Première partie

Les jeunes ont oublié l’ancienne Mars sous un soleil jaune, avec son ciel barré de nuages et piqueté de poussière rose, son sol rouilleux et sablonneux, ses habitants vivant dans des terriers pressurisés, ne s’aventurant en haut que pour accomplir un rite de passage ou assurer la maintenance ou encore s’occuper des cultures filiformes étirées comme des nids de serpents d’un vert intense sur les territoires agricoles balayés par les vents. Cette Mars-là, une Mars âgée et fatiguée, pleine de jeunes vies, a disparu à jamais.

Aujourd’hui, c’est moi qui suis vieille et lasse, et Mars a retrouvé sa jeunesse.

Nos existences ne nous appartiennent pas, mais nous devons faire, Dieu m’en soit témoin, comme si c’était le cas. Quand j’étais jeune, mes actions ne me semblaient pas avoir suffisamment d’importance pour compter en quoi que ce soit ; mais quelques grains de poussière qui volent, dit-on, peuvent très vite se transformer en tempête planétaire.


2171, A.M. 53

Une époque prenait fin. J’avais étudié les signes, de manière plus ou moins naïve, dans mes cours, et il y avait eu des allusions marquées de la part de quelques-uns de mes profs les plus perceptifs, mais je n’aurais jamais cru que la situation m’affecterait personnellement… jusqu’à ce jour.

J’avais été vidée de l’université de Mars-Sinaï. Deux cents camarades et professeurs dans la même situation occupaient le sol blanc brillant du dépôt, le visage marbré par les ombres que projetait le soleil à travers l’enchevêtrement des poutres et poutrelles qui soutenaient la coupole transparente. Nous attendions le train de Solis Dorsa qui devait nous emporter vers nos planums, planitias, fossas et vallées respectifs.

Diane Johara, ma camarade de chambre, avait posé un pied sur son sac de voyage dont elle tapait impatiemment l’anse du bout de sa bottine. Ses lèvres étaient froncées comme pour siffler, mais aucun son n’en sortait. Elle gardait le visage tourné vers les soufflets du nord, attendant que le train y pointe son nez. Nous étions bonnes copines, Diane et moi, mais nous n’avions jamais parlé politique. Il y a une certaine étiquette de base à respecter sur Mars.

— Assassinat, déclara-t-elle.

— Peu pratique, murmurai-je. (Il n’y avait que quelques jours que j’avais découvert la force de ses convictions.) Et d’ailleurs, qui voudrais-tu assassiner ?

— Le gouverneur. La chancelière.

Je secouai la tête.

Plus de quatre-vingts pour cent des étudiants de l’UMS avaient été vidés. C’était une violation de contrat flagrante. Une mesure qui me frappait comme étant particulièrement injuste. On n’avait jamais été activiste dans ma famille. J’étais fille de financiers issus des MA, héritière d’une longue tradition de prudence, et je m’asseyais toujours à cheval sur les barrières de séparation.

La structure politique établie un siècle plus tôt durant la colonisation tenait toujours le coup, mais ses jours étaient comptés. Les pionniers, arrivés par groupes de dix familles ou plus, avaient creusé partout des terriers dans les sols riches en eau de la planète, d’un pôle à l’autre, mais surtout dans les plaines et les vallées encaissées. Sur le modèle lunaire, ces premières familles avaient formé des consortiums appelés Multimodules Associatifs, ou MA. Ces Multimodules Associatifs jouaient le rôle de superfamilles associatives. En fait, famille et MA étaient pratiquement synonymes. Les colons arrivés par la suite avaient le choix. Ou ils s’intégraient à un MA existant, ou ils en créaient un nouveau. Rares étaient les familles qui restaient autonomes.

Plusieurs MA avaient fusionné et s’étaient entendus, plus tard, pour diviser Mars en secteurs aréologiques et pour coopérer dans l’exploitation des ressources. Les MA se considéraient comme associés et non concurrents en ce qui concernait les richesses prodiguées par leur planète.

— Le train a du retard. Les fascistes sont pourtant censés les faire arriver à l’heure, murmura Diane en continuant de taper du pied sur son sac.

— Ils n’y ont jamais réussi sur la Terre, lui dis-je.

— C’est un mythe, d’après toi ?

Je hochai la tête.

— Tu penses qu’ils ne sont bons à rien ? me demanda-t-elle.

— Ils sont bons pour les uniformes, en général.

— Ceux de nos fascistes ne cassent rien.

Élus au scrutin local, les gouverneurs ne répondaient que devant les habitants de leur district, indépendamment des affiliations aux MA. Ils concédaient les droits d’implantation et d’exploitation aux MA et représentaient leur district au Conseil Général des Multimodules Associatifs. Des syndics choisis par les MA à l’issue d’un vote des doyens des professions juridiques et des entreprises représentaient les intérêts des MA à ce Conseil. Gouverneurs et syndics ne voyaient pas toujours les choses du même œil. Les débats étaient généralement formels et courtois – les Martiens perdaient rarement leur calme –, mais les procédures n’étaient pas toujours codifiées. Certains disaient que le système était lourd et inefficace. Ils voulaient créer un gouvernement central, comme cela s’était fait sur la Lune.

Le gouverneur de Syria-Sinaï, Freechild Dauble, administratrice coriace au menton buriné, poussait depuis quelques années les MA à adopter une constitution étatiste qui prévoyait la création d’un tel gouvernement. Elle voulait supprimer les syndics et faire élire à leur place des représentants de district. Ce qui signifiait, naturellement, que le pouvoir des MA s’effondrerait.

Le nom de Dauble était, depuis, devenu synonyme de corruption. À l’époque, cependant, elle était gouverneur du plus grand district de Mars depuis huit années locales, à l’apogée d’une longue carrière politique. Avec force cajoleries, persuasions et menaces, elle avait forgé – certains disaient forcé – des accords entre les MA les plus importants et occupait le centre du mouvement pour l’unité martienne, sur la route de la présidence planétaire.

Certains disaient que la propre carrière de Dauble était le meilleur argument en faveur d’un changement, mais peu osaient la contredire.

Dans quelques jours, le Conseil allait voter sur un texte visant à rendre permanente la nouvelle constitution martienne. Nous vivions depuis six mois sous un gouvernement Dauble « provisoire », et beaucoup de protestations s’étaient fait entendre. L’accord si difficilement obtenu était fragile. Dauble l’avait fait entrer de force dans trop de gorges précaires, avec trop de magouilles en sous-main.

Des actions judiciaires étaient en préparation, lancées par au moins cinq familles opposées à l’unité. C’étaient surtout de petits MA qui avaient peur de se faire absorber et éliminer. Les étatistes les appelaient « rétros » et voyaient en eux une grave menace. Ils ne toléreraient jamais un retour à ce qu’ils considéraient comme la domination anarchique des Multimodules Associatifs.

— Si l’assassinat politique ne peut être envisagé, déclara Diane, nous pourrions malmener un peu quelques-uns des favoris…

— Chut ! lui dis-je.

Elle secoua ses cheveux courts en broussaille et se détourna en sifflotant sans bruit. Elle faisait toujours cela quand elle était trop furieuse pour répliquer calmement. Les lapins rouges habitués à vivre depuis des dizaines d’années dans des espaces limités accordaient un grand prix à la courtoisie et transmettaient cette caractéristique à leurs enfants.

Les étatistes redoutaient les incidents. Les manifestations d’étudiants étaient inacceptables aux yeux de Dauble. Même si les étudiants ne se confondaient pas avec les rétros, ils pouvaient faire suffisamment de bruit pour casser l’accord.

Dauble fit donc passer un message à Caroline Connor, une vieille amie qu’elle avait nommée chancelière de la plus grande des facultés, l’université de Mars-Sinaï. C’était un personnage autoritaire, avec beaucoup d’énergie et peu de cervelle. Connor avait obligé sa copine en fermant la plus grande partie du campus et en dressant la liste de ceux qui lui semblaient avoir des sympathies pour les manifestants.

J’étais diplômée de gestion politique. Je n’avais signé aucune pétition ni participé à aucune manif, contrairement à Diane, qui était fermement engagée dans le mouvement, mais cela n’empêchait pas mon nom de figurer sur la liste des suspects. La faculté de gespol était notoirement indépendante. Qui aurait pu faire confiance à l’un d’entre nous ?

Nous avions payé nos études et on nous refusait l’accès aux cours. La plupart des étudiants et des professeurs vidés n’avaient pas d’autre choix que de rentrer chez eux. Le gouvernement nous avait généreusement octroyé des billets pour des trains spécialement réservés, mais un certain nombre d’étudiants, Diane en particulier, avaient refusé en promettant de se battre de toutes leurs forces contre le vidage illégal. Ce qui lui avait valu – ainsi qu’à moi, qui avais été simplement trop lente à faire mes valises – une escorte de l’UMS pour quitter les terriers de l’université.

Diane avançait la tête raide, lentement, en lançant autour d’elle des regards de défi. Les gardes, pour la plupart récemment immigrés de la Terre, à la carrure massive et impressionnante, nous tenaient fermement par les coudes pour nous guider dans les galeries. Ce traitement attisa les doutes qui commençaient à se former en moi. Comment pouvais-je accepter toutes ces injustices sans me révolter ? Si nous étions d’un naturel prudent dans la famille, nous n’avions jamais été des lâches.

Entourés par les gardes de Connor, regroupés avec les derniers étudiants vidés, nous fûmes poussés sans ménagement pour dépasser un groupe d’étudiants qui flânaient dans un atrium botanique. Ils portaient les blouses grises ou bleues de leurs familles. C’étaient les rejetons de MA possédant des liens économiques étroits avec la Terre, enfants chéris de ceux qui étaient le plus en faveur de la politique de Dauble. Ils étaient tous restés à l’université. Ils bavardaient tranquillement et nous regardèrent passer avec indifférence. Pas le moindre murmure de solidarité ou d’encouragement. Leur passivité équivalait à un mur. Diane me donna un coup de coude.

— Les sales jaunes, murmura-t-elle.

J’étais d’accord avec elle. Pour moi, ils étaient pires que des traîtres. Ils se comportaient en vieux cyniques, faisant fi de tous les idéaux de la jeunesse.

On nous fit monter tous ensemble, y compris notre escorte, dans une voiture qui nous conduisit au dépôt.


L’endroit bourdonnait comme une ruche.

Quelques étudiants, qui s’étaient aventurés dans une galerie latérale, revinrent nous faire passer le mot. Le train circulaire de la gare de Solis Dorsa arrivait. Diane s’humecta les lèvres et regarda nerveusement autour d’elle.

Le dernier garde de l’escorte, assuré que nous partions, porta le doigt à sa casquette en guise de salut et s’éloigna vers le bistrot du dépôt.

— Tu viens avec nous ? me demanda Diane.

Je fus incapable de lui répondre. Ma tête vibrait de contradictions. La colère devant l’injustice luttait contre le devoir familial. Mon père et ma mère détestaient le battage fait autour de l’unification. Ils croyaient fermement qu’il valait mieux rester en dehors de tout ça. Ils m’avaient fait part de leur sentiment, sans l’ériger en dogme.

Diane me lança un regard de pitié. Elle me serra la main en disant :

— Casseia, tu réfléchis trop.

Puis elle s’avança sur le quai et s’éloigna discrètement dans la galerie latérale. Par groupes de cinq ou moins, les étudiants allèrent aux toilettes, au café, consulter les bulletins météo de leurs dépôts de destination… En tout, quatre-vingt-dix d’entre eux s’esquivèrent.

J’hésitais. Ceux qui restaient avaient une expression ostensiblement neutre. On se lançait des regards obliques, vite détournés.

Un silence étrange était descendu sur le quai. Une étudiante de troisième année, chargée de trois gros sacs, exécuta un petit pas de deux. L’un des sacs lui glissa de l’épaule. Elle lui donna un coup de pied qui l’envoya à deux mètres de là. Puis elle posa sur le quai ses deux autres sacs et s’éloigna vers la sortie nord, où elle disparut au détour de la galerie.

Je frémissais de tout mon corps. J’observai les visages solennels qui m’entouraient, en me demandant comment ils pouvaient avoir l’air si bovin. Comment faisaient-ils pour demeurer ainsi, à attendre passivement que le train ralentisse, acceptant la punition infligée par Dauble pour des opinions politiques qu’ils ne partageaient peut-être même pas ?

Le train creva les soufflets, précédé d’un bouchon d’air, et ralentit le long du quai. Des icônes clignotèrent au-dessus de nos têtes. Identification de la station, désignation du train, destinations. Une voix féminine assurée nous annonça, avec une courtoisie extrême et sans aucune émotion discernable :

— Solis Dorsa, Bosphorus, Nereidum, Argyre, Noachis ; correspondances pour Meridiani et Hellas, arrivée immédiate porte 4.

— Merde de merde de merde…, grommelai-je entre mes dents.

Avant de savoir ce que j’avais décidé de faire, avant de me paralyser davantage en réfléchissant, je sentis mes jambes me porter en direction de la galerie latérale puis au détour d’une plate-forme de service nue qui ressemblait à une impasse. La seule issue était une petite porte basse en acier recouvert d’émail blanc écaillé. Elle était à peine entrouverte. Je jetai un regard derrière moi, me baissai, ouvris la porte toute grande et passai de l’autre côté.

Il me fallut plusieurs minutes, en marchant rapidement, pour rattraper Diane. Je dépassai une douzaine d’étudiants dans l’obscurité d’une galerie de service réservée aux arbeiters avant de la retrouver.

— Où allons-nous ? demandai-je à voix basse en haletant.

— Tu es avec nous ?

— À présent, oui.

Elle me fit un clin d’œil et me serra la main avec une vigueur joyeuse.

— L’un de nous a la clé. Il connaît le chemin des dômes des premiers pionniers.

