2.

À l’intérieur du labyrinthe, Muller étudiait sa situation et considérait les différentes possibilités. Dans la cabine de vision, les multiples écrans d’un vert laiteux lui renvoyaient les images de l’astronef, des dômes de plastique qui s’élevaient à présent autour du vaisseau et des hommes minuscules se déplaçant de-ci de-là. Il regrettait de n’avoir pas été capable de découvrir le réglage parfait du système ; les images qu’il recevait étaient floues. Mais il avait tout de même de la chance d’avoir trouvé le moyen de mettre en marche la cabine de vision. Dans cette cité, beaucoup des anciens instruments étaient devenus inutilisables à cause de la détérioration d’un élément vital, mais un nombre surprenant d’entre eux avaient résisté à plusieurs éternités, ce qui en disait long sur le degré technique de ceux qui les avaient fabriqués. Malheureusement, Muller n’avait découvert le fonctionnement que d’un petit nombre parmi ces derniers et encore ne les utilisait-il qu’imparfaitement.

Il ne pouvait détacher ses yeux des images troubles qui représentaient ses congénères humains en pleine activité et il se demandait quel nouveau tourment ils lui préparaient.

Quand il avait quitté la Terre, il avait essayé de ne laisser aucun indice sur sa destination. Il était arrivé sur un vaisseau de location, empruntant un faux plan de vol passant par Sigma Draconis. Naturellement, pendant son voyage dans la trame temporelle, il avait dû s’arrêter dans six stations de contrôle : mais dans chacune il avait enregistré un itinéraire galactique excentrique différent et totalement contrefait de manière à confondre autant que possible ses éventuels poursuivants.

Une vérification de routine dans les six stations de contrôle pour comparer les localisations successives qu’il avait annoncées aboutirait inévitablement à une position absurde et non existante. De toute façon, il avait joué sur le fait qu’il aurait terminé son voyage et se serait évanoui avant que soit entreprise une de ces vérifications périodiques. Il avait gagné son pari puisque aucun astronef d’interception ne l’avait pris en chasse.

Sortant de l’hyperpropulsion à proximité de Lemnos, il avait procédé au dernier stratagème pour éviter d’être retrouvé en laissant son vaisseau cosmique sur une orbite de stationnement et en descendant sur le sol avec une capsule de débarquement. Une bombe préprogrammée avait totalement désintégré l’appareil, éparpillant les fragments à travers l’univers sur un milliard d’orbites différentes. Il leur faudrait un sacré ordinateur pour calculer l’épicentre de cette dispersion ! La bombe avait été mise au point pour que chaque mètre carré d’explosion garantisse cinquante faux vecteurs ; toutes ces précautions devaient lui assurer un bon moment de solitude. D’ailleurs, il n’avait pas besoin de très longtemps… disons soixante ans… guère plus. Il avait presque atteint la soixantaine quand il avait quitté la Terre. Normalement il aurait pu espérer encore un siècle au moins de vie active : mais ici, sans soins médicaux, à part ceux qu’il se prodiguait lui-même grâce à son diagnostat, il ne devrait pas dépasser sa onzième ou douzième décennie. Cela lui laissait encore soixante années de solitude qui s’achèveraient par une mort tranquille et privée. C’est tout ce qu’il désirait. Et voilà qu’ils venaient le déranger dans sa retraite, seulement neuf ans après !

Avaient-ils retrouvé ses traces, d’une manière ou d’une autre ?

Il se dit que c’était impossible. D’abord, il avait pris toutes les précautions possibles pour ne laisser absolument aucun indice. D’autre part, ils n’avaient aucune raison de le rechercher. Il n’était pas un fugitif devant être ramené devant la justice. Il était simplement un homme atteint d’une affection répugnante, devenu une abomination aux yeux de ses frères humains. Sans aucun doute, la Terre ne devait pas le regretter. Il était un motif de honte et un reproche vivant à la race humaine, une source de péchés et de douleurs, une blessure béante à la conscience planétaire. La meilleure chose à faire était de partir, de débarrasser ses frères de sa vue. Il avait fui, le plus discrètement possible. Il paraissait impossible que les hommes tentent le plus petit effort pour rechercher un être aussi ignoble à leurs yeux.

Mais alors, qui étaient ces intrus ?

Des archéologues, pensa-t-il. La cité en ruine de Lemnos les attirait toujours aussi magnétiquement et fatalement… eux comme les autres d’ailleurs. Muller avait espéré que les dangers du labyrinthe continueraient à tenir les gêneurs à l’écart.

Il avait été découvert il y avait un peu plus d’un siècle, mais il y avait eu une certaine période, avant l’arrivée de Muller, pendant laquelle la planète avait été fuie comme la peste. Il y avait de bonnes raisons à cela d’ailleurs. Souvent, il avait vu les cadavres de ceux qui avaient vainement tenté d’entrer dans le labyrinthe. Lui-même avait été tiraillé entre plusieurs tendances quand il avait choisi sa retraite : peut-être une certaine volonté suicidaire de rejoindre la liste des victimes du labyrinthe ; son insatiable curiosité qui le poussait à percer le secret caché entre ces galeries diaboliquement entrecroisées ; et surtout, la conscience que s’il arrivait à pénétrer au cœur de ce réseau, il serait définitivement à l’abri des hommes. Maintenant, il avait réussi à entrer, mais des importuns étaient venus.

Ils ne trouveraient jamais le chemin, pensa-t-il.

Confortablement installé au cœur du labyrinthe, il avait assez de moyens à sa disposition pour suivre, quoique vaguement, la progression de toute créature vivante dans l’enclos. Ainsi, il pouvait suivre les errements de zone en zone des animaux qu’il chassait ou ceux des grosses bêtes qui pouvaient constituer un danger pour lui. Dans une certaine mesure, il était capable de contrôler les pièges du labyrinthe. Ceux-ci, à l’état normal, n’étaient ni plus ni moins que des trappes passives mais, si on savait convenablement les utiliser, ils pouvaient être dirigés offensivement contre un ennemi désigné. Plus d’une fois Muller avait déclenché l’ouverture d’un puits vertigineux sous les pattes d’un gigantesque carnivore chargeant dans la zone D. Il se demandait s’il oserait utiliser ces défenses contre des êtres humains, s’ils arrivaient à pénétrer aussi loin dans le labyrinthe, et il ne pouvait trouver de réponse. Il ne haïssait pas réellement sa propre espèce ; il voulait simplement qu’on le laisse seul et en paix.

Il passa en revue les différents écrans qui remplissaient un des murs de la petite cellule hexagonale dans laquelle il se tenait. Cette pièce était située dans les unités d’habitation occupant le centre de la cité. Il lui avait fallu plus d’un an pour découvrir à quelles parties du labyrinthe correspondaient les images des écrans : mais patiemment, en déposant des marques distinctes en différents endroits, il avait réussi à établir des rapports entre les images floues et la réalité extérieure. Les six écrans les plus bas concernaient des espaces situés dans les zones A, B, C, D, E et F. Les caméras, ou ce qui en faisait fonction, panoramiquaient sur des angles de 180°, permettant aux mystérieux objectifs invisibles de balayer toute la surface entourant l’entrée de chaque zone. Comme il n’y avait qu’une seule entrée correcte pour chaque zone, toutes les autres étant des leurres sans issue, les écrans permettaient effectivement à Muller de suivre la progression de n’importe quel rôdeur, homme ou animal. Ce qui se passait dans les fausses entrées n’avait pas d’importance. Quiconque continuait trop loin ne rencontrait que la mort.

