Septième partie

2184, N.A.M.O

L’envol de Mars

La crise finale était arrivée. D’une manière aussi claire que la nuit martienne, je savais que la Terre calculerait qu’elle n’avait pas d’autre choix que de mettre fin à l’accumulation des menaces qui pesaient sur elle en s’assurant le contrôle total des nouvelles technologies en notre possession. Tous les progrès accomplis par la Terre, toutes ses thérapies et tous ses raffinements fondraient comme de la grésille mouillée devant la terreur inspirée par notre puissance et notre imprévisibilité.

Une fois dans la navette qui nous éloignait de Lal Qila, j’envoyai un message urgent à Ti Sandra et décidai de mettre Préambule en état d’alerte. Ti Sandra répondit qu’elle m’attendait avec son état-major aux Mille Collines pour un examen approfondi de la situation.

— La jarre de tous les maux est ouverte, Cassie, conclut-elle, et plus personne ne pourra la refermer. L’opération Préambule demeure notre meilleure défense. Dis à Charles que je ferai peut-être bientôt appel à lui et qu’il devra être prêt.

Son visage imprégné d’une lassitude infinie est resté depuis des années dans ma mémoire avec une extraordinaire netteté comme celui d’une personne de pouvoir juste et sensible placée dans une situation de massacre. Je suis hantée par ce visage, si peu ressemblant à celui de la Ti Sandra que j’avais connue au début et que j’en étais venue à aimer comme ma propre sœur.


Le penseur pilote guida la navette au-dessus du plateau de Kaibab tandis que les moteurs ronronnaient paisiblement. Les deux heures que nous avions passées à survoler la surface aride de Mars m’avaient paru interminables. Je regardais par le hublot sans rien voir. Je ressentais ce que devait ressentir une mère en voyant son enfant en danger de mort.

— Que savons-nous sur cette Alliance des Alliances ? demandai-je à Aelita II.

— Ce nom m’intrigue. Mais nous n’en avons pas trace dans nos fichiers.

Ainsi, Point Un et Lieh, malgré tous leurs informateurs et toutes leurs recherches, n’avaient pas réussi à pénétrer jusqu’à l’autorité suprême. Quelle confiance pouvais-je accorder aux paroles de Crown Niger ? L’Alliance des Alliances était-elle vraiment notre croque-mitaine qui dominait la Terre avec ses multicerveaux rehaussés de penseurs et au-dessus des lois ?

Quels que soient ceux qui avaient le contrôle des forces liguées contre Mars, il ne pouvait y avoir de négociations avec des adversaires qui brandissaient ou brandiraient bientôt au-dessus de nos têtes des armes potentiellement mortelles. Le résultat ne serait même pas la guerre, qui a ses règles et son sens des limites, mais un déchaînement de sauvagerie pure et simple.

Dandy Breaker se tourna vers moi, de l’autre côté de l’allée centrale, et se pencha jusqu’aux limites de son harnais de sécurité en disant :

— Nous sommes dans la mélasse, on dirait ?

— Il semble que ce soit le cas.

— À cause de quelque chose que Cailetet a fait ?

— Oui. Ou plutôt non. Nous essayons tous d’attraper le pompon. Nous avons fait des erreurs, nous aussi.

— En déplaçant Phobos, murmura Dandy.

Je me remémorai mon exaltation sur le moment, et mon soudain revirement. Même maintenant, mon pouls s’accélérait à l’idée d’un tel pouvoir, qui m’avait si rapidement libérée de mes fardeaux et m’avait permis de rendre largement la monnaie de sa pièce à Sean Dickinson. Nous ne sommes encore que des enfants. Nous dansons selon nos instincts les plus profonds.

C’est eux qui nous ont forcés à agir ainsi, répliquai-je, mais la Terre ne peut pas plus nous faire confiance qu’elle ne ferait confiance à un scorpion sous son lit.

Dandy secoua la tête, accablé.

— Je n’ai jamais vu de scorpion vivant, dit-il.

De nouveaux messages codés arrivèrent sur le réseau présidentiel. D’autres projets existaient en dehors de Préambule. Nous avions simplement misé davantage sur les Olympiens. À présent, les autres suggestions étaient examinées : défense individuelle des stations contre les criquets, mise en commun des ressources et des dispositifs de défense d’une station à l’autre, renforcement des systèmes de détection automatique, etc.

À une demi-heure de Préambule, j’appelai Charles dans son labo. Il m’écouta attentivement, les traits tirés et le visage blême, tandis que je lui décrivais ce qui s’était passé à Lal Qila et lui faisais part du message de la présidente.

— On se moque de nous, me dit-il. Le gouvernement nous traite comme des enfants. Un coup oui, un coup non.

— Ce n’était pas notre intention, me défendis-je. Ti Sandra ne ferait pas appel à vous si…

— Cette fois-ci, il faut que ce soit la bonne. Nous n’avons pas le choix. Ils veulent remettre nos ardoises à zéro. Je ne quitte plus le gros pinceur. Et j’ai formé Tamara pour qu’elle prenne ma place au cas où il m’arriverait quelque chose. La nuit dernière, nous avons transporté de nouveau un pinceur sur Phobos. Stephen en a donné la responsabilité à Danny Pincher. Tout est en place pour la guerre.

La guerre. Le mot résumait tout et donnait à nos préparatifs un aspect horrible et urgent.

— Que va décider la présidente, Casseia ? me demanda Charles.

Je savais ce qu’il pensait. Ayant tenu une fois l’épée de Damoclès entre ses mains, il ne tenait pas à la voir brandie de nouveau.

— Ils ont sûrement trouvé une parade contre Phobos, si nous le renvoyons là-bas, déclarai-je.

— La Fosse à glace…, murmura-t-il. Notre judas a été obturé.

— Qu’est-ce que tu viens de dire ? demandai-je en sursautant.

— Nous ne pouvons plus épier leurs activités. Ils ont dû trouver le moyen d’exercer un contrôle absolu sur l’espace de Pierce. Ils peuvent utiliser la Fosse à glace contre tout ce que nous pourrions leur expédier… si toutefois ils ont maîtrisé le problème.

Stephen Leander se joignit alors à notre conversation.

— Il y a plus de quatre-vingt-dix chances sur cent pour que leurs connaissances dépassent à présent les nôtres, dit-il d’une voix sinistre. Ils sont peut-être capables de nous jeter la Lune.

J’estimais qu’aucune possibilité n’était à écarter.

— Je reste vingt-quatre heures sur vingt-quatre à proximité du gros pinceur, à présent, me dit Charles. Nous pouvons être prêts en moins d’une heure. À toi de lire les signes et de nous donner l’ordre. Si la Terre décide de détruire Mars…, nous ne serons peut-être pas assez rapides pour nous écarter du chemin.

— Charles est un peu évasif, intervint de nouveau Stephen. Je ne voudrais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais…

— Ce n’est rien, fit Charles d’une voix tendue. Vas-y.

— Nous nous sommes heurtés à certaines difficultés, insista Stephen. Déplacer un objet de la taille de Mars présente un certain nombre de difficultés particulières. En premier lieu, cela va soumettre Charles ou Tamara ou la personne qui supervisera le penseur LQ à des contraintes énormes.

— Mais supportables, fit Charles.

— Peut-être, admit Stephen, mais il y aura tout de même un prix à payer. Le LQ devient difficile à contrôler quand il doit gérer un si grand nombre de variables. Je sais que Charles est capable d’encaisser, mais il y a un autre petit problème de physique. Notre pinceur risque de faire preuve d’une certaine instabilité lorsqu’il s’agira de déplacer une si grande masse à travers des distances si considérables.

Charles soupira.

— Stephen vient de travailler sur un certain nombre d’anomalies révélées par nos tests, dit-il.

— Quel genre d’instabilité ? demandai-je.

— L’échantillon mésoscopique au zéro absolu assume sa propre identité. Il s’agit d’une sorte de perversion du problème des flux de données. Tous ces descripteurs canalisés dans un si petit volume… Il est possible que cela réduise l’efficacité de l’espace de Pierce.

— Ce n’est pas la première fois que nous rencontrons ce problème, murmura Charles. Nous pouvons le maîtriser.

— Je voulais juste que nos dirigeants soient informés, pour le cas où…

— Tu es sûr que c’est maîtrisable ? demandai-je à Charles. Je suis trop fatiguée pour discuter de physique en ce moment.

— J’en suis sûr, répondit Charles.

— Je le crois aussi, fit Stephen en hésitant.

— Dans ce cas, restez vigilants.

Nous coupâmes la communication et je me laissai aller au creux de mon fauteuil. J’avais hâte d’arriver à destination pour travailler sur du concret au lieu de passer mon temps à tirer des ficelles à cent kilomètres d’altitude.

Quelques minutes plus tard, Dandy détacha son harnais et se leva en s’étirant pour aller aux toilettes à l’arrière de la cabine. Il dépassa Meissner et D’Monte, avec qui il échangea quelques brefs commentaires. Plongée dans ma propre rêverie, je sursautai, sur le qui-vive, en entendant une série de raclements ponctués d’exclamations sonores.

— Madame ! appela Dandy à l’arrière.

Je me penchai sur l’accoudoir de mon fauteuil pour regarder dans sa direction. Il se tenait avec deux autres gardes devant la porte des toilettes. Je défis mon harnais et les rejoignis.

— Il y a quelque chose qui ne va pas, me dit-il en montrant du doigt une série de déchirures et de trous dans la cloison du fond.

Toute une section du plancher avait été également retirée de manière inesthétique. Les bords semblaient rongés ou mâchés. Je suivis les doigts de Dandy qui soulignaient les dégâts. Quelque chose avait miné la majeure partie du compartiment arrière de la cabine des passagers.

— Ça n’était pas là il y a quelques minutes, murmura Jacques D’Monte.

Dandy se releva et s’essuya les mains sur le pantalon.

— Allez vous asseoir à l’avant, madame, me dit-il. Sanglez-vous. Kiri, dis au pilote de nous poser à Préambule le plus tôt possible.

Kiri Meissner se précipita vers l’avant en s’excusant de me bousculer au passage. Je me baissais pour m’asseoir lorsque j’entendis un choc sourd et un cri de surprise à l’arrière. Tout un côté du visage en sang, Dandy s’avança vers moi en chancelant et s’écroula dans l’allée centrale. Kiri fit volte-face et se plaça immédiatement entre l’arrière de la navette et moi.

— Restez baissée, grogna-t-elle.

Elle se pencha en avant et sortit son pistolet. Puis elle fléchit les genoux et s’avança ainsi, un pied après l’autre, vers l’arrière. Quelque chose cliqueta et bourdonna. Kiri tressaillit, saisit les bras des sièges voisins de chaque côté de l’allée, tomba sur un genou et roula sur le dos. Une série de trous sanglants dans sa poitrine étaient visibles à travers sa chemise noire. Elle toussa, saisie de convulsions, ses yeux posant une question muette adressée à personne en particulier. Puis elle devint inerte, une écume rose au coin de la bouche.

Jacques recula à mes côtés, enjambant le corps de Kiri, jurant doucement entre ses dents. Il pointa son pistolet vers une forme sombre qui pendait du plafond et de la cloison arrière. De nouveau, le cliquetis et le bourdonnement se firent entendre. Comme au ralenti, il pivota sur des jambes molles et ses doigts laissèrent tomber le pistolet. Il se pencha en avant comme quelqu’un qui va être malade et s’écroula la face la première.

Je restais accroupie derrière mon fauteuil à l’avant, le cœur lourd dans ma poitrine comme si j’étais sur la Terre. Aelita II avait dégagé son chariot du socle derrière moi. Le dossier de mon siège fléchit sur son passage.

La navette continuait son vol comme si rien ne s’était passé. Quelqu’un avait-il eu le temps de déclencher une alarme ? J’étais incapable de rester plus longtemps immobile. Je regardai derrière moi entre deux dossiers.

Une forme sombre déploya des bras et des jambes grêles puis se dressa de toute sa hauteur dans le compartiment arrière au revêtement déchiré. Elle cogna le plafond, retomba légèrement, émit un bruit mécanique aigu et s’avança en glissant à la lueur d’un plafonnier voisin.

