4.

— Le voici, dit Rawlins. Enfin ! Grâce aux yeux du robot, il voyait enfin l’homme du labyrinthe. Les bras croisés, négligemment appuyé contre un mur, Muller ne semblait pas du tout inquiet de la présence du robot. C’était un grand type, le teint hâlé, avec un menton carré et un nez fort et proéminent.

Rawlins brancha le système d’audition et entendit Muller qui disait :

— Salut, robot. Pourquoi viens-tu m’ennuyer ?

Celui-ci, naturellement, ne répondit pas. Rawlins non plus, quoiqu’il lui eût été possible de passer un message par l’intermédiaire de l’appareil. Il se tenait devant la régie centrale et se collait près du récepteur pour mieux voir l’étrange objet de leur expédition. Ses yeux fatigués cillèrent. Il avait fallu, neuf jours de Lemnos pour qu’un robot atteigne enfin le cœur du labyrinthe. Ils avaient arraché cette réussite au prix d’une centaine d’engins ; chacun progressant d’une vingtaine de mètres après son prédécesseur, gagnant ainsi un peu de terrain pour son suivant et ainsi de suite. Pourtant c’était plutôt positif comme résultat, considérant que les possibilités de choix étaient infinies. Grâce à la chance, à un usage judicieux des moyens de détection retransmis et parfaitement utilisés par l’ordinateur de bord, ils avaient réussi à éviter les pièges les plus évidents et certains parmi les plus subtilement cachés. Maintenant, ils avaient atteint le centre.

Rawlins se sentait exténué. Il avait passé la nuit à diriger la phase critique : la pénétration dans la zone A. Hosteen était parti se coucher le premier, et Boardman l’avait suivi peu de temps après. Quelques membres de l’équipage s’activaient autour des appareils et du vaisseau, mais Rawlins était le seul civil éveillé.

Il se demanda si la découverte de Muller avait été prévue pendant son tour de garde. Certainement pas. Boardman n’aurait pas pris le risque de laisser un novice au poste de commandement à cet instant crucial. Eh bien, tant pis. Il avait réussi à faire gagner quelques mètres au robot, et maintenant il voyait Muller.

Il chercha sur le visage de l’homme certains stigmates de ses tourments intérieurs.

Ce n’était pas évident. Des années de solitude vécues dans ce lieu infernal et ce que lui avaient fait endurer les Hydriens auraient dû se graver dans son âme et sur ses traits. D’après ce qu’il pouvait voir, cela n’apparaissait pas très visiblement.

Le regard portait bien une profonde tristesse et les lèvres serrées formaient un trait dur, mais Rawlins, naïvement romantique, s’était attendu à une expression plus dramatique, une sorte de miroir reflétant une agonie intérieure. À la place, il voyait seulement le visage ridé, indifférent, presque figé, d’un homme fort et solide, ayant atteint l’âge mûr. Les cheveux avaient blanchi, les vêtements s’étaient usés et l’allure semblait fatiguée, mais tout cela n’avait rien d’étonnant après un tel exil de neuf ans. Rawlins avait imaginé un masque horrible, un visage décharné et amer, au regard brûlant de désespoir.

— Que veux-tu ? demanda Muller au robot. Qui t’envoie ? Pourquoi ne repars-tu pas ?

Rawlins n’osait pas répondre, ne sachant quelle carte Boardman désirait abattre quand ils en seraient arrivés à ce point. Il figea le robot et se rendit sous le dôme de Boardman.

Boardman dormait comme chaque nuit sous sa tente de revitalisation. C’était le seul moyen pour rester en forme ; grâce à cela, Boardman ne paraissait pas ses quatre-vingts ans ou plus. Rawlins était très embarrassé d’avoir à déranger le vieil homme pendant son sommeil réparateur. Deux électrodes méningées branchées sur le front de Boardman garantissaient une progression parfaitement correcte des différents degrés de sommeil, éliminant ainsi les traces de fatigue emmagasinée dans la journée. Un système ultrasonique purgeait ses artères des débris et des toxines. L’espèce de collier finement ouvragé servait à régulariser le flux hormonal. Tous ces appareils étaient reliés et commandés par l’ordinateur central. Couché sous sa tente de revitalisation, Boardman ressemblait à une statue de cire. Sa respiration était lente et régulière, sa bouche était détendue et ses joues pendaient, molles et bouffies. Derrière les paupières baissées on pouvait distinguer les globes oculaires se déplaçant rapidement dans leur orbite.

C’était un signe de rêve. N’était-il pas dangereux de le réveiller ainsi dans ce profond sommeil ?

Rawlins ne voulait pas prendre le risque, du moins pas directement. Il s’adressa à l’ordinateur central :

— Faites passer un rêve à Charles Boardman. Dites-lui que nous avons découvert Muller et qu’il doit se réveiller tout de suite. Dites-lui : Charles, Charles, réveillez-vous, nous avons besoin de vous ! Compris ?

— J’accuse réception, répondit le cerveau électronique.

Le message partit vers le vaisseau, fut traduit en impulsions et revint sous le dôme jusqu’à l’esprit de Boardman en passant par les électrodes frontales. Rawlins attendit en regardant le vieil homme couché devant lui.

Boardman remua. Ses mains se contractèrent nerveusement.

— Muller… marmonna-t-il.

