À l’intérieur du labyrinthe, Muller surveillait tous ces préparatifs sur ses écrans troubles. Ils envoyaient des sortes de robots en avant-garde. Les pauvres mécaniques se faisaient broyer les unes après les autres, mais chaque nouvelle vague pénétrait chaque fois un peu plus profondément. À force d’erreurs et de rectifications ils avaient trouvé leur chemin à travers la zone H et ils étaient maintenant en G. Muller se tenait prêt à se défendre si les engins atteignaient les zones internes. En attendant, il restait calme au centre de la cité, vaquant à ses occupations quotidiennes.
Il avait l’habitude de passer une grande partie de la matinée à réfléchir à son passé. À une époque lointaine, il avait connu d’autres mondes, d’autres printemps, des saisons plus chaudes que celles d’ici. Des regards aimables l’avaient caressé, des mains avaient étreint les siennes ; il se souvenait de sourires, de fêtes, de parquets bien cirés et de silhouettes élégantes se découpant dans des embrasures de portes. Il avait été marié deux fois. Chaque fois, l’arrangement avait été rompu pacifiquement après quelques années pendant lesquelles chacun avait donné et pris sans mesquinerie. Il avait voyagé dans tous les mondes possibles. Il avait traité avec des ministres et des souverains. Son odorat se souvenait encore des parfums respectifs de centaines de planètes disséminées dans le ciel. Nous sommes à peine une petite flammèche qui disparaît sitôt allumée ; pourtant, il avait brûlé et brillé suffisamment pendant son printemps et son été. Maintenant, il vivait son automne, triste et sans joies.
À sa manière particulière, la cité prenait soin de lui. Il avait une habitation… en fait, il en avait des milliers ; de temps en temps, il déménageait pour le plaisir de changer de point de vue. Tous les bâtiments étaient des boîtes vides. Avec des lanières de cuir, des os et des fourrures d’animaux, il s’était fabriqué un lit et une chaise ; il n’avait besoin de rien de plus. La cité lui fournissait l’eau. Les animaux sauvages étaient en si grand nombre ici qu’il ne risquait pas de manquer de nourriture tant qu’il serait assez fort pour chasser. De la Terre, il avait amené quelques objets de première nécessité. Par exemple, trois cubes de lecture et un de musique ; ils formaient une pile n’atteignant pas un mètre de haut et pouvaient nourrir son esprit pendant tout le reste de sa vie. Il avait aussi un petit magnétophone auquel il dictait parfois ses mémoires ; des cahiers à dessin ; des armes ; un détecteur de masse ; un diagnostat et un stock de médicaments régénérateurs. C’était bien suffisant.
Il mangeait régulièrement. Il dormait bien et sa conscience ne le tourmentait pas. Il avait presque fini par admettre et accepter son destin. Il avait isolé et inhibé la blessure d’où sourdait le poison de l’amertume.
Maintenant, il ne blâmait plus personne pour ce qui lui était arrivé. Ses propres désirs, son ambition étaient les coupables. Il avait essayé de dévorer l’univers, de devenir une sorte de dieu, et quelque force implacable l’avait rejeté impitoyablement de cette haute position, le brisant et l’écrasant. Pour tenter de rassembler ce qui restait de lui, il avait rampé comme un infirme vers cette planète morte.
Il retrouvait chaque étape principale qui l’avait conduit jusqu’ici. À dix-huit ans, par une chaude nuit d’été passée à contempler le firmament, il avait eu la révélation de ses hautes ambitions. À vingt-cinq ans, il avait commencé à les réaliser. Avant d’avoir atteint la quarantaine, il avait déjà visité des centaines de mondes et il était célèbre dans trente systèmes. La décennie suivante lui avait permis de connaître les joies et les désillusions inhérentes à la puissance. Puis, un jour de sa cinquante-troisième année, Charles Boardman était venu lui proposer une mission sur Bêta Hydri IV.