Étouffant de petits rires nerveux, échangeant des tapes dans le dos, ivres d’enthousiasme et impressionnés par notre propre courage, nous franchîmes l’un après l’autre une ancienne écoutille d’acier et rampâmes le long d’une série de vieilles galeries qui sentaient le renfermé et étaient bordées de mousse de roche tombant par endroits en poussière. Tandis que les derniers d’entre nous franchissaient la limite de l’UMS, marquée par une borne lumineuse tremblotante, pour s’enfoncer dans une nouvelle galerie de pionniers encore plus vieille mais un peu plus large, nous nous prîmes par l’épaule pour synchroniser nos pas, moitié marchant, moitié dansant.

Quelqu’un, au bout de la file, nous cria doucement de rester tranquilles. Nous nous figeâmes, osant à peine respirer. Après plusieurs secondes de silence, nous entendîmes, derrière nous, des gens qui parlaient à voix basse et des arbeiters de service qui bourdonnaient. Puis il y eut un bruit métallique fracassant qui résonna douloureusement à nos oreilles, amplifié par la distance. Quelqu’un venait de refermer l’écoutille de la galerie où nous nous trouvions.

— Est-ce qu’ils savent que nous sommes là ? demandai-je à Diane.

— J’en doute, répondit-elle. C’était juste une équipe de pressurisation.

Ils avaient scellé le panneau. Impossible de retourner en arrière.

La galerie nous conduisit à cinq kilomètres de l’enceinte du campus. Le labyrinthe de tunnels, vieux de plusieurs dizaines d’années, n’avait pas été utilisé depuis bien avant ma naissance, mais celui qui conduisait le groupe semblait connaître parfaitement son chemin.

— Tout ça remonte à loin, me dit Diane en me regardant par-dessus son épaule.

Quarante orbites plus tôt, soit plus de soixante-quinze années terrestres, toutes ces galeries reliaient plusieurs petits postes occupés par les pionniers. Nous dépassâmes des terriers utilisés par les toutes premières familles. Ils étaient sombres et glacés, maintenus sous pressurisation uniquement pour les cas d’extrême urgence.

Les rares torches et lampes dont nous étions munis éclairaient des meubles de bureau poussiéreux et des appareils électroniques démodés. Contre le mur étaient empilés des fûts de rations de secours ainsi que des équipements de survie dans le vide.

Nous avions pris notre dernier repas universitaire et notre dernière douche de vapeur chaude dans les dortoirs quelques heures plus tôt. Tout cela appartenait désormais au passé. C’étaient des conditions spartiates qui nous attendaient maintenant.

Je me sentais parfaitement bien. Je faisais quelque chose d’important, sans l’approbation de ma famille.

Peut-être, me disais-je, étais-je finalement en train de devenir adulte.


Les quatre-vingt-dix étudiants se rassemblèrent dans un renfoncement obscur au bout de la galerie, sous un dôme de pionniers. Tous les bruits – rires nerveux ou excités, interpellations et questions, frottements des pas sur le sol froid, chants collectifs improvisés – résonnaient sourdement contre les parois intérieures en poly noir. Rompant sa réserve martienne, Diane me serra affectueusement dans ses bras. Quelques voix s’élevèrent au-dessus du brouhaha général. Plusieurs étudiants commencèrent à noter les MA et les affiliations de chacun. La masse commençait à prendre forme.

Deux étudiants de troisième année d’ingénierie, une section conservatrice, peuplée de purs et durs, réclamèrent le silence et se présentèrent. Ils s’appelaient Sean Dickinson et Gretyl Laughton. Avant la fin du jour, nous avions formé des groupes, élu des chefs et confirmé Sean et Gretyl dans leur rôle de leaders de notre mouvement. Nous avions affirmé notre solidarité et notre détermination, et appris que nous avions un plan ou du moins quelque chose qui y ressemblait.

Je trouvais Sean Dickinson extrêmement séduisant. De taille moyenne, de carrure plutôt frêle, il avait des cheveux bruns bouclés au-dessus d’un front proéminent et des sourcils fins, élégants et mobiles. Moins avenante, Gretyl était faite à peu près sur le même moule : épaules étroites, grands yeux bleus au regard accusateur, cheveux filasse roulés en chignon sur sa nuque.

Perché sur une vieille caisse, Sean nous harangua, faisant de nous des gens unis par une réelle mission.

— Nous savons tous pourquoi nous sommes ici, nous dit-il.

Son expression était sévère, ses yeux liquides et passionnés. Il leva les bras, et ses longs doigts osseux touchèrent le dôme en poly au-dessus de sa tête.

— Les anciens nous trahissent, poursuivit-il. L’expérience engendre la corruption. Il est temps d’injecter un peu de moralité dans l’équilibre de la vie martienne et de montrer à ces gens ce que c’est qu’un individu et ce que la liberté individuelle signifie vraiment. On nous a oubliés, mes amis. Ces gens ont oublié leurs obligations contractuelles envers nous. Les vrais Martiens ne devraient pas plus oublier ces choses qu’ils n’oublient de respirer ou de colmater une fuite. Qu’allons-nous faire pour remédier à cette situation ? Que pouvons-nous ? Que devons-nous faire ?

— Leur rafraîchir la mémoire ! crièrent certains. Les tuer ! clamèrent d’autres. Leur dire que nous…, commençai-je.

Mais je n’eus pas le loisir de finir, ma voix se perdit dans le brouhaha général.

Sean exposa son plan. Nous l’écoutâmes avidement. Il nourrissait notre colère et notre indignation. Jamais je ne m’étais sentie aussi excitée. Nous qui avions gardé toute la fraîcheur de la jeunesse et ne pouvions souffrir la corruption, nous voulions prendre d’assaut l’UMS pour affirmer nos droits contractuels. Nous étions des purs et durs, et notre cause était juste.

Sean nous ordonna de pomper les peaux étanches liquides dans les grands fûts de réserve en plastique. Nous dansâmes sous la douche collective, nus, hilares, en nous montrant du doigt, poussant des cris aigus sous la morsure du froid et pour cacher notre gêne, mais nous nous amusions comme des fous. Nous nous rhabillâmes par-dessus les nanomères souples et collants. Les peaux étanches étaient conçues pour faire face à des problèmes de pressurisation d’urgence et non pour assurer le confort de ceux qui les portaient. Aller aux toilettes devenait un rituel compliqué. En peau étanche, une femme mettait environ quatre minutes pour uriner, un homme à peu près deux. Pour déféquer, c’était encore plus difficile.

Nous enduisîmes nos peaux d’ocre rouge afin d’être camouflés si jamais nous devions nous aventurer à l’extérieur en plein jour. Nous ressemblions tous à des démons de bande dessinée.


À la fin du troisième jour, nous étions affamés, épuisés, sales et impatients. Blottis à quatre-vingt-dix sous le dôme pressurisé en poly dans un espace prévu pour contenir quarante personnes au maximum, puisant notre eau rouilleuse à un vieux puits, l’estomac pratiquement vide, nous nous efforcions de faire quelques mouvements pour éviter d’être trop engourdis par le froid.


J’étais passée à plusieurs reprises, en allant chercher ma maigre ration ou en me rendant aux toilettes, devant un type osseux, maigre comme un clou, au nez crochu, aux cheveux noirs, aux grands yeux étonnés, au sourire hésitant et aux manières empreintes d’une ironie mal à l’aise. Il semblait moins furieux et moins sûr de lui que la plupart d’entre nous. Rien qu’à le regarder, je sentais la colère monter en moi. Je l’épiais, observant ses maniérismes et dressant la liste croissante de ses insuffisances. Je n’étais pas de très bon poil, et j’avais besoin d’un exutoire pour mes frustrations. Je décidai de profiter de l’occasion pour faire son éducation.

Au début, s’il remarqua mon intérêt pour lui, il parut plutôt vouloir m’éviter. Il se déplaçait de groupe en groupe sous le vieux dôme fatigué en poly, amorçant çà et là des conversations sans grand succès. Tout le monde était irritable. Finalement, il se retrouva contre un mur, près d’un antique radiateur électrique, dans une file de gens qui attendaient de pouvoir se réchauffer dans le maigre courant d’air tiède et sec.

Je pris mon tour derrière lui. Il me jeta un bref coup d’œil, sourit poliment et se laissa tomber, accroupi sur ses talons contre le mur. Je m’assis à côté de lui. Il croisa les doigts autour de ses genoux et plissa les lèvres, évitant mon regard. De toute évidence, il en avait assez d’amorcer des conversations stériles.

— Tu as des doutes ? lui demandai-je au bout d’un intervalle raisonnable de silence.

— Hein ? fit-il, désorienté.

— Tu as l’air amer. Es-tu sûr que le cœur y soit encore ?

Il m’adressa son sourire irritant et écarta les bras pour se justifier.

— Je suis là, non ?

— Manifeste un peu plus d’enthousiasme, dans ce cas, merde.

Certains étudiants autour de nous secouèrent la tête et s’éloignèrent, trop las pour se laisser entraîner dans un conflit privé. Diane se joignit à nous au bout de la file.

— Je ne connais pas ton nom, me dit-il.

— C’est Casseia Majumdar, expliqua Diane.

— Oh ! fit-il.

J’étais fâchée qu’il eût reconnu le nom. S’il y avait une chose dont je ne voulais pas, c’était bénéficier de la notoriété d’une famille qui ne pouvait m’être pour le moment d’aucun secours.

— C’est son tiers-oncle qui a fondé le MA de Majumdar, continua Diane.

Je lui lançai un regard mauvais et elle plissa les lèvres, le regard pétillant. C’était sa façon de se délasser après toutes les tensions du début et l’ennui du moment.

— Il faut que tu sois avec nous par le cœur et par l’esprit, continuai-je de le sermonner.

— Excuse-moi. Je suis un peu fatigué, c’est tout. Je m’appelle Charles Franklin.

Il me tendit la main.

Je trouvai cela incroyablement froid et guindé compte tenu des circonstances. Nous étions arrivés devant le radiateur, mais je me détournai comme si cela ne m’intéressait plus et m’éloignai en direction des stocks de masques et de recycleurs que notre nouveau chef était en train de tester.

Ni étatiste ni rétro, Sean Dickinson incarnait à mes yeux le summum de ce que notre mouvement improvisé représentait. Fils de technicien ferroviaire, il avait gagné sa bourse d’études par ses seules qualités intellectuelles. Dans ses études d’ingénieur à l’UMS, il avait avancé rapidement, sans se laisser distraire par rien d’autre que ses efforts pour organiser des syndicats trans-MA. Ce qui lui avait valu le déplaisir de Connor et de Dauble.

Sean travaillait avec une expression de concentration intense, les cheveux en bataille, les doigts agiles sur le poly des masques. Les commissures de ses lèvres tressaillaient chaque fois qu’il découvrait une nouvelle fissure. C’est à peine s’il était au courant que j’existais. Et, s’il l’avait été, il m’aurait probablement battu froid à cause de mon nom. Ce qui ne m’empêchait nullement d’être impressionnée.

Charles me suivit et s’arrêta devant la pile grandissante de rebuts.

— Je ne voudrais pas que tu te méprennes, me dit-il. Je suis vraiment derrière vous dans tout ça.

— Heureuse de te l’entendre dire, répliquai-je.

Observant les préparatifs, je frissonnai. L’idée de la rose du vide n’a jamais réjoui personne. Aucun de nous n’avait reçu de formation insurrectionnelle. Nous allions nous heurter à la sécurité du campus, renforcée par les hommes de main du gouverneur et, peut-être, quelques-uns de nos ex-condisciples. Je n’avais pas la moindre idée des limites jusqu’auxquelles ils étaient prêts – eux ou la situation – à nous entraîner.

Nous regardions avidement les nouvelles sur nos ardoises. Sean avait fait passer sur les réseaux étendus des messages disant que les étudiants s’étaient mis en grève pour protester contre les vidages illégaux de Connor. Mais il n’avait pas fait mention – pour des raisons évidentes – de nos projets fracassants. Les citoyens de la Triade – regroupant les économies de la Terre, de Mars et de la Lune – n’avaient pas tourné leurs regards vers nous. Même les LitVids de Mars semblaient indifférents.

— Je m’étais proposé pour les aider, murmura-t-il en désignant les fûts et les masques.

— Tu es déjà monté à la surface ? demandai-je.

— Les fossiles, c’est mon dada. Je voulais faire partie de la commission chargée de l’équipement, mais ils ont dit qu’ils n’avaient pas besoin de moi.

— Ton dada ?

— Les fossiles, oui. À la surface. Seulement en été, naturellement.

Je jugeai que c’était ma chance de venir en aide à Sean et peut-être de me racheter aux yeux de Charles pour avoir manifesté ma mauvaise humeur. Je m’accroupis devant le tas en disant :

— Sean, Charles me dit qu’il a déjà travaillé dehors.

— C’est très bien, fit Sean en lançant un masque déchiré à Gretyl.

Je me demandai, innocemment, s’ils couchaient ensemble. Gretyl examina le masque en faisant la grimace. C’était une antiquité issue d’un coffre de sécurité périmé. Elle le jeta parmi la pile des rebuts, qui menaçait de s’écrouler sur nos pieds d’un moment à l’autre.

— Je sais les réparer, déclara Charles. Il y a des tubes de poly instantané dans les caissons de sécurité. Ça marche bien.

— Pas question d’envoyer quelqu’un à l’extérieur avec un masque déchiré, fit Sean. Excuse-moi, mais il faut que je me concentre.

— Désolé, dit Charles en haussant les épaules à mon intention.

— Nous n’aurons peut-être pas assez de masques, murmurai-je en indiquant la pile.

Sean me jeta un regard noir par-dessus son épaule. Il était stressé et pris par le temps.

— Tes conseils ne sont pas nécessaires, me dit Gretyl d’un ton vif.

— Ce n’est pas grave, fit Charles en me tirant par le bras. Laissons-les travailler.

Je dégageai mon bras d’une secousse, le visage empourpré. Nous retournâmes vers le radiateur, mais nous avions perdu notre place.