Ses yeux s’ouvrirent, mais il semblait ne rien voir. Puis le processus de réveil se poursuivit, accélérant les réactions du métabolisme jusqu’au rythme actif.

— Ned ? dit-il d’une voix rauque. Que faites-vous ici ? J’ai rêvé que…

— Ce n’était pas un vrai rêve, Charles. C’est moi-même qui l’ai programmé. Nous sommes entrés dans la zone A et nous avons trouvé Muller.

Boardman débrancha le système de revitalisation et se redressa aussitôt sur son lit, alerte et conscient :

— Quelle heure est-il ?

— Tout juste l’aube.

— Quand l’avez-vous découvert ?

— Il y a à peu près un quart d’heure. J’ai figé le robot et je suis tout de suite venu vous chercher. Mais je ne voulais pas précipiter votre réveil, alors je…

— Très bien, très bien.

Boardman se dressa et tituba légèrement sur ses pieds. Rawlins réalisa que le vieillard n’avait pas encore tout à fait récupéré sa vitalité et que son âge se révélait cruellement.

Il fit mine d’étudier le système de revitalisation pour ne pas avoir à regarder le corps adipeux et informe.

Quand j’aurai son âge, pensa le jeune homme, je me ferai faire des remodelages corporels régulièrement. En vérité, ce n’est pas une question de vanité, mais plutôt de la courtoisie envers les autres. Pourquoi avoir l’air vieux si on ne veut pas passer pour vieux. Pourquoi choquer ?

— Allons-y, dit Boardman. Remettez en marche le robot. Je veux le voir tout de suite.

Rawlins se servit du récepteur placé dans le hall. L’écran s’alluma et leur montra l’image de la zone A du labyrinthe, nettement plus agréable que les zones précédentes. Muller n’était plus là.

— Branchez le système d’audition, ordonna Boardman.

— Il l’est.

— Où est-il parti ?

— Il a dû se cacher, dit Rawlins.

Il fit décrire une rotation sur lui-même au robot. Le panoramique fit apparaître des bâtiments bas et cubiques, de hautes voûtes et des gradins. Un petit animal ressemblant à un chat décampa devant l’appareil, mais aucun signe de Muller.

— Il était là, insista Rawlins, tristement. Il…

— Je sais. Mais vous n’espériez pas qu’il allait gentiment vous attendre pendant que vous veniez me réveiller. Faites faire un tour au robot.

Rawlins mit le moteur en marche et l’engin commença une lente exploration de la galerie dans laquelle il se trouvait. Instinctivement, pendant les premières minutes, il prenait de grandes précautions, s’attendant à chaque instant à tomber victime de quelque piège, puis il réalisa que les constructeurs du labyrinthe n’avaient certainement pas dû rendre dangereux les quartiers destinés à l’habitation. Tout à coup, Muller sortit d’un édifice dépourvu de toute fenêtre et se planta devant le robot.

— Encore ? dit-il. On t’a remis en vie, n’est-ce pas ? Pourquoi ne parles-tu pas ? De quelle expédition fais-tu partie ? Qui t’envoie ?

— Répondons-nous ? demanda Rawlins.

— Non.

Boardman était presque collé contre le récepteur. Il repoussa Rawlins des leviers de commande et s’activa pour améliorer la mise au point de l’image. Parallèlement, il continuait à faire bouger le robot devant Muller, comme s’il voulait garder son attention et éviter qu’il ne reparte.

— C’est horrible, dit-il à voix basse. Cette expression sur son visage…

— Je trouve qu’il a l’air plutôt calme.

— Qu’en savez-vous ? Je me souviens de cet homme, Ned. Ce visage est celui de quelqu’un qui a connu l’enfer. Ses pommettes sont deux fois plus proéminentes qu’avant. Ses yeux sont terribles. Vous avez vu comme la bouche tombe… sur la gauche ?

Peut-être même a-t-il reçu un jet de lumière ou quelque chose d’aussi horrible.

Complètement ahuri, Rawlins fouillait ces traits pour trouver les signes de cette déchéance. Il ne les remarqua pas mieux que la première fois. Mais naturellement, il ne pouvait se souvenir de l’ancienne apparence de Muller. Et, sans aucun doute, Boardman devait être un bien meilleur expert que lui dans la lecture des caractères.

— Ce ne sera pas simple de le faire sortir de là, dit Boardman. Il voudra rester. Mais il nous le faut, Ned. Nous avons besoin de lui. Nous avons besoin de lui.

Toujours aussi apparemment calme, Muller s’adressa une nouvelle fois au robot, mais d’une voix rude et profonde :

— Je te donne trente secondes pour m’expliquer ta raison d’être ici. Après cela, tu auras intérêt à faire demi-tour et retourner d’où tu viens.

— Vous ne voulez pas lui parler ? demanda Rawlins. Il va détruire le robot !

— Laissez-le faire, dit Boardman. La première parole qu’il entendra doit lui être adressée par un homme en chair et en os qui devra se trouver en face de lui. C’est le seul moyen. Vous comprenez, Ned, nous devons lui faire la cour. Nous ne pouvons passer par des haut-parleurs.

— Dix secondes, laissa tomber Muller.