Cette année-là, il était en vacances sur Marduk, à une douzaine d’années-lumière de la Terre. Cette planète était la quatrième du système Tau Ceti. Elle servait de base de repos et de villégiature aux ingénieurs et aux mineurs qui extrayaient des fortunes en minerais radioactifs des autres planètes du système. Muller n’approuvait pas cette exploitation intensive qui confinait au pillage, mais cela ne l’empêchait pas de venir chercher une détente sur Marduk. Grâce à sa révolution non rotative, ce monde ne subissait presque pas le cycle des saisons ; sous l’éternel printemps, les quatre continents étaient baignés par une mer tranquille, jamais profonde. L’eau était d’un vert tendre, la végétation tendait vers le bleu pâle et l’air pétillait légèrement comme du champagne nouveau. Les hommes en avaient fait une sorte de copie de la Terre, mais une Terre comme elle dû être dans les temps plus doux et paisibles ; ce n’était que parcs et prairies, avec de-ci de-là quelques auberges accueillantes. Un monde reposant où n’existaient ni violences ni dangers. Les poissons géants dans les mers étaient peu vivaces et se laissaient prendre sans difficultés. Les montagnes aux sommets enneigés semblaient traîtresses et dangereuses, même si on portait des bottes à gravitation, mais personne ne s’y était encore perdu. Les grands et puissants animaux qui peuplaient les forêts chargeaient correctement, mais n’étaient jamais aussi féroces qu’ils le paraissaient. Muller désapprouvait en principe ce genre d’endroit, mais il était un peu rassasié d’aventures et il était venu ici pour chercher quelques semaines de paix, même contrefaite. De plus, il n’était pas seul.
Elle s’appelait Marta. Il l’avait rencontrée l’année précédente, à quelque vingt années-lumière de là. Elle était grande et mince ; ses grands yeux sombres étaient élégamment dessinés au crayon rouge et sa chevelure d’un bleu éclatant tombait souplement sur ses épaules douces. Elle semblait avoir tout juste atteint la vingtaine, mais naturellement elle aurait tout aussi bien pu avoir quatre-vingt-dix ans et en être à son troisième remodelage facial. Il était devenu impossible de deviner l’âge de quelqu’un, tout particulièrement d’une femme. Quoi qu’il en fût, Muller pensait qu’elle était véritablement jeune. Cette impression tenait plus à une certaine dose d’enthousiasme manifesté et à une véritable féminité qui, il aimait à le croire, ne devaient rien à un quelconque chirurgien, plutôt qu’à une souplesse ou à une gracieuse agilité qui pouvaient tout aussi bien être fabriquées. Marta avait la faculté de se donner entièrement à son plaisir, que ce fût en nageant, en se laissant flotter, en chassant ou en faisant l’amour ; ce qui prouvait à l’évidence que ces joies étaient relativement nouvelles pour elle.
Muller ne cherchait pas à trop approfondir ces questions. Il savait seulement qu’elle était riche, Terrienne, n’était pas embarrassée de liens familiaux et qu’elle était libre de ses mouvements. Il avait eu subitement envie de la voir. Il lui avait téléphoné, lui demandant de venir le rejoindre sur Marduk et elle était venue de son plein gré, sans poser de questions. Elle n’avait pas craint non plus de partager une suite d’hôtel avec lui. Visiblement, elle savait qui était Richard Muller, mais elle semblait être indifférente à sa célébrité. Pour elle ne comptaient que les mots qu’il lui disait, comment il la serrait entre ses bras et leurs jeux et leurs joies communs. Elle ne tenait aucun compte de son passé.
L’hôtel qu’ils habitaient était une spirale brillante, haute de mille mètres, dominant une vallée au milieu de laquelle scintillait un lac de forme ovale. Leurs chambres se trouvaient au deux centième étage. Ils prenaient leurs repas sur une terrasse accessible par un disque à gravitation, d’où ils pouvaient admirer les calmes paysages de Marduk. Il y avait une semaine qu’ils étaient ensemble. Ils ne s’étaient plus quittés une seconde. Le temps était beau. Muller se sentait bien. Les petits seins frais de sa compagne avaient la taille idéale pour la paume de ses mains ; ses longues jambes fines et musclées l’enserraient doucement pour l’étreindre avec une brutale et délicieuse ferveur à la montée de son plaisir. Huit jours après leur arrivée débarqua Charles Boardman. Il loua une suite dans un hôtel situé de l’autre côté du continent et téléphona aussitôt à Muller pour lui demander de passer le voir.
— Je suis en vacances, répondit Muller.
— Une demi-journée seulement, insista Boardman.
— Je ne suis pas seul, Charles.
— Je suis au courant. Amenez-la avec vous. Nous ferons un tour ensemble. C’est une affaire importante.
— Justement, je suis venu ici pour échapper aux affaires importantes.