Le criquet avait à peu près la taille d’un homme. Sa forme était celle d’un ovoïde vert spiralé, comme la chrysalide d’un insecte géant. Ses pattes à articulations multiples palpaient les sièges et le sol avec une grâce délicate qui me figeait les sangs. Trois yeux d’un noir luisant surmontaient son corps. Au-dessous d’eux, un museau articulé de la minceur d’un canon de fusil pivotait sans cesse comme s’il cherchait quelque chose.

Nanotechnologie bioforme, conçue pour survivre sur Mars et pour tuer.

Je ne pouvais en détacher mon regard fasciné. La machine grimpa sur Dandy, les pattes postérieures levées comme en signe de délicatesse écœurée. Tout mon corps tremblait dans l’attente des fléchettes qui avaient abattu au moins deux de mes gardes, criblés, de toute évidence, par le museau en mouvement.

Machine de décapitation.

La graine de ce criquet avait été introduite à bord à Lal Qila, peut-être avec la complicité d’Ahmed Crown Niger, bien qu’il me fût difficile de croire à une telle traîtrise, même de sa part. Le plus probable était qu’il faisait face en ce moment au même type d’assassin.

La machine semblait réticente à me dépasser. Sachant que j’allais bientôt mourir, je me laissai gagner par une sérénité profonde qui remplaça la nausée que j’éprouvais à voir mes gardes si aisément expédiés. Mais je savais que je les rejoindrais bientôt.

Je réfléchissais à toute vitesse pour essayer de trouver un moyen de survivre. Le penseur pilote devait savoir qu’il se passait quelque chose de très anormal à bord. Il avait dû lancer un signal de détresse. Nous n’étions qu’à quelques minutes de la station.

Avec un sursaut, j’envisageai la possibilité que le criquet veuille s’introduire dans Préambule. Il n’aurait qu’à me tuer, se connecter au penseur de la navette, s’emparer des commandes… et envahir, probablement avec une progéniture nombreuse, le centre de recherche. Je ne pouvais pas permettre une chose pareille.

Je regardai encore la machine durant quelques longues secondes puis je me baissai lentement, dans l’espoir de ramasser l’arme de Kiri, la plus proche de moi. Je n’y parvins pas. Avec un sursaut léger, comme s’il venait de prendre une décision soudaine, le criquet se rua en avant dans l’allée centrale et me poussa de côté avec une force à me donner des bleus. Puis il continua vers la porte qui donnait sur la cabine du penseur pilote.

Vivement, je me penchai sur Jacques et Kiri. Ils étaient morts tous les deux. Je courus vers l’arrière, où gisait Dandy, et le retournai sur le dos. Ses yeux s’ouvrirent. Il gémit. La machine l’avait frappé très fort sur le côté de la tête, mais n’avait pas tiré sur lui.

Je le traînai dans l’allée et le hissai sur un siège. Puis je bouclai son harnais. Sa tête bascula et il me regarda.

— Faut pas qu’il entre dans Préambule…, murmura-t-il.

— Je sais.

Je me tournai vers l’avant et hurlai au penseur pilote :

— Faites-nous descendre ! Tout de suite ! Écrasez-vous au sol !

Dandy secoua la tête.

— Ça ne marchera pas. Dites-lui de se poser en catastrophe.

Le criquet avait expertement découpé son chemin à travers la cloison et la porte verrouillée. À travers la déchirure, je voyais maintenant le penseur dont le châssis était fixé devant les commandes. Le criquet déploya un nouvel appendice et martela le bâti.

— Descendez, bon Dieu ! hurlai-je. Posez-vous ! Posez-vous immédiatement !

La navette fit une embardée et pencha d’un côté. Le criquet fut projeté contre la soute à bagages et les valises des gardes morts tombèrent. Derrière moi, Jacques et Kiri semblèrent retrouver une nouvelle vie. Ils flottèrent au-dessus de l’allée centrale, bras et jambes écartés comme pour voler. Le chariot d’Aelita roula vers l’arrière de la navette, heurtant le cadavre de Jacques avec un bruit mou.

Je ne savais pas si le pilote essayait d’obéir à mes ordres, mais il n’y avait pas d’autre explication aux embardées de la navette, à moins que le penseur n’ait espéré se débarrasser ainsi du criquet.

Celui-ci, cependant, ne lâchait pas prise. Un membre d’insecte chitineux vola devant mes yeux, noir et luisant, mais malgré cette perte le criquet s’accrochait à la cloison avant et continuait de fourrager dans le support du pilote. Couvrant le rugissement des moteurs malmenés, le choc des bagages et l’horrible bruit des cadavres ballottés de tous les côtés, j’entendis un sifflement perçant.

Je me calai dans un fauteuil avec toute la force qui me restait. Jacques glissa à côté de moi en m’aspergeant la jambe de sang. La navette fit une nouvelle embardée au moment où je verrouillais mon harnais.

Avant d’adopter la posture de catastrophe, je jetai un coup d’œil à l’avant et vis que le support du pilote était éventré et vomissait des capsules gélatineuses.

Le criquet était devenu le centre d’un cauchemar spiralant.

La navette s’écrasa.

Mes tibias furent douloureusement projetés contre le dossier devant moi. Durant une période de temps impossible à évaluer, je ne sentis plus rien, puis il y eut un nouveau choc. J’entendis des os craquer et je perdis connaissance, mais seulement un instant. La navette glissait encore et fit un tonneau lorsque je rouvris les yeux, projetée dans tous les sens. Il y eut un bruit de métal et de plastique déchirés, suivi d’un sifflement d’air qui s’échappe. Instinctivement, je fermai les yeux et la bouche puis me pinçai le nez. Je sentis le contact du vide sur ma peau où le sang affluait. Mais les dômes de pression formèrent rapidement leur bulle autour de nos sièges, plaqués hermétiquement au sol, et s’emplirent très vite d’air chaud comprimé dont je sentis le souffle sur mes joues comme si la porte d’un four venait de s’ouvrir.

La navette cessa de se retourner, fit une dernière glissade spasmodique, redressa à moitié le nez et s’immobilisa dans un dernier sursaut.

J’étais toujours harnachée à mon siège, emprisonnée dans ma bulle pressurisée comme un lézard dans une coquille d’œuf caoutchouteuse. Ma cage thoracique était criblée de coups de couteau à chaque inspiration saccadée. Je serrais les dents pour m’empêcher de hurler. Mon champ de vision s’était rétréci à la taille d’un trou de la largeur d’une main. J’étais en état de choc. Je devais lutter pour rester consciente. Je jetai un coup d’œil, à travers la membrane floue, en direction du fauteuil de Dandy. Il était tassé sur le côté. Je ne compris la raison de cette posture que lorsque je m’aperçus qu’il avait défait le haut de son harnais avant de perdre connaissance.

Je ne voyais rien devant moi. Des débris divers m’en empêchaient. Le criquet n’était pas en vue.

Je laissai aller ma nuque contre l’appuie-tête du dossier. La douleur était maintenant supportable, mais j’étais engourdie par le choc. J’avais froid et j’étais baignée de sueur. La bataille était terminée. La Terre avait gagné.

Avec une certaine irritation, je sentis de minuscules arbeiters de secours envelopper mon poignet de leurs filaments tactiles. Les nanomachines de survie de la navette s’étaient décidées à venir nous examiner. J’essayai de dérober ma main, mais les filaments raffermirent leur prise et une aiguille nano perça l’artère de mon poignet. L’arbeiter cuivre et argent, pas plus gros qu’une souris, relié à l’arrière par un cordon ombilical bleu argent, grimpa sur ma poitrine et me couvrit la bouche et le nez d’une coupelle. Je voulus secouer la tête pour m’en libérer, mais une bouffée de gaz apaisant me remplit les poumons et la douleur s’estompa. Le froid diminua. Je me laissai aller, calme et insensible.

La petite machine s’agrippa à mon menton et projeta un message sur mes yeux.

Vous n’êtes pas gravement blessée. Vous souffrez de trois côtes fêlées et d’une rupture des deux tympans. Les unités de torsion vont remettre vos côtes en place et les envelopper de nanos régénératrices et cicatrisantes. Vos tympans éclatés sont en train d’être suturés. Vous n’entendrez pas pendant une heure au moins.

Je sentais l’action des nanos dans ma poitrine. Je visais mentalement les petites fibres en train de se tendre d’un os à l’autre en travers de ma poitrine et de tirer inexorablement les côtes pour qu’elles se ressoudent.

— Très bien, dis-je à haute voix, mais sans rien entendre.

L’atmosphère de la cabine s’est en partie échappée. Il est impossible de rétablir son intégrité. Aucun sauveteur n’a répondu à notre signal de détresse. Le penseur pilote est endommagé, peut-être définitivement détruit. Nous allons bientôt atteindre les limites de notre programme. Avez-vous des instructions à nous donner ?

J’essayai de me tourner de nouveau vers Dandy. La buée s’était un peu éclaircie sur ma bulle et je vis qu’il était toujours affaissé en avant.

— Est-ce que Dandy est vivant ? demandai-je.

L’autre passager assis est vivant mais sans connaissance. Il reviendra bientôt à lui. Il souffre d’une fracture légère du tibia et de contusions mineures. Deux passagers sont morts. Nous ne pouvons rien faire pour les réparer.

Et Aelita ?

Copie du penseur Aelita, condition inconnue.

Dandy redressa la tête et leva un bras pour essuyer la face interne de sa bulle. Il me jeta un regard groggy. Des câbles nanos sortaient de ses oreilles comme des manchons.

— Ça va bien ? me demanda-t-il, mimant les syllabes de manière extravagante et les soulignant de sa main libre.

— Vivante, répliquai-je.

— Vous pouvez bouger ?

Il agita les doigts.

Je haussai les épaules. Je ne saisis qu’une partie de ce qu’il me dit ensuite.

— … avec moi… sortir d’ici…

Mais il était incapable de coordonner suffisamment ses doigts pour se dépêtrer de son harnais. Il secoua la tête d’un air hébété.

Il allait falloir que ce soit moi qui sauve mon garde du corps.

Je savais, en théorie, comment fonctionnaient les bulles de pressurisation. Elles pouvaient se déformer et rouler pour accompagner les mouvements de la personne à l’intérieur. J’aurais toujours une solide membrane autour de moi pour me protéger du vide quasi total qui tenait lieu d’atmosphère sur Mars. Je défis mon harnais et me mis debout. Je sentis les nanos remuer dans ma cage thoracique tandis que les bords de mes côtes fêlées raclaient les uns contre les autres.

La cabine de pilotage de la navette avait été éventrée. Son nez s’ouvrait vers le ciel. Une partie de la cloison de séparation, déchirée par le criquet et aplatie par le choc, se dressait selon un angle dément. Un symbole d’urgence décorait une petite porte encastrée dans le panneau. J’avançai avec ma bulle, essayant désespérément de voir où le criquet avait pu passer.

Aucun signe de lui. Il avait peut-être été projeté à l’extérieur, ou aplati au sol avec le pilote et le nez de la navette.

J’exerçai une pression de la main sur la bulle. Avec un bruit de succion inquiétant, la membrane changea de mode et forma des gants autour de mes mains. La porte du panneau s’ouvrit sous ma poussée. Je tâtonnai à l’intérieur, à moitié à l’aveuglette, et réussis à sortir deux bouteilles et deux masques avec recycleurs.

J’avais la chair de poule à l’idée de marcher par mégarde sur le criquet ou de le voir surgir brusquement devant moi. Je sortis de la navette et fis laborieusement rouler ma bulle vers une petite élévation de terrain. À travers la membrane translucide embrumée, je scrutai la surface rocheuse et hostile qui m’entourait. Je ne vis que des arêtes tranchantes et des ondulations de grésille. Nous nous trouvions à deux ou trois kilomètres de la limite sud de la station. Nous avions des réserves d’air pour cinq heures en pleine activité.