Il glissa la main dans sa poche et la ressortit, tenant un globe de métal noir brillant de la taille d’une pomme, portant une petite ouverture carrée sur une face. Rawlins n’avait encore jamais rien vu d’identique. Peut-être était-ce quelque arme étrange trouvée par Muller dans le labyrinthe, pensa-t-il, quand il vit Muller lever rapidement la boule noire et pointer la petite ouverture vers le robot.

L’écran s’obscurcit instantanément.

— J’ai l’impression que nous venons de perdre un autre robot, dit Rawlins.

— Oui, opina Boardman. C’est d’ailleurs le dernier. À partir de maintenant, nous allons commencer à perdre des hommes.


* * *

Le moment était arrivé de risquer des vies humaines dans le labyrinthe. C’était inévitable. Boardman le regrettait, comme il regrettait d’avoir à payer des impôts, ou le vieillissement, ou les voyages et le fait d’avoir à supporter les effets désagréables de la gravitation. Les impôts, l’âge, les voyages et la gravité étaient des aspects permanents de la condition humaine, bien que les progrès de la science moderne en eussent considérablement diminué les désagréments. Ainsi en allait-il des risques de mourir. Ils avaient correctement utilisé les moyens offerts par les robots et cela avait certainement épargné une douzaine de vies humaines ; mais ils en étaient arrivés à un point où il n’y avait pas d’autre solution. Boardman n’en était pas enchanté outre mesure, mais cela ne le dérangeait pas très profondément. Depuis des dizaines d’années, il avait demandé à des hommes de risquer leur vie et beaucoup d’entre eux étaient morts. Lui-même était prêt à mettre la sienne en jeu, au bon moment et pour la bonne cause.

À présent, le labyrinthe leur était parfaitement connu. L’ordinateur de bord tenait un plan détaillé de la voie d’accès sur lequel étaient marqués les pièges repérés. Boardman était sûr de pouvoir envoyer un robot dans le labyrinthe avec quatre-vingt-quinze pour cent de chances d’atteindre la zone A sain et sauf. Il restait à découvrir si un homme pouvait accomplir le même trajet avec une sécurité égale. Même relié à l’ordinateur chargé de lui dicter le moindre de ses pas, un homme, filtrant les informations à travers ses sens et son esprit, ne verrait peut-être pas les choses de la même manière qu’un robot manufacturé et compenserait et corrigerait son itinéraire de son propre chef, s’acheminant de lui-même vers sa mort. Il fallait donc que les renseignements qu’ils avaient collectionnés soient soigneusement vérifiés avant que Ned Rawlins ou lui-même pénètre.

Il y avait des volontaires pour cette mission.

Ils savaient qu’ils risquaient de mourir. Personne ne le leur avait caché et ils avaient librement accepté. On leur avait dit qu’il était important pour l’humanité que Richard Muller sorte du labyrinthe volontairement. Or, pour le convaincre, deux personnes étaient les mieux indiquées : Charles Boardman et Ned Rawlins ; eux seuls pouvaient lui parler, ils étaient donc irremplaçables. C’était le devoir des autres de leur frayer un chemin. Très bien. Les explorateurs étaient prêts, sachant que leur destruction ne risquait pas de compromettre le succès de l’opération. Ils étaient aussi conscients que la mort de quelques-uns d’entre eux pourrait être utile. Chaque mort serait une source de nouvelles informations et permettrait aux suivants d’arriver sains et saufs jusque-là. Chaque étape marquée d’un cadavre.

Ils tirèrent des numéros.

L’homme qui fut choisi pour entrer le premier était un lieutenant du nom de Burke. Il avait l’air très jeune et devait certainement l’être réellement ; en effet, les militaires avaient rarement les moyens de s’offrir des remodelages physiques avant d’avoir atteint un rang élevé. C’était un homme petit, robuste, aux cheveux noirs. Il agissait comme s’il pensait qu’un moule à bord du vaisseau pouvait le remplacer, comme un robot, en cas de destruction. Ce n’était malheureusement pas le cas.

— Quand je trouverai Muller, répéta-t-il (il ne dit pas si), je lui dirai que je suis archéologue. C’est bien ça ? Et que, si cela ne le dérange pas, j’aimerais que quelques-uns de mes amis viennent me retrouver.

— C’est cela, dit Boardman. Et souvenez-vous, moins vous en direz, mieux ce sera. Il est très soupçonneux.

Burke ne devait pas vivre assez longtemps pour dire quoi que ce soit à Muller, tout le monde en était conscient, lui aussi. Pourtant il agita la main joyeusement, quoique Rawlins crût discerner une certaine affectation dans son geste, et il entra dans le labyrinthe.

Il portait un équipement sur le dos, comprenant un système relais branché de manière à retransmettre tout son champ de vision. Il était aussi connecté avec l’ordinateur chargé de lui dicter exactement la marche à suivre.

Il se déplaça agilement et souplement à travers les terreurs de la zone H. Burke ne possédait pas les moyens électroniques des robots qui leur avaient servi à détecter les dalles pivotantes s’ouvrant sur des précipices, les projecteurs dissimulés d’énergie, les mâchoires d’acier bloquant subitement les portes et tous les autres cauchemars ; mais il portait sur lui quelque chose de beaucoup plus utile : le répertoire de tous ces pièges, compilé grâce aux nombreux robots qui avaient été détruits pour ne les avoir pas éventés à temps.