Les écrans de la rangée supérieure, de sept à dix, retransmettaient apparemment des images des zones extérieures G et H, les plus grandes et les plus mortellement traîtres du labyrinthe. Muller s’était refusé à retourner dans ces régions trop dangereuses simplement pour vérifier sa théorie : le fait de savoir qu’il pouvait espionner quelques endroits des réseaux extérieurs lui suffisait et il eût été inutile et téméraire de chercher à savoir précisément lesquels. Quant aux onzième et douzième écrans, ils montraient sans aucun doute des vues de la plaine au milieu de laquelle était construit le labyrinthe. Cette plaine sur laquelle venait d’atterrir un vaisseau venu de la Terre.

Parmi les autres objets laissés par les anciens bâtisseurs du labyrinthe, bien peu étaient aussi humainement utilisables et pratiques. Il y avait, par exemple, dressée sur une estrade en plein milieu de l’esplanade centrale de la cité, une pierre à douze faces de couleur rubis, qui était abritée sous une voûte de cristal. À l’intérieur de ce bloc battait un mécanisme hautement compliqué. Muller pensait que ce devait être une sorte de pendule, fondée sur un système d’oscillation nucléaire, chargée d’égrener les unités de temps utilisées par ceux qui l’avait construite. Périodiquement, la pierre subissait des changements temporaires ; elle pivotait sur son axe et ses faces s’assombrissaient, virant au bleu et même au noir. Muller notait soigneusement ces différents changements, mais il n’avait pas encore réussi à en comprendre la signification, ni même la périodicité. Ces métamorphoses ne devaient rien au hasard, il en était persuadé, mais les motifs et les lois auxquels elles obéissaient dépassaient sa compréhension.

Aux huit coins de l’esplanade, se dressaient des cônes métalliques lumineux hauts d’environ six mètres. Tout au long du cycle de l’année ces cônes tournaient sur eux-mêmes, bien qu’aucun support ni aucun moyen ne fût visible. Ce devait être une sorte de calendrier, pensait Muller, car il avait découvert qu’ils accomplissaient une révolution complète en trente mois de Lemnos, mais il soupçonnait leur rôle principal d’être beaucoup plus profond et hermétique. En fait, ses conjectures à ce propos occupaient la plus grande partie de son temps.

Dans les rues de la zone A, à espaces réguliers, étaient disposées des cages faites de barres taillées dans ce qui semblait être de l’albâtre. Muller avait eu beau chercher, il n’avait pu trouver aucun moyen pour ouvrir ces cages ; pourtant par deux fois durant ses années passées ici, il avait constaté à son réveil que les barreaux avaient coulissé dans le pavement de pierre, laissant les cages grandes ouvertes. La première fois elles étaient restées trois jours ainsi ; puis les barres s’étaient remises en place pendant son sommeil. Même l’examen le plus minutieux n’avait révélé aucun espacement ; les barres étaient ajustées parfaitement comme si elles n’avaient jamais bougé. Quand les cages s’ouvrirent à nouveau, quelques années plus tard, Muller les surveilla constamment afin de percer le secret du mécanisme, mais la quatrième nuit, il ne put s’empêcher de sommeiller quelques instants. Quand il reprit ses esprits, les cages étaient fermées.

L’aqueduc était également mystérieux. Autour du périmètre de la zone B courait une sorte de rigole fermée, peut-être en onyx, portant une sorte de robinet pointu tous les cinquante mètres. Il suffisait de placer n’importe quel récipient, ou même une coupelle formée avec les mains réunies sous un robinet, pour qu’aussitôt en coule de l’eau pure. Pourtant il était impossible de glisser un doigt à l’intérieur d’un des robinets et on n’apercevait pas la moindre ouverture en regardant pendant que l’eau ruisselait. Il n’y avait donc pas d’orifice ; c’était comme si le liquide eût filtré à travers une membrane pierreuse perméable. Muller avait du mal à l’admettre, mais cette eau était tout de même la bienvenue.

Ce qui le surprit le plus, c’était que la cité ait survécu dans une si large mesure. D’une étude des débris d’objets et de squelettes trouvés sur Lemnos à l’extérieur du labyrinthe, les archéologues avaient conclu que toute forme de vie intelligente avait disparu de cette planète depuis un million d’années, voire cinq à six millions. Muller n’était pas un spécialiste, mais il possédait assez d’expérience pour connaître les effets du temps. Les fossiles découverts dans la plaine étaient très anciens, sans aucun doute, et la stratification des murs périphériques extérieurs prouvait à l’évidence que le labyrinthe était contemporain de ces fossiles.

Et pourtant, la plus grande partie de la cité, supposée construite avant l’évolution de l’humanité sur la Terre, semblait avoir été protégée des dégradations et de l’usure. On pouvait admettre que le climat sec en était grandement responsable ; ici, il n’y avait jamais d’orages et pas une goutte de pluie n’était tombée depuis l’arrivée de Muller. Mais en un million d’années le vent et le sable qu’il transportait auraient dû éroder les murs et le pavement de la cité ; et pourtant, ici, nulle trace d’érosion… ni de monticules de sable accumulés dans les galeries ouvertes à tous les vents. Quant à cela, Muller savait pourquoi. Des pompes cachées ramassaient tous les débris, ne laissant traîner aucune poussière. Il avait fait l’expérience, amenant des jardins des poignées de terre qu’il dispersait un peu partout dans les rues. Quelques minutes après, les parcelles de terre commençaient à glisser sur le pavement poli vers des trappes coulissantes, construites au pied des murs, qui s’ouvraient et se refermaient aussitôt après avoir avalé le tas de détritus.

Il était évident qu’il devait exister sous la cité un système de machineries inconcevable chargé de la protéger contre les dégradations du temps. Cela, Muller en était persuadé, bien qu’il n’eût pas réussi à atteindre ce réseau souterrain, car il ne possédait pas un outillage lui permettant de percer le pavement. Avec des moyens de fortune, il avait essayé de creuser dans les jardins, mais le résultat avait été négatif ; à plus de quatre mètres de profondeur on ne rencontrait que de la terre. Il n’avait pas pu aller plus loin ; et pourtant ils devaient absolument être cachés quelque part tous ces instruments qui contrôlaient le système de transmission des images, nettoyaient les galeries, réparaient la maçonnerie et dirigeaient les pièges mortels qui défendaient les zones externes du labyrinthe.

Il était difficile d’imaginer une race d’êtres capables de construire une ville pareille, destinée à survivre des millions d’années. Il était encore plus difficile de comprendre comment ils avaient pu disparaître totalement. Si on acceptait que les fossiles découverts dans les sortes de champs funéraires à l’extérieur du labyrinthe appartenaient aux constructeurs de la cité, ce qui n’était pas absolument certain, ceux-ci devaient être des humanoïdes assez trapus, mesurant un mètre cinquante de haut, la poitrine et les épaules extrêmement larges sur des jambes courtes à double articulation et portant huit doigts à chaque main.