— Il n’y a pas moyen d’échapper, Dick. Vous le savez bien. Vous êtes Dick Muller, vous vous souvenez ? Et nous avons besoin de vous.
— Que le diable vous emporte, dit Muller d’une voix douce.
Le lendemain matin, ils prirent un appareil qui devait les mener rapidement à l’hôtel de Boardman. Muller se souvenait de ce voyage comme s’il remontait au mois dernier et pourtant il y avait presque quinze ans de cela. Ils frôlaient les sommets enneigés de si près qu’ils virent distinctement un magnifique chamois géant à longues cornes recourbées sautant par-dessus de luisantes coulées de glace. Il était splendide : deux tonnes de muscles et d’os grimpant avec une incroyable légèreté sur des cimes vertigineuses. Marduk n’offrait pas de chasse plus chère. En une vie entière, certains hommes ne gagnaient pas ce que coûtait la licence pour tuer une de ces merveilleuses bêtes. C’était encore trop bon marché, pensa Muller.
Ils tournèrent trois fois autour du gracieux animal puis, après avoir sauté un dernier pic, ils plongèrent en suivant la pente de la montagne. La vallée constituait la taille du continent ; elle était émaillée d’une multitude de petits lacs qui étincelaient au soleil comme un collier de diamants. À midi, ils atterrirent devant l’hôtel de Boardman. Celui-ci avait loué la suite la plus luxueuse, toute en fausses cloisons et en trompe-l’œil. Il étreignit le poignet de Muller pour le saluer et il serra Marta dans ses bras avec une évidente convoitise. La jeune femme resta froide et distante ; il était clair, que cette visite lui semblait être une perte de temps.
— Avez-vous faim ? demanda Boardman. Nous déjeunerons d’abord, ensuite nous parlerons.
Il leur versa à boire du vin ambré dans des gobelets en cristal de roche bleu taillés sur Ganymède. Puis ils embarquèrent sur une capsule-restaurant et quittèrent l’hôtel pour survoler les forêts mauves et les lacs. Ils étaient étendus sur des sièges gonflables dans une sorte de nacelle transparente, comme suspendus en plein ciel. La nourriture leur parvenait automatiquement. Salade frisée, poisson grillé de la planète, légumes importés saupoudrés de fromage râpé du Centaure, flacons de bière de riz fraîche et, pour terminer, une épaisse et sirupeuse liqueur verte épicée. Entièrement passifs, bercés dans leur capsule mobile, ils acceptaient la nourriture, les boissons, les paysages ; ils respiraient cet air pétillant pompé de l’extérieur, tout en regardant des oiseaux aux couleurs éclatantes voltiger autour d’eux avant de plonger se perdre dans les forêts touffues de conifères. Boardman avait soigneusement mis tout cela au point afin de créer une ambiance favorable, mais ses efforts ne serviraient pas à grand-chose, songea Muller. On ne pouvait l’endormir aussi facilement. Il accepterait peut-être la mission que lui proposerait Boardman, mais il se déciderait en toute conscience.
Marta s’ennuyait. Elle l’exprimait par le profond désintérêt avec lequel elle accueillait les coups d’œil langoureux de Boardman. Sa tenue de jour scintillante était destinée à montrer le plus possible d’elle. La texture moléculaire mobile du tissu était subtilement programmée pour dessiner des petites ouvertures de différentes formes qui découvraient soit un morceau de cuisse et un sein, soit le ventre et les reins, soit un bout de hanche et les fesses. Boardman appréciait visiblement ce qu’il voyait et semblait prêt à prendre possession de ce qui lui était si généreusement montré, mais Marta faisait mine d’ignorer ses propositions non formulées. Muller s’amusait de cette petite comédie. Ce n’était pas le cas de Boardman.
Après le déjeuner, la capsule se posa sur la rive d’un lac argenté. La cloison s’ouvrit devant les eaux profondes et claires.
— Peut-être notre jeune amie préférera-t-elle aller nager pendant que nous discuterons de nos ennuyeuses bêtises ? proposa Boardman.
— Bonne idée, répondit Marta platement.
Elle se leva et détacha l’agrafe sur son épaule. Sa robe glissa le long de son corps et tomba à ses pieds. Boardman se précipita et pendit ostensiblement le léger vêtement avec le plus grand soin. Elle lui sourit froidement pour le remercier et lui tourna le dos pour descendre vers la berge. Sa peau bronzée brillait merveilleusement sous les rayons du soleil qui filtraient à travers les arbres. Les pieds dans l’eau, elle s’arrêta un instant, exposant à leurs regards son dos cambré et ses fesses rondes et hautes, puis elle plongea résolument dans le lac et s’éloigna rapidement, laissant une mince tramée d’écume derrière elle.