Les lumières avaient faibli de moitié. L’air devenait chaque jour plus froid et plus poisseux. Je songeai à nos chambres de terrier, à la maison, à mille kilomètres de là, et au souci que mes parents devaient se faire pour moi. Comment allaient-ils prendre la chose, si je disparaissais tout d’un coup ou si un sale étatiste perçait mon tendre corps d’une fléchette ? Dieu ! Quel scandale ! Ça en valait presque le coup…

J’imaginai Dauble et Connor en état d’arrestation, tombant glorieusement en disgrâce. Le sacrifice de ma vie servirait peut-être… ou probablement pas.

— Ma matière principale est la physique, me dit Charles en me rejoignant au bout de la file.

— J’en suis contente pour toi.

— Tu es en gespol ?

— C’est bien pour ça que je suis ici.

— Je suis là parce que mes parents ont voté contre les étatistes. En tout cas, c’est la seule conclusion à laquelle j’ai pu arriver. Ils étaient au MA de Klein. Il a décidé de tenir jusqu’au bout, comme tu le sais.

Je hochai la tête en signe d’assentiment, sans le regarder. J’aurais voulu qu’il s’en aille.

— Les étatistes sont suicidaires, me dit timidement Charles. Ils causeront leur propre perte, même si nous n’accélérons pas le mouvement.

— Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre.

Les peaux étanches n’allaient pas durer très longtemps. La nudité et la promiscuité resserraient les liens entre nous, nous pensions nous connaître mieux et n’avoir pas de secrets les uns pour les autres, mais nous sentions mauvais et cela nous grattait de partout. Bientôt notre juste indignation allait céder la place à une hargne générale. Sean et les autres chefs du mouvement en avaient sûrement conscience.

— Je voulais décrocher une bourse pour étudier sur la Terre et obtenir une allocation de temps pour un penseur, dit-il. À présent, je suis rayé de la liste, j’ai du retard dans mes recherches et…

Il s’interrompit, les yeux baissés, comme s’il était gêné de s’être laissé emporter par son bavardage.

— Tu sais, me dit-il, il faut que nous agissions dans les vingt prochaines heures. Les peaux étanches vont pourrir.

— C’est exact.

Je le regardai de plus près. Il n’était pas laid. Sa voix était moelleuse et agréable, et ce que j’avais pris au début pour un manque d’enthousiasme ressemblait plutôt maintenant à un grand calme, qui était ce qui me manquait le plus à l’heure actuelle.

Sean avait fini de trier les masques. Il se leva, et Gretyl demanda le silence d’une voix éraillée.

— Écoutez-moi tous, fit Sean en exerçant ses bras et ses épaules ankylosés, nous avons reçu une réponse du secrétariat de Connor. Ils refusent toute entrevue et exigent de savoir où nous sommes. Je pense qu’il leur faudra quelques jours pour nous localiser. C’est donc maintenant ou jamais que nous devons agir. Nous disposons de vingt-six équipements en bon état. Sur les huit ou dix autres qui ont un problème, je peux en retirer deux qui fonctionneront. Le reste ne vaut rien.

— Je pourrais en réparer d’autres, s’il me laissait faire, chuchota Charles à mon oreille.

— Gretyl et moi, nous porterons les équipements à problème, reprit Sean. (Mon cœur se mit à battre à coups redoublés devant un tel courage et une telle abnégation.) Mais cela signifie que la majorité d’entre vous devront rester ici. Il y aura un tirage au sort pour désigner ceux qui traverseront la plaine.

— Et s’ils sont armés ? demanda une jeune femme d’une voix nerveuse.

Sean sourit.

— Un lapin rouge à terre, et notre cause s’envole comme une fusée.

Il voulait dire que si des Martiens se mettaient à tirer sur d’autres Martiens, toute la gloire serait de notre côté, et les étatistes n’auraient plus aucune chance. Il avait raison, naturellement. La nouvelle, en un jour, aurait fait le tour de la Triade. Même les communautés des planétoïdes seraient vite au courant.

Sean semblait penser qu’un ou deux martyrs nous seraient bien utiles. Je fis du regard le tour des jeunes visages assemblés ici. Ils avaient huit, neuf ou dix ans – mon âge, soit un peu moins de dix-neuf années terrestres. Je regardai aussi la figure de Sean, qui, à douze ans, semblait de nous tous le plus âgé et le plus chargé d’expérience. Silencieusement, d’un commun accord, nous levâmes tous une main aux doigts écartés. C’était le vieux symbole d’indépendance lunaire, revendiquant la libre expression des idées et des capacités humaines ainsi que la tolérance et l’abolition de l’oppression. Une poignée de main au lieu d’un poing fermé.

Cependant, lorsque Sean baissa le bras, ses doigts, par réflexe, se crispèrent. Je compris alors à quel point il était engagé, à quel point notre aventure était sérieuse et quels en étaient les enjeux pour moi.


Nous tirâmes à la courte paille en utilisant les brins d’un vieux câble optique une heure après le comptage des masques. Il y avait vingt-six brins longs. J’en tirai un ainsi que Charles. Diane fut déçue de tomber sur un court. On nous distribua les masques, et nous réglâmes nos ardoises de manière à crypter les signaux reliés aux numéros de code de Sean et de Gretyl.

Nous avions vu et revu notre plan. Vingt d’entre nous traverseraient la plaine à la surface juste au-dessus des galeries qui ramenaient vers l’UMS. Je faisais partie de ce groupe.

Il y avait des bâtiments de surface de l’université à cinq kilomètres environ de nos dômes retranchés. Les étudiants restants – deux équipes de quatre, dont faisait partie Charles, sous le commandement de Sean – devaient se déployer à des endroits stratégiques et attendre le signal de Gretyl, à la tête de notre équipe de vingt, indiquant que nous étions arrivés dans les locaux administratifs.

Si nous rencontrions de la résistance et si quelque chose nous empêchait de présenter nos revendications en personne à Connor, les équipes de Sean entreraient en action. Elles commenceraient par émettre un signal prioritaire non autorisé en direction du satcom de Marsync, lançant sur toutes les fréquences la nouvelle d’une action des étudiants vidés de l’UMS concernant le respect de leur engagement contractuel. Même sous le gouvernement provisoire étatiste, le respect d’un contrat avait une énorme signification. C’était la base sacrée de l’existence de chaque famille. Sean refusait de nous dire où il s’était procuré le savoir-faire et les équipements nécessaires pour émettre un signal prioritaire. Le mystère qui l’entourait n’en était que plus fascinant.

Sean conduirait en personne une équipe de quatre jusqu’à la jonction des trains de l’UMS. Là, ils feraient sauter quelques rails courbes de guidage maglev. Les trains n’arriveraient plus au terminal de l’UMS tant qu’une voiture de maintenance n’aurait pas fabriqué de nouveaux rails, ce qui prendrait plusieurs heures. Pendant ce temps, l’UMS serait isolée.

Simultanément, la seconde équipe de quatre – celle de Charles – saboterait les joints et injecterait de la grésille oxydante, un sable mou corrosif commun dans la région, dans le réseau optique de l’université et dans ses installations de liaison montante satcom. Cela suffirait à interrompre toutes les communications sur large bande entre l’UMS et le reste de Mars. Les communications privées passeraient, mais toutes les recherches, tous les transferts de données et les prêts ou locations des bibliothèques seraient entièrement paralysés.

L’UMS perdrait facilement trois ou quatre millions de dollars triadiques avant que les liaisons puissent être rétablies.

Cela, évidemment, allait les irriter.


Nous attendîmes sur deux files formant spirale à partir du dôme retranché principal. À l’extérieur des spirales, Sean et Gretyl étaient silencieux, les mâchoires serrées. Plusieurs étudiants secouaient leurs mains rouges pour se prémunir contre le froid. Les peaux étanches n’étaient pas faites pour procurer du confort. Elles protégeaient seulement contre l’hypothermie et les gelures. La mienne était devenue flasque aux jointures, et la sueur s’accumulait en petites poches avant d’être traitée par les nanomères. J’avais envie de faire pipi, plus par nervosité que par besoin réel. Mes pieds et mes jambes étaient gonflés, mais pas exagérément. Je ne souffrais pas réellement. C’étaient plutôt de petits inconforts qui me détournaient de la concentration dont j’avais besoin pour ne pas m’effondrer en une masse de gélatine vibrante.

— Écoutez-moi bien, cria Sean en se perchant sur une caisse pour fixer un point au-dessus de nos têtes. Aucun d’entre nous ne savait comment les choses allaient tourner lorsque nous nous sommes lancés dans cette aventure. Nous ignorons ce qui va se passer dans les heures prochaines, mais nous avons un objectif commun, et c’est la liberté. Liberté de poursuivre nos études sans interférence de la part du pouvoir politique, liberté de nous détacher des péchés de nos parents et de nos grands-parents. C’est cela que signifie Mars. Quelque chose de nouveau, une grande expérience. Nous ferons partie de cette expérience ou, par Dieu, nous mourrons en essayant.

Je déglutis péniblement et cherchai Charles du regard, mais il était trop loin. Je me demandai s’il avait toujours son sourire serein.

— Espérons que nous n’en arriverons pas là, murmura Gretyl.

— Amen, fit quelqu’un derrière moi.

Sean avait l’air remonté à bloc. Les muscles de son visage ressortaient nettement dans l’ovale de peau non étanche autour de ses yeux, son nez et sa bouche.

— Allons-y, nous dit-il.

Par groupes de cinq, nous ôtâmes nos vêtements pour les plier soigneusement ou les laisser tomber simplement par terre. Les premiers étudiants pénétrèrent dans le sas, le mirent en marche et grimpèrent à l’échelle. Lorsque ce fut mon tour, avec cinq autres, je retins ma respiration pour me protéger du tourbillon de poussière ocre et mis mon masque en place avec son recycleur. Cela sentait la crotte de chien. Le masque adhéra à la peau étanche avec un bruit de baiser mouillé. J’entendis le bourdonnement des pompes qui vidaient l’air. La peau étanche se gonfla tandis que les pressions s’équilibraient. Les mouvements devinrent plus difficiles.

Mes compagnons de sas commencèrent à grimper. Lorsque mon tour arriva, je saisis les barreaux de l’échelle et me hissai dans le puits au-dessus du tourbillon ocre. D’un coup de talon, je franchis le bord du puits et me retrouvai sur la plaine rocheuse, sous le soleil du matin. Il dominait la crête d’une chaîne de collines qui s’étendaient à l’est, entourées d’un halo rosé. Je clignai des yeux, peu habituée à cette clarté.

Nous allions devoir franchir ces collines pour arriver jusqu’à l’UMS. Nous avions mis une demi-heure rien que pour arriver à la surface.

Nous nous arrêtâmes à quelques mètres du dôme retranché pour attendre que Gretyl nous rejoigne. En quelques minutes, nous nous étions tous recouverts de poussière. Il allait falloir nous destater pendant une demi-heure quand tout serait fini.

Gretyl émergea du trou. Sa voix décodée se fit entendre, légèrement étouffée, à mon oreille droite.

— Rassemblons-nous derrière le groupe de Sean.

Nous pouvions respirer, nous pouvions nous parler. Jusqu’à présent, tout marchait bien.

— On y va, fit Sean.

Les équipes commencèrent à s’éloigner du dôme retranché. Quelques étudiants agitèrent la main. J’aperçus Charles qui s’éloignait vers les collines avec son groupe, un peu plus au sud par rapport à nous. Je me demandais ce qui m’attirait chez lui. La peau étanche ne dissimulait pas grand-chose. Il avait le cul le plus mignon qui soit, malgré une légère cellulite.

Je me mordis la lèvre pour maîtriser mes pensées.

Tu es un lapin rouge, me morigénai-je. Tu montes à la surface pour la première fois depuis deux ans, sans moniteur ni instructeur chargé de vérifier ton équipement et de s’assurer que tu retourneras intacte à ta maman. Concentre-toi un peu sur ce que tu fais, bon Dieu !

En avant, fit Gretyl.

La colonne se mit en marche. C’était une matinée martienne typique et printanière par - 20 °C. Le vent s’était calmé, on ne le sentait presque plus. L’air était clair sur deux cents kilomètres. Des milliers d’étoiles piquetaient le ciel au zénith comme de minuscules diamants. L’horizon était rose comme l’intérieur d’un coquillage.

Toutes mes pensées s’alignèrent. L’instant avait quelque chose de magique. J’avais le sentiment de posséder une connaissance totalement réaliste de notre situation… et de nos chances de survie.

La surface de Mars était habituellement d’un froid mortel. Si près de l’équateur, cependant, les températures étaient relativement douces et descendaient rarement au-dessous de -60 °C. Une tempête normale pouvait s’accompagner de vents de 400 km/h qui chassaient devant eux des nuages de fine poussière et de sables mous assez hauts et étendus pour être vus de la Terre. Plus rarement, une recrudescence d’activité des courants-jets pouvait créer une ligne de hautes pressions sur des milliers de kilomètres, visible en orbite sous la forme d’un long serpent noir. Cela produisait des nuages capables de couvrir rapidement la presque totalité de la planète. Mais l’atmosphère des hauteurs de Sinaï Planum, à cinq millibars, était trop raréfiée pour qu’on s’en soucie la plupart du temps. En général, les vents se faisaient à peine sentir.

Mes pieds bottés martelaient lourdement le sable en croûte et les cailloux. Le sol martien, lorsqu’il n’est pas remué durant quelques mois, forme un fin revêtement dont les grains s’agglomèrent mécaniquement en une sorte de ciment qui rappelle le givre par sa consistance. J’entendais faiblement les crissements des pas des autres, que l’atmosphère très mince m’apportait comme s’ils étaient à des dizaines de mètres de moi.

— Ne nous éloignons pas les uns des autres, nous dit Gretyl.

Je passai devant un bloc arrondi par un glacier et plus gros que notre dôme retranché principal. Les anciennes coulées de glace avaient sculpté le basalte de sa croûte en lui donnant la forme d’un gnome rond aux bras écartés sur le sol et à la tête plate reposant au creux de son coude dans une attitude de sommeil – probablement feint.

Je ne sais pas pourquoi, mais les lapins rouges n’étaient jamais superstitieux en ce qui concernait la surface. Sans doute était-elle trop rouge, orange et marron pour cela, trop morte aussi pour parler à nos instincts morbides.

