10.

Ils se rencontrèrent trois jours plus tard, au milieu de la zone B. Muller parut heureux de le voir, ce qui était le but recherché. Rawlins traversa en diagonale une sorte de piste de danse ovale bordée par deux tours courtes et aplaties, de couleur bleu foncé. Muller lui fit un signe de tête :

— Comment vont vos jambes ?

— Très bien.

— Et votre ami… Comment a-t-il trouvé la liqueur ?

— Il l’a beaucoup aimée, répondit Rawlins, se souvenant de la flamme qui avait brillé dans les yeux rusés de Boardman. Il vous renvoie votre flasque. Il vous l’a remplie d’un cognac spécial et il espère que c’est à charge de revanche.

Muller considérait le flacon que Rawlins lui tendait.

— Il peut aller au diable, dit Muller d’un ton glacé. Je ne veux pas faire de marché. Si vous me donnez cette flasque, je la brise par terre.

— Pourquoi ?

— Donnez-la-moi et vous verrez. Non. Attendez. Attendez. Après tout, passez-la-moi.

Rawlins obéit. Muller prit tendrement le précieux flacon entre ses mains, l’ouvrit et le porta à ses lèvres.

— Ah ! les démons, dit-il d’une voix douce. Qu’est-ce que c’est ? Ça vient du monastère de Deneb XIII ?

— Il ne me l’a pas dit. Il m’a seulement dit que vous aimeriez.

— Des démons tentateurs. Voilà ce que vous êtes. C’est un marché que vous m’offrez là. Allez au diable ! C’est bon pour cette fois. Mais si vous vous montrez encore avec de la liqueur — n’importe quoi — même l’élixir des dieux, je refuse et vous tourne le dos. À propos, où étiez-vous tout ce temps ?

— J’ai travaillé. Je vous ai dit qu’ils ne voyaient pas mes excursions avec vous d’un bon œil.

Je lui ai manqué, constata-t-il. Charles a raison : il est touché par moi. Pourquoi faut-il qu’il ait un caractère si difficile ?

— Où êtes-vous en train de creuser ? demanda Muller.

— Nous ne creusons pas du tout. Nous utilisons des sondeurs à la frontière des zones E et F. Nous essayons de déterminer la chronologie ; c’est-à-dire si le labyrinthe a été construit d’un seul coup, ou en plusieurs étapes à partir du cœur. Qu’en pensez-vous, Dick ?

— Allez au diable. Je ne donne pas de cours gratuits d’archéologie ! (Muller avala une gorgée de cognac :) Vous êtes sacrément près de moi.

— Quatre ou cinq mètres, à peu près.

— Vous étiez plus près quand vous m’avez donné la flasque. Pourquoi n’aviez-vous pas l’air malade ? N’avez-vous pas senti les effets ?

— Je les ai sentis. Oui.

— Et comme un bon petit stoïcien que vous êtes, vous avez caché votre dégoût ?

Rawlins haussa les épaules :

— Je pense que l’effet d’impact diminue à des expositions répétées. C’est encore très fort, mais pas autant que la première fois. Avez-vous déjà constaté cela chez d’autres personnes ?

— Vous savez, en général, quand ils m’avaient vu une fois, ils n’avaient pas envie de revenir, dit Muller. Venez fiston. Que je vous montre un peu mon domaine. Voici où je prends mon eau. Ce tube noir court autour de la zone B. C’est de l’onyx, je crois. C’est beau, n’est-ce pas ?

Muller s’agenouilla et caressa l’arrondi lisse de l’aqueduc.

— Il y a un système de pompage qui amène l’eau d’une poche aquifère, peut-être enterrée à mille kilomètres de profondeur. Je ne sais pas. Cette planète ne porte aucune étendue d’eau, n’est-ce pas ?

— Si. Il y a des océans.

— Oui, seulement…

Il se tut, craignant de trop en dire.

— Enfin, je ne sais pas. Vous voyez, cela est un robinet. Il y en a un tous les cinquante mètres. D’après ce que j’ai pu constater, l’aqueduc est le seul endroit où on puisse se fournir en eau dans le labyrinthe. Peut-être les habitants n’en avaient-ils pas un grand besoin. C’est un des mystères de cet endroit. Je n’ai pu trouver aucun conduit. Et il n’y a aucune plomberie. Vous avez soif ?