Boardman, devant l’écran, voyait les piliers, les layons, les escarpements devenus maintenant familiers ; les ponts, faux et vrais ; les tas d’ossements et, de-ci de-là, les débris d’un robot. En pensée, il encouragea Burke, sachant que, dans peu de jours, il aurait à suivre lui aussi le même chemin. Boardman se demanda combien comptait pour Burke sa propre vie.

Ce dernier mit quarante minutes pour passer de la zone H à la zone G. Il ne donna aucun signe de joie en négociant le passage. Il savait, comme les autres, que G était presque aussi dure que H. En tout cas, le système de guidage fonctionnait bien. Burke exécutait une sorte de ballet ridicule, dansant autour des obstacles, comptant ses pas, sautant là, puis faisant un brusque zigzag, prenant ensuite son élan pour enjamber quelque traîtreuse trappe. Sa progression était parfaite. Malheureusement, l’ordinateur ne put l’avertir de la présence d’une petite créature accroupie sur un rebord doré, à quelque quarante mètres à l’intérieur de la zone G. Elle n’était pas enregistrée sur les plans. C’était un danger imprévisible, agissant pour son propre compte et non en fonction d’un plan de défense. Burke ne détenait que le rappel des expériences précédentes.

L’animal n’était pas plus grand qu’un très gros chat, mais il était doté de mâchoires puissantes garnies de très longs crocs. L’œil portable le vit au moment où il prenait son élan, mais il était trop tard. La bête était déjà sur les épaules de Burke, cherchant la gorge, quand celui-ci fut averti et tenta de prendre son arme.

La gueule s’ouvrit démesurément. Boardman reçut une vision anatomique dont il se serait passé : à l’intérieur de la première rangée de dents pointues comme des aiguilles, il y avait deux autres rangées identiques. Peut-être était-ce pour permettre à l’animal de mieux mâcher ses proies ou bien pour remplacer les dents extérieures si celles-ci se brisaient. C’était horrible, pareil à une forêt de pointes acérées. Un instant après, les mâchoires se refermèrent.

Agrippé à son assaillant, Burke tomba, ensanglanté. L’homme et la bête roulèrent sur le sol, comme entraînés par une pente invisible du pavement et furent engloutis dans un nuage de fumée huileuse. Quand l’atmosphère fut à nouveau dégagée, Burke et l’animal avaient disparu.

Un peu plus lard, Boardman tira les enseignements :

— La mort de Burke nous a été utile. Les animaux n’attaquaient pas les robots. Il nous faudra dorénavant porter des détecteurs de masse et nous déplacer à plusieurs.

Ainsi fut organisée l’expédition suivante. C’était un renseignement cher payé, mais ils avaient compris qu’ils auraient à lutter contre des créatures féroces aussi bien que contre les mécanismes de défense mis au point par les anciens constructeurs. Deux hommes, Marshall et Petrocelli, partirent dans le labyrinthe. Ils étaient armés et balayaient toutes les directions du regard. Aucun animal ne pouvait s’approcher d’eux sans qu’ils en soient avertis par leur système de détection fonctionnant sur les radiations thermiques dégagées par tout organisme vivant. Ils tuèrent quatre bêtes, dont l’une était énorme, et ne rencontrèrent pas d’autres obstacles imprévus.

Arrivés dans la zone G, ils atteignirent l’endroit où l’écran de distorsion agissait, déformant et rendant vains tous les moyens de détection.

Comment fonctionnait cet écran ? se demandait Boardman. Il avait eu connaissance sur Terre de systèmes plus ou moins semblables qui agissaient directement sur les sens, bâtissant des messages sensoriels d’apparence saine qui étaient ensuite envoyés au cerveau pour détruire toute corrélation logique. Mais cet écran devait être différent. Il ne pouvait s’attaquer au système nerveux des robots, qui n’en possédaient pas à proprement parler et dont les yeux retransmettaient fidèlement la réalité de ce qu’ils voyaient. Pourtant, ce que les robots détruits avaient vu et dont l’ordinateur avait été témoin ne correspondait pas à la géométrie véritable de cet endroit du labyrinthe. Cela était apparu en confrontant les images envoyées par les appareils restés hors de portée du champ de distorsion et qui montraient une configuration totalement différente et beaucoup plus digne de foi. Cette distorsion devait donc jouer directement sur le principe optique, opérant sur l’environnement lui-même, le déformant et le réaménageant, brouillant les perspectives, décalant et dissimulant subtilement les contours des choses, travestissant la réalité en mirage. Tout organe de vision, dépendant ou non d’une intelligence placée à l’intérieur de ce champ devait recevoir une image parfaitement convaincante et totalement fausse. C’était très intéressant, songea Boardman. Peut-être plus tard tous ces mécanismes extraordinaires seraient-ils étudiés et maîtrisés. Plus tard.

Il lui était impossible de connaître quelle forme le labyrinthe avait prise pour Marshall et Petrocelli pénétrant dans le champ. À l’opposé des robots qui retransmettaient exactement tout ce qui passait devant leurs caméras, les deux hommes n’étaient pas directement reliés à l’ordinateur. Personne ne pouvait voir ce que leurs yeux croyaient voir. Le mieux était de leur demander de décrire leurs hallucinations. Leurs mots ne correspondaient ni aux images renvoyées par les caméras fixées sur leur dos ni à celles, absolument authentiques, qui avaient été transmises par les robots restés hors du champ de distorsion.