Boardman se retourna vers Muller :
— Elle est vraiment adorable, Dick. Qui est-ce ?
— Une fille. Assez jeune, je crois.
— Plus jeune que celles que je vous ai connues, en tout cas. Avec un je ne sais quoi de déjà défloré, si je peux me permettre. Vous la connaissez depuis longtemps ?
— Depuis l’année dernière. Elle vous intéresse ?
— Naturellement.
— Je le lui dirai, dit Muller. Dans quelque temps.
Boardman lui répondit par un sourire énigmatique de bouddha et il avança la main vers la console portant les liqueurs. Muller refusa d’un mouvement de tête. Au loin, Marta nageait sur le dos. Seuls les deux bouts roses de ses seins étaient visibles sur la surface immobile du lac. Les deux hommes se considéraient. Ils semblaient avoir à peu près le même âge, vers la cinquantaine ; Boardman était légèrement empâté alors que Muller était mince, mais ils grisonnaient tous les deux et ils dégageaient la même impression de force. Assis, ils semblaient aussi avoir la même taille. Les apparences étaient trompeuses : d’une part Boardman avait une trentaine d’années de plus que Muller, d’autre part ce dernier mesurait quinze centimètres de plus que son aîné. Ils se connaissaient depuis trente ans.
Dans un sens, leurs professions étaient plus ou moins identiques. Leur rôle consistait à préserver les structures de la société humaine dispersée dans la galaxie, bien que ni l’un ni l’autre n’aient aucun rang officiel dans un corps administratif quelconque. Ils étaient animés par une même obéissance à leurs tâches et un même désir de servir l’humanité. Muller respectait Boardman pour l’utilisation qu’il avait faite de ses multiples talents pendant sa longue et impressionnante carrière, sans toutefois pouvoir dire qu’il l’appréciait. Il savait Boardman intelligent, entièrement dévoué à la cause humaine et totalement dépourvu de scrupules. Ce genre d’individu est toujours dangereux.
D’une poche de sa tunique, Boardman sortit un cube de vision de six ou sept centimètres de côté et le posa devant Muller. On aurait dit un élément oublié d’un jeu compliqué. Sa couleur jaune pâle se reflétait sur le marbre noir poli de la table.
— Branchez-le, dit Boardman, la visionneuse est derrière vous.
Muller glissa le cube dans le logement prévu. Du centre de la table s’éleva alors un cube plus grand. Sur ses faces, de près d’un mètre de côté, apparurent des images. Muller vit une planète, entourée par une masse de nuages gris. Ce pouvait être Vénus. Puis des veines d’un rouge sombre strièrent le gris.
Ce n’était donc pas Vénus. L’œil traversa l’épaisseur nuageuse et révéla une planète non familière, totalement différente de la Terre.
Sur le sol, d’apparence spongieuse et humide, s’élevaient des arbres caoutchouteux qui ressemblaient à de gigantesques champignons vénéneux. Il était difficile de juger des hauteurs, mais ils semblaient grands. Les troncs blafards, léchés par de longues fibres déchiquetées, se tordaient lamentablement et étaient protégés, jusqu’à peu près le cinquième de leur hauteur, par des sortes de cuirasses constituées par des excroissances d’apparence morbide. Au-dessus, aucune branche ni aucune feuille, seulement quelques coupelles végétales, largement évasées, plissées et mouchetées par un phénomène de moisissure. Soudain, à travers cette ténébreuse plantation, apparurent trois silhouettes étranges. Elles étaient très allongées. De leurs épaules étroites pendaient des grappes de huit ou dix membres articulés qui les faisaient presque ressembler à des araignées. Les têtes étaient coniques, bordées de plusieurs yeux, et portaient des excroissances de chair qui pointaient verticalement et qui devaient être les narines. Les bouches s’ouvraient sur les côtés. Ces êtres marchaient debout sur des jambes élégantes terminées par des petits piédestaux ronds qui leur tenaient lieu de pieds. Ils étaient nus, à l’exception de petites bandes d’étoffe, probablement ornementales, nouées entre leur premier et deuxième poignet, et pourtant Muller n’arrivait pas à découvrir sur eux le moindre équivalent d’un appareil de reproduction ou de fonctions mammifères. La peau n’était pas pigmentée, partageant la teinte grise de ce monde triste, et semblait râpeuse, comme si elle était recouverte d’une couche de petites écailles à multiples facettes.