— Pas vraiment.

Le robinet semblait être formé de plusieurs rondelles concentriques d’onyx, délicatement ciselées, mises bout à bout. Dessous, Muller fit une coupe de ses mains. Aussitôt l’eau coula. Muller avala rapidement quelques gorgées. L’écoulement cessa dès que les mains ne se trouvèrent plus sous l’espèce de robinet. Il devait y avoir un système sensoriel très subtil qui ouvrait et coupait le filet d’eau, se dit Rawlins. Quelle technique ! Et cela fonctionnait depuis des millions d’années ! Par quel miracle ?

— Buvez, dit Muller. Vous risquez d’avoir soif plus tard.

— Je ne peux pas rester longtemps, dit-il.

Finalement, il se pencha et but. Après, ils allèrent se promener dans la zone A. Les cages étaient à nouveau fermées ; Rawlins frissonna en les voyant. Aujourd’hui, il n’était pas prêt à tenter une expérience semblable. Ils trouvèrent des bancs. C’étaient des plaques de pierre solide, assez longues, incurvées aux extrémités. Assis chacun à un bout, ils se faisaient face à une certaine distance l’un de l’autre grâce à quoi Rawlins supportait les émanations de Muller sans trop de difficultés.

Muller était d’humeur loquace :

— Avez-vous remarqué, d’après l’incurvation donnée au banc sur lequel nous sommes, que le postérieur des êtres auxquels il était destiné devait représenter un drôle de volume ? Bien plus gros que nos fesses tristes d’homo sapiens.

Sa conversation était capricieuse ; la plupart du temps charmante et spirituelle mais émaillée de temps en temps d’éclairs acides de rage ou d’apitoiement sur lui-même. Puis il redevenait subitement calme ; un homme plus âgé parlant à un jeune homme dont la compagnie semblait lui plaire. Ils échangeaient des opinions, leurs expériences et des bribes de philosophie. Muller raconta le début de sa carrière, les planètes qu’il avait visitées et les délicates négociations menées entre la Terre et ses colonies spatiales, dont les habitants étaient bien souvent très chatouilleux sur les problèmes de dépendance et d’obéissance. Il mentionna le nom de Boardman à plusieurs reprises ; Rawlins prenait bien garde de conserver une expression neutre et attentive. L’attitude de Muller envers Boardman était un mélange d’admiration profonde et de furieuse aversion. Visiblement, il n’arrivait pas à pardonner à Boardman d’avoir joué sur ses propres faiblesses pour l’envoyer chez les Hydriens. Ce n’était pas très rationnel, pensait Rawlins. Connaissant la curiosité insatiable et démesurée de Muller, celui-ci se serait battu pour que cette mission lui fût confiée, avec ou sans l’intervention de Boardman, avec ou sans risques.

— Et vous ? demanda finalement Muller. Vous êtes beaucoup plus fin que vous ne cherchez à paraître. Peut-être un peu bloqué par votre timidité, mais très intelligent, j’en suis sûr. Bien que vous tentiez de le cacher sous des attitudes vertueuses de collégien. Que désirez-vous, que demandez-vous à votre vie, Ned ? Que représente l’archéologie pour vous ?

Rawlins planta son regard dans le sien :

— Une chance de redécouvrir le passé, des millions de passés. Je suis aussi affamé que vous, Dick. Je veux savoir comment sont venues les choses, comment elles sont arrivées jusqu’à nous. Pas seulement sur la Terre ou dans votre système. Partout.

— Bien parlé !

C’est bien ce que je pense, songea Rawlins en lui-même. Il espérait que Boardman avait eu l’occasion d’admirer sa toute nouvelle éloquence.

Il poursuivit sur sa lancée :

— J’aurais peut-être pu me lancer dans le service diplomatique comme vous. Mais j’ai choisi cette voie. Je crois qu’il y a tellement encore à découvrir, ici et partout ailleurs. Nous avons seulement commencé à regarder autour de nous.

— Vous avez l’accent de la vocation sincère.

— Je le suppose.