Les deux hommes obéirent mot pour mot à l’ordinateur. Ils continuaient à avancer droit devant eux, là où leurs propres yeux leur montraient des abîmes vertigineux s’ouvrant sous leurs pieds. Ils s’accroupirent pour se faufiler dans un tunnel dont le plafond semblait uniquement constitué de brillants couperets de guillotine suspendus au-dessus de leur tête. Le tunnel n’existait pas. « Je m’attends chaque instant à ce qu’une de ces lames tombe et me coupe en deux », dit Petrocelli. Il n’y avait pas de lames. Au bout du tunnel ils obéirent à une injonction de tourner à gauche, vers un énorme fléau acéré qui fouettait horriblement le sol. Là non plus, rien n’existait. À contrecœur, ils n’empruntèrent pas un trottoir roulant moelleusement capitonné qui semblait conduire directement à l’extérieur de la zone dangereuse. Le trottoir était imaginaire, par contre la fosse d’acide qu’ils ne pouvaient voir était bien réelle.

— Il serait bien plus simple qu’ils se contentent de fermer les yeux, dit Boardman. Comme nous avons fait passer les robots. En les aveuglant.

— Ils prétendent que c’est beaucoup trop effrayant. Ils ne peuvent pas, répondit Hosteen.

— Quel est le mieux : n’avoir aucune information visuelle ou en recevoir de fausses ? demanda Boardman. Ils pourraient très bien suivre les ordres de l’ordinateur les yeux fermés. Ainsi, il n’y aurait pas de risque qu’ils…

Petrocelli poussa un cri. Sur l’écran témoin, rapportant la configuration réelle, Boardman vit un bout de rue, plat et inoffensif ; sur l’écran relayant les caméras portées par les deux hommes, il vit un gigantesque geyser de flammes jaillissant soudainement sous leurs pieds.

— Restez où vous êtes ! hurla Hosteen. Ce n’est pas vrai !

Petrocelli, par un effort surhumain de volonté, reposa par terre son pied levé. Marshall fut plus lent à réagir. Pour échapper à l’éruption, il avait fait un bond de côté sur la gauche, avant même que Hosteen n’ait eu le temps de le reprendre en main. Il s’était écarté d’une douzaine de centimètres du passage protégé. Un filin métallique jaillit subitement d’un bloc de pierre et vint s’enrouler autour de ses chevilles mordant et déchiquetant les os sans aucune difficulté. Marshall s’écroula sur un pieu doré qui sorti du pavement pour clouer la pauvre dépouille sur un mur.

Évitant de regarder derrière lui, Petrocelli passa sans dommage à travers la colonne de flammes, continua encore dix pas en titubant et s’arrêta enfin. Il était à l’abri, ayant dépassé la limite du champ de distorsion.

— Dave ? appela-t-il, d’une voix brisée. Dave, tu vas bien ?

— Il a quitté le passage sûr, dit Boardman. Ç’a été très rapide.

— Que dois-je faire ?

— Restez où vous êtes, Petrocelli. Calmez-vous et ne bougez pas de là. J’envoie Chesterfield et Walker. Attendez-les et ne bougez pas.

Petrocelli tremblait. L’ordinateur prescrivit une piqûre calmante qui fut aussitôt effectuée grâce à l’équipement médical portatif individuel. Toujours figé, n’osant pas se retourner vers son compagnon empalé, Petrocelli se détendit et son tremblement disparut presque instantanément. Il attendit les autres.

Il fallut presque une heure à Chesterfield et Walker pour atteindre l’endroit où commençait à agir le champ de distorsion et quinze minutes pour traverser les quelques mètres carrés hallucinatoires. Ils effectuèrent le parcours les yeux fermés, bien que cela leur fût très désagréable ; mais les mirages du labyrinthe ne pouvaient effrayer des aveugles. Ils rejoignirent Petrocelli qui était à présent apaisé et, prudemment, ils continuèrent tous les trois leur cheminement vers le cœur de la cité. Boardman songea qu’il faudrait penser à récupérer le corps de Marshall. Plus tard.


* * *

Jusqu’à présent, les quatre jours de voyage qui l’avaient amené sur Rigel pour prendre possession du corps de son père mort avaient été les plus longs de la courte vie de Ned Rawlins. Maintenant, les jours qu’il était en train de vivre lui semblaient encore plus longs. Rester devant un écran à regarder mourir des hommes courageux et sentir tous ses nerfs se tendre à craquer sans pouvoir se détendre.

Mais ils gagnaient la bataille du labyrinthe. Quatorze hommes étaient déjà entrés. Quatre d’entre eux étaient morts. Walker et Petrocelli avaient établi un camp à l’intérieur de la zone E ; cinq autres équipaient une base de repos dans F ; et trois autres étaient juste sur le point de sortir du champ de distorsion et allaient bientôt les rejoindre. Ceux-là avaient surmonté le plus dur. L’emploi intensif des renseignements fournis par les robots avait permis de constater que, une fois passée la zone F, les risques diminuaient sensiblement. Les trois zones internes étaient pratiquement saines. E et F virtuellement conquises, il ne serait pas très difficile d’atteindre le centre où Muller, impassible et muet, se cachait en les attendant.