Ils avaient disparu des mondes connus de l’univers et aucun être semblable n’avait été remarqué dans un autre système ; peut-être avaient-ils émigré dans une lointaine galaxie que l’homme n’avait pas encore visitée. Il se pouvait aussi qu’ils aient constitué une race spatiale sédentaire qui avait évolué et disparu ici, sur Lemnos, laissant cette cité comme seul monument témoin de son existence.

Le reste de la planète ne portait aucune trace d’habitation à l’exception des champs funéraires, disposés sur des cercles concentriques dont le labyrinthe était le centre ; certains en étant éloignés de mille kilomètres. Peut-être les siècles avaient-ils effacé de Lemnos toutes les autres cités, sauf celle-ci. Ou peut-être celle-ci, qui avait pu abriter un million d’êtres, avait-elle été la seule ? Cette race s’était évanouie sans laisser d’indications. La diabolique ingéniosité du labyrinthe plaidait en faveur d’une thèse selon laquelle pendant les derniers temps ces gens auraient été menacés par des ennemis et se seraient retranchés dans cette forteresse bourrée de pièges ; mais ce n’était que pure spéculation, pensait Muller. Pour lui, le labyrinthe n’était ni plus ni moins que la concrétisation d’une culture paranoïaque et n’avait rien à voir avec la protection contre une menace extérieure.

Ou alors, avaient-ils été envahis par des êtres qui s’étaient joués des traîtrises du labyrinthe et qui les avaient massacrés dans leur brillant enclos ; après quoi les nettoyeurs automatiques avaient balayé et aspiré leurs ossements ? Il n’y avait aucun moyen de savoir ce qui s’était passé. Ils avaient disparu ; quand Muller avait pénétré dans leur cité, il l’avait trouvée silencieuse et désolée comme si aucun être vivant ne l’avait jamais habitée ; une ville automatisée, stérile, parfaite. Seules des bêtes en étaient les occupants. Elles avaient eu un million d’années pour découvrir leur chemin à travers les enchevêtrements du labyrinthe et en prendre possession. Muller avait dénombré à peu près deux douzaines d’espèces de mammifères dont la taille variait entre l’équivalent d’un rat jusqu’à l’éléphant. Il y avait les herbivores qui broutaient l’herbe des jardins et les carnivores qui les chassaient ; et l’équilibre écologique semblait parfait. En fait, cette cité ressemblait à la Babylone décrite par Isaïe : « Les animaux sauvages du désert s’y reposeront ; et leurs tanières seront pleines de créatures plaintives ; et les hiboux habiteront en ces lieux et les satyres y danseront. »

À présent, la cité était à lui. Il avait le reste de son existence pour essayer de percer ses mystères.

D’autres êtres intelligents étaient déjà venus avant lui et, parmi eux, tous n’étaient pas des hommes. En entrant dans le labyrinthe, Muller avait tout de suite vu ce qu’il en coûtait de se tromper. Tout au long de son laborieux cheminement il avait répertorié plusieurs squelettes humains dans les zones H, G et F ; trois hommes étaient arrivés jusqu’en E et un seul avait atteint D. Muller était au courant des précédentes tentatives, restées infructueuses, et il s’était attendu à ce spectacle ; ce qui l’avait étonné, c’était la collection d’ossements non humains. En H et G, il avait trouvé les restes de créatures immenses, plus ou moins semblables à des dragons, sur lesquels pendaient encore des lambeaux de tenues de voyages intersidéraux. Un jour peut-être la curiosité triompherait-elle de sa peur et il retournerait là-bas pour étudier plus en détail ces dépouilles étranges. Plus près de l’épicentre, encore d’autres cadavres ; ceux-là semblaient être des humanoïdes, bien que n’en présentant pas toutes les caractéristiques, ou alors sous une forme éloignée. Muller ne pouvait savoir depuis combien de temps ils gisaient ainsi, exposés à tous les vents : même dans ce climat sec, se pouvait-il qu’un squelette dure plus de quelques siècles ? Ces restes si différents les uns des autres constituaient la preuve concrète de quelque chose que Muller soupçonnait depuis longtemps : l’univers était largement peuplé ; si aucune autre forme de vie intelligente n’avait été découverte pendant les deux derniers siècles, depuis que les hommes avaient commencé à sortir du système solaire, cela n’était qu’une question de temps ; un jour ou l’autre il y aurait une rencontre. Les ossements qui meublaient le pavement des galeries du labyrinthe appartenaient à au moins une douzaine d’espèces différentes les unes des autres. Dans une certaine mesure, l’orgueil de Muller était flatté de constater qu’apparemment il avait été le seul à atteindre le cœur de ce dédale inextricable ; mais d’apprendre qu’une multitude d’êtres peuplaient l’univers ne lui plaisait qu’à moitié.

Il avait déjà eu son compte des autres.

Ce fut des années plus tard qu’il s’étonna d’avoir trouvé des squelettes à l’intérieur du labyrinthe. En effet, il savait que les mécanismes cachés enlevaient inlassablement les particules de poussière ainsi que les carcasses des animaux qu’il tuait pour se nourrir ; et pourtant, les ossements des envahisseurs qui avaient échoué restaient là où ils avaient péri. Pourquoi cette contradiction ? Pourquoi cette entorse à la propreté générale de la cité ? Pourquoi expulser la charogne d’une bête de la taille d’un éléphant foudroyée par une décharge de puissance jaillie d’une bouche cachée et laisser les restes d’une sorte de dragon tué par le même piège ? Parce que ce monstre portait une tenue protectrice, et donc qu’il était doué d’intelligence ? Pour Muller cela devint une évidence : les cadavres d’êtres doués d’une forme d’intelligence étaient délibérément laissés sur place… comme des avertissements.

Oui. Comme des avertissements. VOUS QUI ENTREZ ICI, ABANDONNEZ TOUTE ESPÉRANCE.

Ces squelettes faisaient partie des défenses que cette cité impitoyable, diabolique et morte, avait dressées pour se protéger des envahisseurs éventuels. Ils servaient à rappeler les périls auxquels s’exposaient ceux qui cherchaient à entrer. Comment cette chose chargée de garder le labyrinthe établissait-elle la distinction entre ce qui devait être rejeté et ce qui devait être laissé en vue ? Muller ne savait pas comment s’opérait le tri, mais il était convaincu qu’il y avait un choix intelligent et délibéré.

Sur les écrans, il observait les petites silhouettes qui se détachaient sur la plaine, autour du vaisseau cosmique.

Qu’ils viennent donc, pensa-t-il. La cité, depuis des années, n’avait pas dévoré de victimes. Je me chargerai d’eux. Moi, je suis à l’abri.

Il savait aussi que même si, par miracle, ils arrivaient jusqu’à lui, ils ne resteraient pas longtemps. Sa maladie, tellement spéciale et si particulière, les chasserait inexorablement. Ils seraient peut-être assez adroits pour vaincre le labyrinthe, mais ils ne pourraient supporter Richard Muller : l’homme qui était devenu intolérable à ses propres frères.