— J’aime l’entendre. Je parlais ainsi, moi aussi, dans le temps.

— Je dois avouer que, quoique je sois encore bêtement naïf, ajouta Rawlins, ce n’est pas seulement un amour abstrait de la connaissance qui me pousse, mais une curiosité personnelle.

— C’est compréhensible… et bien pardonnable. En vérité, nous ne sommes pas tellement différents. Compte tenu des quarante années qui nous séparent. Ne vous cassez pas trop la tête avec vos motivations profondes, Ned. Allez sur tous les mondes, regardez, bougez, agissez. Et prenez du plaisir et de la joie. Peut-être un jour la vie vous écrasera-t-elle comme elle m’a écrasé, mais ce n’est pas pour demain. Peut être un jour, peut-être jamais, qui sait ? Oubliez tout cela.

— J’essaierai, dit Rawlins.

À présent il ressentait la chaleur de cet homme. Noyée sous les lourdes vagues cauchemardesques chargées des relents nauséeux venus du plus profond de l’âme, apparaissait néanmoins la véritable et sincère bonté. Coincé par la pitié, Rawlins hésitait à prononcer les mots qu’il était maintenant temps de dire. Boardman le pressa :

— Allez-y, mon garçon ! Attaquez ! (Sa voix semblait irritée.)

— Vous avez l’air bien loin d’ici, lui fit remarquer Muller.

Rawlins se reprit aussitôt :

— Je réfléchissais. Je me disais qu’il était triste que vous nous refusiez votre confiance. Que vous ayez une attitude aussi négative vis-à-vis de l’humanité.

— Je ne l’ai pas voulue, elle m’a été imposée.

— Vous n’êtes pas obligé de passer le reste de votre vie dans ce labyrinthe. Il y a d’autres solutions.

— Oui. Le suicide, mais nous en…

— Non. Écoutez-moi, le coupa Rawlins.

Il prit une profonde inspiration et son visage s’éclaira de ce sourire rayonnant et transparent qui était une de ses forces :

— J’ai parlé de votre cas avec le médecin de l’expédition. Il a étudié la neurochirurgie. Il sait tout de vous. Il prétend que maintenant il y a des moyens pour vous guérir. Ils ont été mis au point pendant ces deux dernières années. Cela pourrait… comment dire… faire cesser vos émanations, Dick. Il m’a dit de vous en parler. Nous vous ramènerions sur Terre pour l’opération, Dick. Une opération. Une cure, Dick !


* * *

Et voilà, le petit hameçon brillant et appétissant était lancé. Il flottait sur un ruisseau chantant de murmures doux et aimables, lui accrochant et lui transperçant le cœur. Une cure ! le mot résonnait dans sa tête et se réverbérait sur les constructions sombres et imprécises. Cure. Cure. Cure. Muller sentit la tentation empoisonnée lui ronger les entrailles.

— Non, dit-il. C’est stupide ! Il n’existe pas de cure pour ce que j’ai.

— Comment pouvez-vous en être si sûr ?

— Je sais.

— La science a pas mal progressé en neuf ans. Maintenant, les spécialistes savent comment fonctionne le cerveau. C’est un phénomène électrique. Je vais vous dire ce qu’ils ont fait. Ils ont construit un cerveau synthétique dans un des laboratoires lunaires, il y a quelques années. C’est prodigieux, n’est-ce pas ? Il fonctionne ; il peut émettre et recevoir. Le médecin m’a dit qu’ils se désespèrent de ne pas vous avoir sous la main, car vous constituez la preuve du bien-fondé de leur théorie. Tel que vous êtes, après votre visite chez les Hydriens. En vous opérant de manière à inverser vos émissions mentales, ils démontreraient qu’ils ont raison. Il vous suffirait de venir avec nous.

Méthodiquement, Muller fit craquer ses jointures :

— Pourquoi ne m’en avez-vous pas parlé plus tôt ?

— Je ne savais rien de tout cela.

— Naturellement.

— Je vous l’assure. Vous devez comprendre que nous ne nous attendions pas à vous trouver ici. Au début, personne ne savait exactement qui vous étiez, ni pourquoi vous y étiez. C’est moi qui vous ai reconnu. Après nos premières rencontres, j’ai parlé de vous au médecin et il m’a aussitôt expliqué ce traitement. Qu’est-ce qui ne va pas ?… Vous ne me croyez pas ?