Rawlins pensait bien connaître le labyrinthe maintenant. Par procuration, il avait fait le trajet plus d’une centaine de fois ; d’abord à travers les relais des robots, puis grâce aux caméras portées par les hommes de l’équipe. La nuit, dans ses rêves fiévreux, il voyait des formes sombres, des murs courbes et des tours sinueuses. En esprit, il parcourait interminablement les galeries, frôlant mille fois la mort. Lui et Boardman, quand leur tour viendrait de pénétrer dans le labyrinthe, seraient les bénéficiaires d’une expérience chèrement acquise.

Leur tour approchait.

Un froid matin, sous un ciel ferreux, il se trouva avec Boardman devant l’entrée du labyrinthe à côté des remblais de terre qui en constituaient la limite périphérique. En l’espace de quelques courtes semaines, depuis leur arrivée, la planète était passée de l’automne à l’hiver local. Sur des journées de vingt heures, le soleil ne brillait faiblement que pendant six courtes heures, suivies d’un pâle crépuscule de deux heures ; les autres étaient blafardes et interminables. Les petites lunes tourbillonnaient constamment dans le ciel, dessinant d’étranges jeux d’ombres mouvantes.

Rawlins en était arrivé à désirer se confronter aux dangers du labyrinthe. Un sentiment fait d’impatience et de crainte lui tenaillait les tripes. Il était resté à attendre devant les récepteurs pendant que d’autres hommes, certains à peine plus âgés que lui, jouaient leur vie pour déjouer les pièges. Il lui semblait avoir attendu toute sa vie l’instant où il pénétrerait dans le réseau mortel.

Sur l’écran, ils voyaient Muller se déplacer au cœur de la cité. Les robots continuaient à le surveiller, marquant ses déplacements sur la carte centrale. Muller n’avait pas quitté la zone A depuis qu’il avait rencontré le premier robot, mais il changeait chaque jour de position, déménageant d’un bâtiment à l’autre comme s’il craignait de dormir deux fois au même endroit. Boardman prenait garde à ce qu’il n’ait aucun contact avec les robots depuis la première rencontre. Souvent, il semblait à Rawlins que Boardman traquait un gibier rare et fragile, ou du moins qu’il agissait comme tel.

— Cet après-midi, dit Boardman, désignant l’écran, nous pénétrerons à l’intérieur, Ned. Nous passerons la nuit au camp de base. Demain, vous rejoindrez Walker et Petrocelli dans la zone E. Puis, le jour suivant vous partirez seul vers la cité proprement dite pour trouver Muller.

— Pourquoi entrez-vous dans le labyrinthe, Charles ?

— Pour vous aider.

— Vous pourriez rester en contact avec moi d’ici, dit Rawlins. Il est inutile que vous preniez des risques.

Songeur, Boardman se pinça le menton :

— Justement, je le fais pour que nous prenions le minimum de risques.

— Comment ?

— Si vous rencontrez des problèmes, dit Boardman, il faudra que je vous rejoigne pour vous aider. Il est préférable que j’attende dans la zone F si je deviens nécessaire, plutôt que de me précipiter d’ici et d’avoir à traverser la portion la plus dangereuse du labyrinthe. Vous me comprenez ? Je peux arriver très vite jusqu’à vous sans grands dangers si je me trouve dans la zone F. Mais pas d’ici.

— Quel genre de problèmes ?

— L’entêtement de Muller, par exemple. Il n’a aucune raison d’accepter de coopérer avec nous et ce n’est pas un homme avec qui il est facile de traiter. Je me souviens de lui pendant les mois qui ont suivi son retour de Bêta Hydri IV. Il était infernal. Il n’était déjà pas souple avant, mais après, il était devenu un vrai volcan. Ne vous méprenez pas, Ned, je ne le juge et ne le critique pas. Il a le droit d’être furieux contre l’univers. Mais il est malcommode. C’est un oiseau de mauvais augure. Rien que le fait de l’approcher peut être dangereux et peut porter malheur. Vous n’aurez pas la partie facile.

— Alors pourquoi ne venez-vous pas avec moi ?

— C’est impossible, répondit Boardman. Tout serait gâché s’il savait que je me trouve sur cette planète. Je suis celui qui l’a envoyé chez les Hydriens, ne l’oubliez pas. C’est moi qui, en fait, ai provoqué son exil ici, sur Lemnos. Je pense qu’il pourrait me tuer s’il me voyait.

Rawlins refusa cela.

— Non. Il n’en est pas là.

— Vous ne le connaissez pas, Ned. Vous ne savez pas ce qu’il a été ni ce qu’il est devenu.

— S’il est à ce point la proie de ses démons, comment ferai-je pour vaincre sa méfiance ?

— Allez vers lui. Ayez l’air franc et simple. Vous n’aurez pas à vous forcer, Ned. Vous avez un visage naturellement innocent. Dites-lui que vous êtes un archéologue en mission. Ne lui laissez pas deviner que nous savons qu’il est tout seul. Nous ne l’avons repéré que quand notre robot l’a rencontré. À ce moment vous l’avez reconnu, vous souvenant de l’époque où lui et votre père étaient amis.

— Je dois donc parler de mon père ?

— Absolument. Dites-lui qui vous êtes. C’est le seul moyen. Dites-lui que votre père est mort et que c’est votre première expédition spatiale. Il faut le toucher, Ned. Il faut le toucher là où il peut encore être sensible.

Rawlins secoua la tête :

— Je ne voudrais pas que vous vous fâchiez, Charles, mais je dois vous avouer que tout cela me déplaît. Tous ces mensonges.

