bien, Ned. Vous n’êtes pas en danger.

— Jusqu’à quand ? dit-il sombrement.

Mais il ne s’inquiétait pas outre mesure. Transi et affamé, il s’appuya fermement contre le mur et attendit. À une centaine de mètres sur la place, il vit une petite bête bondir souplement sur un animal plus gros qu’elle et le tuer. Quelques instants plus tard arrivèrent les nécrophages en groupe serré. Rawlins entendit les bruits de la chair déchirée et arrachée. Il était mal placé dans la cage et il tendait le cou pour guetter l’arrivée du robot qui le délivrerait. Mais aucun robot n’apparaissait.

Une victime offerte à un rite sanguinaire, prête pour le sacrifice, voilà ce que je suis, pensa-t-il.

Les petits charognards avaient fini leur travail. Ils traversèrent l’esplanade en trottinant et se dirigèrent vers lui. Des sortes de belettes avec une grosse tête pointue et des pattes palmées équipées de griffes jaunes recourbées. La pupille rouge de l’œil contrastait avec l’iris jaune. Ils étudièrent le jeune homme avec intérêt, solennellement et pensivement. Des filaments visqueux de sang pourpre, presque noir, pendaient à leurs babines.

Ils s’approchèrent lentement. Un long museau fin se glissa entre deux barreaux de la cage. Rawlins donna un coup de pied. La bête recula. À gauche, un autre groin se faufila, et puis un autre, et puis encore un autre.

Alors, de tous côtés, les charognards se glissèrent dans la cage.

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