— Vous avez un air tellement angélique, dit Muller en le regardant. Ces yeux bleus si tendres et vos cheveux dorés. Quel jeu jouez-vous, Ned ? Pourquoi me sortir tout ce paquet d’absurdités ?

Rawlins s’empourpra :

— Ce ne sont pas des absurdités !

— Je ne vous crois pas. Et je ne crois pas un mot de cette fameuse cure avec laquelle vous essayez de m’allécher.

— C’est votre droit absolu. Mais vous serez le perdant si…

— Pas de menaces !

— Excusez-moi.

Il y eut un long et désagréable silence.

Muller remuait une masse de pensées. Quitter Lemnos ? Être enfin guéri ? Libéré ? Tenir à nouveau une femme, une vraie femme, entre ses bras ? Sentir des seins brûlants se presser contre sa peau ? Des lèvres ? Des cuisses douces ? Recommencer sa carrière. Une fois encore, reprendre la route des étoiles ? Se laver de neuf années d’angoisses ? Fallait-il croire ? Partir ? Se soumettre ?

— Non, dit-il lentement. Rien ne peut guérir mon mal.

— Vous n’arrêtez pas de le répéter. Mais vous ne pouvez pas savoir.

— Non, ce serait contraire à l’ordre des choses. Je crois à la destinée, mon garçon. À des tragédies agencées par les lois de l’univers. À la punition de l’orgueil. Les dieux ne marchandent pas. Ils ne cassent pas leurs jugements après quelques courtes années. Œdipe n’a pas recouvré ses yeux… ni sa mère. Ils ont laissé Prométhée sur son rocher. Ils…

— Vous n’êtes pas un personnage de tragédie grecque, l’interrompit Rawlins. Vous vivez dans le monde réel, où tout bouge et tout change. Peut-être les dieux ont-ils décidé que vous avez suffisamment souffert. Et, puisque nous discutons littérature, ils ont bien pardonné à Oreste, n’est-ce pas ? Pourquoi neuf ans ne seraient-ils pas assez pour votre punition ?

Peut-on me guérir ?

— Le médecin dit que oui.

— Je pense que vous me mentez.

Rawlins détourna son regard :

— Qu’ai-je à gagner en vous mentant ?

— Je l’ignore.

— Bon, d’accord, je vous mens, dit Rawlins brusquement. Personne ne peut rien pour vous aider. Parlons d’autre chose. Par exemple, ne me montreriez-vous pas la fontaine d’où coule votre liqueur ?

— C’est dans la zone C, dit Muller. Mais je ne me sens pas l’envie d’aller là-bas aujourd’hui. Pourquoi m’avez-vous raconté cette histoire si elle est fausse ?

— J’ai dit que nous ferions mieux de changer de sujet.

— Pour un instant, faisons comme si c’était vrai, s’entêta Muller. C’est-à-dire que si je revenais sur Terre, je pourrais être guéri. Je tiens à ce que vous sachiez que, même avec une garantie, je ne suis pas intéressé par cette offre. Je connais la vraie nature humaine. Ils m’ont piétiné et repoussé quand j’étais à terre. Ce n’est pas très sportif, n’est-ce pas, Ned ? Ils puent. Ils empoisonnent l’atmosphère autour d’eux. Ils se sont fait gloire de ce qui m’était arrivé.

— Ce n’est pas vrai !