— Allez-vous-en, dit-il à voix haute.

Il entendit le vrombissement produit par des rotors. En sortant de sa cellule, il vit l’ombre d’un astronef glisser et traverser l’esplanade. Ils observaient le labyrinthe d’en haut. Il rentra précipitamment et, aussitôt, sourit de la naïveté de son réflexe. Ils pouvaient le détecter, où qu’il soit. Leurs écrans leur signaleraient qu’un être humain habitait là. Et eux, naturellement, bien qu’ignorant son identité, en seraient tellement surpris qu’ils essaieraient d’entrer en contact avec lui. Après…

Tout à coup, il se raidit. Il sentait monter en lui un désir fou de les voir venir à lui. Qu’il puisse à nouveau parler à des hommes. Qu’il ne soit plus seul !

Il désirait qu’ils viennent.

Cela ne dura qu’une seconde. Après cet instant de dépression, revint la raison. Il frissonna en pensant à ce que ce serait de faire face à nouveau à des hommes. Non, pensa-t-il. Partez ! Ou sinon vous mourrez dans le labyrinthe. Partez ! Partez ! Partez !


* * *

— Juste sous nos pieds, dit Boardman. C’est là qu’il doit être. Vous ne croyez pas, Ned ? Vous voyez ce point brillant ? Il indique le même poids, la même densité. Tout correspond. Un homme. Ce ne peut être que Muller.

— Au cœur du labyrinthe, dit Rawlins. Ainsi, il a donc réussi !

— Oui. D’une façon ou d’une autre.

Boardman se pencha pour étudier l’écran avec attention. Vue de deux mille mètres, la forme de la cité intérieure apparaissait nettement. On pouvait remarquer huit quartiers distincts, chacun possédant son style propre d’architecture ; ses places et ses avenues ; les intersections de rues à angle droit ; le dessin étrange des galeries qui se nouaient, s’entrelaçaient et s’agençaient inextricablement. Toutes ces zones composaient plusieurs anneaux concentriques dont le centre était une vaste esplanade qui semblait être le cœur de cette ville. C’était là justement, dans une rangée de bâtiments peu élevés situés à l’est, que le détecteur de masse avait localisé Muller. Par contre, Boardman n’arrivait pas à découvrir de passage reliant une zone à une autre. Toutes les voies semblaient être des impasses. Si même en vision privilégiée plongeante le bon itinéraire n’apparaissait pas, qu’en serait-il quand il s’agirait d’avancer entre les murs ? Cela sera très difficile, pensa Boardman, mais il faudra réussir coûte que coûte. L’ordinateur géant qui était installé à bord du vaisseau avait enregistré les données des premières tentatives infructueuses, puis les avait confrontées avec les informations scientifiques recueillies sur Lemnos et le labyrinthe. Le résultat de toutes ces recherches n’avait guère été encourageant. Seul restait valable en fin de compte le plan tortueux et génial qui avait permis à Muller de pénétrer jusqu’au cœur de l’édifice.

Rawlins le détourna de ses pensées :

— Je sais que cela peut sembler naïf, Charles, mais pourquoi ne descendons-nous pas simplement pour atterrir sur l’esplanade centrale ? Ce serait très faisable.

— Je vais vous montrer, répondit Boardman.

Il donna un ordre. Un engin de sondage téléguidé, équipé de caméras, se détacha de l’astronef et plongea vers le sol. Boardman et Rawlins suivirent des yeux la descente rapide du projectile d’un gris métallique qui, au fur et à mesure de son approche, envoyait une image de plus en plus nette de la cité. On pouvait distinguer sur l’écran certains détails compliqués d’architecture. Soudain, alors que le robot volant n’était plus qu’à quelques mètres au-dessus des bâtiments, il se passa une chose étrange. Le projectile s’enflamma brusquement, puis apparut un petit nuage de fumée verte… et puis plus rien. Rien ne subsistait, pas même quelques éclats…

Boardman sembla approuver :

— Non, il n’y a pas eu de changement. Cette ville est toujours défendue par un champ protecteur. Tout ce qui essaye de le traverser est immanquablement volatilisé.

— Même un oiseau qui s’approcherait de trop près…

— Il n’y a pas d’oiseaux sur Lemnos.

— Et la pluie ? Tout ce qui…

— Il ne pleut jamais sur Lemnos, l’interrompit durement Boardman. Du moins pas sur ce continent. Cette cité ne se préserve que d’une seule chose : des intrus qui cherchent à y pénétrer. Nous avons découvert cela dès la première expédition. Des hommes courageux ont payé de leur vie pour l’apprendre.

— Mais ils n’avaient pas envoyé un engin téléguidé avant de descendre eux-mêmes ? demanda Rawlins.

Boardman sourit étrangement :

— Vous savez, quand par hasard vous trouvez une cité inhabitée, en plein milieu d’un désert, sur une planète morte, vous ne vous attendez pas à être désintégré en essayant d’y atterrir. C’est le genre d’erreur excusable. Malheureusement, sur Lemnos, les erreurs ne pardonnent pas.

Il poussa une manette, le vaisseau spatial perdit de l’altitude pour décrire une courbe suivant la circonférence des murs extérieurs. Puis ils remontèrent et se maintinrent immobiles, à la verticale de la place centrale de la cité, pour prendre des photographies. Les lueurs de leurs projecteurs se réfléchissaient brillamment sur une rangée de miroirs et les éblouissaient en retour. Soudain, Boardman se sentit bizarrement oppressé par une immense lassitude. Il poursuivit néanmoins la mission de repérage. Ils survolèrent plusieurs fois le labyrinthe de part en part, obéissant au schéma d’observation programmé, vérifiant chaque point soigneusement. Tout à coup, Boardman sut ce qu’il attendait si nerveusement : qu’un éclair de lumière issu de ces miroirs vienne les frapper en plein vol pour les détruire, lui épargnant d’avoir à remplir sa mission. Il avait perdu son goût pour les préparatifs méticuleux et trop de détails restaient encore à régler. Il refusait d’attendre. On prétend que l’impatience caractérise la jeunesse, que les vieillards sont seuls capables de finesse et de ruse pour échafauder et ourdir soigneusement leurs combinaisons machiavéliques comme des araignées tissant leurs toiles ; or, Boardman, pour la première fois de sa vie, désirait en terminer au plus tôt avec sa tâche, quitte à la bâcler. Envoyons un engin blindé téléguidé dans le labyrinthe, qu’il se saisisse de Muller et le sorte de son repaire. Nous dirons à cet homme ce que nous attendons de lui et nous le forcerons à accepter. Et en route pour la Terre, vite, vite ! Puis, aussi subitement qu’elle l’avait assailli, sa dépression le quitta. Il redevint l’habile diplomate, subtil et calculateur.

Un peu plus tard, le capitaine Hosteen, qui devait diriger la première tentative de pénétration dans le labyrinthe, vint le saluer. Hosteen avait le teint basané. Il était petit et très trapu. Son nez aplati et sa manière de porter son uniforme comme s’il allait lui tomber sur les talons lui donnaient une allure un peu comique mais Boardman savait qu’il pouvait compter sur lui. Hosteen serait prêt à sacrifier un bon nombre de vies, y compris la sienne, pour réussir sa mission.