Avec une grande élégance dans la démarche, chacune des trois silhouettes s’approcha d’un des champignons géants et entreprit de l’escalader jusqu’à ce qu’elle arrive au bord supérieur de la carapace protectrice. Parmi les membres, un semblait spécialement adapté à cette circonstance. Alors que les autres portaient cinq doigts vrillés disposés en anneau, celui-ci se terminait par un organe pointu comme une aiguille qui pouvait s’enfoncer facilement et profondément dans le tronc mou et gommeux. Les créatures restèrent un long moment ainsi, appuyées contre l’arbre, comme si elles en suçaient la sève. Puis elles descendirent et reprirent leur promenade, comme si de rien n’était.
Soudain, l’une d’elles s’arrêta, se baissa et sembla chercher quelque chose du regard. Très vite, elle repéra l’œil qui les avait espionnées pendant leurs activités. L’image devint chaotique ; Muller pensa que les créatures devaient se passer l’œil de main en main. Tout à coup, ce fut le noir. L’œil avait été détruit et le cube était arrivé à sa fin.
Muller rompit le lourd silence quelques instants plus tard.
— Ils sont très convaincants.
— C’est la moindre des choses. Ils sont vrais.
— Cela a-t-il été filmé par un robot extragalactique ?
— Non, dit Boardman. Dans notre propre galaxie.
— Bêta Hydri IV, alors ?
— Oui.
Muller réprima un frisson :
— Puis-je le repasser, Charles ?
— Naturellement.
Il réactiva le cube de vision. À nouveau l’œil traversa l’épaisseur de nuages ; à nouveau il repéra les arbres caoutchouteux ; à nouveau le trio de créatures apparut, se nourrit aux arbres, remarqua l’œil et le détruisit. Muller était fasciné par ces images. Il n’avait encore jamais vu, ni personne à sa connaissance, d’êtres doués de raison venus d’une autre création.
Le cube s’éteignit à nouveau.
— Cela a été pris il y a moins d’un mois, dit Boardman. Nous avons placé un vaisseau-robot à cinquante mille kilomètres de Bêta Hydri IV et nous avons laissé tomber à peu près un millier d’yeux à la surface. La moitié au moins s’est perdue au fond des océans, et d’autre part la plus grande partie des terres est inhabitée ou inintéressante. C’est le seul qui nous ait retransmis une image précise de ces créatures.
— Pourquoi a-t-il été décidé de rompre la quarantaine que nous avions établie autour de cette planète ?
Boardman souffla lentement :
— Nous pensons qu’il est temps d’entrer en contact avec eux, Dick. Il y a dix ans que nous tournons autour sans oser leur dire bonjour. Ce n’est pas très poli de notre part. Or, comme les Hydriens et nous sommes les deux seules races intelligentes perdues dans cette sacrée galaxie, du moins à notre connaissance, nous en sommes venus à penser que nous devions commencer à établir des relations amicales.
Muller savait que le seul moyen d’éviter de se laisser prendre dans les pièges de Boardman était d’attaquer de front. Il parla assez brusquement.
— Votre sens des convenances me semble bien subit. Une décision avait été prise en conseil à l’unanimité, après une année de débats, selon laquelle on laisserait les Hydriens en paix pendant au moins un siècle, s’ils ne tentaient pas de sorties dans l’espace. Qui a modifié cette décision, pourquoi et quand ?
Boardman eut son habituel sourire énigmatique. Puis, après un silence, il dit d’une voix douce :
— Je n’ai pas cherché à vous tromper, Dick. Cette décision a été annulée lors d’une session du conseil qui s’est tenue il y a huit mois, pendant que vous étiez en route vers Rigel.
— Et la raison ?
— Un de nos robots extragalactiques est revenu avec des éléments convaincants qui prouveraient l’existence d’au moins une espèce supérieure douée d’intelligence dans un des systèmes voisins.
— Où ?
— Cela n’a pas d’importance, Dick. Ne m’en veuillez pas, mais je ne suis pas autorisé à vous le dire pour l’instant.
— Très bien.