— Qu’en savez-vous ? Vous étiez un gamin à l’époque. Encore plus que maintenant. Ils m’ont traité comme si j’étais une ordure parce que je leur montrais ce qui était en eux. J’étais un miroir dans lequel ils voyaient leurs âmes sales et pourries. Pourquoi retournerais-je à présent vers eux ? Pourquoi aurais-je besoin d’eux ? Des vers. Des porcs. Pendant les quelques mois que j’ai passés sur Terre après mon retour de Bêta Hydri IV, je les ai vus, tels qu’ils sont réellement. Cette révulsion dans les yeux, le sourire jaune et nerveux tandis qu’ils s’écartaient de moi. Oui, M. Muller. Naturellement, M. Muller. Seulement, voulez-vous ne pas vous approcher trop près, M. Muller. Mon garçon, venez me voir une de ces nuits et je vous montrerai les constellations vues d’ici. Je les ai nommées moi-même. Il y a d’abord le Poignard, longue et pointue. Il semble qu’elle est prête à s’enfoncer dans le dos. Puis le Sillon. Et vous verrez le Singe aussi, et le Crapaud. Elles s’imbriquent les unes dans les autres. La même étoile est l’œil gauche du Crapaud et elle se trouve aussi sur le front du Singe. Elle s’appelle le Soleil. Oui, mon garçon, notre Soleil. C’est une petite étoile laide et faible, couleur de vomissure. Et elle est ceinturée par des planètes peuplées de laids petits monstres qui se répandent comme un écoulement d’urine sur tout l’univers.

— Puis-je vous dire quelque chose qui risque de vous offenser ? demanda Rawlins.

— Vous ne pouvez pas m’offenser. Mais vous pouvez essayer.

— Je pense que votre vision est déformée, tordue. Après tant d’années ici, les perspectives vous échappent.

— Non. Au contraire, j’ai appris ici à voir.

— Vous blâmez l’humanité d’être humaine. Ce n’est pas facile d’accepter quelqu’un comme vous. Si vous étiez, vous, à ma place et moi à la vôtre, vous comprendriez ce que je veux dire. Cela fait mal de se trouver près de vous. Cela fait mal. À la seconde même où je vous parle, je sens tous mes nerfs douloureusement blessés. Si je m’approchais, j’aurais envie de pleurer. Vous ne pouvez pas demander aux autres d’accepter tout de suite quelque chose d’aussi intolérable. Même ceux qui vous aimaient n’ont pas…

— Personne ne m’aimait.

— Vous étiez marié.

— C’était terminé.

— Des liaisons, alors.

— Elles n’ont pas pu me supporter quand je suis revenu.

— Des amis ?

— Ils ont pris la fuite. Ils regrettaient de n’avoir pas assez de jambes pour courir plus vite.

— Vous ne leur avez pas laissé le temps.

— Bien assez.

— Non, persista Rawlins. (Mal à son aise, il se remua sur son banc :) Maintenant, je vais vous dire quelque chose qui va vraiment vous blesser, Dick. Je vous demande pardon, mais il le faut. Ce que vous me racontez, je l’ai entendu des milliers de fois à l’université. C’est du cynisme de collégien. Le monde est méprisable, dites-vous. Méprisable. Méprisable. Méprisable. Vous avez percé à jour la vraie nature humaine et vous ne voulez plus rien avoir à faire avec l’humanité. Mais tout le monde répète cela à dix-huit ans. Et puis, on change. On dépasse l’époque confuse de l’adolescence et on regarde le monde. Alors on découvre que ce n’est pas un si mauvais endroit, que les gens essayent de faire de leur mieux, que nous sommes imparfaits mais pas répugnants…

— Un gamin de dix-huit ans n’a pas le droit d’avoir de telles opinions. Moi, j’ai le droit. Je l’ai gagné. J’ai payé chèrement le droit de haïr.

— Mais pourquoi vous y accrocher ? Vous semblez vous glorifier de votre misère. Secouez-vous ! Luttez ! Revenez sur Terre avec nous et oubliez le passé. Ou, si vous ne pouvez pas oublier, du moins pardonnez.

— Pas d’oubli. Pas de pardon, grogna Muller.

Un frisson de peur le secoua. Et si c’était vrai ? Une véritable guérison ? Quitter Lemnos ? Il était confus et embarrassé. Le garçon avait marqué un point à propos de son cynisme de collégien. C’était la vérité. Mais suis-je réellement un misanthrope ? Ou est-ce simplement un rôle que je me joue à moi-même ? Ce gamin m’a emmené là où il l’a voulu. Il veut m’obliger à discuter, à polémiquer. Maintenant, je mets en doute mes propres certitudes. Mais c’est faux : il n’y a pas de guérison possible. Ce garçon est transparent ; il me ment, bien que je ne sache pas pourquoi. Il cherche à me tromper pour que je monte dans leur saleté de vaisseau. Et si c’était vrai ? Pourquoi s’obstiner dans un exil ridicule ? Muller connaissait toutes les réponses à ses questions. C’était la peur qui le retenait. La peur de voir la Terre et ses milliards d’habitants.