Je retournai dans la carlingue par la même déchirure à l’avant, et faillis faire un infarctus lorsque la membrane s’accrocha à un tuyau pointu. Je la libérai aussi prudemment que possible et remontai l’allée inclinée.

Mon intention était de fusionner nos deux bulles. Je transportai d’abord les cylindres et les masques à l’arrière et les laissai tomber à mes pieds. Puis je mis en contact les deux membranes. Elles se collèrent avec un nouveau bruit de succion. Je transperçai alors la membrane commune avec un doigt. Elle se laissa faire sans résistance. J’élargis l’ouverture et me glissai à l’extérieur. Les arbeiters médicaux s’étaient sagement hissés sur un fauteuil, leur besogne achevée. Dandy leva la tête et me regarda d’un air intrigué. Son regard était moins vitreux. Son expression de gratitude peinée se passait de mots.

Je sortis mon ardoise de ma poche pour communiquer avec lui.

Les combinaisons de secours ont disparu. Il nous reste des peaux étanches et des masques. Nous sommes à trois kilomètres de Préambule environ. Il faudra marcher.

Nous nous enrobâmes des peaux étanches verdâtres et mîmes nos masques et nos recycleurs avant de quitter l’épave. La navette s’était écrasée la tête la première et avait roulé sur elle-même sur cinq cents mètres. Elle s’était immobilisée à moitié dressée sur sa queue. Le hasard avait fait que le nez brisé s’était orienté vers Kaibab et Préambule. J’essayai de repérer notre position sur une carte à l’aide d’une liaison navsat, mais je ne reçus aucun signal.

Je montrai de nouveau mon ardoise à Dandy.

Pas de liaison. Navsat impossible.

Il hocha la tête avec amertume. Je grimpai sur un rocher et utilisai des jumelles pour scruter la région. Dandy grimpa péniblement derrière moi. Son tibia le gênait considérablement.

Nous nous réfugiâmes sur une petite bande de sable. Dandy me montra trois doigts et en courba un à demi. Deux kilomètres cinq cents. Il remua les lèvres :

— La piste… Elle est à cinq cents mètres environ au nord-nord-ouest.

Il me montra du doigt des fragments brillants de lave vitreuse. La roche s’érodait continuellement. Des éclats aux formes arrondies tombaient au sol, dégageant de nouvelles arêtes tranchantes. Les semelles de nos brodequins nous protégeaient, mais si jamais nous trébuchions…

Après nous être mis d’accord sur la direction, nous commençâmes à marcher.

Le temps s’étirait en longueur. Rien d’autre à faire que contempler les arêtes luisantes comme des scalpels et les écailles triangulaires recouvertes de grésille. Soulever un pied, bien regarder où on le posait, bien faire attention de ne pas tomber, s’arrêter de temps en temps pour s’orienter…

Il nous fallut deux heures pour arriver jusqu’à la piste sinueuse, à l’abri du champ de lave.

Dandy me prit par l’épaule et me guida vers le nord, suivant les étoiles avec l’œil d’un moineau. Une heure de piste plus tard, cependant, il s’arrêta pour vérifier notre réserve d’oxygène, secoua la tête et sortit son ardoise pour consulter une carte.

Je levai la tête vers une grosse météorite qui émettait une lueur sombre à l’horizon ouest.

Non, me dis-je. Pas de traînée. Ce n’était pas une météorite. Elle aurait eu l’aspect d’une grosse boule de feu. Cela se trouvait à l’endroit où Phobos aurait dû être, peu après son lever. Je donnai à Dandy une tape sur le bras et pointai l’index.

Il scruta un instant le ciel, les sourcils en accent circonflexe, puis tourna de grands yeux vers moi.

— Qu’est-ce que c’est ? articulèrent ses lèvres.

— Phobos.

— Ouais.

Il porta le pouce de sa main droite à sa gorge et fit le geste de la trancher.

Danny Pincher, son équipe, leur pinceur… le Mercure… La Terre s’en donnait à cœur joie avec ses nouveaux pouvoirs.

Une chose à la fois. Régler d’abord les problèmes immédiats avant d’envisager l’apocalypse. Dandy remit son ardoise dans sa poche de ceinture et fit le geste de mouiller son index pour voir d’où venait le vent.

— Par ici, me dit-il en indiquant une direction légèrement plus à l’est. Je pense que la piste fait une courbe à l’ouest des bâtiments les plus excentriques. Il faut traverser encore le champ de lave.

— Allons-y, acquiesçai-je.

Nous avançâmes précautionneusement sur un terrain encore plus difficile que tout à l’heure. Des crevasses de plusieurs mètres de profondeur nous barraient la route et il fallait descendre lentement au fond avant de remonter. Nous avions pris les courroies de notre équipement pour les enrouler autour de nos mains revêtues de peau étanche afin de les protéger des arêtes tranchantes.

— Nous passerons par l’issue de secours de l’aile des dortoirs, m’expliqua Dandy. Elle est camouflée en rocher, ayez l’œil.

J’avais du mal à y voir clair à cause de la sécheresse sous le masque et à force de fixer les arêtes du sol sous mes pieds. Mes côtes me faisaient mal en dépit des sédatifs administrés par les nanos. J’allais bientôt avoir besoin de soins plus sérieux.

L’effort finissait par dépasser mes forces et l’air des bouteilles avait un goût de renfermé. Le filtrage et la circulation étaient insuffisants. Nous avions poussé les peaux étanches et nos masques jusqu’à la limite.

Dandy tendit soudain le bras et j’entrai en collision avec lui. Je faillis perdre l’équilibre. Il me saisit par l’épaule pour m’empêcher de tomber puis porta l’index contre son masque au niveau de la bouche pour me dire de ne pas parler. Je plissai les paupières, essayant d’apercevoir ce qui avait attiré son attention. Je ne perçus aucun mouvement dans le paysage de grésille orange semée de rochers noirs à la surface vitreuse reflétant le soleil. Mais en suivant attentivement son regard, je finis par distinguer quelque chose qui se déplaçait lentement à quelques dizaines de mètres de nous. Un bras de métal squelettique surgit d’abord derrière un rocher, se plia puis se redressa. Une forme ronde, rayée de noir et d’orange, se détacha du sol, montée sur de courtes pattes noires. Un sac translucide s’en détacha pour tomber au sol. La chose se tenait maintenant dressée au milieu de la plaine rocheuse de Kaibab, aussi haute qu’un humain, scrutant les alentours de ses petits yeux brillants montés sur une tête en forme de bulbe. Ses deux bras ondulaient sur un rythme irréel et délibéré, comme pour palper l’air.

Dandy me força à baisser la tête tandis que le criquet regardait d’un autre côté. Nous nous efforçâmes de rester tapis dans les rochers. Il ne sortait la tête que pour ne pas perdre la machine de vue. Puis il s’éloigna lentement de moi en rampant.

J’étais au creux de deux rochers, les fesses inconfortablement coincées contre une surface de grésille rugueuse, trop fatiguée et trop endolorie pour ressentir de la peur ou même me demander ce que Dandy cherchait à faire. Au bout d’un quart d’heure environ, il fut de retour et m’expliqua par gestes et par mouvements des lèvres que le criquet s’éloignait de nous et de la station mais qu’il y en avait beaucoup d’autres un peu partout, autour des anciennes réserves de matériel et des galeries minières abandonnées. Dandy avait trouvé l’entrée de la station. Je le suivis à quatre pattes. J’avais des douleurs partout.

Un gros rocher noir bloquait l’entrée d’un étroit ravin tapissé d’un magma poudreux. Je passai devant Dandy, mon ardoise levée. Un port optique scintilla dans un creux du rocher. J’entrai mes codes d’accès dans l’ardoise et l’enfichai. Le rocher se fendit aussitôt en deux pour découvrir une porte ovale. Elle s’ouvrit vers l’intérieur, et Dandy m’aida à passer.

Un garde nous attendait de l’autre côté dans l’étroite galerie. Il avait un genou au sol et un fusil à électrons braqué. Il releva la tête en nous voyant et battit plusieurs fois des paupières, incrédule.

— Vous vous êtes écrasés, dit-il.

Mon ouïe commençait à se rétablir. Les sons étaient encore déformés et déchirés, insupportables quand ils étaient forts.

— Où est votre fichue équipe de secours ? demanda Dandy d’une voix rauque et criarde.

— Personne ne sort plus d’ici, fit le garde en se redressant. Nous défendons toutes les galeries d’accès contre les criquets. Il y a déjà eu deux assauts.

— Il faut que j’aille d’urgence au labo principal, murmurai-je.

La station avait été divisée en deux parties, toutes les deux situées du côté de la galerie sud par laquelle nous étions entrés. La responsable de la défense de la station, une femme à la figure large nommée Eccles, nous guida dans un tunnel latéral. Une petite armée d’arbeiters de défense et de maintenance nous escortait. Eccles leva un sourcil interrogateur vers Dandy, qui secoua la tête avec une grimace farouche : Pas le temps d’expliquer.

La station tout entière était en état d’alerte maximale. Stephen Leander nous rejoignit à la jonction du corridor principal. Il y avait trente centimètres d’eau au sol à la suite d’une rupture de canalisation. Nous pataugeâmes derrière lui tandis qu’il nous résumait la situation.

— Charles et Tamara sont à leur poste au labo principal. Ils vérifient une dernière fois les LQ et sont prêts à obéir à toutes vos instructions.

Ayant déployé ses troupes et ses arbeiters, Eccles nous rejoignit à grandes enjambées dans l’eau du corridor.

— Madame la vice-présidente, me dit-elle, nous n’avons pas réussi à entrer en liaison avec les Mille Collines. Nous avons repéré des criquets au sud de la station. Il y a déjà eu deux accrochages et nous redoutons une attaque généralisée d’un moment à l’autre.

Nous grimpâmes trois marches débouchant dans une galerie sèche.

— Nous avons besoin de soins d’urgence, déclarai-je. Et je veux être informée de tout.

Deux explosions sourdes retentirent. Tout le monde se figea. Nous regardâmes autour de nous avec inquiétude.

— Ce sont nos arbeiters de défense qui commencent à pilonner, expliqua Eccles.

Dandy secoua amèrement la tête.

— Ils vont s’infiltrer ici comme des cafards. Ce n’est pas en bombardant l’extérieur qu’on les en empêchera.

— Je ferai tout ce que je pourrai, répliqua Eccles d’un air de défi tandis que ses yeux lançaient des éclairs.

Tandis que Dandy et elle discutaient stratégie, Stephen me prit à part pour me dire :

— Les criquets ne seront bientôt plus notre préoccupation majeure. Ils ont enlevé Phobos.

— Nous avons tout vu.

— Et Deimos aussi. Nous n’avons plus de gros calibres.

— Nous avons eu l’impression que Phobos était détruit.

Les traits de Leander s’assombrirent.

— Nos instruments détectent des quantités élevées de rayonnement gamma.

— Ça veut dire quoi ?

— Conversion à distance. J’ai l’impression qu’ils se servent de la Fosse à glace pour nous viser.

— L’équipe du satellite a pu s’échapper ? demandai-je.

Il secoua la tête.

— Des secours médicaux sont en route. On va venir vous chercher.

La douleur dans mes côtes était devenue sourde et lancinante.


Dans l’annexe du labo central, tandis qu’un arbeiter expert et bourdonnant m’injectait de nouvelles nanos et vérifiait mes paramètres vitaux, Eccles et Lieh travaillaient en compagnie de l’original d’Aelita à me mettre au courant du peu qu’elles savaient. Une carte du plateau de Kaibab affichait des centaines de petites croix jaunes clignotantes marquant l’emplacement supposé de criquets repérés à l’aide de ballons-sondes ou de planeurs lâchés au-dessus de la station. Des points rouges signalaient la présence confirmée d’un criquet. J’en comptai trente.

Danny leur décrivit celui qui avait saccagé notre navette. Après l’avoir écouté attentivement, Lieh murmura :

— Nous ne connaissons pas encore très bien l’étendue de leurs capacités ni des formes qu’ils peuvent prendre. Jusqu’à présent, il semble que nous n’ayons eu affaire qu’à des éclaireurs ou à des sapeurs.