— S’ils sont assez malins pour anticiper nos mouvements, ils ont peut-être mis des sentinelles de ce côté pour surveiller les abords de l’université, nous dit Sean à la radio.

— Ou bien s’ils sont assez tarés, ajouta Gretyl.

Je commençais à aimer cette fille. Malgré sa voix déplaisante et son visage ingrat de harpie, elle semblait avoir un point de vue équilibré. Je me demandais pourquoi elle avait gardé ce visage. C’était peut-être un truc de famille, dont elle se sentait fière à cause de ses origines, comme les traits transmis par la famille royale britannique, avec la garantie du gouvernement. Le long nez du roi Henry d’Angleterre.

Merde.

Finie la concentration.

Je décidai que cela n’avait pas d’importance. Peut-être n’était-il pas très bon de se concentrer sur la concentration.

Le soleil était maintenant au-dessus de la crête, d’une blancheur froide à peine teintée de rose. Autour de lui tourbillonnaient de fines nuées opalines. Plus haut, des nuages de glace et de silicates zébraient un jour de plus en plus orangé. Les zones d’ombre autour des rochers commençaient à se remplir, ce qui rendait chaque pas un peu plus facile. Il arrivait que des trous formés par le vent se cachent derrière les blocs, attendant traîtreusement un pied imprudent.

Le groupe de Gretyl s’était déployé. J’étais en avant, à quelques pas sur sa droite.

— Sentinelle ! annonça Garlin Smith sur ma propre droite en levant le bras.

Nous avions suivi ensemble les cours de psycho de masse. Il était grand et taciturne, le Martien typique aux yeux des Terros ignorants.

Suivant la direction de son doigt, à l’est, nous aperçûmes une silhouette isolée qui se tenait sur une éminence à deux cents mètres de là. Elle était armée d’un fusil.

— Une arme ! fit Gretyl entre ses dents. Je n’arrive pas à y croire !

La sentinelle portait une combinaison étanche de modèle professionnel, du type utilisé par les aréologues, les inspecteurs agricoles et la police. Elle leva la main pour toucher son casque. Apparemment, elle ne nous avait pas encore vus, mais elle recevait nos signaux brouillés.

— Continuez d’avancer, nous dit Gretyl. Nous n’avons pas fait tout ce chemin pour nous laisser effrayer par une sentinelle isolée.

— À condition que c’en soit une, intervint Sean, qui écoutait notre bavardage. Il ne faut pas se fier aux apparences.

— Je ne vois pas ce que cela pourrait être d’autre, fit Gretyl.

— D’accord, déclara Sean sans insister.

La silhouette nous repéra environ quatre minutes après avoir été aperçue par nous. Une centaine de mètres nous séparaient. À cette distance, elle ressemblait à un homme.

Ma respiration s’accéléra. J’essayai de la ralentir.

— Rapport, demanda Sean.

— Sentinelle armée, sexe masculin, en combinaison spatiale. Il nous a vus, mais n’a pas encore réagi, déclara aussitôt Gretyl.

Nous continuâmes tout droit. Nous allions passer à cinquante mètres de lui.

La tête casquée pivota pour suivre notre avance. L’homme leva un bras.

— Qu’est-ce que vous foutez là, vous autres ? nous demanda-t-il d’une voix rude. Vous avez vos papiers ?

— Nous sommes des étudiants de l’UMS, répondit Gretyl en continuant d’avancer à la même allure.

— Que faites-vous à la surface ?

— Des relevés. Qu’est-ce que vous croyez ? répliqua Gretyl. (Mais nous n’avions aucun appareillage avec nous.) Et vous, qu’est-ce que vous faites là-haut ?

— Ne vous fichez pas de moi. Vous savez très bien qu’il y a des problèmes. Dites-moi de quelle section vous êtes et… Vous communiquez en code ?

— Non, fit Gretyl.

Nous nous étions encore rapprochés de vingt mètres. Il commença à descendre de son éminence pour mieux nous voir.

— Qu’est-ce que vous portez sur le dos ?

— Des combinaisons rouges, répondit Gretyl.

— Merde, ce sont des peaux étanches ! C’est interdit par la loi de porter ces trucs-là, sauf en cas d’urgence ! Combien êtes-vous ?

— Quarante-cinq, mentit Gretyl.

— Mes ordres sont d’empêcher tout intrus de franchir les limites de l’université. Je suis obligé de vous demander vos papiers. Il vous faut un laissez-passer, même pour avoir le droit d’être là-haut.

— C’est un fusil ? demanda Gretyl en feignant la surprise.

— Hé ! venez par ici, vous tous !

— Pourquoi vous faut-il un fusil ?

— Pour empêcher les intrus d’entrer. Arrêtez tous !

— Nous sommes de la section d’aréologie. Nous ne pouvons pas rester ici plus de quelques heures. Vous n’avez pas reçu l’autorisation du professeur Sunder ?

— Je n’ai rien reçu du tout. Arrêtez-vous immédiatement, merde !

— Écoutez, mon vieux, qui est-ce qui vous donne vos ordres ?

— L’UMS est une propriété à accès protégé. Vous feriez mieux de me montrer vos cartes d’étudiant.

— Va te faire voir, lui dit Gretyl.

La sentinelle leva le canon de son fusil. C’était une arme automatique à fléchettes, au long canon très fin. Je n’arrivais plus à faire la différence entre ma peur et mon indignation. Dauble et Connor étaient devenues folles. Aucun étudiant sur Mars n’avait été tué par la police depuis cinquante ans que la colonie existait. Ces gens-là n’avaient donc jamais entendu parler de Tian Anmen ou de Kent State ?

— Sers-t’en, lui dit-elle. Tu auras ta photo partout dans la Triade pour avoir tiré sur des étudiants en aréologie venus travailler à la surface. Bon pour ta carrière, ça. Nos familles vont t’adorer. Quel genre de boulot tu vas chercher après ça, mon lapin ?

Nos récepteurs s’emplirent de bruits aigus. La sentinelle était en train d’émettre un message codé. La réponse, sous forme d’autres bruits aigus, ne tarda pas à arriver.

L’homme abaissa le canon de son fusil et nous suivit.

— Êtes-vous armés ? nous demanda-t-il.

— Où est-ce que des étudiants pourraient se procurer des armes ? demanda Gretyl. Qui t’a ordonné de nous faire peur ?

— Écoutez, c’est sérieux. J’ai besoin de voir vos cartes.

— Nous avons percé son code, fit la voix de Sean à ce moment-là. Ils lui demandent de vous empêcher de passer par tous les moyens.

— Parfait, déclara Gretyl.

— À qui parlez-vous ? demanda la sentinelle. Cessez de communiquer en code.

— Peut-être qu’ils ne te disent pas tout, mon lapin, le taquina Gretyl.

Son audace, son talent pour gagner du temps et semer la confusion me sidéraient. Peut-être Sean et elle, avec quelques autres, avaient-ils reçu une formation spéciale. Cela me donnait envie d’en savoir plus sur la révolution.

Le mot m’était venu à l’esprit comme une claque non annoncée dans le dos. C’était bien une petite révolution que nous étions en train de vivre.

— Seigneur Jésus ! m’exclamai-je.

Mais mon émetteur était coupé.

— Qu’est-ce qu’il fait, maintenant ? demanda la voix de Sean.

— Il nous suit, lui dit Gretyl. Il n’a pas l’air de vouloir tirer.

— Pas avec des fléchettes, je pense, commenta Sean. Je vois d’ici les grands titres !

Malgré moi, j’eus la vision de ce que cela donnerait :


DES ÉTUDIANTS MIS EN PIÈCES PAR DES PROJECTILES À HAUTE PÉNÉTRATION


De nouveaux bruits aigus se firent entendre en accéléré à nos oreilles. On aurait dit des insectes en colère.

Nous grimpâmes sur un nouveau monticule, le garde toujours sur nos talons, et aperçûmes les superstructures basses de l’UMS. Les bâtiments souterrains de l’université s’étendaient au nord-est sur un kilomètre environ. Un demi-étage émergeait et dix étaient dessous. Les locaux administratifs étaient les plus proches de la surface et de la gare. Les guides du train étaient suspendus à de fines perches et formaient une courbe légère au-dessus d’un autre monticule pour faire la jonction avec la gare.

Les équipes de Sean devaient s’y trouver à présent.

D’autres gardes en combinaison pressurisée sortirent des bâtiments de l’UMS. Ils étaient armés.

— Très bien, fit une voix féminine bourrue. Dites ce que vous avez à dire et disparaissez en vitesse ou je vous fais tous arrêter.

Gretyl s’avança. Elle ressemblait à un petit diable rouge à la tête masquée de noir.

— Nous voulons être reçus par la chancelière de l’université. Nous représentons les étudiants qui ont été illégalement vidés et dont les contrats ont été arbitrairement rompus. Nous exigeons…

— Pour qui vous prenez-vous ? Pour des lardeurs de merde ?

La voix de cette femme me faisait peur. Elle semblait outrée, sur le point d’accomplir quelque chose d’irréparable. J’étais incapable de dire laquelle c’était parmi les silhouettes en combinaison, si toutefois elle était montée.

— Vous êtes sur une propriété régionale, continua-t-elle. Quand on est un foutu rétro, on doit savoir ce que ça veut dire !

— Je n’ai pas l’intention de discuter avec vous, déclara Gretyl. Nous exigeons de rencontrer…

— C’est à elle que vous parlez, pauvre débile ignorante ! Je suis ici ! (La silhouette la plus en avant leva le bras et secoua son poing ganté.) Et je ne suis pas d’humeur à négocier avec des rétros qui n’ont aucun droit d’être ici !

— Nous sommes venus vous remettre une pétition, lui dit Gretyl en prenant un cylindre de métal dans sa ceinture pour le lui tendre.

L’un des gardes voulut s’avancer pour le prendre, mais Connor lui saisit le coude et le secoua une fois, fermement. Il recula pour reprendre sa place, les bras croisés.

— Politique de confrontation, fit Connor d’une voix aussi éraillée qu’un vieux rasoir. Agitation publique et résistance passive. On se croirait sur la Terre. La politique ne fonctionne pas de la même façon ici. J’ai pour mission de protéger cette université et d’y maintenir l’ordre.

— Vous refusez de nous rencontrer pour discuter de nos revendications ?

— Nous sommes en train de nous rencontrer en ce moment. Personne ne peut rien exiger d’une autorité légale en dehors des voies habituelles. Qui est derrière vous ?

Je regardai par-dessus mon épaule, me méprenant sur ses mots.

— Il n’y a aucune conspiration, fit Gretyl.

— Mensonges, ma chère. Purs mensonges.

— De par la loi contractuelle martienne, nous avons le droit de demander à être reçus par vous pour discuter des raisons de notre vidage et de la rupture de nos contrats.

— La loi étatique a pris le pas sur celle des MA le mois dernier.

— C’est inexact. Renseignez-vous auprès de vos conseillers juridiques, et ils vous diront…

Je rentrai la tête dans les épaules. Ces pinaillages étaient en train de nous faire perdre du temps et…

— Vous avez une minute pour rebrousser chemin et regagner l’endroit d’où vous venez, ou je vous fais tous arrêter, répliqua Connor. Les instances juridiques trancheront. Vos familles savent-elles où vous êtes ? Et vos avocats ? Sont-ils au courant ? Vous approuvent-ils ?

Gretyl se hérissa.

— Je ne peux pas croire que vous soyez aussi têtue. Pour la dernière fois, j’exige que…

— C’est bien. Arrêtez-les. J’en prends la responsabilité. Statut 251, règlement de district Syria-Sinaï.

Quelques étudiants échangèrent nerveusement des questions.

— Silence ! s’écria Gretyl. C’est votre dernier mot ? demanda-t-elle à Connor.

— Pauvres rongeurs débiles, fit la chancelière en pivotant pour regagner le sas.

Elle se comportait de manière encore plus brutale qu’on ne nous l’avait laissé entendre aux réunions préliminaires. Elle était suprêmement assurée, inflexible, prête à provoquer un incident. Les gardes s’avancèrent. Tournant la tête, j’aperçus trois autres silhouettes en combinaison qui s’avançaient également vers nous. Il ne nous restait plus qu’à nous soumettre.

Gretyl fit un pas de côté pour s’éloigner du premier garde. Un autre s’avança sur sa droite et se glissa entre elle et moi. Elle recula. Nous étions vingt et il y avait dix gardes.

— Laissez-vous arrêter, fit Gretyl. Laissez-les faire.

Mais pourquoi résistait-elle, dans ce cas ?

Un garde me saisit le bras et appliqua un lien gluant contre la peau étanche de mon poignet.

— Vous avez de la chance qu’on vous emmène, dit-il. Vous n’auriez pas pu rester une heure de plus dans ce truc-là.

Deux gardes s’occupèrent exclusivement de Gretyl. Ils s’avancèrent vers elle avec leurs liens gluants à la main. Elle recula, leva un bras comme pour les saluer et toucha son masque.

Le temps parut se solidifier.

Gretyl se tourna vers nous. Son regard était apeuré. Je sentis mon cœur se serrer. Ne fais pas de bêtise rien que pour impressionner Sean ! avais-je envie de lui crier.

— Racontez-leur ce que vous avez vu ici, nous dit Gretyl. La liberté triomphera !

Ses doigts se glissèrent sous la couture du masque. Un garde lui saisit le bras, mais il n’avait pas été assez rapide.

Gretyl arracha son masque et fit un bond de côté, en l’envoyant voler d’un geste large. Son visage au long nez brilla d’un éclat pâle et étroit sous le ciel rose. Elle ferma les paupières et serra les lèvres instinctivement. Ses bras se tendirent, les doigts serrés, comme si elle faisait de la corde raide et avait peur de perdre l’équilibre.

En même temps, j’entendis de petits cognements et sentis vibrer le sol.

Connor n’avait pas encore eu le temps de pénétrer dans le sas émergé.

— Portez-la à l’intérieur ! Portez-la à l’intérieur ! glapit-elle en écartant les gardes qui l’entouraient.