Son regard se posa quelques instants sur l’écran de vision puis il se tourna vers Boardman :

— Vous avez appris quelque chose ?

— Rien de nouveau.

— On retourne au campement ?

— Oui, ce sera aussi bien, dit Boardman. (Il se tourna vers Rawlins :) À moins que vous n’ayez encore quelque chose à vérifier, Ned ?

— Moi ? Oh ! non… non… C’est-à-dire que… euh, je me demande si, après tout, il est absolument nécessaire que nous pénétrions dans le labyrinthe. Vous comprenez ? Si nous pouvions attirer Muller dehors, d’une façon ou d’une autre, et lui parler…

— Non !

— Cela ne marcherait pas ?

— Non, répéta Boardman. D’abord, Muller n’acceptera jamais de sortir de son antre si nous le lui demandons. C’est un misanthrope. Vous ne devez pas l’oublier. Il est venu s’enterrer ici afin de fuir l’humanité. Pourquoi voulez-vous qu’il se montre coopératif avec nous ? Deuxièmement, pour l’attirer en dehors du labyrinthe, nous serons obligés de lui dire en partie ce pour quoi nous sommes venus le chercher. Non. Dans cette affaire, Ned, il nous faut employer une stratégie mûrement réfléchie et non jouer tous nos atouts d’un seul coup.

— Je ne comprends pas.

— Supposez que nous utilisions votre méthode d’approche, reprit patiemment Boardman. Que diriez-vous à Muller pour le pousser à sortir ?

— Eh bien… que nous sommes venus de la Terre pour lui demander son aide, car notre planète traverse une crise qui peut détruire tout notre système. Que nous avons rencontré une race d’extra-terrestres avec lesquels nous sommes incapables de communiquer et qu’il est absolument nécessaire que nous puissions franchir ce barrage au plus vite. Et il est le seul homme qui puisse réussir… notre seule chance… et nous…

Le rouge aux joues, il se tut subitement comme frappé par la vanité de ses propres paroles. Il reprit d’une voix rauque :

— Cela ne fera pas bouger Muller d’un pouce, n’est-ce pas ?

— Non, Ned. Une fois déjà, la Terre lui avait confié une mission identique et c’est cela qui l’a démoli. Il n’est certainement pas disposé à recommencer.

— Alors, comment ferons-nous pour le convaincre de nous aider ?

— En jouant sur son sens de l’honneur. Mais pour l’instant ce n’est pas notre problème. Notre problème actuel consiste à savoir comment nous pourrons le faire sortir de son sanctuaire. Vous suggériez de mettre en place des haut-parleurs et de lui dire ce que nous voulons de lui. Puis nous l’attendons gentiment et, quand il sort, nous le prions de faire de son mieux pour sauver notre bonne vieille planète. C’est bien cela ?

— Oui. À peu près.

— Vous savez déjà que cela ne marchera pas. Donc il nous faut pénétrer nous-mêmes dans le labyrinthe, gagner la confiance de Muller, et finalement nous essayerons de le persuader de nous venir en aide. Pour cela nous devons à tout prix lui taire la situation réelle jusqu’à ce que ses soupçons se soient évanouis.

Un éclair d’admiration illumina le visage de Rawlins :

— Alors, que lui dirons-nous, Charles ?

— Pas nous. Vous !

— Que lui dirai-je, alors ?

Boardman soupira lourdement :

— Des mensonges, Ned. Beaucoup de mensonges.


* * *

Comme il se doit, l’astronef contenait l’équipement et les informations nécessaires pour tenter de résoudre l’énigme du labyrinthe. L’ordinateur de bord était bien sûr de la dernière génération et avait digéré les données de toutes les précédentes tentatives venues de la Terre, sauf de celle, la seule malheureusement, qui avait réussi. Quoi qu’il en soit, il ne fallait négliger aucun indice. L’équipement comprenait entre autres des robots téléguidés volants et rampants, pourvus d’appareils de vision et de détection à distance. Avant de risquer une seule vie humaine, Boardman et Hosteen essaieraient toutes les possibilités des engins électroniques et mécaniques, dont un des avantages était qu’ils pouvaient être réparés ou fabriqués sur place, les soutes du vaisseau contenant tout un arsenal de pièces de rechange. Mais, à un certain moment, ils devraient céder la place aux hommes : le rôle des appareils était de ramasser le plus d’informations possible. Après, ce serait aux hommes de les utiliser.

C’était la première fois qu’autant de moyens étaient mis en œuvre pour forcer le labyrinthe. Les premiers explorateurs étaient entrés à pied sans prendre de précautions et avaient péri. Les suivants en savaient assez pour éviter les pièges les plus évidents et avaient utilisé, dans une certaine mesure, quelques instruments de détection, mais c’était la première fois que l’on essayait de repérer vraiment les lieux en détail avant d’y pénétrer. Même si cette technique n’annulait pas tous les risques, elle n’en constituait pas moins la meilleure et la plus sûre manière d’aborder le problème.

Les vols de reconnaissance du premier jour avaient permis à tous les membres de l’expédition de bien visualiser le labyrinthe. S’ils l’avaient voulu, ils auraient pu, confortablement installés dans leur campement, suivre sur de grands écrans les mêmes images transmises par des caméras montées sur des robots volants. C’était Boardman qui avait insisté. L’esprit enregistrait mieux quand l’œil regardait directement la réalité plutôt que l’image retransmise de cette réalité. À présent, tous avaient vu le labyrinthe de haut et ils avaient pu constater la puissance destructrice du champ protecteur qui recouvrait la cité.

Rawlins avait suggéré qu’il existait peut-être des trous dans ce champ protecteur. Ils vérifièrent cette hypothèse, l’après-midi même, en chargeant un robot de billes métalliques. Volant à une hauteur constante de cinquante mètres au-dessus du bâtiment le plus élevé du labyrinthe, l’engin couvrit toute la surface de la cité découpée en petits secteurs d’un mètre carré, en projetant une bille dans chaque portion. Devant les écrans les hommes suivaient la descente des projectiles. Aucune bille ne perça le barrage.

L’expérience permit de calculer que l’épaisseur du champ de protection variait : approximativement à deux mètres au-dessus des zones intérieures, il se situait beaucoup plus bas vers la bordure externe. On pouvait le comparer à une immense tasse invisible renversée sur la cité. Mais il fallait se rendre à l’évidence ! il n’y avait pas de trous, le champ était continu.

— Peut-être peut-il être saturé ? dit Hosteen.

On rechargea le robot de billes qu’il alla catapulter simultanément sur tous les petits carrés à la fois. Le champ les détruisit toutes, créant un court instant une rotonde de feu qui illumina la cité.

Aux dépens de quelques robots excavateurs, ils découvrirent qu’il était également impossible d’atteindre la cité par un tunnel. Partant de la plaine, les taupes mécaniques creusèrent leur chemin à travers la terre sablonneuse jusqu’à une profondeur de cinquante mètres puis, quand elles furent sous la cité, elles entreprirent de remonter. En arrivant à vingt mètres de l’affleurement du sol, elles furent détruites aussi irrémédiablement que les engins volants. Le champ protecteur agissait souterrainement. Une tentative de percement juste à la base des remblais extérieurs se révéla tout aussi infructueuse. Le champ protecteur semblait constituer une sphère entourant complètement la cité.