De nouvelles explosions firent trembler le sol et les parois.

— J’espère qu’il s’agit de notre artillerie, fit Lieh.

— On dirait plutôt des explosifs, estima Eccles.

— La plupart de nos liaisons sont coupées, indiqua Lieh. Nos satcoms ont disparu, nous ignorons comment.

Stephen et moi échangeâmes un regard inquiet, les lèvres plissées.

— Nous sommes de plus en plus isolés, reprit Lieh. Nous ne pouvons plus garantir les liaisons avec la présidente. En bref, ajouta-t-elle en plissant ses yeux cernés et sa bouche aux coins ombrés, ils nous ont refait le même coup, en plus sournois encore. Madame la vice-présidente, quelque chose me dit que nous avons dû subir des dégâts énormes. Celui qui, sur la Terre, a pris la responsabilité de cette attaque a dû déjanter complètement. J’approuve d’avance les mesures les plus extrêmes que vous déciderez de prendre.

— Nous pouvons supposer qu’ils sont décidés à nous anéantir, renchérit Eccles.

— C’est donc la guerre, murmura Lieh. Quels sont nos moyens de représailles ?

Stephen détourna la tête. Nous avions d’autres épées de Damoclès à notre disposition, mais les pertes en vies humaines, si nous les utilisions, seraient épouvantables. Jusqu’à présent, seuls Phobos et Deimos avaient été touchés, probablement par conversion à distance, et cette action pouvait passer pour défensive, dictée par la peur.

— Ce n’est pas une décision facile, déclara Charles, brusquement apparu à la porte de l’annexe.

Il me regardait avec une expression hébétée, comme s’il émergeait d’un sommeil ivre et déplaisant.

— Où est Tamara ? interrogea Stephen.

— Avec le LQ. Elle le garde en alerte.

Eccles me tapa sur l’épaule. Les points rouges, sur l’affichage, étaient plus denses autour de la station. Ils savaient où nous étions. Très bientôt, ils sauraient ce que nous étions.

— Ils ont la maîtrise totale de la Fosse à glace, me dit Charles en levant une main pour fléchir les doigts comme si le mouvement était douloureux. Ils vont bientôt l’utiliser contre nous.

Il y eut de nouvelles explosions à l’extérieur, accompagnées d’un bruit perçant qui me fit grincer des dents.

— Ils vont le faire, murmura Lieh, le regard intense, le visage beaucoup plus rouge. C’est un génocide. Nous ne pouvons pas rester sans répliquer.

Je comprenais ce qu’elle ressentait. Nous étions acculés. Si nous sortions toutes nos griffes, la chose ne serait que naturelle.

Mais il y avait toujours l’autre choix, et c’était pour cela que Charles était ici. Pour me rappeler tranquillement que nous avions, depuis le début, envisagé quelque chose de totalement imprévisible. Car la vengeance ne nous sauverait pas. Mais il fallait, avant, que j’explore toutes les possibilités.

— Pouvons-nous prendre la Fosse à glace comme cible de conversion ? demandai-je.

— J’ai essayé. Je n’arrive même plus à la localiser.

— D’autres zones sont-elles protégées ?

— Nous pouvons choisir n’importe quelle partie de la Terre pour la convertir, murmura Charles. Des millions d’hectares. Des continents entiers. Tu n’as qu’à donner l’ordre.

Des détonations distinctes retentirent à l’extérieur du labo. Des projectiles. Eccles se renseigna et on lui répondit que deux criquets avaient été détruits, le premier dans un réservoir d’eau et le deuxième dans une galerie de maintenance à cent mètres du labo.

— Dans une heure au plus, c’est le corps à corps, dit-elle.

Je ne pouvais pas ordonner à Charles de déclencher un génocide sur la Terre. Il n’obéirait peut-être même pas. Je n’avais plus qu’un choix. Mais même pour cela, je n’avais pas l’autorité.

Il fallait que j’attende le plus longtemps possible. Que j’attende Ti Sandra.

— Que faisons-nous ? me demanda Eccles.

Aelita nous interrompit alors en annonçant :

— Nous recevons une image importante d’un satcom de secours.

L’affichage changea abruptement. Nous avions sous les yeux le bassin de Schiaparelli, vu de cinq cents kilomètres d’altitude. Un rideau gris impénétrable aux regards s’avançait en ondulant comme une anguille à travers le bassin, ses franges supérieures remplies d’étoiles scintillantes. Il semblait se déplacer lentement du nord au sud. Partout où il passait, l’atmosphère ténue se remplissait d’une poussière dense à travers laquelle nous apercevions avec peine des lacs de roche fondue, un chaos noirci et un tableau de destruction complète.

— Ce sont les Mille Collines, murmura Dandy.

— Ils sont en train de convertir Mars, fit Stephen.

— Madame la vice-présidente…, commença Lieh.

— Aelita, pouvez-vous agrandir le limbe ouest ? interrompit Charles.

— Je distingue aussi quelque chose, annonça Aelita en obéissant.

L’image était à la limite du champ de vision du satellite. Vallès Marineris avait l’aspect d’une balafre granuleuse dans le paysage.

— Nous sommes là, fit Stephen, aux côtés de Charles devant l’image.

Son doigt indiquait un point situé au-dessous, c’est-à-dire derrière l’horizon. Charles nous montra un autre rideau gris à peine visible sur l’agrandissement. Il devait se trouver à quelques centaines de kilomètres de la limite nord-est de Kaibab. C’était difficile à dire avec certitude.

— Madame la vice-présidente, me dit Lieh, si c’est là la confirmation que les Mille Collines ont été détruites, vous devez prendre immédiatement le commandement.

Aelita nous restitua l’image à l’échelle normale. Puis elle agrandit la région autour des Mille Collines. La capitale de la République était noyée dans la poussière.

Mes côtes frottèrent et je fermai les yeux en haletant pour reprendre mon souffle.

Tandis que le satellite d’observation poursuivait sa course sinistre d’est en ouest, nous distinguâmes plus clairement les doigts de la mort qui avançaient inexorablement vers Kaibab. Mais cela nous semblait maintenant naturel, presque négligeable. Ce qui nous mettait en état de choc, c’était l’étendue des destructions partout ailleurs.

Les mains de Charles furent agitées d’un spasme.

— C’est toi qui donnes les ordres, Casseia.

— Madame la présidente, murmura Lieh, martelant l’évidence.

— Ti Sandra ne reviendra pas, cette fois-ci, continua Charles. Elle était aux Mille Collines. Les gouverneurs de district et les parlementaires y étaient aussi pour la plupart.

Je ne pouvais détacher mon regard des effets foudroyants de la conversion. Cratères et fissures étaient remplis de roche en fusion. Il y en avait des centaines et des centaines d’hectares : Copernic, Argyre, Hellas. Deux des plus grosses stations de Mars étaient réduites à néant.

— La station principale de Cailetet a disparu ainsi que deux stations secondaires, annonça Aelita.

Ahmed Crown Niger avait eu la réponse définitive qu’il attendait de la Terre.

— C’est complètement fou, grogna Stephen Leander.

Mais je n’étais pas de son avis. Tout cela avait une signification horrible, au contraire. C’était un schéma de comportement aussi vieux que le temps lui-même. Deux babouins en train de se montrer leur cul. Si le rituel n’était pas parfaitement observé, si l’un des adversaires ne cédait pas devant l’autre, ils se faisaient face en découvrant leurs crocs. Et si ce n’était pas encore suffisant, ils se battaient à mort.

L’image satellite disparut brusquement.

— Plus de signal, annonça Aelita.


Charles se tenait devant le cylindre blanc qui abritait le pinceur planétaire. Penché en avant, ses mains aux longs doigts ballantes contre son corps, ses yeux brûlants sous des sourcils rapprochés dans une éternelle concentration, il était entouré de tout l’appareillage nécessaire au fonctionnement de notre plus gros pinceur.

Tamara Kwang dormait d’un sommeil calme sur un petit lit voisin. Elle était prête à assurer sa relève en cas de besoin.

Trente occupants de la station parmi les plus importants étaient réunis dans l’auditorium attenant à la salle du pinceur, attendant mes instructions. Charles nous observait avec une patience inhumaine à travers la large baie vitrée.

Personne ne souleva d’objection lorsque Stephen Leander s’adressa à moi en tant que présidente.

Ma déclaration fut brève.

— Nous n’avons aucune chance de survivre si nous restons dans le Système solaire. Il faut faire ce que vous avez tous été préparés à faire ici. Le plus tôt sera le mieux. Charles m’a dit qu’il était prêt. Stephen aussi.

Les trente membres de l’assistance gardèrent un silence figé durant plusieurs secondes. Puis le docteur Wachsler se leva et regarda autour de lui en écartant les mains.

— La décision que nous allons prendre concerne l’ensemble de Mars, dit-il. Nous représentons la planète, c’est certain, mais j’aurais aimé une confirmation de la part de…

Sa voix s’étrangla dans sa gorge.

— Si nous n’agissons pas immédiatement, c’est la mort pour tout le monde, déclarai-je, les mains tremblantes d’une sorte d’excitation perverse.

Je voulais que Wachsler me défie. Je souhaitais que tout le monde s’insurge. Mes os se nouaient. Je les sentais bouger. Mes veines étaient pleines de nanos qui s’affairaient à régler tous les problèmes et à m’empêcher de sombrer dans un état de stupeur. Je me sentais vaillante comme une lionne, mais je savais en même temps que j’étais très faible.

— Le docteur Abdi n’a pas fini son étude aréologique, nous dit Wachsler.

Abdi se leva, les mains dans les poches, haussa les épaules et se rassit.

— C’est vrai, murmura-t-il. Je n’ai pas terminé.

— Mettons cela aux voix, proposa alors Jackson Hergesheimer, l’astronome. Nous savons ce qui s’est passé lors du dernier voyage. Ce qui est arrivé à Galena. Si nous sommes amenés à choisir le suicide pour éviter l’assassinat de masse, nous devrions au moins avoir le droit de voter.

— Il n’y aura pas de vote, déclarai-je d’une voix faible.

— Pourquoi pas ? insista Hergesheimer. Nous sommes citoyens de la République, les seuls qui puissions répondre devant vous !

— Pas de vote.

— Dans ce cas, vous n’êtes plus présidente, même si vous… même si, légalement, vous…

Les mots lui manquèrent à lui aussi.

— J’assume la responsabilité de cet acte, affirmai-je.

— Vous ordonnez notre suicide ! s’écria Wachsler.

Dandy Breaker, assis au fond de la salle, dut estimer qu’il en avait assez, car il se mit debout, la main levée. Je lui donnai d’un signe de tête la permission de parler.

— Permettez-moi de vous faire remarquer, dit-il, que la présidente Majumdar, d’un strict point de vue légal, est parfaitement en droit de prendre les décisions qu’elle veut. Il s’agit d’un cas d’urgence. Notre seule défense possible est la retraite. Selon ses instructions, j’ai diffusé sur Mars un message proclamant la loi martiale.

— Personne ne vous a entendu ! Personne n’est en état de protester ! fit Wachsler, les joues baignées de larmes de rage.

Ses mains remuaient comme des oiseaux, en un va-et-vient vertical, les doigts s’agitant sans cesse.

— Mon Dieu ! geignit-il. C’est la pire forme de tyrannie qui soit !

— J’en prends l’entière responsabilité, répétai-je.

Ma voix semblait émoussée et creuse, même à mes propres oreilles.

— Madame la présidente, intervint Leander, nous devrions peut-être procéder à un vote officieux, juste pour savoir où nous en sommes.

— Il nous faut débattre de l’éventualité d’une déclaration de guerre, articula Hergesheimer. Leur attitude est inadmissible et nous avons le droit de nous défendre. Si nous n’avons pas de satellite à leur lancer, nous pouvons convertir leurs cités, leurs territoires !

— Ce n’est pas envisageable, déclarai-je, tant qu’il y aura une autre solution, et il y en a une.

J’avais depuis longtemps décidé une fois pour toutes qu’il n’y aurait pas de représailles contre la Terre.