Ils demeurèrent figés comme des statues durant un temps qui me parut durer des minutes, puis se saisirent de Gretyl et la traînèrent aussi vite que possible vers le sas. Je vis son visage rosir tandis que les vaisseaux de surface éclataient et que le plasma se mettait à bouillonner. C’était la rose du vide.

Gretyl ouvrit les yeux et porta une main à son menton. Elle força sa mâchoire à s’ouvrir. L’air de ses poumons jaillit, formant un nuage de condensation figée dans l’air immobile.

— Ils ont fait sauter la voie ! cria alors quelqu’un.

— Faites-la rentrer !

Gretyl levait vers le ciel des yeux couverts de givre.

Le garde qui se tenait devant moi tira en avant le lien gluant et je tombai dans la poussière. Un instant, il sembla vouloir me donner un coup de pied. Redressant la tête, j’aperçus ses petits yeux sinistres derrière la visière du casque. Il avait la bouche ouverte et les traits tombants. Il se figea et cligna des yeux, attendant de nouveaux ordres.

Je tournai la tête pour voir comment étaient traités mes compagnons. Plusieurs gisaient dans la poussière. Les gardes, systématiquement, faisaient tomber tout le monde, en nous maintenant à terre de leur pied botté pesant sur notre dos. Lorsque plus personne parmi nous ne fut debout, la porte du sas se rouvrit et quelqu’un sortit, mais ce n’était pas Connor.

— Ils sont en état d’arrestation, fit une voix d’homme à la radio. Faites-les rentrer. Enlevez-leur ce truc qu’ils ont sur le dos et mettez-les dans un dortoir. Épouillez-les.

Il n’y a jamais eu de poux sur Mars.


Après le sas, ils nous séparèrent promptement. Les gardes prirent cinq d’entre nous et nous poussèrent dans un couloir glacé qui menait aux anciens dortoirs, rarement utilisés à présent. Les nouveaux étaient équipés de plus de confort. Mais ceux-ci étaient maintenus en bon état en vue d’une éventuelle urgence ou d’un futur afflux d’étudiants.

— Vous pouvez retirer ces peaux tout seuls ? nous demanda la plus grande des trois gardes. Elle ôta son casque à la lumière diffuse de la galerie, les lèvres tombantes, le regard malheureux.

— Qu’est-ce qu’il voulait dire par « épouiller » ? demanda un autre garde, jeune et bien bâti, au physique et à l’accent de la Caraïbe.

Ils venaient tous d’arriver sur la planète. Ce n’était pas un hasard. Le nouvel État Unifié de Mars leur servirait de tuteur, de MA et de famille.

— Vous n’avez pas le droit de nous détenir ainsi, protestai-je. Qu’est devenue Gretyl ?

Mes quatre camarades se tournèrent à leur tour vers les gardes, pointant des doigts accusateurs et réclamant bruyamment le respect de leurs droits, la liberté, un avocat, la possibilité de communiquer avec leur famille.

Cela devint une rébellion ouverte, jusqu’à ce que le troisième garde sorte une fléchette de son paquetage. C’était le plus petit des trois. Il était maigre et sec, avec des cheveux bruns coupés court et des traits angéliques. Ses yeux se plissèrent froidement. C’est un sympathisant étatiste, me dis-je. Les autres n’étaient que des mercenaires.

— Fermez-la immédiatement ! ordonna-t-il.

— Vous avez blessé Gretyl ! m’écriai-je. Nous voulons savoir ce qu’elle est devenue !

— Le sabotage est une trahison. Nous pourrions vous abattre en invoquant la légitime défense.

Il leva son arme. Nous reculâmes tous, y compris les deux autres gardes.

— Ce ne serait pas une très bonne idée, lui dis-je.

— Pas pour vous, c’est certain.

Avec un sourire glacé, il nous poussa dans le couloir puis nous fit entrer dans une chambre double au mobilier réduit à sa plus simple expression. Il nous fit aussitôt occuper le lit étroit et les chaises, en un nouveau geste mesquin de défiance inutile.

— Vous allez rester ici un certain temps, autant vous mettre tout de suite à l’aise, nous dit-il.

Je n’aimais pas la façon dont il brandissait son arme, et je ne tenais pas à le provoquer davantage. Nous nous débarrassâmes de nos peaux étanches, en les déchirant. Ce fut un soulagement pour nous. Le Caribéen recueillit les lambeaux pour les mettre dans des sacs en plastique. Il flottait assez de poussière dans l’air pour nous faire éternuer.

Comme si nous nous rencontrions pour la première fois, nous nous regardâmes tous les cinq, en faisant les présentations lorsque c’était nécessaire. Nous ne nous connaissions que vaguement. Il y avait Felicia Overgard, qui fréquentait la même école que moi quand nous étions petites. Elle avait un an de moins et était deux classes derrière moi. Je ne connaissais pas bien Oliver Peskin, qui me précédait d’une année et faisait des études d’agro. Quant à Tom Callin et Chao Ming Jung, je les avais vus pour la première fois dans le dôme retranché.

Le petit garde détourna les yeux. C’était quelqu’un de bizarre. Il nous menaçait d’un pistolet à fléchettes mais avait honte de nous voir nus. Il indiqua les sacs à vapeur dans la salle de toilette.

— Je ne sais pas si vous avez des poux, dit-il, mais vous ne sentez pas la rose.

Les sacs à vapeur n’avaient pas été rechargés ni filtrés depuis un bon moment, et la douche n’améliora pas beaucoup notre odeur. L’eau ne suffisait pas à nous débarrasser du sable collant. Nous étions tous couverts de plaques roses ou orangées. Demain, nous aurions de vilaines marques partout.

Trois heures passèrent, sans que nous ayons appris grand-chose. Les gardes restaient en combinaison pour éviter la poussière. Ils avaient retiré toute marque distinctive et refusaient de nous dire leurs noms. Le sympathisant étatiste devenait de plus en plus sombre à mesure que les heures passaient. Puis il se mit à tripoter nerveusement son fusil. Il fit mine, en sifflotant, de le démonter puis de le réassembler. Finalement, son ardoise bourdonna et il répondit.

Après quelques grognements d’assentiment, il fit sortir sa collègue de la chambre. Je me demandais ce qu’ils allaient faire quand elle serait partie.

Ils n’étaient quand même pas stupides à ce point.

Avec mes camarades, nous échangeâmes quelques mots à voix basse. Nous n’avions plus aussi peur. Nous ne pensions plus que nous allions être exécutés sommairement. Mais le sentiment d’isolement que nous éprouvions maintenant devenait insupportable. Transis de froid, nous retombâmes dans le silence.

Le chauffage était réglé au minimum, et nous n’avions toujours pas de vêtements. Les trois garçons en souffraient plus que Felicia et moi.

— Il fait froid, ici, dis-je au sympathisant.

Il semblait d’accord, mais ne fit rien.

— Assez froid pour nous rendre malades, renchérit Oliver.

— C’est vrai, fit le sympathisant.

— Il faudrait leur trouver quelque chose à se mettre, déclara le Caribéen.

— Non, refusa le sympathisant.

— Pourquoi ? demanda Chao.

Felicia avait renoncé à se couvrir avec ses mains.

— Vous nous avez causé pas mal d’ennuis. Pourquoi vous ferions-nous une faveur ?

— Ce sont des êtres humains, mon vieux, lui dit le Caribéen.

Il n’était pas très vieux, douze ou treize ans au maximum. Sans doute venait-il d’immigrer. Son accent antillais était encore très fort.

Le sympathisant secoua la tête en plissant les yeux d’un air hésitant.

C’est gagné, me dis-je. Avec des rigolos pareils, les étatistes n’ont pas une seule chance. Mais je n’étais pas tout à fait convaincue.

Nous passâmes dix heures dans ce dortoir, nus et transis, à nous gratter frénétiquement.


Je dormis un peu et rêvai d’arbres si hauts qu’ils n’entraient sous aucun dôme. Ils plongeaient leurs racines, sans protection, dans le sol rouge de Mars. C’étaient les séquoias des sables gluants, hauts de plus de cent mètres, et ils étaient entretenus par des enfants nus. J’avais déjà fait ce rêve. Il me donnait un immense sentiment de bien-être. Puis je me rappelai que j’étais prisonnière.

Le Caribéen me toucha l’épaule. Je roulai de côté sur le mince tapis de sol. Il détourna les yeux devant ma nudité et serra les lèvres.

— Je voulais que vous sachiez une chose, me dit-il. Je ne pense pas tout à fait comme eux. Dans mon cœur, je suis un vrai Martien. C’est mon premier poste ici, vous comprenez ?

Je regardai autour de moi. Le sympathisant n’était pas là.

— Trouvez-nous des vêtements, lui dis-je.

— Vous avez fait sauter les voies. Ces gens-là ne sont pas contents du tout. Je vous dis ça pour que vous ne pensiez pas que je marche avec eux quand ça va chier. Ils n’arrêtent pas d’aller et venir dans les galeries. Je crois qu’ils sont morts de trouille.

De quoi pouvaient-ils avoir peur ? Les LitVids s’étaient-ils emparés du cas de Gretyl – qu’elle soit blessée ou morte – pour grossir notre cause ?

— Pouvez-vous faire parvenir un message à mes parents ?

— L’autre, Rick, est parti, fit le Caribéen en secouant la tête. Il est allé retrouver les autres. Je suis tout seul ici.

— Qu’est-il arrivé à Gretyl ?

Il secoua de nouveau la tête.

— J’ai pas entendu parler d’elle. Le peu que j’ai vu, ça m’a rendu malade. Tout le monde est dingue, ici. Pourquoi elle a fait ça ?

— Pour prouver quelque chose.

— Et ça valait la peine de risquer sa vie ? fit le Caribéen en fronçant les sourcils. Tout ça, c’est de la petite histoire. Personne n’est important. Sur la Terre…

Le sang me monta à la tête.

— Écoutez, nous ne sommes ici que depuis un siècle terrestre, et je sais que notre histoire n’est rien, comparée à celle de la Terre, mais vous êtes un Martien, à présent, ne l’oubliez pas. Il s’agit d’une affaire de corruption et de magouilles politiques. Si vous voulez mon avis, ils marchent la main dans la main avec la Terre. Allez tous au diable !

Tu as vraiment l’air engagée, me dis-je. Quelques mauvais traitements pouvaient réaliser des merveilles.

J’avais réveillé les autres en élevant la voix. Felicia se redressa.

— Il n’a pas d’arme, fit-elle observer.

Oliver et Chao se mirent précautionneusement debout et s’époussetèrent les fesses, les muscles tendus, comme s’ils envisageaient de sauter sur le type.

Le Caribéen prit un air encore plus abject et misérable.

— Ne faites pas de connerie, dit-il, les bras écartés, la tête ballante.

La porte s’ouvrit à ce moment-là. Le sympathisant entra. Le Caribéen et lui échangèrent des regards. Le Caribéen secoua la tête en murmurant :

— Oh, putain.

Derrière le sympathisant entra un type aux cheveux noirs coupés court, vêtu d’une luxueuse redingote verte, serrée à la taille, dernier cri.

— Nous sommes détenus ici contre notre gré, accusa immédiatement Oliver.

— En état d’arrestation, fit l’homme à la redingote verte d’une voix joviale.

— Depuis plus de vingt-quatre heures. Nous exigeons d’être relâchés, insista Oliver en croisant les bras.

L’homme à la redingote sourit devant tant de présomption littéralement sans voile.

— Je m’appelle Ahmed Crown Niger, nous dit-il avec un accent pointu martien qui voulait imiter celui de la Terre et que l’on entendait rarement dans les MA. (Je présumai qu’il venait de Lal Qila ou d’une autre station indépendante du même genre. C’était peut-être un musulman.) Je représente les intérêts de l’État dans cette université, poursuivit-il. Je passe de salle en salle pour relever vos noms. J’ai besoin des coordonnées de votre famille et de votre MA. Il me faut aussi le nom de la personne que vous souhaitez contacter dans l’heure qui vient.

— Qu’est devenue Gretyl ? demandai-je.

Ahmed Crown Niger haussa les sourcils.

— Elle est vivante. Elle souffre de rose faciale aiguë, et ses poumons et ses yeux auront besoin d’un peu de chirurgie. Mais ce n’est pas cela qui m’amène. En vertu du code de district légal, vous êtes tous accusés de violation de propriété privée et de sabotage.

— Qu’est-il arrivé aux autres ? demandai-je.

Il m’ignora.

— Ces charges sont sérieuses, continua-t-il. Vous allez avoir besoin d’avocats. Bon Dieu ! aboya-t-il soudain en se tournant vers le sympathisant. Vous ne pourriez pas leur donner des vêtements ?

Lorsqu’il nous fit de nouveau face, il avait retrouvé son sourire charmeur.

— C’est dur de parler de leurs droits aux gens quand ils sont tout nus, expliqua-t-il.


Trente hommes et femmes armés, autant de représentants des Lit-Vids, la chancelière Connor et le gouverneur Dauble en personne se tenaient dans le grand réfectoire. Connor, Dauble et leur entourage étaient à bonne distance des étudiants récalcitrants. Nous étions en peignoir de bain près des entrées de service, les vingt-huit qui étions montés à la surface avec Gretyl et Sean. Nous étions des criminels pris sur le fait en plein sabotage. Ceux qui étaient restés derrière sous les dômes retranchés avaient également été capturés. Dauble et Connor s’apprêtaient à célébrer leur victoire dans les LitVids à travers la Triade tout entière.

Les Meds de la Presse antique, comme disait mon père. Toutes ces hordes de journalistes des LitVids semblaient surgir du sol dès que quelque chose sentait mauvais. Sur Mars, les reporters étaient coriaces. Ils apprenaient tôt à desserrer les lèvres des familles des MA. Dix des plus hardis – dont plusieurs m’étaient familiers – entouraient avec leurs arbeiters le groupe d’étatistes, enregistrant tout ce qu’ils voyaient et entendaient, leurs images triées et retransmises à chaud aux satcoms.