Un technicien proposa de dresser un pylône interférentiel qui pourrait drainer l’énergie du bouclier. Ce fut un échec. Le pylône, d’une centaine de mètres de haut, condensa une puissance fantastique ; des éclairs bleutés crépitaient et auréolaient les accumulateurs, mais sans que cela n’affecte l’imperméabilité du champ. Ils inversèrent le circuit et envoyèrent une décharge d’un million de kilowatts vers la cité. Le champ absorba le courant et il semblait capable de supporter beaucoup plus. Personne ne pouvait avancer la moindre théorie expliquant la source de la puissance qui nourrissait le champ. Le technicien qui avait proposé la solution électrique proféra sérieusement : « Il doit capter l’énergie intrinsèque de rotation de cette planète », puis, réalisant à quel point sa remarque était inutile pour leur mission, il se détourna et aboya quelques ordres dans son haut-parleur.

Trois journées passées en expériences similaires leur démontrèrent définitivement qu’aucun passage ne pouvait être ménagé, par le haut ou par le bas.

— Il n’y a qu’un seul moyen, dit Hosteen, il faut entrer à pied, par l’ouverture principale.

— Si les habitants de cette cité avaient désiré se protéger à ce point, demanda Rawlins, pourquoi ont-ils laissé une porte ouverte ?

— Peut-être se réservaient-ils le droit, pour eux-mêmes, d’entrer et de sortir librement, répondit Boardman, doucement. Ou peut-être ont-ils voulu accorder une chance aux envahisseurs éventuels. Pour le sport, pourrait-on dire. Bon, Hosteen, envoyons-nous quelques engins à l’intérieur ?


* * *

C’était un matin gris. Le ciel, souillé de nuages rappelant la fumée d’un feu de bois, semblait apporter la pluie. La bise écorchait le sol, projetant des grains de sable qui griffaient les visages. Derrière les nuages, comme si la couleur s’était dissoute dans le ciel, luisait faiblement un disque orange. Il paraissait légèrement plus grand que le soleil vu de la Terre, et pourtant la distance était plus de deux fois inférieure. Le soleil de Lemnos était un astre nain, lugubre, froid et triste, autour duquel gravitaient une douzaine de vieilles planètes. La plus proche, Lemnos, était la seule qui eût jamais abrité une forme de vie ; les autres étaient stériles et mortes, n’étant pas fertilisées par les pâles rayons de l’astre moribond. Cet ensemble constituait un système languissant, à mouvement lent, dans lequel la planète la plus rapprochée elle-même mettait trente mois pour effectuer sa révolution. Les trois lunes tournoyantes qui voltigeaient sur des orbites croisées à quelques milliers de kilomètres autour de Lemnos n’étaient, de toute apparence, pas contaminées par cette ambiance morbide.

À moins d’un kilomètre des premières murailles du labyrinthe se tenait Ned Rawlins, devant un récepteur d’images. Il sentit un frisson le parcourir tandis qu’il regardait les ingénieurs et les mécaniciens vérifier les engins-robots et leurs instruments pour la dernière fois. Même la planète Mars, aussi désolée qu’elle fût, ne l’avait pas déprimé à ce point ; parce qu’elle avait toujours été morte, alors qu’ici la vie avait existé et avait fui. Ce monde était la demeure de la mort. Une fois, à Thèbes, il avait pénétré dans le tombeau d’un pharaon, vieux de cinq mille ans. Pendant que ses compagnons de voyage contemplaient les fresques murales gaiement colorées représentant la navigation sur le Nil ou d’autres scènes de la vie quotidienne, lui n’avait pu détacher ses yeux du sol de pierre sur lequel gisait un scarabée mort, les élytres raidis, au milieu d’un petit tas de poussière. Pour lui, l’Égypte évoquerait toujours ce scarabée à moitié enterré dans la poussière, et Lemnos se résumerait à des plaines balayées par des vents froids d’automne et une ville sur laquelle régnait le silence. Il se demanda comment un homme comme Dick Muller, aussi doué, aussi vivant, aussi énergique et chaleureux, avait échoué dans ce labyrinthe lugubre.

Puis il se rappela ce qui était arrivé à Muller sur Bêta Hydri IV et il admit que même un homme comme lui avait eu de bonnes raisons pour venir dans une cité pareille, sur cette planète fantomatique. Lemnos était le refuge idéal : un monde dont les conditions étaient plus ou moins identiques à celles de la Terre, inhabité, où il avait la quasi-certitude de ne pas être importuné et de trouver enfin la solitude. Et nous sommes venus troubler sa paix et le chasser de sa retraite, pensa-t-il sombrement. C’était ignoble, ignoble, ignoble ! Et tout ce gâchis au nom de la vieille rengaine à propos de la fin et des moyens. Au loin, il voyait la silhouette massive de Charles Boardman. Lui, il était devant un récepteur central. Il agitait ses bras pour faire signe à certains hommes de ne pas s’approcher trop près du labyrinthe. Ned commençait à comprendre que Boardman l’avait entraîné dans une aventure douteuse. Avant de partir, le vieux renard fourbe ne s’était pas expliqué sur les méthodes exactes qu’il emploierait pour obtenir la coopération de Muller. Boardman avait présenté la mission comme une croisade glorieuse. En réalité, ce serait une sale tricherie. Boardman n’aimait pas donner de détails tant qu’il n’y était pas obligé, ainsi que Ned l’avait appris. Règle numéro un : ne pas annoncer trop hâtivement la couleur. Garder des atouts dans sa manche. Et voilà ce que je suis, songea le jeune homme, une carte dans le jeu de Boardman.

Hosteen et Boardman avaient réparti une douzaine d’engins aux différentes entrées du labyrinthe. Il était clair que le seul accès offrant une réelle possibilité de réussite était la porte nord-est ; mais ils avaient une quantité de robots de rechange et ils désiraient collecter le plus d’informations possible. Le récepteur dont Rawlins avait la charge correspondait à une de ces entrées. Déjà, sur l’écran, il pouvait voir un bout du labyrinthe et il avait tout le temps d’étudier l’enfilade de méandres, de replis, de zigzags et de contorsions. Il devait suivre la progression de l’appareil dans son secteur. Il en était de même aux autres entrées. Chaque robot était contrôlé doublement par l’ordinateur et par un homme. Boardman et Hosteen, eux, se trouvaient à la régie centrale d’où ils pouvaient surveiller le déroulement de l’opération dans son ensemble.

— Allez, dit Boardman.