— Si quelqu’un souhaite me déposer, ou m’obliger à abandonner mes fonctions par un moyen légal ou autre, repris-je, qu’il se dépêche de le faire maintenant.

Je me demandais si la situation allait dégénérer, si j’avais trop parlé ou si j’avais poussé les choses trop loin. Leander allait prendre la parole lorsque le sol de l’auditorium trembla. Aelita nous montra une série d’images prises par les caméras sur les toits de la station. L’horrible rideau gris se déployait sur la partie nord de Kaibab, faisant voler des débris clairement visibles dans le halo bleu électrique au pied duquel se soulevait la poussière.

— C’est à une cinquantaine de kilomètres de nous sur le plateau, annonça le penseur.

Tout l’auditorium regardait. Certains pleuraient. D’autres bondirent sur leurs pieds et sortirent en courant.

— Le reste n’est que peur et panique, déclarai-je. Nous le savons tous très bien. Nous n’avons nul endroit où nous réfugier en dehors de notre peur. Et ce sera la mort. Faisons plutôt ce que Préambule a été conçu pour faire.

Charles entra alors dans l’auditorium. Il se déplaçait lentement, avec des gestes mal assurés. Sa présence parut épouvanter certaines personnes assises aux premiers rangs, qui se recroquevillèrent dans leurs fauteuils, les genoux levés, les yeux écarquillés comme des enfants horrifiés.

— Le LQ est paré, dit-il. L’interprète est prêt. Et moi aussi.

L’image de notre destin imminent nous faisait face en plusieurs points tout autour de l’auditorium. Le sol vibrait comme martelé par un troupeau d’animaux géants. Charles leva un instant la tête pour regarder les images puis murmura d’une voix à peine audible :

— C’est une conversion d’un billionième. S’ils l’amplifiaient à la puissance dix – et ils en ont la possibilité –, ils pourraient balayer tout le plateau d’un coup.

— N’attendons plus ! criai-je.

Mais ma voix ne se faisait même plus entendre au-dessus du fracas horrible, intégré dans la roche, de la matière dissociée. Dandy s’avança, raide, dans l’allée latérale.

— Madame la présidente ! fit-il d’une voix tonnante et officielle, absurde dans ces circonstances, vous devez donner l’ordre de manière formelle et sans ambiguïté.

— En vertu de l’autorité que me donnent mes fonctions présidentielles, j’ordonne que nous transportions immédiatement Mars sur l’orbite choisie dans le nouveau système.

— Il n’a même pas de nom ! s’écria Wachsler.

— L’ordre est officiellement enregistré ! hurla Dandy en brandissant son ardoise.

Il jetait des regards farouches à l’assistance, défiant quiconque d’intervenir.

Wachsler secoua la tête, muet d’horreur. Hergesheimer s’était affaissé dans son fauteuil et grommelait indistinctement.

Charles avait déjà fait volte-face pour quitter l’auditorium. Stephen l’avait suivi et je leur emboîtai le pas. La plupart des autres personnes présentes demeuraient terrassées dans leur fauteuil. Certaines se levèrent pour se rapprocher de la paroi vitrée, comme des observateurs assistant à une exécution à l’ancienne.

Charles s’assit sur une couchette devant le pinceur principal.

— Aidez-moi, dit-il en désignant un faisceau de câbles optiques.

Stephen et moi nous l’aidâmes à fixer les câbles. Il se coucha.

— Je vais être le seul relié au pinceur, dit-il, mais d’autres peuvent observer. C’est plus facile pour moi si je parle à quelqu’un pendant les opérations. Cela m’aide à me raccrocher à la réalité. Et si les personnes qui m’entourent voient une partie de ce qui se passe…

— Je suis là, murmurai-je.

Il m’indiqua une couchette de l’autre côté du socle du penseur.

— J’espère que ce ne sera pas trop inconfortable, dit-il.

Je m’assis sur la couchette.

— Est-ce que j’aurai besoin de… ?

J’indiquai les câbles qui sortaient de la base de sa nuque.

— Non. Aucune rétroaction n’est nécessaire. Projection d’image standard ou immersion. L’immersion, ça doit être quelque chose !

Je déglutis.

— L’immersion, dans ce cas.

— J’apprécie, Casseia.

Il laissa aller sa tête en arrière et ferma les yeux. Sa pomme d’Adam fit plusieurs fois saillie dans sa gorge, ses mâchoires se crispèrent puis il se détendit.

— Le moins que je puisse faire, murmurai-je.

— C’était notre seul choix, me dit-il. Nous étions obligés de partir. Tu as pris une décision courageuse.

Je suivis Stephen des yeux tandis qu’il préparait mon immersion. Quelques bandeaux étroits autour de mon front, des projecteurs couplés à une ardoise modifiée, trois ou quatre connexions optiques légères entre l’ardoise et l’interprète. Je commençai très vite à éprouver une agréable sensation de flottement sur fond lointain de babillage neural.

Je regardai autour de moi, déjà rendue nerveuse par ces premières contraintes mineures. Il flottait dans la pièce une odeur froide et métallique. L’environnement semblait ridiculement démesuré par rapport à la taille des appareils. J’avais l’impression d’être dans une caverne résonante où toutes les lumières étaient braquées sur le pinceur, les extracteurs entropiques, les systèmes réfrigérants… Un directeur, une remplaçante – Tamara Kwang, entourée de son propre nimbe de câbles et de connexions –, et une observatrice.

Stephen avait fini de vérifier les connexions. Il fit un pas de côté, les bras croisés sur sa poitrine.

— Mars représente une masse énorme, déclara Charles. Il nous faut identifier un plus grand nombre de bases orthonormées pour chaque descripteur, et cela de façon exponentielle pour les descripteurs qui se superposent. Ce qui signifie que nous devons stocker un certain nombre de résultats dans les descripteurs inutilisés du penseur. La chose est d’autant plus facile que celui-ci est plus volumineux.

— Le danger n’est pas plus grand qu’avant. Probablement moindre, même, expliqua Stephen. Mais le travail du directeur est plus difficile. Il faut qu’il existe davantage de congruence entre le LQ et lui pour garder les descripteurs supplémentaires en harmonie avec l’objectif général.

— Et alors ?

— L’interprète est un obstacle. Charles sera obligé d’être plus direct dans ses accès au LQ.

De nouveau, le déchirement hurlant de la matière convertie fit trembler le sol. Dandy quitta l’auditorium pour venir se placer à côté de Stephen.

— La station va se faire emporter par le souffle si nous ne partons pas maintenant, dit-il.

Il évitait de regarder Charles, comme si ce dernier était quelque chose d’indécent ou de sacré et d’interdit.

— Nous procéderons en trois étapes, déclara Charles. Par excès de prudence. Nous allons d’abord déplacer Mars de cinquante millions de kilomètres sur son orbite. Si nous avons le moindre doute sur l’étape suivante, nous en resterons là.

— Pour qu’ils nous trouvent et nous achèvent, murmura Tamara Kwang d’une voix à peine audible, en touchant ses câbles d’un geste mal assuré.

Malgré le froid qui régnait dans le labo, je vis que des gouttes de sueur ruisselaient sur son front.

— Il n’y aura pas le plus petit doute, continua Charles. Nous ferons alors un bond qui nous mettra à trois billions de kilomètres du nouveau système. Là, nous ferons le point pour accomplir le saut final.

— Nous ne pouvons pas rester plus de quelques minutes dans le vide spatial interstellaire, déclara alors Hergesheimer.

Je ne l’avais pas vu entrer dans le labo. Il se tenait à quelques mètres du pinceur, les mains dans les poches, tout échevelé.

— Si nous restons trop longtemps dans l’espace interstellaire, continua-t-il, Mars subira des modifications météorologiques extrêmes.

Faoud Abdi entra alors, suivi de deux assistants.

— J’ai procédé à une évaluation des dommages, dit-il. Mais il n’y a plus que dix pour cent de nos capteurs de surface qui soient encore reliés à nos transpondeurs. Les autres sont anéantis ou inaccessibles. Je pense que nous pouvons encore avoir une idée de ce qui se passe, mais… naturellement, il n’y a aucun moyen de prévenir les autres de ce qui les attend. En outre, nous prévoyons des transformations aréologiques sévères si nous ne retrouvons pas très rapidement des conditions analogues de marées solaires. Et il faut absolument que le même côté de la planète soit tourné vers le nouveau soleil. C’est de la plus haute importance.

— Compris, fit Charles.

— Le bourrelet des marées…, continua Abdi.

— Nous en tenons compte dans les calculs, le rassura Stephen.

— Où est ma station d’observation ? Où sont mes appareils ? gémit Hergesheimer.

J’entendis, sans le voir, Stephen Leander qui le faisait sortir par l’autre porte du labo, donnant sur la pièce où tous les instruments de surface de Préambule dirigeraient leurs flots de données.

— Allons-y, fit Charles.

Je penchai la tête en avant et regardai fixement les projecteurs. Soudain, les poils de ma nuque se hérissèrent et je faillis hurler. Je sentais la présence de quelqu’un à côté de moi, face à Stephen et Dandy. Je savais qui c’était, mais je ne voulais pas accepter l’idée de me trouver encore si près du gouffre.

Je ne le voyais pas du tout. Sa présence, cependant, était aussi réelle que celle de n’importe qui d’autre dans la salle. Plus réelle, peut-être, et plus crédible. Il s’appelait Todd. Il avait environ cinq ans, de beaux cheveux bruns, un sourire adorable, des joues douces comme du duvet et bronzées, des doigts agiles, et le visage congestionné comme s’il venait de courir ou de s’amuser intensément. Il essayait de me dire quelque chose, mais je ne l’entendais pas.

Il aurait pu être mon fils. Ilya aurait été son père.

J’avais dû grogner, car Charles me demanda si tout allait bien.

— Pas de problème, déclarai-je. On peut y aller.

J’aurais voulu tendre la main pour agripper celle de mon fils, mais il n’était plus là.

Je ne sentirais plus jamais sa présence.

— On y va, fit Stephen en écho.

— C’est parti, dit Charles.

Je regardai les projecteurs, la tête environnée du bruit neutre des bandeaux d’immersion. Je vis Mars au-dessus de moi, représentée comme une sphère détaillée aux élévations exagérées. Les quatre capteurs qui nous restaient figuraient sous la forme de points rouges. En tournant la tête, je pouvais voir Phobos et Deimos. La carte n’avait pas été récemment remise à jour. Les Mille Collines et d’autres stations à présent disparues y figuraient également en bonne place.

— Nous allons perdre tous nos satellites, murmura Dandy.

Sa voix était lointaine comme un grondement de tonnerre.

Charles parla à l’intérieur de ma tête, et cela me fit sursauter.

— Premier changement de cadre dans deux minutes. Tu m’entends, Casseia ?

— Oui, répondis-je. Je vois Mars.

— Aimerais-tu suivre ce que fait le LQ ? Quand j’entrerai, je ferai partie du processus. Tu pourras observer de l’extérieur.

— D’accord.

J’essayai de détendre mes muscles raides comme du roc. Mieux vaut mourir en paix avec moi-même, me disais-je. L’univers me semblait suffisamment imprévisible pour qu’une telle distinction fût importante.

L’image de Mars changea radicalement tandis que le LQ m’entraînait dans sa perspective. Ce que je voyais maintenant n’était plus une planète mais le champ multicolore de plusieurs possibilités qui se chevauchaient, un ensemble superposé d’un même monde. Les évaluations du LQ se modifiaient de seconde en seconde. Couleurs, décalages et estimations de l’espace de Pierce se succédaient avec une rapidité aveuglante. Mars tout entière était scrutée et mesurée selon une logique impossible à suivre par un humain, une logique qui se situait à l’extérieur ou au-delà des règles de l’univers.

Je comprenais plus clairement, à présent, l’importance de la contribution du LQ. Le fait de le savoir véritablement doté de conscience de soi malgré ces distorsions me donnait le frisson. Quelle sorte de conscience de soi pouvait fonctionner lorsque la conscience tout court n’avait aucune forme, aucune orientation spécifique ?