Pénétrer à nouveau dans le flot humain de la vie. Neuf années sur une île déserte et il craignait de revenir au port. De reconnaître ces cruelles vérités le plongea dans un abîme de dépression. L’homme qui avait voulu être un dieu n’était plus à présent qu’un malheureux névrotique, s’accrochant désespérément à sa solitude et crachant sa défiance à un éventuel sauveteur. C’était triste, songea-t-il. Très triste.

Rawlins l’enleva à ses sombres ruminations :

— Je sens un changement dans la couleur de vos pensées.

— Vous pouvez ?

— Ce n’est pas très précis. Mais tout à l’heure vous étiez hargneux et amer. À présent je vous sens plus… pensif… désenchanté.

— Personne ne m’avait encore dit qu’il pouvait détecter mes sentiments, dit Muller d’un air étonné. D’ailleurs, en général ils ne me disaient pas grand-chose, hormis que c’était intolérable et dégoûtant de se trouver près de moi.

— Pourquoi étiez-vous triste, alors ? Si je ne me suis pas trompé, vous pensiez à la Terre ?

— Peut-être.

Tout à coup, il se renferma dans sa coquille. Il ne voulait plus rien entendre. Son visage s’assombrit. Ses mâchoires se contractèrent. Il se leva et s’approcha délibérément de Rawlins. Avec une délectation morbide, il regardait le jeune homme lutter pour lui cacher à quel point il le faisait souffrir.

— Je crois que vous feriez mieux de reprendre vos fouilles archéologiques maintenant, Ned. Vos amis vont vous en vouloir de négliger votre travail, dit-il sombrement.

— J’ai encore un peu de temps.

— Non, vous n’avez plus le temps. Partez !


* * *

Cette nuit-là, Rawlins revint jusqu’au camp de base en F, malgré les ordres contraires exprès de Boardman. L’empressement de livrer à celui-ci la nouvelle flasque de liqueur que lui avait finalement donnée Muller lui servit de prétexte. Boardman voulait qu’un homme de l’expédition vienne chercher le flacon afin d’éviter à Rawlins les pièges qui fourmillaient en zone F. Mais ce soir le jeune homme avait besoin d’un contact direct. Il était sérieusement ébranlé et il sentait fléchir sa résolution.

Il trouva Boardman en train de dîner. Il était assis devant une table de bois sombre, poli, précieusement marquetée. Des fruits glacés, des légumes confits, des extraits de viande et des jus piquants lui étaient servis dans un service de fine faïence. À portée de sa main grassouillette était posée une carafe de vin de couleur olive. Dans les petites alvéoles creusées dans un bloc oblong de verre noir étaient disposées de mystérieuses pilules ; de temps en temps, Boardman en avalait une. Rawlins resta quelques minutes sur le seuil de la porte avant que Boardman fasse mine de remarquer sa présence.

— Je vous avais dit de ne pas venir ici, Ned, dit finalement le vieil homme en guise de préambule.

— Muller vous envoie ceci.

Rawlins s’avança et déposa la flasque à côté de la carafe de vin :

— Nous pouvions parler sans que vous preniez tous ces risques.

— J’en ai assez des conversations à distance. J’avais besoin de vous voir.

Boardman continuait à manger et ne lui proposait toujours pas de s’asseoir.

— Charles, je crains de ne plus pouvoir continuer à jouer cette sinistre comédie.

— Vous avez été excellent aujourd’hui, dit Boardman en sirotant son vin. Très convaincant.

— Oui. J’apprends à mentir. Mais à quoi cela sert-il ? Vous l’avez entendu. L’humanité le dégoûte. Il refusera de coopérer, même si nous arrivons à le sortir du labyrinthe.