Hosteen poussa une manette et les robots se mirent en marche. Par les yeux électroniques de la machine, Rawlins eut sa première vision de la zone H du labyrinthe. D’abord, un mur dentelé ondulant vers la gauche, construit en une matière qui semblait être de la porcelaine bleue trop cuite et, de l’autre côté, une barrière de fils d’acier se balançant le long d’une épaisse muraille de pierre. Le robot évita ce treillis métallique qui, sous l’effet du léger déplacement d’air, se mit à frissonner et à onduler souplement ; puis la machine se rapprocha du mur de porcelaine, qu’elle suivit le long d’une courbe douce sur une vingtaine de mètres à peu près. À cet endroit, le mur s’enroulait sur lui-même, formant une sorte de pièce presque fermée. Lors de la quatrième expédition, deux hommes avaient emprunté cette voie. Ils étaient arrivés devant cette chambre ouverte ; l’un était resté dehors et avait été détruit ; l’autre était entré et avait été épargné. Le robot entra. Un instant plus tard, un jet de lumière rouge jaillit d’un détail de la fresque en mosaïque sur le mur et balaya toute la surface immédiatement autour de la chambre.

Rawlins perçut dans les écouteurs de son casque la voix de Boardman :

— Nous avons perdu cinq engins au moment où ils franchissaient leur porte. C’est exactement ce que nous avions prévu. Comment se porte le vôtre ?

— Il suit son itinéraire, répondit Rawlins. Jusqu’à présent, ça va.

— Il ne devrait pas tenir plus de six minutes. Depuis combien de temps est-il entré ?

— Deux minutes quinze secondes.

À présent, le robot était sorti de la pièce et traversait rapidement l’endroit ratissé par le flot de lumière. Rawlins déclencha les relais olfactifs et il reçut l’odeur d’air brûlé, chargé d’ozone. Devant, le chemin se divisait. Un tronçon était constitué par un pont de pierre à travée unique qui enjambait une vallée de flammes, et l’autre était un enchevêtrement précaire de blocs cyclopéens entassés les uns sur les autres. Le pont semblait être nettement plus sûr et pourtant le robot s’en détourna immédiatement et entreprit une progression difficile sur l’amoncellement instable. Rawlins posa la question sur cet étrange choix. L’ordinateur de l’appareil lui répondit que le « pont » n’existait pas ; c’était uniquement une illusion projetée dont la source était soigneusement dissimulée. Ned demanda néanmoins une simulation d’approche. Sur son écran apparut l’image du faux appareil. À peine engagé sur le pont, il piqua brusquement du nez. C’était horrible, l’illusion était parfaite. Comme l’engin se débattait pour conserver son équilibre, le pilier se déroba subitement, le précipitant dans un bouillonnement féroce. Charmant, pensa Rawlins, et il ne put maîtriser un frisson.

Pendant ce temps, le vrai robot avait escaladé les blocs et descendait, intact, sur l’autre versant vers une route rectiligne, saine d’apparence. Trois minutes et huit secondes s’étaient déjà écoulées. L’avenue était bordée de part et d’autre par d’immenses tours de cent mètres de haut, dépourvues de toute ouverture, construites en un minerai irisé, lisse et luisant, sur lequel se reflétait l’image moirée de l’engin lancé à toute vitesse. Quelques instants après la quatrième minute, il contourna habilement une sorte de chausse-trape brillante, constituée de pieux semblables à d’énormes dents entrecroisées, puis il esquiva une masse terrifiante qui vint s’écraser sur le sol à quelques centimètres de lui. Quatre-vingts secondes plus tard, il évita une trappe qui s’ouvrait sur des abîmes béants. Le piège fut suivi d’un autre que le robot déjoua tout aussi habilement : cinq monstrueuses lames tétraédriques qui jaillirent subitement du pavement. Enfin, l’appareil déboucha sur un trottoir roulant qui l’emporta vertigineusement. Il le quitta exactement à la quarantième seconde.

Tout ce chemin avait déjà été parcouru, il y avait longtemps, par un explorateur nommé Cartissant. En liaison constante avec une équipe restée à l’extérieur du labyrinthe, il avait relaté en détail sa progression et les difficultés qu’il rencontrait. Il avait tenu cinq minutes trente. Son erreur avait été de rester sur le trottoir roulant pendant plus de quarante secondes. Ses confrères, dehors, n’avaient plus entendu parler de lui et ignoraient ce qu’il était devenu.

Rawlins demanda une autre simulation et l’ordinateur lui retransmit le résultat de ses conjectures : le trottoir roulant s’ouvrait brusquement pour engloutir son passager. Pendant ce temps, le robot avançait rapidement vers ce qui semblait être la sortie de cette zone. De l’autre côté de l’ouverture, Rawlins pouvait voir une place, brillamment éclairée, gaiement décorée de petits ballons vermeils faits en une substance perlée et qui dansaient en l’air.

— J’entame la septième minute, Charles, dit Rawlins dans son micro, et tout semble continuer à marcher. Devant, on dirait une porte ouvrant sur la zone G. Peut-être devriez-vous prendre les commandes de mon écran.

— Je le ferai, si vous tenez encore deux minutes, répondit Boardman.

Le robot marqua un arrêt prudent devant cette entrée. Il se brancha sur son gravitron et accumula une charge d’énergie égale à sa masse. Il projeta cette boule d’énergie à travers l’ouverture. Rien ne se passa. Satisfait, l’engin avança. Il était à moitié engagé quand, subitement, avec une violence démentielle, les deux montants vinrent s’écraser l’un contre l’autre, telles les mâchoires d’une presse gigantesque, et broyèrent l’appareil. L’écran de Rawlins s’obscurcit aussitôt. Rapidement, il passa sur une autre longueur d’onde, et il reçut un choc en voyant l’appareil proprement coupé en deux, gisant à côté du piège mortel. Un homme aurait été littéralement broyé, se dit-il.

— Mon robot vient d’être détruit, rapporta-t-il à Boardman. Six minutes et quarante secondes.

— C’est bien ce à quoi nous nous attendions. Il nous en reste encore deux. Coupez votre circuit et regardez bien.

Il vit sur son écran une carte du labyrinthe, sur laquelle l’endroit où chaque robot avait été détruit était marqué d’une croix. En regardant attentivement, il repéra la voie suivie par la machine dont il était responsable, avec un petit X sur la porte broyeuse. Il ne put s’empêcher d’éprouver, tout en se moquant de lui, une sorte d’orgueil enfantin à constater que son engin avait pénétré plus loin que la plupart des autres. Il n’en restait pas moins que deux robots continuaient encore à avancer. L’un se trouvait à l’intérieur de la seconde zone du labyrinthe, et l’autre était en train de franchir un passage menant à cette même zone.

Le plan disparut et il fut connecté avec un des robots. Habilement, la machine, de la hauteur d’un homme, se frayait un chemin à travers les dédales baroques du labyrinthe. Elle dépassa une colonne dorée qui vibrait en produisant une étrange mélodie en une clé inconnue, puis une fontaine de lumière, puis une sorte de toile d’araignée géante composée de fils métalliques étincelants, puis des monceaux d’ossements de toutes formes.

Le robot poursuivait sa marche en avant et Rawlins n’avait que de brefs aperçus des ossements, mais il était sûr qu’ils n’étaient pas tous humains. Ici gisaient des téméraires venus de toutes les galaxies.