Diane faisait partie du groupe qui se trouvait à l’autre extrémité de la salle. Elle me fit un signe discret. Je ne voyais pas Sean. Charles était à cinq ou six mètres de moi dans le même groupe. Il paraissait sain et sauf. Quand il me vit, il inclina la tête. Plusieurs membres de son groupe portaient des traces de coups. Certains avaient un membre fracturé. Trois arboraient des plâtres bleus.

Nous ne disions pas un mot. Nous avions la tête basse et l’air misérable. Nous étions les pauvres victimes de l’oppression étatiste.

Dauble s’avança, flanquée de deux de ses conseillers. Un micro lui entourait l’épaule comme un fin serpent.

— Mes amis, cette histoire est allée trop loin. La chancelière Connor a eu la courtoisie de fournir aux familles de ces étudiants…

— Étudiants vidés ! hurla Oliver Peskin non loin de moi.

D’autres reprirent son cri. En chœur, nous hurlâmes :

— Droits contractuels ! Obligations !

Dauble nous écouta, les traits figés en une expression de désapprobation bienveillante. Les cris moururent.

— De fournir à leurs familles toutes les informations voulues sur les raisons de leur arrestation sous l’inculpation de sabotage et sur le lieu de leur détention, acheva-t-elle.

— Où est Gretyl ? hurlai-je, à peine consciente d’avoir ouvert la bouche.

— Où est Sean ? cria quelqu’un d’autre. Où sont Sean et Gretyl ?

— Les avocats de leurs familles sont en route par la voie aérienne. La liaison par train a été coupée par ces étudiants, et nos liaisons satellites sur large bande sont gravement affectées. Ces actes de sabotage…

— Vidage illégal ! glapit un autre étudiant.

— Constituent de lourdes infractions en vertu du code de district et de la nouvelle réglementation de l’État Unifié de Mars.

— Où sont Sean et Gretyl ? hurla Oliver, les cheveux en bataille, la main levée, doigts écartés.

Des gardes s’avancèrent vers lui en nous bousculant sans ménagement. Ils le saisirent par les bras. Connor fit un pas en avant et leva la main. Ahmed Crown Niger ordonna aux gardes de le lâcher. Oliver se dégagea d’un mouvement d’épaule et se retourna pour nous sourire triomphalement.

Toute cette confusion semblait laisser Dauble indifférente.

— Les auteurs de ces actes seront poursuivis avec toute la rigueur de la loi, déclara-t-elle.

— Où sont Sean et Gretyl ? hurlèrent de nouveau plusieurs étudiants.

— Sean est mort ! Gretyl est morte ! s’écria une voix aiguë et éraillée.

L’effet sur nous fut immédiat. Nous fûmes électrisés.

— Qui nous dira la vérité ? Qui la connaît ? crièrent plusieurs voix.

Un mouvement de foule agita les étudiants contenus par les gardes.

— Personne n’est mort, déclara Dauble, soudain moins assurée.

— Qu’on nous montre Sean !

Dauble alla échanger quelques mots avec ses conseillers, puis revint nous faire face.

— Sean Dickinson est à l’infirmerie de l’université. Il souffre de blessures auto-infligées. Nous faisons tout notre possible pour qu’il se rétablisse rapidement. Gretyl Laughton est également hospitalisée après s’être volontairement exposée à l’atmosphère.

Les journalistes n’étaient pas au courant. Leur intérêt s’éveilla immédiatement. Tous les regards se tournèrent vers Dauble.

— Comment les étudiants ont-ils été blessés ? demanda une journaliste en pointant son micro sur elle.

— Ce ne sont que des blessures mineures.

— Infligées par les gardes ?

— Non, intervint Connor.

— Est-il vrai que les gardes étaient armés depuis le début ? Même avant les sabotages ? demanda un autre journaliste.

— Nous redoutions des violences, répondit Dauble. Ces étudiants nous ont donné raison.

— Mais les gardes ne font pas partie des forces de police autorisées à porter des armes. Comment justifiez-vous cela en vertu de la charte de district ?

— Justifiez tout le reste ! cria Diane.

— Je ne comprends pas très bien votre attitude, nous dit Dauble au bout de quelques instants de réflexion sous le regard des caméras LitVids en direct. Vous sabotez des installations vitales…

— C’est faux ! cria un étudiant.

— Vous enfreignez tous les règlements de cette université, et vous avez maintenant recours, en désespoir de cause, au suicide. Quel genre de Martiens êtes-vous donc ? Vos parents approuvent-ils ces actes de traîtrise et de lâcheté ?

Les traits de Dauble se tordirent en une expression à mi-chemin entre l’exaspération et la sollicitude parentales.

— Qu’est-ce qui ne va pas chez vous ? Par qui avez-vous été élevés ? Par des bandits ?

La réunion prit brutalement fin. Dauble et son entourage se retirèrent, suivis par les journalistes. Lorsque certains d’entre eux essayèrent de nous parler, ils furent éjectés sans cérémonie du réfectoire.

Très maladroit et stupide de leur part, ça, me dis-je.


La faim me rendait un peu faible. Nous n’avions rien pris depuis vingt-quatre heures. Le personnel de l’université, mal à l’aise, nous apporta des bols de pâte instantanée sur des plateaux. Ces nanos nutritives n’avaient aucune saveur, mais nous firent l’effet d’une manne céleste. On nous avait distribué des nattes et des couvertures. Les vents, paraît-il, s’étaient levés, et les nuages de poussière empêchaient les navettes d’atterrir ou de décoller. Ni avocats ni parents n’avaient encore pu venir nous voir.

Nous avions été répartis en nouveaux groupes de six, chacun sous la responsabilité de deux gardes. Ils nous empêchaient de communiquer d’un groupe à l’autre et nous forcèrent tant et si bien à nous éloigner les uns des autres que nous occupâmes bientôt tout le réfectoire. Oliver, considéré comme une forte tête activiste, faisait partie en même temps que Diane d’un groupe de prétendus meneurs. Charles était dans un autre groupe à une vingtaine de mètres du mien.

Comme nous cherchions toujours à communiquer, les haut-parleurs du réfectoire se mirent à diffuser très fort de la musique de pionniers, cette merde sentimentale que j’aimais lorsque j’étais gosse mais qui me paraissait hautement inappropriée dans ces circonstances.

Lorsque je serais libre de parler aux Meds de la Presse antique, me disais-je, que d’histoires j’aurais à leur raconter ! J’avais vu et fait des choses, au cours de ces derniers jours, que ma vie entière ne m’avait pas préparée à affronter ! J’avais ressenti des émotions nouvelles, éprouvé une juste colère et une profonde solidarité, sans compter une trouille immense.

Je me faisais du souci pour Sean. Toutes nos informations provenaient d’Ahmed Crown Niger, qui venait nous voir de temps en temps pour nous apporter des bribes de nouvelles généralement sans aucun intérêt. Je me mis à le détester. Professionnel, sûr de lui, posé, il sentait le progouvernemental à plein nez. J’observai quelque temps ses traits fins et pâles, en mettant tous nos maux sur son dos. C’était lui qui avait dû conseiller la chancelière et le gouverneur. Lui qui avait dû définir les grandes lignes de leur stratégie, et peut-être recommandé le vidage des étudiants.

Je songeai vaguement à ce que pourrait être la vie avec Sean, s’il faisait enfin attention à moi après sa guérison.

Rien d’autre à faire. Rien à penser. Les lumières du réfectoire s’éteignirent. La musique cessa.

Je m’endormis par terre, pelotonnée comme un petit chien dans le dos de Felicia.


Quelqu’un me toucha l’épaule. J’ouvris les yeux. J’avais le sommeil léger. Charles était penché sur moi. Son visage était encore plus maigre et plus vieux que précédemment, mais son sourire était le même. Trop calme, peut-être, comme celui d’un jeune bouddha. Ses joues avaient rosi comme s’il les avait badigeonnées avec un mauvais fond de teint. C’était un cas léger de rose du vide. La plupart des étudiants autour de nous dormaient encore.

— Ça va ? me demanda-t-il.

Je m’assis sur ma natte et regardai autour de moi. Il n’y avait pas beaucoup de lumière, mais il était évident que les gardes étaient partis.

— Un peu fatiguée, répondis-je.

Je déglutis avec peine. J’avais la gorge sèche et mes plaques ulcérées me démangeaient furieusement.

— Avons-nous à boire et à manger ? demandai-je.

— Je ne pense pas qu’ils nous donneront quoi que ce soit si nous n’allons pas réclamer.

Je me mis debout et m’étirai.

— Et toi, ça va ? lui demandai-je, plissant les yeux et portant une main à sa joue.

— Mon masque fuyait. Mais je n’ai rien. Les yeux ne sont pas atteints. Tu as l’air en forme, me dit-il.

— Un vrai sac à merde, oui. Où sont les gardes ?

— Probablement en train d’essayer de filer d’ici par n’importe quel moyen.

— Pourquoi ça ?

Il écarta les bras.

— J’en sais rien. Ils ont disparu il y a une heure environ.

Oliver Peskin et Diane nous rejoignirent. Nous tînmes conférence à voix basse, accroupis au milieu du réfectoire. Felicia se retourna sur sa natte et donna un coup de coude à Chao dans les côtes.

— Qu’est-il arrivé à Sean ? demanda Diane à Charles.

— Il posait une charge lorsqu’elle a explosé. Ils disent qu’il a voulu se suicider.

— Ça ne lui ressemble pas, dit Felicia, les traits tordus de dégoût.

— Gretyl a bien retiré son masque, murmurai-je.

— Dément, fit Charles.

— Elle avait ses raisons, intervint Chao.

— N’importe comment, déclara Diane, nous avons besoin de nouveaux chefs.

— Nous n’allons pas rester longtemps ici, fit Oliver.

— Il a raison, dit Charles. Il n’y a plus de gardes. Quelque chose a changé.

— Nous devons nous serrer les coudes, insista Diane.

— Si quelque chose a changé, c’est nécessairement en notre faveur, estima Oliver. Ça ne peut pas être pire pour nous, de toute manière.

— Il nous faut quand même des chefs, murmurai-je. Nous devrions réveiller tout le monde pour voir ce que les autres en pensent en tant que groupe.

— Supposons que nous ayons gagné, dit Felicia. Que faisons-nous ?

— D’abord, trouver ce que nous avons gagné, et pourquoi, lui dit Charles.


Nous explorâmes les galeries qui partaient du réfectoire. Les anciens dortoirs étaient tous vides. Nous rencontrâmes quelques arbeiters vaquant à leur travail de maintenance, mais pas d’humains. Au bout d’une heure, nous commençâmes à nous inquiéter. La situation était bizarre.

Nous nous répartîmes en groupes pour explorer systématiquement les niveaux supérieurs de l’université, en communiquant par liaisons locales. Charles choisit de venir avec moi. Nous prîmes les galeries du nord, plus proches des puits de sortie de secours et loin des locaux administratifs. Elles étaient mal éclairées, mais à bonne température. L’air sentait le renfermé. Il était cependant respirable. Nos pas résonnaient lourdement dans les couloirs déserts. L’université semblait privée de courant pour cas de force majeure.

Charles marchait à deux pas devant moi. Je l’observais attentivement, en me demandant pourquoi il se montrait si amical à mon égard alors que je l’encourageais très peu.

Nous ne parlions pas beaucoup, uniquement lorsque c’était nécessaire. Nous nous séparâmes à un moment, chacun explorant une galerie, communiquant par sifflets, nous saluant courtoisement lorsque nous nous rejoignîmes pour continuer ensemble. Graduellement, nous reprîmes la direction du sud, espérant rencontrer d’autres étudiants.

Nous nous engageâmes dans un couloir sombre qui reliait le secteur des anciens dortoirs aux tunnels plus récents de l’UMS. Nous aperçûmes une lumière devant nous. Elle se rapprocha. Une femme en combinaison étanche trop grande pour elle nous aveugla du rayon de sa torche.

— Vous faites partie du personnel de l’université ? demanda-t-elle.

— Sûrement pas, répliqua Charles. Qui êtes-vous ?

— Je suis avocate. Excusez ma tenue. C’est tout ce que j’ai pu voler. Ma navette s’est posée il y a une demi-heure malgré la tempête de poussière, durant une accalmie. Nous avons trouvé ces combinaisons abandonnées près des sas. On nous a dit qu’il n’y avait pas d’air dans ces galeries.

— Qui vous a dit ça ?

— Le dernier qui est sorti. Il était drôlement pressé. Vous n’avez rien ?

— Tout va bien, répondis-je. Où sont les autres ?

Elle souleva sa visière et souffla bruyamment.

— Excusez-moi. Je ne supporte pas ce sable. L’université a été évacuée il y a sept heures. Alerte à la bombe. Ils ont dit qu’une bande de rétros avaient vidé l’air et dissimulé des explosifs dans les locaux administratifs. Tout le monde a été évacué par des véhicules de surface. Ils ont rejoint une ligne ferroviaire intacte.

— Vous êtes courageuse d’avoir fait tout ce chemin, lui dit Charles. Vous n’avez pas cru à cette histoire de bombe, n’est-ce pas ?

L’avocate ôta complètement son casque et nous adressa un sourire sardonique.

— Pas trop, en effet. Ils ne nous ont pas dit qu’il y avait encore du monde ici. Ils n’ont pas l’air de beaucoup vous aimer. Combien êtes-vous ?

— Quatre-vingt-dix.

— Ils ont vidé les journalistes avant de faire évacuer les lieux. Je vous ai vus dans les LitVids. La conférence de presse a tourné court. Où sont vos camarades ?

Nous retournâmes avec elle au grand réfectoire. On rappela tous ceux qui exploraient les galeries.

L’avocate se tint au milieu de l’assemblée et réclama le silence.

— Je suppose que je suis la première représentante légale à pouvoir vous parler, dit-elle. Je m’appelle Maria Sanchez Ochoa. Je suis employée à titre privé par le MA Grigio, de Tharsis.

Felicia fit un pas en avant.

— C’est ma famille, dit-elle.

Deux autres s’avancèrent aussi.