— Il n’est pas sincère. Vous l’avez dit vous-même, Ned. Ce n’est qu’un vulgaire et banal cynisme de collégien. Cet homme aime encore ses semblables. C’est justement pourquoi il est si amer. Parce que cet amour de l’humanité s’est aigri dans sa bouche. Mais ce n’est pas de la haine. Pas vraiment.

— Vous ne vous trouviez pas devant lui, Charles. Vous ne lui parliez pas.

— Je l’épiais et je l’écoutais. Et surtout, je connais Dick Muller depuis quarante années.

— Malheureusement ce sont les neuf dernières qui comptent. Elles l’ont complètement changé.

Rawlins se plia légèrement sur ses jambes pour se mettre à la hauteur du visage de Boardman. Celui-ci, impassible, planta sa fourchette dans une poire glacée, la tint un instant devant sa bouche et l’avala en entier avec un sourire de gourmandise. Il feint de m’ignorer pour m’obliger à abattre mes cartes le premier, se dit Rawlins.

— Charles, soyons sérieux. Je suis allé dans le centre de la cité et là j’ai raconté à Muller quelques monstrueux mensonges. Je lui ai proposé une cure qui n’existe absolument pas et il me l’a renvoyée dans la figure.

— En prétendant ne pas y croire. Mais il y croit, Ned. Il a simplement peur de sortir de sa cachette.

— S’il vous plaît, écoutez-moi. Supposons qu’il finisse par me croire. Supposons qu’il accepte de sortir du labyrinthe et se remette entre nos mains. Et alors ? À qui incombera la charmante mission de lui avouer qu’il n’y a pas de cure possible et que nous l’avons ignominieusement trompé depuis le début ? Et tout cela pourquoi ? Parce que nous avons à nouveau besoin de lui pour nous servir d’ambassadeur auprès d’une race d’êtres vingt fois plus étranges et cinquante fois plus dangereux que ceux qui ont déjà ruiné sa vie. Je vous avertis, Charles, ce ne sera pas moi !

— Vous n’aurez rien à dire, Ned. Ce sera moi.

— Et comment va-t-il réagir ? Croyez-vous tout bonnement qu’il va se contenter de sourire et de s’incliner en disant : bravo, Charles, vous m’avez roulé encore une fois ? Qu’il va céder et vous obéir ? Non. Aucune chance. Vous réussirez peut-être à le faire sortir du labyrinthe, mais justement les méthodes que vous avez utilisées pour ce premier résultat rendront impossible et inconcevable toute collaboration de sa part une fois qu’il sera dehors.

— Ce n’est pas nécessairement vrai, dit Boardman calmement.

— Alors, voudriez-vous avoir l’amabilité de m’expliquer la stratégie que vous comptez employer quand vous lui aurez avoué que cette cure est un mensonge destiné à lui imposer un nouveau boulot encore plus dangereux ?

— Je préfère ne pas discuter de tactiques futures en ce moment.

— Dans ce cas, j’abandonne, lâcha brusquement Rawlins.


* * *

Boardman s’était attendu à quelque chose de semblable. Un sursaut de noblesse, une crise entêtée de vertu, un accès de scrupules moraux. Il abandonna son faux air détaché et leva les yeux. Il plongea fermement son regard dans celui de Rawlins. Il pouvait y lire une force et une détermination farouches. Mais pas de ruse. Pas encore.

Boardman parla presque à voix basse :

— Vous abandonnez ? Après vos professions de foi au service de l’humanité ? Nous avons besoin de vous, Ned. Vous nous êtes indispensable. Vous êtes le seul chaînon qui nous relie à Muller.

— Mon dévouement à la cause de l’humanité m’oblige à m’intéresser aussi à Dick Muller, dit Rawlins sèchement. Il appartient au genre humain, qu’il le veuille ou non. J’ai déjà commis un crime considérable contre lui. Je vous jure que si vous ne m’expliquez pas la suite de votre plan je ne tiendrai aucun rôle dedans !

— J’admire vos convictions.

— Ma résolution est inébranlable.

— Je suis même d’accord avec votre position, concéda Boardman. Ce que nous devons faire ici ne m’emplit pas de fierté. Mais je le considère comme un maillon indispensable d’une nécessité historique : la nécessité d’une trahison personnelle pour le bien du plus grand nombre. Moi aussi j’ai une conscience, Ned. Une conscience de quatre-vingts ans, très bien développée. C’est une des rares choses qui ne s’atrophie pas avec l’âge. Simplement on apprend à vivre avec ses reproches… c’est tout.