Qui avait pu concevoir un tel esprit ?

C’étaient des humains qui l’avaient fabriqué. Des humains célèbres, plus ou moins. Et les penseurs LQ jouaient un rôle non négligeable dans les affaires humaines depuis un siècle et demi. Mais aucun humain, pas même ceux qui avaient conçu les LQ, ne pouvait comprendre la mentalité LQ dans sa totalité. Non pas qu’elle fût supérieure. Sous certains aspects, elle fonctionnait de manière bien plus simple qu’un cerveau humain ou un penseur. Mais ce qu’elle accomplissait, elle l’accomplissait de façon somptueuse, et surtout imprévisible.

Si j’étais la spectatrice qui admirait un étrange et merveilleux cheval en train d’exécuter son numéro de dressage, Charles, lui, était le cavalier.

— Nous venons de mesurer et de tracer la première base orthonormée, expliqua Charles. Nous sommes en train de quantifier la translation des descripteurs conservés vers le système englobant.

Grâce à mon rehaussement, je comprenais une partie de ce que je voyais. Traitement massif des paramètres à travers la partie calculateur de l’interprète, tour de passe-passe joué à la nature en soutirant l’« énergie » nécessaire pour faire bouger Mars à l’énergie totale du système englobant, c’est-à-dire la galaxie. En réalité, l’énergie en question ne serait jamais utilisée au sens réel du terme. L’univers aurait simplement l’impression que son grand livre des comptes serait équilibré. Tout se passerait sous la table, à son insu.

— Premier changement de cadre dans vingt secondes, annonça Charles.

Notre contact semblait de plus en plus étroit. Il ne parlait plus qu’à mon intention.

— Le LQ est en train de réattribuer leur première destination à tous les descripteurs, continua-t-il.

Nous allions déplacer tout le contenu de l’« espace » que devait occuper Mars à l’instant même où nous ferions bouger la planète. Ce ne serait qu’une simple permutation. L’idée était très facile à comprendre, mais beaucoup moins à exécuter.

— Le pinceur commence à rayonner, déclara la voix extérieure de Stephen. Fluctuations dans l’espace de Pierce.

Je distinguai alors les deux cadres de référence. Le nôtre, l’actuel, et l’autre, celui où nous allions nous transférer. Ils se chevauchèrent et je ne vis plus Mars du tout pendant un instant. Ce que je voyais à la place était d’une horrifiante simplicité.

Mars était réduite à une potentialité ineffable. Elle pouvait être à présent n’importe quoi, et nous en dépendions. Nous avions été retirés de la partie, retirés du jeu et de ses règles. C’était le moment de vide, où les systèmes qui s’appuyaient sur des corrélations au coup par coup – cerveaux, ordinateurs, penseurs, appareillages électroniques – devaient redémarrer pour se convaincre qu’il y avait bien eu, à un moment, une réalité, et que les règles de cette réalité étaient bien les mêmes que ce qu’elles semblaient être maintenant.

Dans cette potentialité, je vis – sans la ressentir, heureusement – l’attraction de ce qui semblait constituer un choix. Nous avions devant nous d’autres séries de règles. Le LQ se faufila en hâte parmi elles. J’aurais voulu m’attarder, faire des essais. Qu’est-ce qui se passerait si ceci ou cela était changé ? Les perspectives étaient alléchantes.

— Changement de cadre, annonça Charles.

La potentialité disparut, et j’eus de nouveau sous les yeux une simple représentation de Mars. Hergesheimer mesura rapidement notre position.

Le grondement de tonnerre s’affaiblit jusqu’à ne plus être qu’un fil ténu à peine entendu ou ressenti à travers le revêtement isolant sous la couchette. Nous n’étions plus au même endroit. La Terre venait de perdre sa cible.

— Ça va, Charles ? demandai-je.

— À peu près. Le LQ a eu un peu peur tout à l’heure. Changer les règles semble aussi fascinant que l’attraction du sexe opposé. On dirait qu’il se sent chez lui dans ces espaces.

— Ne le laisse pas sortir avec une copine, plaisantai-je.

L’énormité de ce qui aurait pu arriver fut soudain effacée par un sentiment de légèreté.

— On s’en est bien tirés, je crois, fit Charles.

Je détournai la tête des projecteurs en battant des cils et le regardai sur sa couchette en plissant les paupières. Il avait les yeux fermés et sa respiration était rapide et spasmodique.

Quelque chose m’effleura le bras. Je tournai vivement la tête et éprouvai un tel soulagement que les larmes jaillirent aussitôt sur mes joues. Je tendis la main.

Ti Sandra se tenait à côté de moi. Elle paraissait en très bonne santé. Elle avait retrouvé son poids. Son expression était fière et radieuse. Elle portait sa robe la plus flamboyante, ornée de petites perles de verre étincelantes, cousues à la main. Elle me caressa le bras. Son contact avait la légèreté d’une brise.

— Tu as réussi, murmurai-je. Tu ne peux pas savoir comme c’est bon de te voir.

— Nous avons déplacé Mars sur son orbite de cinquante millions deux cent cinquante mille kilomètres, claironna Hergesheimer.

Ti Sandra secoua la tête. Elle me fixait toujours d’un regard radieux, ses paupières plissées ne laissant subsister que deux fentes par où débordaient sa fierté et son amour. Le contact de sa main était d’une légèreté étonnante.

— Paré pour le grand saut, annonça Stephen. Charles ?

— Évaluation en cours, répondit ce dernier.

J’avais tourné la tête en entendant Stephen. Lorsque je regardai de nouveau l’endroit où s’était trouvée Ti Sandra, elle n’y était plus, naturellement, mais je sentais toujours le contact de sa main sur mon bras.

Je me laissai aller en arrière sur la couchette. J’avais un goût de grésille dans la bouche. Je laissai les projecteurs retrouver mon regard et remplir mon champ de vision.

— Le décalage de temps n’est pas plus grand, il n’y en a pas du tout, en fait, expliqua Charles, mais nous allons avoir l’impression de rester plus longtemps en suspens, toi et moi, avec le LQ et l’interprète. La translation vers le nouveau système est plus complexe. Cela nous donnera le sentiment de passer plus de temps en dehors du statu quo.

Le statu quo. L’état naturel. Toutes les choses familières auxquelles notre esprit s’habitue depuis son enfance. La maison familiale, le quartier, les règles.

— Le LQ n’a jamais accompli un tel saut, murmurai-je.

— C’est vrai.

— La tentation.

Il gloussa.

— Toi aussi, tu as senti le danger ? demandai-je.

— Rien qu’un peu !

— Comme une attirance sexuelle.

— Bien plus que ça, ma chère Casseia. Je suis avec le LQ pour l’empêcher de se laisser distraire, mais je ressens presque tout ce qu’il ressent.

— Tu m’as dit un jour que tu aspirais à tout comprendre.

— Je me souviens.

— Pendant la transition… j’ai eu envie d’explorer, moi aussi.

— Si nous donnions libre cours à nos envies pendant une éternité, nous apprendrions peut-être à édifier un univers, toi et moi.

— Mais tu dis que le temps n’avance pas.

— L’éternité ne se mesure pas en temps. C’est la même chose. Un infini hors du temps. Une boucle théorétique brillante et sans fin. Le jeu ultime.

Stephen s’interposa.

— Tu travailles toujours, Charles ?

— C’est en cours. Tu veux un rapport ?

— Ne nous fais pas languir, Charles.

— Le LQ vient d’achever son évaluation de la planète et du nouveau site. Il se prépare à falsifier les livres. Ne fais pas attention à nous, Stephen.

— Ne joue pas trop avec son esprit, Charles. On aura besoin d’elle après ça.

— Tu vas voir des choses différentes, cette fois-ci, me dit Charles.

Sa voix était à peine plus audible qu’un souffle. Notre intimité dépassait celle d’un couple d’amoureux. C’était celle de deux jeunes dieux.

— Je pense que ce que tu vas voir traduira la connaissance plus profonde qu’aura le LQ du système englobant. Il va mesurer les plus hauts niveaux des descripteurs superposés, peut-être au-delà de ceux qui sont actuellement utilisés.

— Les descripteurs libres, murmurai-je.

— Ou ceux qui ne sont plus utilisés. Ceux des choses qui ont existé ou qui pourraient exister. Ou ceux qui ne correspondent à rien. Résiduels ou surnuméraires.

— Dans combien de temps, le changement de cadre ? demanda Stephen.

— Quatre minutes.

— La Terre a le temps de nous repérer et de recommencer.

— Qu’elle aille au diable !

Je savais que Charles souriait en disant cela, comme un fier cavalier sur un puissant coursier en qui il avait toute confiance. Mais ce coursier allait devenir d’une splendeur peut-être insupportable dans les prochaines minutes.

— À quoi d’autre voudrais-tu les utiliser, Charles ? demandai-je.

— Les descripteurs sans étiquette ?

— Oui.

— Je pense qu’ils attendent que nous soyons mûrs. Nous pourrions créer de nouvelles formes de matière, transposer toutes les informations humaines dans la mémoire supérieure de la masse et de l’énergie. Nous pourrions utiliser un subterfuge pour amener l’espace à croire qu’il est fait de matière ou d’énergie, ou d’autre chose encore que nous ne pouvons même pas concevoir pour le moment.

— Tu m’as déjà parlé de tout ça il y a longtemps.

— Entamer le dialogue avec les racines de la création.

— Carottes ou navets ? interrompit Leander.

— Fiche-nous la paix, Stephen, lui dit Charles. Nous bavardons tranquillement. Casseia fait son boulot.

— Elle est plus théorique que politique, j’ai l’impression.

— Une minute, annonça Charles.

J’avais une carte à jouer pour le maintenir bien planté dans cette création particulière. C’était le moment ou jamais.

— J’ai souvent pensé à toi, murmurai-je.

— Hein ? fit Charles, désorienté par ce changement de conversation.

— J’ai beaucoup pensé à toi depuis l’époque où nous étions ensemble.

— Je t’ai causé assez de désagréments, non ?

— J’ai réfléchi à tout ce que tu m’as dit lorsque nous parlions de nos ambitions. Je crois savoir pourquoi je n’ai pas voulu de toi.

Il ne répondit rien.

— Je t’aimais, Charles, mais tu allais dans des endroits où je ne pouvais pas te suivre.

— C’est vrai, murmura-t-il tout doucement.

Leander chuchota alors à mon oreille :

— Qu’est-ce que vous essayez de lui faire, bon sang ?

Je le repoussai.

— Il y a eu un moment où je me suis sentie très proche de toi, des années après, continuai-je. J’avais l’impression que nous nous étions mariés et que nous avions vécu toute une vie ensemble. Tu es venu à mon secours, Charles.

— C’était quand ?

— J’avais le dos au mur. Je parlais à Sean Dickinson.

— Tu l’aimais bien.

— Après la Suspension, il agissait pour le compte de la Terre. Il voulait nous forcer – me forcer – à renoncer à tout. Je ne me suis jamais sentie autant prise au piège de toute ma vie. C’est alors que j’ai reçu ton message.

— Ti Sandra…, murmura Charles.

Je l’interrompis.

— Je suis montée à la surface pour regarder vers l’ouest, et j’ai vu Phobos à travers les nuages. (Ma voix défaillit à l’évocation de ce moment d’émotion.) Je savais ce que tu allais faire. Et tu l’as fait. D’un seul coup, tu as enlevé tout le poids qui pesait sur mes épaules. Je n’oublierai jamais ça, Charles. J’étais tellement fière de toi.

— J’en suis heureux, Casseia.

L’image de Mars s’assombrit dans mon champ de vision. À travers les ténèbres, j’aperçus la potentialité qui arrivait. Le vide de la transition. Comme un gros animal en train de s’approcher pour nous attraper. L’impression de beauté vivante qui émanait de cette vision me pétrifiait comme un lapin devant un tigre.

— Changement de cadre, annonça Charles.

Je sentis son grand calme, sa concentration, sa force. Charles était un être très simple, comme un enfant. J’avais formulé une vérité à laquelle je n’avais pas été capable de faire face jusqu’alors, et il m’avait crue.