— Ravie de vous retrouver, déclara Maria Sanchez Ochoa. La famille s’inquiétait. Vous me donnerez vos noms pour que je puisse les rassurer.

— Que se passe-t-il ? demanda Diane. Je n’y comprends plus rien.

D’autres voix s’élevèrent pour poser des questions.

— Que sont devenus Sean et Gretyl ? criai-je pour couvrir le brouhaha.

— Les forces de sécurité de l’université les ont remis hier matin à la police de district de Sinaï. Ils sont souffrants, mais j’ignore le degré de gravité de leurs blessures. Les autorités universitaires prétendent qu’ils se les sont infligées volontairement.

— Ils sont donc vivants ? continuai-je.

— On peut le penser. Ils sont actuellement à l’hôpital de Time’s River Canyon.

Elle se mit à relever les noms, levant son ardoise pour que chacun puisse dire quelques mots afin de s’identifier.

Je regardai sur ma droite. Charles se tenait à côté de moi. Il me sourit. Je posai la main sur son épaule.

— Quelqu’un peut-il sortir pour s’occuper de transmettre ceci à un satcom ? demanda Ochoa. Grâce à vous, mes amis, aucun câble ni répéteur ne fonctionne plus.

Elle donna l’ardoise à un étudiant qui sortit du réfectoire pour grimper jusqu’au toit de verre des étages supérieurs du local administratif.

— Et maintenant, faisons le point, car j’imagine que vous n’avez pas eu beaucoup de nouvelles de l’extérieur jusqu’à présent.

— Rien de bien utile, déclara Oliver.

— Bon. Je regrette d’avoir à vous le dire, mais vous n’avez pas fait beaucoup de bien à votre cause en vous comportant comme une bande de communards parisiens. Le gouvernement étatiste a posé ses propres bombes, politiques et légales, il y a plusieurs mois de cela, loin de l’UMS, et elles ont explosé il y a deux jours à peine. La situation est critique, mes amis. Cela explique le retard à vous secourir. L’accord constitutionnel est devenu caduc. Les étatistes ont démissionné. L’ancien gouvernement de charte des MA siège de nouveau.

La bataille était donc terminée. Et nous comptions pour du beurre.

— Vous avez détruit des biens appartenant à l’université, reprit Ochoa. Vous avez violé toutes les lois de tous les codes martiens qui me viennent à l’esprit. Vous avez mis vos vies en grand danger. Qu’est-ce qui vous a donc pris ? Mais vous avez de la chance. Il est probable que vous n’irez même pas en prison. Le bruit court que les politiciens étatistes fuient la planète par dizaines, et Connor et Dauble font sans doute partie du lot. Personne ne songera sérieusement à vous inculper en vertu de la loi étatiste.

— Qu’est-ce qu’ils ont fait ? demanda Charles.

— Personne ne connaît encore toute l’étendue de leurs crimes, mais il semble que le gouvernement étatiste ait invité la Terre à intervenir dans la politique martienne et sollicité des pots-de-vin de la part des MA de la Ceinture en échange d’autorisations d’exploitation minière dans la région d’Hellas.

Des exclamations se firent entendre dans l’assistance. Nous qui pensions être radicaux !

— Ils avaient aussi l’intention de nationaliser tous les biens des MA d’ici à la fin de l’année.

Un silence médusé, cette fois-ci, accueillit l’annonce d’Ochoa.


Nous demeurâmes dans les anciens dortoirs tandis que les équipes de sécurité du MA de Gorrie Mars fouillaient méthodiquement les locaux universitaires. On fabriqua de nouveaux rails, les trains arrivèrent jusqu’à la station et la plupart d’entre nous rentrèrent chez eux. Je restai, de même que Charles, Felicia et Oliver. Je commençais à croire que Charles faisait tout pour rester près de moi.

J’accueillis ma famille à la gare deux jours après notre libération. Il y avait là mon père, ma mère et mon grand frère Stan. Mes parents semblaient fatigués, secoués à la fois par la peur et la colère. Mon père déclara sans ambages que j’avais violé ses principes les plus sacrés en rejoignant les rangs des extrémistes. J’essayai de lui expliquer mes raisons. Sans grand succès. Mais ce n’était guère étonnant. Elles n’étaient déjà pas très claires pour moi.

Stan, perpétuellement amusé par les attitudes et les actes de sa petite sœur, se contenta de rester en retrait avec un sourire serein. Ce sourire me faisait penser à Charles.


Felicia, Oliver, Charles et moi achetâmes nos billets au distributeur et traversâmes le quai de la station de l’UMS. Nous avions tous un peu l’impression d’être des hors-la-loi, ou tout au moins des parias.

La matinée était déjà avancée. Quelques douzaines d’administrateurs universitaires intérimaires étaient arrivés par le train que nous allions prendre. Vêtus de complets gris ou marron traditionnels, ils se tenaient sous les verrières de la gare, traînant les pieds, agrippant leurs petites valises et attendant leur escorte de sécurité. De temps à autre, ils nous lançaient des regards suspicieux.

Le personnel de la station ignorait si nous faisions partie du groupe responsable du sabotage de la voie, mais nous soupçonnait visiblement. Il est à porter à leur crédit qu’ils honorèrent leur charte et ne nous refusèrent pas leurs services.

Nous prîmes place dans la dernière voiture en nous harnachant dans les fauteuils étroits. Les autres places étaient vides.

En 2171, cinq cent mille kilomètres de voies de train maglev sillonnaient déjà Mars, et les arbeiters en ajoutaient des milliers chaque année. Le train était le meilleur mode de transport, confortable et silencieux. Tandis que les petits mille-pattes d’argent glissaient à quelques centimètres au-dessus de leurs gros rails noirs, augmentant rythmiquement leur poussée tous les trois ou quatre cents mètres pour atteindre des vitesses de plusieurs centaines de kilomètres à l’heure, j’adorais généralement contempler les vastes étendues plates parsemées de rochers qui défilaient tandis que le train soulevait de gros triangles de poussière couronnés de minces volutes et que les souffleries statiques du nez du convoi nettoyaient la voie devant nous.

Je n’éprouvais pas le même plaisir, cependant, à l’idée de faire le voyage jusqu’à l’hôpital de Time’s River Canyon.

Nous n’avions pas grand-chose à nous dire. Nous avions été choisis, par les étudiants contestataires qui ne s’étaient pas encore dispersés, pour représenter notre groupe auprès de Sean et Gretyl.

Ayant quitté la station de l’UMS un peu avant midi, plaqués contre nos sièges par la vitesse, bercés par le bourdonnement régulier de la rame, nous dépassâmes rapidement 300 km/h. La grande plaine, au-dessous de nous, devint une traînée ocre indistincte. Assise près d’un hublot, je contemplai ce spectacle en me demandant où j’étais réellement et qui j’étais.

Charles s’était assis à côté de moi, mais parlait peu, heureusement. Depuis le sermon de mon père, je me sentais complètement éteinte. L’inaction pendant plusieurs jours, sans avoir rien d’autre à faire que signer des décharges et bavarder avec les gens de la sécurité, m’avait complètement achevée.

Oliver essaya de rompre l’atmosphère maussade en proposant un jeu de lettres. Felicia secoua négativement la tête. Charles me jeta un coup d’œil, vit mon manque d’intérêt et murmura :

— Plus tard, peut-être.

Oliver haussa les épaules et reprit son ardoise pour viser les derniers LitVids.

Je m’assoupis durant quelques minutes. Charles me toucha doucement l’épaule. Nous étions en train de ralentir.

— Tu n’arrêtes pas de me réveiller, me plaignis-je.

— Tu t’endors aux moments les plus monotones.

— C’est lardement malin, ça, tu sais ?

— Désolé.

Ses traits tombèrent.

— Et d’abord, pourquoi me…

J’allais dire : suis-tu, mais je n’étais guère en mesure d’étayer cette accusation. Le train glissait maintenant à vitesse réduite. Nous entrions au dépôt de Time’s River. Au-dehors, le ciel était brun foncé, noir au zénith. La Voie lactée plongeait entre les murs d’un haut canyon comme si elle cherchait à remplir l’ancien lit d’écoulement.

— Je te trouve intéressante, me dit-il en se déharnachant pour s’effacer à l’entrée du couloir.

Je secouai la tête et passai la première en direction du sas avant.

— Nous sommes stressés, murmurai-je.

— Ce n’est rien, fit Charles.

Felicia nous lança un regard intrigué.


Dans la salle d’attente de l’hôpital, un jeune défenseur public nous mit dans les bras le contenu d’une ardoise en décharges à remplir.

— À quel gouvernement allez-vous envoyer tout ça ? lui demanda Oliver.

Son uniforme avait des marques de couture visibles aux endroits où les écussons avaient été arrachés.

— À qui de droit, murmura-t-il. Vous êtes de l’UMS, n’est-ce pas ? Des amis et collègues des patients ?

— Des condisciples, déclara Felicia.

— Très bien. Écoutez-moi. Je dois vous prévenir, pour le cas où vous passeriez aux LitVids. Le district de Time’s River ne condamne ni ne soutient les actions menées par ces patients. Nous agissons conformément à la charte martienne traditionnelle en traitant tous nos patients, quels qu’ils soient, indépendamment de leur situation légale ou de leurs convictions politiques. Les déclarations qu’ils peuvent être amenés à faire ne représentent en aucune manière…

— Seigneur Dieu ! soupira Felicia.

— … la politique ou les attitudes de cet hôpital, ni la politique du district de Time’s River. Fin du sermon.

Le défenseur public recula d’un pas et nous fit signe de passer.


Le spectacle qui m’attendait dans la chambre de Sean me fit un choc. Il était incliné dans un coin à quarante-cinq degrés, enveloppé dans des nanos chirurgicales blanches et attaché à une plaque thérapeutique en acier. Des moniteurs guidaient sa reconstruction au moyen de fluides et de fibres optiques. C’est à ce moment-là seulement que nous comprîmes la gravité de son état.

Il tourna la tête vers nous à notre entrée. Ses yeux gris-vert nous contemplèrent sans expression. Nous le saluâmes, embarrassés comme tout, et il demanda simplement :

— Comment va le monde extérieur ?

— Il est en effervescence, lui dit Oliver.

Sean me regarda comme si je n’étais que partiellement devant lui, non pas un être humain au complet mais un fantôme à l’intérêt évanescent. Je visai mentalement les moments passionnés où il avait rivé l’intérêt des étudiants assemblés autour de lui et les comparai à la coquille sans éclat qui se trouvait devant moi. J’en fus infiniment attristée.

— C’est bien, fit-il en retournant muettement ces deux mots sur ses lèvres silencieuses avant de les prononcer tout haut.

Il visa, sur le mur d’en face, la projection d’un paléopaysage de Mars, avec ses aqueducs élevés suspendus comme de longs tuyaux luisants à des pylônes qui ressemblaient à des arbres et dont les fruits étaient des grappes de globes verts atteignant quelquefois trente ou quarante mètres de diamètre. C’était une vue saisissante de ce qu’avait pu être notre planète avant d’absorber toute son eau, de se dépouiller de son atmosphère et de se ratatiner.

— Le Conseil a repris les choses en main, déclarai-je. Les syndics de tous les MA se réunissent pour organiser le retour à la normale.

Sean n’eut aucune réaction.

— On ne nous a pas dit comment tu as été blessé, murmura Felicia.

Nous la regardâmes, surpris de cette contrevérité. Ochoa avait épluché tous les rapports de la sécurité, y compris ceux qui avaient été fournis par les gardes de l’université. Elle avait reconstitué toute l’histoire.

— Les charges… commença Sean sans hésiter un seul instant (et je me dis : Je ne sais pas où Felicia veut en venir, mais il va dire la vérité, et pourquoi attendrions-nous autre chose de lui ?), ont explosé prématurément. Je n’ai pas eu le temps de m’écarter. Je les avais posées seul, bien sûr.

— Bien sûr, répéta Oliver.

Charles se tenait en arrière du groupe, les mains nouées devant lui, comme un petit garçon à un enterrement.

— Le souffle m’a arraché ma peau étanche, dit-il. Le plus drôle, c’est que j’ai gardé mon casque. Mais j’avais les tripes à l’air. Tout s’est mis à bouillonner. Je me souviens très bien. Je voyais mon sang faire des bulles. Quelqu’un a eu la présence d’esprit de jeter un patch sur moi. Cela m’a évité de me vider trop vite. On m’a conduit à l’infirmerie environ une heure plus tard. Après ça, je ne me rappelle pas grand-chose.

— Seigneur Dieu ! s’exclama Felicia exactement sur le même ton que devant le défenseur public dans la salle d’attente.

— On les a eus, hein ? On a amorcé le mouvement, fit Sean.

— En fait…, commença Oliver.

Mais Felicia, avec un sourire tendre, ne le laissa pas continuer.

— On les a eus, oui, dit-elle.

Oliver haussa les sourcils.

— Tout va bien se passer pour moi, reprit Sean. La moitié de mon corps devra être remplacée. J’ignore qui paiera. Ma famille, sans doute. J’ai réfléchi à tout ça.

— Et alors ? demanda Felicia.

— Je sais pourquoi la charge a explosé. Quelqu’un a trafiqué le mécanisme d’horlogerie avant que je ne le règle. J’aimerais que l’un de vous, ou tous ensemble, découvre qui c’est.

Personne ne réagit durant plusieurs secondes.

— Tu penses que quelqu’un aurait fait ça… délibérément ? demandai-je enfin.

Sean hocha affirmativement la tête.

— On a vérifié mille fois tout le matériel, dit-il.

— Qui aurait pu faire une chose pareille ? demanda Oliver, horrifié.

— Quelqu’un, répliqua Sean. Ne laissez pas les étudiants s’éparpiller. Tout n’est pas encore fini.

Il se tourna vers moi, le regard soudain plus net.

— Transmets ce message à Gretyl. Dis-lui qu’elle s’est conduite comme une foutue idiote et que je l’aime à la folie.

Il avait mordu dans les mots « foutue idiote » comme s’ils étaient un gâteau savoureux qui lui procurait une intense satisfaction. Je n’avais jamais vu un tel mélange de douleur et d’amour-propre amer.