L’excitation le gagnait progressivement. Il se sentait à ce point relié avec le robot qu’il avait l’impression de cheminer lui-même à l’intérieur du labyrinthe, évitant les pièges mortels les uns après les autres, et en lui grandissait un sentiment de triomphe au fur et à mesure que passait le temps. Quatorze minutes s’étaient maintenant écoulées. Cette seconde zone du labyrinthe était moins tortueuse que la première : de larges avenues spacieuses, de belles colonnades, de longs passages clairs rayonnant autour des artères principales. Il se détendit ; l’agilité de l’appareil et la sensibilité des moyens de détection le rassuraient et lui procuraient une certaine fierté. C’est à cet instant qu’un élément du pavement se redressa brusquement, entraînant le robot dans une chute vertigineuse vers un broyeur titanesque qui le réduisit en miettes.

Quelle que fût son émotion, il réalisa que le robot avait néanmoins dépassé toutes leurs espérances. Maintenant il ne restait plus que celui qui était entré par la porte principale, la plus sûre. Il était arrivé à l’intérieur de la zone G, presque à la limite de la zone F, ayant déjoué tous les périls grâce à toutes les informations accumulées aux dépens de si nombreuses vies. Jusqu’à présent, l’opération s’était déroulée selon les plans prévus ; elle avait corroboré les expériences et les conclusions issues des expéditions antérieures. La machine animée suivait exactement les données acquises par les explorateurs, tournant ici, esquivant là, et il y avait maintenant dix-huit minutes qu’elle était dans le labyrinthe.

— Nous y voici, dit Boardman. C’est là que Mortenson est mort, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit Hosteen. La dernière chose qu’il a dite, c’est qu’il se tenait près de cette petite pyramide, et puis plus rien.

— Donc, c’est à partir de maintenant que nous allons acquérir de nouvelles informations. Pour l’instant, nous avons seulement appris que nos données sont valables. Nous savons aller jusque-là. Mais, maintenant…

N’étant plus programmé, le robot se déplaçait à présent beaucoup plus lentement. Il marquait de nombreux temps d’arrêt pour collecter des informations dans toutes les directions qui étaient instantanément retransmises à l’ordinateur central et additionnées aux précédentes. Il recherchait les cloisons mobiles, les trappes dissimulées dans le pavement, les projecteurs, les lasers, les détecteurs de masse et les sources d’énergie. Chaque centimètre gagné était une nouvelle source d’enseignements.

Il conquit, en tout, vingt-trois mètres. En dépassant la petite pyramide, il inspecta un squelette humain brisé, vieux de soixante-douze ans : Mortenson. De cet examen, il déduisit que l’explorateur avait été tué par un piège se déclenchant par une pression, même la plus légère, sur une dalle proche de la pyramide. Plus loin, il évita deux trappes relativement faciles à déceler, avant de se laisser dérouter par un écran de distorsion. Ses cerveaux perturbés, le robot ne put se défendre contre la descente fracassante d’un piston pulvérisateur.

— Le prochain que nous enverrons devra couper tous ses circuits de contrôle en arrivant à ce point, marmonna Hosteen. Y aller les yeux bandés, en quelque sorte. Enfin, nous verrons bien.

— Peut-être dans ce cas un homme s’en sortirait-il mieux, dit Boardman. Nous ne savons pas si cet écran troublerait un esprit humain de la même façon que des circuits électroniques.

— Nous ne sommes pas encore assez prêts pour envoyer un homme là-dedans, lui fit remarquer Hosteen.

Boardman acquiesça, mais avec une certaine réticence. C’est du moins ce qu’il sembla à Rawlins qui écoutait le dialogue. L’écran se ralluma : un nouveau robot repartait à l’attaque. En fait, Hosteen avait prévu une seconde vague d’appareils qui devaient emprunter la seule voie d’accès offrant quelque chance de succès. Maintenant ils étaient arrivés au point de la dix-huitième minute, aux abords de la pyramide fatale. Hosteen en fit avancer un, tandis que les autres restaient immobiles en retrait, se contentant de surveiller l’opération. L’engin entra dans le champ de distorsion et coupa aussitôt ses relais de détection : pendant un moment, il dériva de droite à gauche, totalement désorienté, puis se stabilisa. Sans aucun contact avec l’environnement il restait insensible aux hallucinations provoquées par l’écran de distorsion qui avaient trompé son prédécesseur et l’avaient attiré sous le piston pulvérisateur. À l’abri des ondes déformantes le groupe de robots envoyait à l’ordinateur une image nette et vraie de la situation. Celui-ci, en comparant ces données avec celles retransmises par le précédent appareil, pourrait établir un itinéraire évitant le piston mortel. Quelques instants plus tard, le robot aveugle commença à bouger, totalement guidé par des impulsions venues de la régie centrale. Dépourvu de toute possibilité de détection ou de choix, il dépendait entièrement de l’ordinateur, qui lui fit suivre une série de petites lignes brisées jusqu’à ce qu’il ait franchi le cap dangereux. Là, les circuits autonomes de détection furent à nouveau branchés. Pour vérification, Hosteen envoya un autre appareil, dans les mêmes conditions de soumission totale à l’ordinateur. Il réussit lui aussi. Puis Hosteen essaya une autre expérience. Il lança un appareil dont les cerveaux n’avaient pas été déconnectés. L’ordinateur central essaya vainement de retenir le robot sur le bon chemin ; celui-ci, saoulé par les fausses informations venues du champ de distorsion, se rua furieusement vers sa destruction.

— Très bien, dit Hosteen. Si nous pouvons faire passer une machine, nous pourrons faire passer un homme. Il fermera les yeux et l’ordinateur lui dictera ses déplacements pas à pas. On y arrivera.

Le robot de tête reprit sa progression. Il parcourut dix-sept mètres avant de passer sur une grille d’argent sur laquelle dardaient deux électrodes qui l’incendièrent en une seconde. Rawlins, tristement, suivit des yeux le suivant qui évita cet obstacle pour rencontrer très vite un autre piège. Patiemment, les appareils attendaient leur tour pour se presser vers leur fin.

Et bientôt, des hommes seraient à leur place, songea-t-il. Nous allons entrer nous aussi.

Il ferma son récepteur et rejoignit Boardman.

— Quelle est votre opinion, Charles ? demanda-t-il.

— C’est difficile, mais pas impossible, dit Boardman. Ce ne peut être aussi dur jusqu’au bout.

— Et si cela était ?

— Nous ne manquons pas de robots. Nous allons arpenter ce labyrinthe jusqu’à ce que nous sachions où se trouvent tous les points dangereux et alors seulement nous commencerons à essayer à notre tour.

Rawlins posa la question qui lui brûlait les lèvres :

— Allez-vous entrer vous aussi, Charles ?

— Naturellement. Tout comme vous.

— Quelles sont nos chances d’en sortir vivants ?

— Elles sont bonnes, dit Boardman, sinon, je ne m’y risquerais pas. Oh ! c’est une balade dangereuse, Ned, mais ne vous exagérez pas les risques. Nous commençons seulement les premiers travaux d’approche. Nous en saurons pas mal plus dans quelques jours.

Rawlins resta un moment silencieux.

— Muller n’avait aucun robot, dit-il finalement. Comment a-t-il survécu dans un enfer pareil ?

— Je ne sais pas très bien, marmonna Boardman. Dans un sens, on peut dire qu’il est un veinard.

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