— Tout ce que je peux vous dire c’est que, d’après ce que nous savons d’eux pour le moment, ils sont beaucoup plus avancés que nous. Ils pratiquent les voyages inter et extragalactiques et un de ces siècles ils viendront nous rendre visite. À ce moment-là, nous aurons un très gros problème sur les bras. Il a donc été voté que nous entrerions en contact avec les Hydriens avant terme, afin de nous préparer pour le jour où les autres débarqueront.
— Vous voulez dire, demanda Muller, que nous voulons nous assurer de bonnes relations avec l’autre race de notre galaxie avant que se montrent les extragalactiques ?
— Exactement.
— Maintenant, je boirais bien le verre que vous m’avez offert.
Boardman fit un geste. Muller commanda sur un clavier le mélange qu’il désirait. Il vida son verre d’un trait et se fit aussitôt resservir. L’effet de surprise passé, il avait besoin de digérer ces informations. Le cube de vision dans les mains, comme s’il se fût agi d’une relique sacrée, son regard se perdait au loin, oubliant Boardman et tout ce qui l’entourait.
Pendant deux siècles, l’homme avait exploré l’univers sans trouver la trace d’un rival possible. Il y avait une infinité de planètes et un grand nombre d’entre elles étaient potentiellement habitables. Parmi celles-ci, cinq ou six, ce qui était surprenant quoique prévu par les savants, étaient entièrement semblables à la Terre. Le ciel est peuplé de systèmes solaires dont beaucoup appartiennent aux types F et G susceptibles d’abriter des formes de vie. Le procédé de genèse planétaire est général : la plupart des soleils sont cernés par un nombre de grosses planètes allant de cinq à douze dont certaines ont la taille, la masse et la densité voulues pour permettre la rétention d’une atmosphère et l’évolution favorable de la vie. Encore faut-il qu’elles soient situées sur des orbites convenables, leur évitant des températures trop excessives. Cette galaxie foisonnait de vie et elle était un merveilleux champ d’expériences pour les zoologistes.
Mais dans son expansion désordonnée en dehors de son propre système l’homme avait seulement trouvé des vestiges laissés par des espèces intelligentes disparues. Des bêtes hantaient les ruines de civilisations inimaginablement anciennes, dont une des plus spectaculaires était le labyrinthe de Lemnos ; mais d’autres mondes conservaient encore des décombres de cités, des débris de constructions, des champs funéraires et des amas de fragments de toutes sortes. Les archéologues eux aussi s’étaient emparés de l’espace. Il avait fallu inventer de nouvelles spécialités scientifiques pour étudier les espèces étrangères d’animaux et d’objets. Des chercheurs s’attachaient à faire revivre des sociétés déjà disparues avant même que les Pyramides fussent construites.
Mais il semblait que toutes les autres races intelligentes habitant la galaxie avaient été détruites par une curieuse épidémie, ne laissant aucun survivant, même sous une forme abâtardie ou dégénérée. Les peuples de Ninive et Tyr, eux aussi, avaient été détruits et étaient restés sans descendance. Les études scientifiques avaient démontré que les plus jeunes civilisations extra-solaires, sur la douzaine connue et observée, étaient mortes quatre-vingt mille ans plus tôt.
La galaxie est immense et l’homme continue de la fouiller à la recherche de ses frères stellaires, poussé par un désir pervers, fait de curiosité et de crainte. Bien que l’hyperpropulsion ait ouvert la voie vers tous les points de l’univers, il n’existe pas assez de personnel et de vaisseaux pour voir et étudier tous les mondes. Plusieurs siècles après sa première intrusion dans la galaxie, l’homme continuait à faire des découvertes ; certaines même près de lui. Sept planètes gravitaient autour de l’étoile Bêta Hydri, la quatrième portait une espèce douée d’intelligence.
Il n’y avait pas eu de débarquement. Une pareille possibilité avait été envisagée longtemps auparavant, mais on avait décidé d’éviter les conséquences imprévisibles d’une telle maladresse. La surveillance de Bêta Hydri IV avait été menée de derrière la couche nuageuse qui l’entourait. Des appareils ultra-sensibles avaient mesuré son activité cachée derrière cet épais rideau gris. On connaissait la production totale énergétique à quelques millions de kilowatts-heure près ; les districts urbains avaient été relevés et leur densité de population estimée ; grâce à l’étude des radiations thermiques, on avait même pu calculer le taux de développement industriel. Là-bas existait une civilisation puissante, agressive par son expansion continue, d’un niveau technique probablement comparable à celui du XXe siècle de la Terre. Sauf, et cette différence était capitale, que les Hydriens n’avaient tenté aucun essai pour voyager dans l’espace. La faute en incombait à l’écran de nuages. Des êtres n’ayant jamais aperçu d’étoiles ne manifestaient aucun désir de les atteindre.