— Comment allez-vous amener Muller à coopérer ? En le droguant ? En le torturant ? En lui lavant le cerveau ?

— Rien de tout cela.

— Alors comment ? Je suis sérieux, Charles. J’abandonne mon rôle à l’instant même si vous ne me dites pas ce que vous lui préparez.

Boardman toussota, but un peu de vin, mangea une pêche et avala trois pilules à la suite. Cette rébellion de Rawlins était inévitable et il s’y était préparé. Pourtant cela l’ennuyait qu’elle ait finalement lieu. Maintenant, il en était à un point où il devait prendre des risques calculés.

— Je vois, Ned, dit-il, que le temps est venu de laisser tomber les faux-semblants. Je vais vous dire ce que je garde en réserve pour Dick Muller, mais je voudrais que vous conserviez bien présent à l’esprit le but final de l’opération. N’oubliez pas que le petit ballet que nous dansons sur cette planète n’est pas simplement une affaire de problèmes moraux personnels. Au risque de vous sembler pompeux, je dois vous rappeler que l’enjeu en est le destin de la race humaine.

— Je vous écoute, Charles.

— Très bien. Dick Muller doit aller rendre visite à nos amis extra-galactiques et doit les convaincre que les hommes sont réellement une espèce intelligente. Vous êtes bien d’accord ? Lui seul peut réaliser cela à cause de son incapacité, unique chez la race humaine, de voiler ses sentiments.

— D’accord.

— À présent, il n’est pas nécessaire que nous convainquions ces êtres étranges que nous sommes une race bonne, ou honorable, ou même sympathique. Il nous suffit de leur montrer que nous avons une intelligence et que nous sommes capables de nous en servir pour penser. Que nous avons des sens, des sentiments, des émotions, en un mot que nous sommes autre chose que des machines dotées d’un cerveau. Pour atteindre ce but, il n’est pas obligatoire que Richard Muller irradie de bonnes émotions. Il suffit qu’il irradie quelque chose.

— Je commence à comprendre.

— C’est pourquoi, une fois qu’il sera sorti du labyrinthe, nous pourrons lui révéler l’objet de son voyage. Sans aucun doute notre tromperie le rendra furieux. Mais, derrière sa colère, il devinera peut-être quel est son devoir. Je l’espère. Vous, Ned, vous pensez qu’il refusera. Mais cela ne changera rien. Dès qu’il aura sorti le bout du nez du labyrinthe il n’aura plus le choix. Il sera envoyé directement chez les extra-galactiques pour prendre contact avec eux. C’est brutal et odieux, je sais. Mais c’est nécessaire.

— Sa coopération est donc entièrement hors de propos, dit Rawlins d’une voix lente. Il sera transporté et déchargé là où il faut. Comme un vulgaire sac.

— Non. Comme un sac pensant. Ainsi que nos amis lointains l’apprendront.

— Je…

— Non, Ned. Ne dites rien maintenant. Je sais ce que vous pensez. Cette machination est ignoble. Je vous comprends. Moi aussi je la trouve ignoble. Pour l’instant partez, et réfléchissez-y. Examinez-la sous toutes les coutures avant de prendre une décision. Si demain vous voulez encore abandonner, dites-le-moi et nous essayerons de mettre au point un nouveau plan auquel vous ne participerez pas. Mais d’abord, promettez-moi de dormir dessus. D’accord ? Il est toujours préférable de juger à froid.

Le visage du jeune homme resta pâle pendant un moment. Puis, lentement, les couleurs lui revinrent. Il se mordit les lèvres. Boardman lui souriait avec bienveillance. Rawlins serra les poings, regarda autour de lui d’un air égaré et sortit en courant.

Un risque calculé.

Boardman avala une autre pilule puis il tendit le bras vers la flasque que Muller lui avait envoyée. Il se versa à boire. C’était doux, un peu amer et très alcoolisé. Une délicieuse liqueur. Il la garda un moment sur la langue avant de déglutir.

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