— Je t’aime, lui dis-je.

— Je t’ai toujours aimée et je t’aimerai toujours, Casseia, murmura-t-il avec ferveur. Jouons, ajouta-t-il après avoir pris une longue inspiration.

Brusquement, le LQ agrandit l’échelle de notre simulation. Nous avions l’impression d’être en suspens au-dessus du Système solaire et de voir les planètes intérieures comme des points brillants entourés de petites sphères armillaires de coordonnées, références pour les bases de descripteurs, expansions de configurations destinées à créer les effets majeurs sur la planète.

Le départ de Mars n’aurait virtuellement aucun effet sur le Soleil ni sur les autres planètes.

Le tigre frappa.

Dans le vide de la transition, je me demandai à quoi l’univers ressemblerait si Charles me parla d’une voix rassurante.

Il n’y aurait eu aucun accord entre les charges des particules n’ayant pas d’extension, des particules ponctuelles telles que l’électron ou des agrégats comme le neutron ; de plus, la superposition aurait été impossible, et l’univers se déliterait.

Mais Charles tenait bon et guidait le LQ.

Le vide de la transition m’attirait dans une espèce de rêve où toute réalité n’était qu’un sous-ensemble de.

Ma vie aurait été.

— Casseia.

Pas de voyage sur la Terre, rester chez moi non.

— Casseia.

Mon rehaussement semblait me lancer des couches colorées de notations, qui s’empilaient niveau après niveau pour former des profondeurs merveilleuses. Je regardais au travers d’un océan de réalités descriptives, et la planète Mars que j’avais connue, à l’intérieur de cet océan, était réduite à un espace vectoriel, un tableau à état unique formant la base de tout ce qui était à venir, et cet instant avait été (recherche de la racine, du point zéro de son passage sur un plan infini de mon existence)

Racines multiples, zéros multiples

Où mon plan faisait intersection avec la surface complexe de Charles, formant des fronts de choc qui me poussaient en avant comme un rocher qui dévale

Extirpant les racines, et la fonction s’effondrait d’une manière entièrement différente, et il semblait, dans ce rêve, que nous avions été utilisés tous les deux, que nos potentialités avaient été forcées à accomplir une chose, celle qui se produisait en ce moment, et que tout le reste pouvait être rejeté, nos existences le gribouillage sans fin qui mène à la réponse

Je voyais aussi les procès, les jugements, les condamnations contre ce qui restait de la République, les foules de ceux qu’il n’était pas possible de raisonner, car les fronts de choc les avaient fait dévaler aussi ; et je recevrais leur reflet, leur colère et leur peur.

— Ah ! fit Charles, quelque part entre le soupir et le grognement. Cassie !

Il ne m’avait jamais appelée Cassie. Familiarité d’un mari, avec notre enfant qui arrivait.

— Changement de cadre terminé, annonça-t-il.

Le Système solaire avait disparu de notre perspective. À sa place, une vue des étoiles lointaines sous trois angles combinés, distordant mon regard interne jusqu’à ce que je comprenne ce que faisait l’interprète. Nous nagions dans un océan de nébulosités. Jeunes nuages d’étoiles récentes, astres nouveau-nés, cadavres de soleils dévorants qui, en mourant, enrichissaient le milieu et permettaient la naissance d’autres soleils encore plus dynamiques. Le LQ posait les yeux sur ces choses, et tout était distordu dans un flou exempt d’effondrement, scintillant entre deux états, par superposition de qualités qui, pour lui, étaient importantes, mais n’avaient que peu de signification pour les autres, même pour Charles.

— J’ai localisé le nouveau système, nous informa Hergesheimer. Il se trouve à quatre virgule neuf billions de kilomètres de nous.

Je m’arrachai aux projecteurs pour regarder Charles. Il gisait immobile sur sa couchette. Stephen se mit à genoux à côté de lui pour l’examiner puis leva les yeux vers moi avec une expression à mi-chemin entre l’émerveillement et la douleur.

— Vous l’entendez, dans la simulation ? me demanda-t-il.

— Je ne sais pas, répondis-je.

Je me remis sous les projecteurs. Mes bandeaux s’unirent immédiatement pour m’immerger de nouveau. Je n’entendis pas Charles, mais je sentis, par l’intermédiaire de l’interprète, une présence guidant les chiffres en mouvement, une main ferme sur le LQ.

— Oui, murmurai-je. Je le sens. Il est là.

— Oui, répétai-je à l’intention de la main ferme, le cavalier sur son cheval.

Changement de cadre dans…

Un rien de temps.

Un simple réajustement.

Deux tiers d’une année-lumière, après avoir émergé à dix mille années-lumière du Soleil, ce n’était qu’une chiquenaude dans les eaux de notre nouvel océan. Charles pouvait encore le faire.

Et il le fit.

L’espace intermédiaire, à présent presque familier. Un endroit où se reposer en même temps qu’une potentialité. Et au milieu du repos, la main ferme du cavalier du LQ.

— Il n’est pas fou, murmura Charles. Le LQ n’est pas fou. Pas même excentrique.

Je crus, l’espace d’un instant, qu’il prononçait le nom d’une femme. Une de ses maîtresses.

Agnes Day. Qui est-ce, Charles ?

Écoute-moi bien, parce qu’il n’y aura pas de temps pour le répéter. Tu es pour moi l’image de tout ce qu’une femme doit être. Que Dieu me garde, Cassie.

Agnus Dei. C’était ce qu’il avait dit. L’agneau de Dieu.

— Tu es forte, pleine d’amour et de sentiments. Ils vont venir te chercher.

— Tu les as vus aussi, Charles ?

— Je n’ai pas besoin de voir quoi que ce soit. Je connais les gens presque aussi bien que toi. Mais je ne serai pas là sous une forme qui soit d’un grand secours. Parce que ça va me tuer.

— Cassie. Mais tu les as sauvés, n’oublie pas. L’histoire moud son grain très fin, quelquefois, et laisse de la poussière d’os – ou des cendres.

— Chacun de nous est responsable.

— Ils vont te mettre au pilori, Cassie. J’aimerais être là à tes côtés. Stephen sera là, et les autres aussi. Moi, je prends la voie la plus facile.

— Charles, non.

— L’heure est venue.

Je ne sentais même pas la potentialité, et c’est peut-être pour cela qu’il m’avait parlé. Parce que la dernière chiquenaude est la plus dure, celle qui coûte le plus.

Les images projetées dans mes yeux et dans ma tête furent soudain abominablement douloureuses. Aucune n’avait de sens. Tous les messages, toutes les étiquettes se brouillaient. Les sphères armillaires éclatèrent. Je ne pouvais plus traduire ce que je voyais. L’interprète me coupait de tout, m’abandonnait dans une obscurité neutre et sans goût. Stephen retira les bandeaux qui me ceignaient la tête et les projecteurs qui aveuglaient mes yeux.

Charles fut agité d’un spasme sur sa couchette. Il eut un sourire horrible qui montrait ses dents serrées. Je me levai pour lui prendre la main. Une confusion totale ponctuée de cris régnait dans le labo et la galerie. Un instant, tout le monde parut nous oublier.

— Nous y sommes ! s’écria Hergesheimer. Mon Dieu ! Nous avons vraiment réussi !

À ce moment-là seulement Charles se détendit. Sa tête bascula sur le côté, ses yeux rentrant et sortant de leurs orbites. Je lui soulevai la nuque pendant que Stephen défaisait les connexions optiques. Les arbeiters médicaux arrivèrent alors, en se frayant un passage à travers l’assistance soudain regroupée. Ils s’occupèrent de tout et se préparèrent à emmener Charles sur une table roulante.

Je m’accroupis par terre à côté de sa couchette vide. Nous avions réussi. Charles avait réussi.

Hergesheimer faisait les cent pas devant une image vidéo du nouveau système. Il désignait les étoiles une à une comme si ce triomphe était le sien. Des images du nouveau Soleil surgirent un peu partout dans le labo.

Stephen m’aida d’une poigne ferme à me mettre sur mes pieds et me soutint par les épaules.

— Ça va ?

Je fis signe que oui.

— Et Charles ? demandai-je.

— Il a un peu forcé. On verra bien.


Je passai les neuf premières heures du premier jour dans le Nouveau Système à dormir dans mes appartements. Je fus réveillée par Hergesheimer, Leander, Abdi et Wachsler quand ils se présentèrent devant ma porte. Stephen s’adressa à moi avec sollicitude.

— Vous vous sentez mieux ?

— Ça peut aller, répondis-je.

J’aurais dormi encore cent ans, mais j’étais en état de fonctionner.

Les ingénieurs de Wachsler avaient érigé un dôme transparent à la surface et assemblé une plate-forme pour que nous puissions en faire le tour. Je fus poussée en avant du premier groupe d’une cinquantaine de personnes. On me donnait toujours la préséance. Nous nous tassâmes dans l’ascenseur qui conduisait à l’issue de secours centrale, grimpâmes jusqu’au nouveau sas et émergeâmes à l’extérieur pour contempler le nouveau ciel.

Stephen poussait Charles sur un fauteuil roulant. Il était entouré de plusieurs arbeiters médicaux compacts. Je lui pris la main lorsque nous fûmes sous la coupole transparente ondulée, mais il ne répondit que par une faible pression des doigts.

Le Nouveau Soleil paraissait à peine un peu plus gros que l’autre, bien que Mars, en réalité, orbitât quatre-vingts millions de kilomètres plus près. Le crépuscule s’amorçait à l’est. Le disque de l’astre du jour était en train de plonger derrière l’horizon. Son aura brillante, jeune et nacrée flamboya un instant avant de disparaître. Avec la nuit, de nouvelles splendeurs apparurent.

Nos yeux s’accoutumèrent lentement. Quelques minutes passèrent avant que nous fûmes capables de discerner la gamme de couleurs et les promesses de ce nouveau jardin de soleils. Partout autour de nous fleurissaient des nébuleuses dans le rose, le lilas ou le parme. Des boucles vert tendre ou couleur de jonquille des prés apparaissaient partout, cachant en leur sein les faces diffuses d’étoiles au premier âge.


Je m’agenouillai à côté du fauteuil roulant de Charles et lui pris de nouveau la main. Il se tourna vers moi pour me regarder dans les yeux. Quelque chose, à la lisière de son expression, me donna un faible espoir. Je lui touchai le visage du doigt et il eut un mouvement de recul, les muscles de ses joues crispés. Puis il se détendit.

— Tu sais ce qui s’est passé, Charles ? demandai-je doucement.

— On se fixe, murmura-t-il, le regard de nouveau vitreux.

— C’est toi qui nous as amenés ici, Charles. Pour le meilleur et pour le pire. Mais on s’y sent en sécurité. C’est sûrement mieux qu’avant.

— Mm… Mmmm…, grogna-t-il.

— Nous sommes en train d’admirer le Nouveau Système. C’est la nuit. On voit les étoiles, elles sont magnifiques.

— Bien, dit-il.

— Tu comprends ce que je dis ?

— Oui, fit-il en hochant la tête. Trop bien.


Le grand calme qui avait suivi notre déplacement – la prise de conscience hébétée, le temps d’accoutumance et, enfin, le ressaisissement – s’appliquait, semblait-il, aussi bien à Mars qu’aux Martiens.

Aucune lune se s’était levée dans le ciel.

La menace des criquets diminuait de jour en jour, à mesure que les machines tombaient dans nos dispositifs de défense pour être mises en pièces ou qu’elles périssaient dans le désert froid, leurs ressources d’énergie et leur détermination épuisées.

Les Mille Collines détruites, Ti Sandra morte et une grande partie de nos parlementaires disparus, il n’y avait plus de gouvernement ni de République. Les stations les plus importantes devinrent, tout naturellement, le centre de la nouvelle vie sociale et politique de Mars. On parlait vaguement d’essayer de rétablir des institutions normales, mais la société martienne était instinctivement organisée autour de la famille, de la station et des Multimodules Associatifs. Aucune autre structure n’avait eu le temps de s’implanter vraiment dans les mœurs.