Muller avait siégé dans les différentes et tumultueuses conférences qui avaient suivi la découverte des Hydriens. Il connaissait les motifs ayant conduit à laisser la race étrangère dans son isolement ; c’est pourquoi il comprenait combien devaient être urgentes les raisons de briser cette quarantaine. N’ayant aucune certitude sur ses relations éventuelles avec des êtres non humains, la Terre avait sagement choisi de se tenir à l’écart pendant un certain temps. Subitement, toute cette politique était remise en question.
— Que comptez-vous faire ? demanda-t-il. Une expédition ?
— Oui.
— Bientôt ?
— L’année prochaine.
Muller se raidit :
— Qui la dirigera ?
— Peut-être vous, Dick.
— Pourquoi peut-être ?
— Vous pourriez refuser.
— Un jour de mes dix-huit ans, dit Muller, j’étais avec une fille dans une forêt en Californie. Nous avons fait l’amour. Ce n’était pas exactement la première fois que cela m’arrivait, mais c’était la première fois que cela se passait vraiment bien. Après, nous nous sommes couchés sur le dos et nous avons regardé les étoiles. J’ai dit à mon amie qu’un jour je partirais dans le ciel et que je marcherais sur ces mondes lointains. Elle m’a répondu : « Oh, Dick, tu es formidable ! » Vous le savez aussi bien que moi, ce genre de pensées n’a rien d’étrange. Tous les mômes à dix-huit ans ont les mêmes rêves. Mais j’ai continué. Je lui ai dit que je ferais des découvertes dans l’espace, afin que mon nom devienne célèbre comme celui de Christophe Colomb, Magellan ou les premiers astronautes. Je disais que je serais toujours le premier, devant tous les autres, et que je me déplacerais au milieu du firmament comme un dieu. C’était un beau morceau d’éloquence. J’ai continué ainsi pendant dix minutes. Nous sommes restés silencieux, perdus dans notre contemplation, puis je me suis retourné vers elle et de nouveau je l’ai prise. Mais, même tournant le dos aux étoiles, je sentais s’affermir en moi mes ambitions. (Il sourit :) Il y a des choses que l’on dit à dix-huit ans et que l’on ne peut plus jamais répéter.
— On peut aussi faire certaines choses à dix-huit ans que l’on ne peut plus recommencer plus tard, dit Boardman. Eh bien, Dick ? Vous avez dépassé la cinquantaine, n’est-ce pas ? Vous avez voyagé d’étoile en étoile. Vous sentez-vous un dieu ?
— Parfois.
— Voulez-vous aller sur Bêta Hydri IV ?
— Vous savez très bien que oui.
— Seul ?
Muller sentit le plancher se dérober sous lui. Il eut la même sensation que lors de son premier départ cosmique, plongeant pour se perdre dans l’univers infini :
— Seul ?
— Nous avons entrepris des études prospectives. Elles ont conclu qu’envoyer une équipe serait une erreur. Déjà les Hydriens n’ont pas très bien accepté nos yeux-robots. Vous l’avez constaté ; ils ont ramassé celui-ci et ils l’ont écrasé. N’ayant encore jamais rencontré d’êtres intelligents différents de nous, nous ne connaissons absolument pas leurs structures psychologiques. Mais nous pensons qu’il est plus sûr, sur le plan des risques éventuels et aussi de l’effet produit sur leur société, d’envoyer un seul ambassadeur. Un homme venant pacifiquement ; un homme ayant assez d’expérience des situations complexes et entièrement nouvelles ; et suffisamment intelligent et fort pour prendre des initiatives permettant d’établir un premier contact. Deux éventualités existent : ou il est mis en pièces dans les trente secondes qui suivent l’atterrissage, ou, s’il survit, il aura accompli un acte véritablement unique dans l’histoire de l’humanité. Voilà l’option qui vous est proposée.
Comment refuser ? Être le premier ambassadeur auprès des Hydriens ! Partir seul, fouler un autre sol et être porteur du premier message des hommes à leurs voisins du cosmos…
La récompense en était l’immortalité. Son nom écrit pour toujours dans les étoiles.