— Des mensonges ? (Le regard de Boardman se durcit :) Est-ce un mensonge de dire que vous êtes le fils de votre père ? Que ceci est votre première expédition ?

— Je ne suis pas archéologue.

Boardman haussa les épaules :

— Préférez-vous lui avouer tout de suite que vous faites partie d’une équipe chargée de chercher Richard Muller et de le ramener sur Terre ? Croyez-vous que cela gagnera sa confiance ? Pensez à notre mission, Ned.

— Oui. La fin et les moyens. Je sais.

— Vous en êtes bien sûr ?

— Oui. Nous devons arracher la collaboration de Muller à tout prix parce que nous pensons qu’il est le seul homme qui puisse nous sauver d’une terrible menace, dit Rawlins, d’un ton uni et froid, comme s’il récitait une leçon apprise par cœur. C’est pourquoi nous ne devons négliger aucun moyen pour qu’il consente à venir à notre secours.

— C’est cela, Ned. Et j’apprécierais que vous n’ironisiez pas en le disant.

— Excusez-moi, Charles. Mais cela me gêne tant d’avoir à le tromper.

— Nous avons besoin de lui.

— Je sais. Mais un homme qui a déjà tant souffert…

— Nous avons besoin de lui.

— Très bien, Charles.

— J’ai besoin de vous aussi, Ned, dit Boardman. Si je pouvais tenir votre rôle, je le ferais. Mais s’il me voit, il ne pensera qu’à me tuer. Pour lui je suis un monstre. Il en est de même pour tous ceux qui ont été en contact avec lui auparavant. Vous êtes jeune, vous avez un visage tellement franc, et en plus vous êtes le fils d’un homme avec lequel il a été très lié. Vous seul avez une chance de l’émouvoir.

— C’est pourquoi je dois l’abreuver de mensonges, afin que nous puissions l’utiliser.

Boardman ferma les yeux. Il semblait avoir du mal à se contenir :

— Arrêtez, Ned.

— Bon, continuez. Dites-moi ce que je dois faire après m’être présenté.

— Essayez de bâtir des relations amicales. Prenez votre temps. Qu’il en vienne à dépendre de vos visites.

— Et si je ne peux supporter de me trouver près de lui ?

— N’y pensez pas. Ce sera le plus dur, je le sais.

— Non, Charles. Le plus dur, c’est de mentir.

— Très bien. De toute façon, faites en sorte de montrer que vous supportez sa compagnie. Forcez-vous. Bavardez avec lui. Insinuez que le temps que vous passez avec lui est au détriment de votre travail scientifique, que les chefs de votre expédition sont des salauds et qu’ils ne veulent pas que vous ayez des relations avec lui, mais que vous êtes attiré vers lui par la pitié et l’affection et que vous désobéissez pour venir le voir. Parlez-lui de vous, de vos ambitions, de votre vie sentimentale, de vos goûts, de tout ce que vous voudrez. Parlez beaucoup, même trop. Cela renforcera le personnage du gamin naïf.

— Dois-je lui parler des extragalactiques ? demanda Rawlins.

— Oui, mais pas n’importe comment. Glissez un mot dessus quand vous lui raconterez les dernières nouvelles de la Terre. N’insistez pas. Surtout ne parlez pas de la menace qu’ils représentent. Pas un mot non plus à propos de la nécessité de son aide. Vous me comprenez bien ? S’il soupçonne une seconde que nous essayons de l’utiliser, tout est par terre.

— Comment ferai-je pour le conduire à sortir du labyrinthe, si je ne lui dis pas pourquoi ?

— Arrivez-en d’abord là, dit Boardman. Quand vous aurez gagné sa confiance, je vous expliquerai la suite des opérations.

— Ce qui en clair signifie que vous me dicterez une fable si ignoble que vous n’osez pas me la dire tout de suite, de peur que je refuse de m’y prêter.

— Ned…

— Excusez-moi. Mais… Charles, écoutez… pourquoi devons-nous le tromper ? Pourquoi ne pas lui dire simplement que l’humanité a besoin de lui, quitte à le forcer à sortir de son repaire ?

— Croyez-vous que cette solution soit moralement préférable ?

— En tout cas, c’est plus propre. Je déteste toutes ces finasseries douteuses et machiavéliques. J’aimerais mieux l’assommer un bon coup et le sortir du labyrinthe sur mes épaules que de faire ce que vous me demandez. Je veux bien le prendre, même en employant la violence, parce que je sais que nous avons réellement besoin de lui. Nous sommes assez nombreux pour le…

— Non, l’interrompit Boardman. Nous ne pouvons le forcer. C’est bien ça le nœud de notre problème. Trop de risques. Il pourrait trouver le moyen de se tuer avant que nous ne l’attrapions.

— Un tétaniseur, alors, s’entêta Rawlins. J’accepte aussi. J’arrive près de lui et je l’endors. Nous le transportons à l’extérieur et, quand il se réveille, nous lui expliquons…

Boardman secoua la tête avec véhémence :

Il a eu neuf années pour s’habituer à ce labyrinthe. Quels maniements a-t-il appris, et quels pièges a-t-il su utiliser pour se défendre ? (Il marqua une pause et reprit :) Nous savons seulement qu’il a mis au point un système destiné à faire sauter tout le labyrinthe si quelqu’un pointait une arme sur lui. Non, je ne veux pas prendre le risque d’une action offensive. Il a trop de valeur pour nous. Il faut qu’il sorte de cet endroit de son plein gré, Ned. C’est pourquoi nous en sommes réduits à le tromper avec de fausses promesses. Je sais que c’est ignoble et que cela pue. Mais parfois, l’univers entier pue. Vous n’avez pas encore remarqué cela ?