Au début, les millions de Martiens eurent du mal à comprendre ce qui leur était arrivé. Ils étaient incapables de concevoir des forces si massives et une conspiration si puissante qu’elles avaient arraché leur planète au Vieux Soleil. Mais tandis que la réalité se frayait un chemin dans les esprits, réverbérée par le réseau étendu et réaffirmée sans cesse par les scientifiques et les petits chefs qui avaient la confiance des communautés les plus modestes, l’incrédulité était peu à peu remplacée par le choc puis l’indignation.

Les preuves de la malveillance de la Terre envers Mars étaient relativement éloignées de la vie courante. Les stations anéanties, naturellement, n’avaient plus de voix pour se faire entendre. Et les centaines de millions d’hectares de sable vitrifié ne semblaient pas constituer une raison suffisante pour une réponse de cette ampleur.

L’état de choc régnait partout. Les familles faisaient des déclarations alarmées et rageuses, et ces déclarations se propageaient dans le réseau étendu. Des commissions d’enquête furent formées. Elles se réunirent d’un MA à l’autre pour examiner les principales questions, donnant bientôt naissance à une sorte de système judiciaire improvisé, qui ordonna à son tour des enquêtes.

Ce qui, dans les premiers temps, avait reçu le nom d’Échappée était de plus en plus appelé la Fuite, puis la Débandade, et enfin la Honte. Nous aurions pu rester, disaient certains, et utiliser notre nouvelle puissance pour contrer la Terre sur son propre terrain. Quelques milliards de Terros, c’était un prix raisonnable à payer en échange d’une Mars indépendante au sein du Système solaire…

Une nostalgie aiguë aggravait le sentiment général de misère.

La République, malgré tous les efforts du gouvernement survivant, était en train de se faire remplacer rapidement par quelque chose de bien plus terrible que l’anarchie : la loi de la foule, régie par les passions et menée par des opportunistes ignorants mais habiles.

Cette foule était malheureusement encouragée par Mars elle-même. La planète déchirée avait trouvé une voix pour s’exprimer, et elle hurlait sa douleur.

Le premier grand séisme gronda au sud d’Ascræus. Trois stations furent anéanties et une quatrième fut coupée en deux lorsqu’une crevasse se forma entre Pavonis et Ascræus. Cette crevasse, que l’on devait appeler plus tard « la Nouvelle Faille de Tharsis », s’élargit en quatre semaines de quelques mètres à plus de mille kilomètres. Les échos de ce réajustement de la croûte martienne se réverbérèrent longuement. Mars tout entière résonna comme un gong.

Dans Préambule, les aréologues, sous la houlette d’un Faoud Abdi frénétiquement inspiré, essayèrent de reconstituer le tracé du nouvel ordre tectonique martien en l’absence de satellites, en se fiant uniquement aux rapports qu’on leur faisait parvenir sur le réseau étendu. Mais le réseau lui-même était fragmenté. De nombreuses liaisons endommagées avaient été réparées puis endommagées de nouveau. Nos ressources nanos avaient plus que dépassé leurs limites.

À Kaibab, des équipes de volontaires survolaient Marineris, dressant la carte des nouvelles modifications topographiques, apportant des vivres et du carburant aux petites stations intactes qui voulaient coopérer, remontant peu à peu vers le Bourrelet de Tharsis. Des changements de niveau de quelques dizaines de mètres n’étaient pas rares. À certains endroits, la dénivellation atteignait cent mètres.

Le Bourrelet de Tharsis, prédisaient certains, se tasserait dans une centaine d’années – de l’ancienne Mars.

Notre orbite autour du Nouveau Soleil avait une période de trois cent deux jours.

Sur la face opposée de Mars, d’étroits sillons linéaires apparurent, longs de plusieurs milliers de kilomètres et disposés en grands arcs, comme des ondes concentriques figées dans la pierre. De plus en plus de stations voyaient leurs galeries menacées et durent être évacuées.

Les plans d’urgence de Wachsler furent mis en œuvre, mais souvent trop tard. Pour tout cela, naturellement, c’est moi qui fus accusée. Avoir poussé Mars à de telles extrémités sans préparation suffisante était une horrible bévue. Aucun mot, pas même criminel, n’était trop fort pour qualifier mon acte.

Sur mes ordres, les Olympiens rescapés désassemblèrent les pinceurs et les éloignèrent de Kaibab pour les mettre en lieu sûr. Certaines pièces furent interceptées par des factions qui en revendiquaient la possession. Aucune de ces factions, par bonheur, n’était capable d’utiliser ce qu’elle avait. Personne n’y comprenait rien. Les Olympiens gardaient un mutisme total, même sous la menace.

Certains furent même emprisonnés.

Je passais une grande partie de mon temps à voler de station en station avec ma navette, à inspecter les sites des séismes et à dispenser les consolations que je pouvais. J’avais à faire face à des comités de plus en plus hostiles. Chaque Martien était devenu un réfugié, même si c’étaient les mêmes quatre murs que par le passé qui l’entouraient.

Les Martiens avaient peur. Ils étaient nombreux à me demander quand nous retournerions chez nous, dans notre Système solaire. Et lorsque je leur répondais que nous ne le ferions probablement jamais, beaucoup se mettaient à pleurer de rage et de désespoir.

Certains me soutenaient encore, mais ils étaient de moins en moins nombreux.

Mars, en surface comme en profondeur, était prise de folie.


Lorsque l’eau se mit à couler des escarpements situés au nord d’Olympus et à inonder les sillons de Cyane, endommageant les labos où mon mari avait travaillé à faire fleurir les cystes mères, je pris la dernière navette présidentielle pour effectuer ma dernière visite officielle dans une zone sinistrée. Dandy et Stephen m’accompagnèrent. Nous nous posâmes d’abord à l’UMS pour y passer la nuit et refaire le plein. Puis nous partîmes vers les sillons.

Quelque chose avait pris vie à l’intérieur de l’énorme volcan, dégageant un vaste aquifère minéral souterrain. L’eau descendait en bouillonnant des pentes nord pour envahir les sillons. Elle avait plusieurs mètres de profondeur sur des centaines de kilomètres de terrain. Au contact des sables mous et de la grésille séculaires, elle libérait d’énormes quantités de gaz carbonique et d’azote. Des lacs de boue effervescente se formaient, s’agitaient puis gelaient. Nous survolâmes ces terrains sombres, surmontés d’épais nuages, en observant les nouvelles îles surgies au milieu des océans de boue.

Seules les terres basses du Sud et les vallées de Cyane avaient été inondées, bien sûr. Mais le labo se trouvait au milieu de l’une de ces vallées, et les dômes de retenue avaient été détruits, laissant quatre cystes mères exposées au nouveau ciel de Mars.

Les collègues de mon mari nous accueillirent à l’arrivée. Le docteur Schovinski, l’ex-assistant d’Ilya, se montra empressé et cordial dans le sas improvisé.

— Il est vrai, madame la présidente, nous dit-il en nous faisant entrer dans une petite pièce où du thé et une collation nous attendaient, que nous avons perdu la plupart de nos dômes, galeries et bâtiments, mais l’expérience a parfaitement réussi. Le savant que je suis vous dit merci, du fond du cœur.

Lorsque nous nous fûmes restaurés rapidement, il nous guida dans une galerie étayée et encore humide jusqu’au labo où les cystes mères fossiles avaient naguère été préparées pour subir des tests sous les dômes. Leurs supports étaient vides.

— Nous les avons sorties à l’air libre, expliqua Schovinski. Si seulement Ilya avait pu voir ça !

Nous revêtîmes des combinaisons pressurisées pour sortir.

Sous un ciel plus clair parsemé de hauts nuages tournoyants de cristaux de glace, l’inondation avait réduit les dômes de retenue à l’état de monceaux de ferraille étincelants. Les lits de terreau soigneusement mis en place avaient été décapés, et il ne subsistait à leur place que des crevasses et des ravines profondes. Dans ces ravines, sous une mince couche de givre qui se formait chaque soir et se dissipait à midi, d’épaisses pousses brunes s’élevaient de deux à trois mètres, donnant naissance à leurs extrémités à des feuilles en éventail.

Schovinski me guida vers une ravine de un mètre de profondeur. Saisissant ma main gantée, il en frappa la tige d’une des pousses qui surgissaient de la boue congelée et vitrifiée. Cette boue se déversait d’une cyste mère craquelée qui se trouvait à six mètres de là.

— Il y a d’abord les ponts-aqueducs, m’expliqua-t-il. Ensuite, nous supposons qu’il existe d’autres formes. La jeune ecos s’assure d’abord un approvisionnement en eau, puis elle s’efforce de réaliser son épanouissement.

L’une des pousses les plus avancées faisait cinq mètres de hauteur et deux d’épaisseur à sa base. Quatre feuilles en éventail en sortaient, déployées sous le Nouveau Soleil. Un globe translucide gros comme une pastèque se cachait à l’ombre de la plus grosse d’entre elles.

Avant même que Schovinski me l’explique, j’avais compris de quoi il s’agissait. Dans quelque temps, le fruit allait devenir énorme et servirait de réservoir à l’aqueduc. Il me semblait qu’une éternité avait passé depuis le jour où Charles m’avait guidée à l’intérieur d’un tel globe à moitié enfoui et fossilisé.

Je résolus de lui montrer cela un jour, quand il serait prêt.

Nous passâmes plusieurs heures à ciel ouvert. Nous eûmes même droit à un commencement de neige. La vue des pousses brunes me procurait une vive joie. J’étais aussi enthousiaste qu’une petite fille. J’essayais de vivre ce moment pour Ilya en même temps que pour moi.

Lorsque nous retournâmes dans les galeries encore intactes de la station, des assistants troublés nous apprirent qu’une demi-douzaine de navettes étaient arrivées d’Amazonis. Un pressentiment de Dandy fit qu’il me poussa rapidement vers notre engin, mais il était trop tard. Nous étions encerclés par un solide mur de citoyens armés.

L’indignation de Schovinski laissa ces vigiles indifférents. L’heure était venue. Ils m’arrêtèrent en m’accusant d’une demi-douzaine de crimes. Le plus grave était celui de trahison. Dandy et Stephen eurent les chevilles et les poignets liés comme des moutons destinés à l’abattoir. Les vigiles au visage sévère – tous des hommes – ne me firent subir que l’indignité mineure, en comparaison, de m’immobiliser les poignets avec un lien gluant.

Ce n’était pas la première fois que cela m’arrivait.

La République Fédérale de Mars avait vécu.


J’ai fixé des limites à mon histoire et je m’y conformerai. Tout ce que j’ai écrit jusqu’à présent concerne uniquement le déplacement de Mars, avec le pourquoi, le comment et le rôle que j’ai joué dans cette affaire. Ce qui vient après, je préfère l’oublier.

Écrire en prison n’est pas aussi commode qu’on le croit.

Je ne demande pas qu’on me pardonne ni même qu’on me juge équitablement. D’une certaine manière, j’ai déjà reçu ma récompense. Mais ce que je demande, en implorant, c’est que Charles Franklin soit traité avec humanité, de même que tous les Olympiens emprisonnés.

C’est grâce à eux que Mars existe encore et que ses gouvernements à venir vont pouvoir continuer de se battre, de discuter et d’accuser.

Lorsque les procès auront eu lieu et que ma sentence sera prononcée, voici à quoi je penserai : une tige, une feuille, un globe vert et scintillant. Les enfants qui naîtront ne se souviendront pas du Vieux Soleil. Le ciel nouveau aux fleurs multicolores sera leur seule maison. Comme il sera la vôtre, à vous qui, je l’espère de tout mon cœur, lirez mon histoire.

Je vous vois jouant à l’ombre des ponts de la Vieille Mars, la peau exposée à l’air libre, dans cent ans ou dans mille. Pour vous, il n’y aura pas de temps ni de distance, aucune limite. Rien d’autre que votre propre volonté.

Essayez de faire mieux que vos aînés. Il le faudra. Toute la puissance du monde vous appartient.

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