— Quelles sont les chances de s’en sortir ? demanda-t-il.
— Les ordinateurs donnent une chance sur soixante-cinq de revenir entier, Dick. Bêta Hydri IV n’est pas une planète du type de la nôtre, vous serez donc obligé d’avoir un système protecteur. Il se peut aussi que la réception soit fraîche. Enfin, je vous le répète : une sur soixante-cinq.
— Ce n’est pas mal.
Boardman fit une grimace :
— Je peux vous dire que moi je n’accepterais jamais un tel taux de risques.
— Vous non, mais moi je pourrais.
Il termina son verre. Mener cette mission à bien signifiait l’assurance d’une gloire impérissable. Et même l’échec, sanctionné par la mort, n’était pas si terrible. Il avait bien vécu. Il y avait des morts bien plus terribles que d’être tué en mission, investi par les hommes pour les représenter auprès d’une espèce différente. Tout le poussait à accepter : son orgueil démesuré, sa soif de gloire, son désir enfantin, auquel il n’avait pas voulu renoncer, de devenir célèbre. Après tout, les risques n’étaient pas si grands.
Marta revint, encore toute mouillée de son bain. Les petites perles d’eau scintillaient sur son corps nu et ses longs cheveux se plaquaient sur ses épaules. Elle était légèrement essoufflée ; ses seins, petits cônes de chair douce et tendre ponctués d’un bouton rose, se soulevaient en cadence. Elle pourrait presque être une gamine trop vite poussée, songea Muller, s’émerveillant de ses hanches étroites et de ses cuisses longues et minces. Boardman lui passa un séchoir. Elle le mit en marche et pénétra dans le champ jaune. Sous la chaude lumière, elle fit un tour complet, puis elle sortit et décrocha sa tenue. Sous le regard des deux hommes, elle s’habilla sans se presser.
— C’était délicieux, dit-elle.
C’est alors que son regard croisa celui de Muller pour la première fois depuis son retour.
— Dick, qu’as-tu ? Tu as l’air égaré… absent. Tu te sens bien ?
— Très bien.
— Que s’est-il passé ?
— M. Boardman m’a fait une proposition.
— Vous pouvez lui donner tous les détails, Dick. Nous ne cherchons pas à les garder secrets. Bientôt, nous allons lancer l’information partout dans la galaxie.
Muller parla à voix douce :
— On va envoyer du monde sur Bêta Hydri IV. Un seul homme. Moi. Au fait, quel procédé utiliserons-nous, Charles ? Un vaisseau restera sur une orbite d’attente et je descends dans une capsule de débarquement équipée pour le retour ?
— Oui. Nous…
Marta l’interrompit :
— C’est fou, Dick ! Ne le fais pas ! Tu le regretterais toute ta vie.
— Si les choses ne marchent pas bien, ce sera une mort rapide. J’ai déjà pris de plus grands risques, Marta.
— Non. Écoute-moi, Dick. Je suis intuitive. Parfois même j’ai des prémonitions. (Elle rit nerveusement, oubliant d’un seul coup sa pose élégamment sophistiquée :) Je ne crois pas que tu mourras si tu vas là-bas. Mais je sens que tu ne vivras plus réellement. Refuse. Refuse cette mission, Dick.
— Officiellement, vous n’avez toujours pas accepté ma proposition, fit remarquer Boardman.
— Je sais, dit Muller.
Il se leva. Sa tête touchait presque le plafond de la capsule-restaurant. Il marcha vers Marta et la prit dans ses bras. Il se rappelait cette autre fille, il y avait si longtemps, dans une forêt de Californie, et ce désir inextinguible de puissance qui s’était emparé de lui quand, tournant le dos aux étoiles, il avait écrasé son corps contre la peau douce et chaude, l’obligeant à s’ouvrir. Maintenant il étreignait Marta. Elle le regardait avec horreur. Il embrassa le bout de son nez et le lobe de son oreille gauche, mais elle se dégagea violemment. Comme ivre, elle recula en chancelant dans les bras de Boardman qui l’attrapa et la soutint. Muller le regarda :
— Vous connaissez ma réponse, dit-il.
Ce même après-midi, un des robots atteignit la zone F. Il leur restait encore une certaine distance à parcourir, mais Muller savait qu’il ne leur faudrait plus longtemps pour atteindre le cœur du labyrinthe.