— Il n’est pas obligé de puer ! dit Rawlins violemment, élevant la voix. C’est la seule leçon que vous ayez apprise pendant toutes ces années ? L’univers ne pue pas ! C’est l’homme qui pue ! Et il pue de propos délibéré, parce qu’il préfère puer que sentir bon ! Nous ne sommes pas obligés de mentir ! Nous ne sommes pas obligés de tricher ! Nous pourrions choisir la franchise et la propreté…

Rawlins se tut subitement. Il reprit plus doucement :

— Je dois vous paraître stupidement naïf, n’est-ce pas, Charles ?

— Vous en avez le droit, répondit Boardman. C’est le privilège de la jeunesse.

— Pensez-vous sincèrement que l’univers est pourri et qu’il a été créé par un esprit malfaisant ?

Boardman toucha le bout de ses doigts boudinés et courts.

— Ce n’est pas exactement cela. Il n’y a pas une puissance du mal qui règle l’ordre des choses, pas plus qu’il n’existe une puissance du bien. L’univers est un immense mécanisme impersonnel. Son fonctionnement le conduit à exercer de temps en temps une contrainte sur certaines de ses parties qui peuvent en souffrir et disparaître à cause de ce qui leur paraît une injustice, mais l’univers s’en fout, parce qu’il peut les remplacer. Il n’y rien d’immoral dans ce rejet, mais on ne peut empêcher les parties lésées de penser que cela pue. Quand nous avons envoyé Dick Muller sur Bêta Hydri IV, deux petites parties de l’univers se heurtèrent. Nous devions l’envoyer là-bas parce que notre nature nous pousse à essayer de découvrir toujours plus loin, et les Hydriens ont agi de la sorte avec lui parce qu’ils obéissaient à des lois de leur nature. Le résultat fut que Muller revint de Bêta Hydri IV en mauvais état. Il avait été coincé dans la machinerie de l’univers et il avait été broyé. Maintenant, il va y avoir un second heurt entre deux parties de l’univers, tout aussi inévitable, et nous devrons jeter une nouvelle fois Muller dans les engrenages de la machine. Il y a de grandes chances pour qu’il soit à nouveau mis en pièces — et cela pue, je le reconnais — mais pour en arriver là, il faut que vous et moi nous nous salissions un peu nos mains et nos âmes. Et même si cela aussi pue, nous n’avons absolument pas le choix. Si nous n’osons pas nous compromettre et tromper Richard Muller, nous ajouterons peut-être une autre arme au mécanisme qui risque de détruire l’humanité, et cela puerait encore plus. Je vous demande de faire quelque chose d’assez déplaisant pour un motif décent et valable. Vous ne le voulez pas et je comprends ce que vous ressentez, mais j’essaie de vous faire voir que votre code moral personnel n’est pas le facteur le plus important. À la guerre, un soldat tue parce que l’univers lui impose cette situation. Ce peut être une guerre injuste et il se peut que son frère se trouve dans le vaisseau qu’il doit viser, mais la guerre est réelle et il doit y tenir son rôle.

— Et où placez-vous le libre arbitre dans ce mécanisme universel dont vous parlez, Charles ?

— Nulle part. Il n’y en a pas. C’est pourquoi l’univers sent mauvais.

— Nous n’avons aucune liberté ?

— Juste le droit de frétiller un petit peu, accrochés à notre hameçon.

— Vous avez toujours pensé ainsi ?

— Presque, dit Boardman.

— Quand vous aviez mon âge ?

— Même avant.

Rawlins détourna son regard :

— Je crois que vous vous trompez complètement, mais je ne veux pas m’essouffler en essayant de vous le répéter. Je ne connais pas les mots qui pourraient vous convaincre, ni les arguments. De toute façon, vous ne m’écouteriez pas.

— Je crains que non, Ned. Mais nous pourrons discuter de cela une autre fois. Disons dans une vingtaine d’années. D’accord ?

Rawlins s’efforça de sourire :

— Oui. Si mes remords ne m’ont pas poussé d’ici là au suicide.

— Ce ne sera pas le cas.

— Comment ferai-je pour me supporter après avoir trahi Muller pour le déloger de sa coquille ?

— Attendez et vous verrez. Vous découvrirez que vous avez agi justement, par rapport au contexte. Ou, du moins, que vous n’avez pas fait le pire. Croyez-moi, Ned. En ce moment vous pouvez penser que vous vous reprocherez toute votre vie cette mission, mais vous changerez d’avis.

— Nous verrons bien, dit Rawlins, calmement.

Quand Boardman adoptait ce ton paternel, il interdisait toute discussion. Mourir dans le labyrinthe, pensa Rawlins, était le seul moyen d’éviter ces problèmes moraux. Aussitôt formulée, il repoussa cette idée avec horreur. Il fixa l’écran du récepteur.

— Allons-y, dit-il. Je suis fatigué d’attendre.

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