Je hochai doucement la tête.

— Dis-lui aussi que nous reprendrons bientôt les rênes du mouvement, elle et moi, pour mettre un peu d’ordre dans toute cette pagaille et mener les choses à bon port. Dis-lui exactement ça.

— Pour mettre un peu d’ordre dans toute cette pagaille et mener les choses à bon port, répétai-je, toujours subjuguée.

— Nous avons un objectif plus large, déclara Sean. Il nous faut sortir cette planète de sa foutue mentalité étroite, routinière, corrompue, vendue à la Triade. Nous pouvons y arriver. Nous pouvons créer notre propre parti. Ce n’est qu’un début.

Son regard se posa tour à tour sur chacun de nous, comme pour nous marquer au fer rouge. Felicia leva une main aux doigts écartés. Sean leva son bras libre pour coller maladroitement sa main contre la sienne. Oliver fit de même. Charles fit un pas en arrière. C’était trop pour lui. J’allais coller à mon tour mes doigts contre ceux de Sean lorsque ce dernier s’aperçut de mon hésitation et de mon changement d’expression lorsque Charles avait reculé. Il baissa la main avant que je n’aie le temps de décider.

— De cœur et d’esprit, murmura-t-il. D’esprit et de cœur. Tu t’appelles… Casseia, c’est bien cela ? Casseia Majumdar ?

— Oui.

— Comment ta famille s’est-elle tirée de ce coup-là ?

— Je l’ignore.

— Ils vont obligatoirement prospérer. Les rétros vont être à l’aise dans le prochain gouvernement. C’est marrant que Connor nous ait pris pour des rétros. Tu en es une, Casseia ?

Je secouai la tête, la gorge sèche. Sa voix était dure et distante, si réprobatrice…

Montre-le-moi, Casseia. De cœur et d’esprit…

— Je ne pense pas que tu aies le droit de mettre ma loyauté en question à cause de ma famille, lui dis-je.

Son regard se fit glacial.

— Si tu n’es pas engagée à fond, tu peux te retourner contre nous… Exactement comme celui qui a saboté le mécanisme d’horlogerie.

— C’est Gretyl qui s’est occupée des explosifs, intervint Charles. Personne d’autre n’y a touché. Certainement pas Casseia.

— Nous avons tous dormi, à un moment. Mais la question n’est plus là, en fait. La page est tournée.

Il ferma les yeux et s’humecta les lèvres. Un gobelet apparut dans l’arbeiter mural et un filet de liquide coula dans sa bouche. Il l’aspira avec l’habileté que peut donner un séjour prolongé à l’hôpital.

— Que veux-tu dire ? demanda Felicia d’une toute petite voix.

— Il va falloir que je reprenne tout depuis le début. La plupart d’entre vous sont déjà rentrés chez eux, n’est-ce pas ?

— Certains, répondit Felicia. Mais nous sommes restés.

— Il nous faut du monde pour occuper les locaux et alerter l’opinion. Nous devons dicter nos conditions à l’administration. L’université pourrait nous servir de base. Nous pouvons réclamer des dommages et intérêts pour vidage illégal, exiger des compensations… Si j’avais été là, c’est ce que nous aurions fait.

Les larmes me montaient aux yeux. L’injustice des accusations à peine voilées de Sean formait, avec les sentiments réels que j’éprouvais pour lui et avec la culpabilité qui me rongeait à l’idée de ne pas bien servir notre cause, un mélange qui me retournait l’estomac.

— Allez parler à Gretyl, nous dit-il. Et vous deux, ajouta-t-il en s’adressant à Charles et à moi, réfléchissez bien. Qui êtes-vous en réalité ? Que désirez-vous être dans dix ans ?


Gretyl était dans un état moins grave, mais les apparences disaient plutôt le contraire. Elle avait la tête dans un respirateur énorme qui ne laissait voir que ses yeux. Elle était, elle aussi, inclinée à quarante-cinq degrés sur une plaque thérapeutique en acier, avec tout un enchevêtrement de tuyaux et de nanos sur la poitrine et le cou. Un arbeiter avait pudiquement voilé le reste de son corps d’un drap blanc quand nous étions entrés. Dès qu’elle nous vit, elle nous demanda de sa voix satinée et artificielle :

— Où est Sean ? Vous l’avez vu ?

— Il va bien, lui dit Oliver.

J’étais trop déprimée pour parler.

— Nous n’avons pas encore pu nous voir. Cet hôpital a des règlements de merde. Qu’est-ce que les gens disent ? Avons-nous réussi à attirer l’attention ?

Felicia lui expliqua gentiment que nous n’avions pas accompli grand-chose en réalité. Elle la ménageait moins que Sean. Peut-être était-elle amoureuse de lui, elle aussi. Je voyais soudain les gens et la révolution sous un jour nouveau, et cela ne me plaisait pas tellement.

— Sean a un plan pour changer tout cela, murmura Gretyl.

— Je n’en doute pas, fit Oliver.

— Que se passe-t-il à l’UMS ?

— Une nouvelle administration est en train de se mettre en place. Tous ceux qui ont été nommés par les étatistes ont donné leur démission ou se sont mis en congé.

— Une purge ?

— C’est la procédure normale. Toutes les nominations font l’objet d’un réexamen.

Gretyl soupira en une note artificielle d’une grande beauté et tendit la main. Felicia la serra. Charles et moi demeurâmes en arrière.

— Il pense que quelqu’un a saboté le détonateur des explosifs, déclara Oliver.

— C’est plausible, murmura Gretyl. C’est même probable.

— Mais toi et moi nous sommes les seuls à les avoir touchés, fit Charles.

Gretyl soupira de nouveau.

— Ce n’était qu’un bâton d’Excavex de deux kilos. Nous ne l’avons pas payé cher. Les gens qui l’ont volé pour nous ont pu le trafiquer pour qu’il explose tout seul. Ce n’est pas impossible.

— C’est difficile à établir, fit Oliver.

— Écoutez-moi, mes amis. Si nous n’avons pas réussi à attirer l’attention jusqu’à présent, c’est parce que…

Elle s’interrompit. Elle fit le tour de la chambre d’un regard vif, puis ses paupières se plissèrent.

— J’ai de nouveaux yeux, vous avez vu ? fit-elle. Vous aimez la couleur ? Vous feriez mieux de partir, à présent. Nous reparlerons de tout ça plus tard, quand je sortirai.


Dans la galerie qui quittait l’hôpital en direction de la station de Time’s River, un jeune journaliste des LitVids, mal habillé, à l’air famélique, essaya de nous interviewer. Il nous suivit sur une trentaine de mètres, en regardant son ardoise entre deux questions qu’il jugeait incisives. Nous étions trop déprimés et trop méfiants pour lui répondre. Ce qui ne nous empêcha pas, malgré notre réticence, de nous retrouver dans un flash de dix secondes sur une chaîne secondaire locale de Mars Tharsis.

Sean, pour sa part, fut interviewé le lendemain durant une heure par un représentant de la Commission d’Examen de la Nouvelle-Mars, et l’interview fut retransmise par General Solar dans toute la Triade. Il raconta notre histoire au monde entier, avec tous les détails. Son récit ne correspondait pas à mon souvenir.

Personne d’autre ne fut interviewé.

Ma morosité générale s’accentua. Mon jeune idéalisme s’émoussait rapidement, et aucune sagesse particulière ne le remplaçait, rien d’émotionnellement concret.

Je songeai aux propos que nous avait adressés Sean, à ses accusations, à ses suspicions envers moi en particulier. Son interview répandit des distorsions de la vérité dans la Triade. Je dirais, aujourd’hui, qu’il mentait, mais il est possible que Sean Dickinson, même alors, ait été un trop grand démagogue pour respecter la vérité. Quant à Gretyl, je pense qu’elle était prête à prodiguer de bons conseils sur la manière dont les impératifs politiques nous dictent comment on doit voir – et utiliser – l’histoire.


Lorsque nous retournâmes à nos dortoirs de l’UMS, nous trouvâmes des affiches placardées sur les portes closes. Diane vint à ma rencontre pour m’expliquer que l’UMS avait fermé ses portes jusqu’à nouvel ordre en raison d’une « refonte des programmes ». Des icônes clignotantes sous les plaques portant nos noms nous informèrent que nous étions autorisés à entrer une seule fois pour retirer nos affaires. Le voyage en train jusqu’à notre domicile ou toute autre destination ne nous serait pas remboursé. Nos ardoises reçurent des bulletins précisant le lieu et la date des débats publics qui allaient se tenir pour décider du sort futur de l’université.

On aurait pu penser que c’était pire que du temps de Dauble et Connor.

Charles nous aida, Diane et moi, à sortir nos affaires du dortoir et à les entasser dans la galerie. Il n’y en avait pas beaucoup. J’avais expédié la plus grande partie chez moi après avoir été vidée. J’aidai ensuite Charles à rassembler son équipement, qui consistait en une dizaine de kilos de matériel de recherche.

Nous prîmes un repas léger à la station. Nous n’avions plus grand-chose à nous dire. Diane, Oliver et Felicia partirent vers le nord, et Charles m’accompagna sur le quai de l’est.

Lorsque j’eus hissé mes bagages dans le sas, il me tendit la main. Je la serrai fermement.

— Est-ce qu’on se reverra ? me demanda-t-il.

— Pourquoi pas ? Dès que les choses se seront tassées pour nous.

Il ne voulait plus me lâcher la main, et je dus la retirer gentiment.

— J’aimerais te revoir avant, me dit-il. Pour moi, ça risque de prendre quelque temps.

— D’accord, fis-je en me glissant dans le sas.

Mais je ne m’engageai pas sur une date. Je n’étais pas d’humeur à établir une nouvelle relation.


Mon père me pardonna. Ma mère admirait en secret, je crois, tout ce que j’avais fait. Ils payèrent sans discuter la facture élevée des cours d’autoformation, pour que je ne prenne pas de retard dans mes études. Ils auraient pu envoyer la note au MA, dans le cadre du renouveau général des rétros. Mon père croyait fermement aux bienfaits de la politique des MA, mais l’honneur lui interdisait de prélever sa part sur les fonds gouvernementaux alloués aux MA ou de profiter de sa situation de vainqueur.

Je revis Connor dans les LitVids, sur la chaîne General Solar. Elle faisait le long voyage vers la Terre, et parlait à bord du Barrier Reef, un vaisseau appartenant à la LITHO (Ligue Interplanétaire de Transport de l’Hémisphère Ouest). Elle s’apprêtait, chose qu’elle avait un peu de mal à expliquer aux Martiens, à être accueillie triomphalement là-bas. Dauble était à ses côtés, mais ne disait rien. Chaque jour, des détails encore plus horribles sur son essai de gouvernement étatiste étaient révélés.

Il se trouva qu’il y avait également à bord de son vaisseau un avocat du MA de Majumdar, qui prit sur lui de représenter l’ensemble des MA et autres intérêts en conflit avec Connor et Dauble. Jour après jour, il leur sortit dossier sur dossier, tout au long du voyage.

Lorsqu’elles débarqueraient sur la Terre, dans dix mois, elles risquaient d’être pauvres comme Job. Nées sur Mars, exilées sur la Terre, condamnées à faire du slalom entre les procès de la Triade pour tout le restant de leurs jours.


2172, A.M. 53

Ce qui était en train de se passer sur Mars constituait un excellent exemple de politique réelle dans une culture « jeune », et c’était précisément mon sujet d’étude dans le cadre de l’histoire de la Terre. J’aurais dû être fascinée, mais je ne suivais l’actualité, en fait, que de très loin.

Mes idéaux de jeunesse avaient été foulés aux pieds sans ménagement, et je ne savais pas très bien comment prendre la chose. Avant de pouvoir viser la suite de mes études et décider de quelle manière j’allais me rendre utile à ma famille, il fallait que je rétablisse mon identité perdue. Ma mère comprenait mon indécision juvénile. Mon père s’effaçait devant ma mère. Je disposais d’un certain temps avant de m’engager.

Lorsque l’UMS rouvrit ses portes, je changeai de campus et de matières principales. J’allai à Durrey Station, la troisième ville de Mars en nombre d’habitants et la deuxième université. J’y choisis les humanités classiques, la littérature des XIXe et XXe siècles, faisant passer la philosophie avant la mécanique quantique, le cours le plus pratique étant la morale et l’éthique en tant que dimension artistique du monde des affaires. Quatre âmes en peine assistaient avec moi à ces cours, étudiant des choses qui laissaient la plupart des Martiens à l’esprit de pionnier totalement indifférents.

J’avais besoin de changement. Je décidai de profiter un peu de la vie.


Cela faisait des mois que je n’avais pas pensé à Charles. J’ignorais qu’il s’était inscrit, lui aussi, à Durrey Station. Lorsque les cours débutèrent, nous ne nous retrouvâmes pas tout de suite. Je le revis pour la première fois à Shinktown, aux vacances.

Sept cent quatre-vingt-dix étudiants fuyaient Durrey chaque année au solstice pour aller travailler dans leurs fermes, s’ils appartenaient aux familles locales aisées de Vallès Marineris, ou se réfugier à Shinktown. Quelques-uns, déjà mariés, se dispersaient dans leurs terriers à moitié finis, qui deviendraient bientôt des stations, et s’adonnaient aux occupations habituelles des gens mariés.

Ma famille n’avait pas de ferme et me demandait peu en guise de piété filiale. Ils m’adoraient, mais ils me laissaient libre de choisir ma voie.

Shinktown était un dédale de boutiques pas très sympathiques, de petits hôtels discrets, de salles de jeu et de gymnases, à dix-sept kilomètres de Durrey Station, où les étudiants se rendaient pour oublier leurs études et leurs obligations envers leur ville et leur famille. Pour s’éclater, en somme.

Mars n’avait jamais été une planète de prudes. Mais ses attitudes vis-à-vis du sexe étaient typiques d’une culture de pionniers. La sexualité a pour finalité la procréation et l’établissement de liens solides entre les individus et les familles. Le sexe conduit (ou devrait conduire) à l’amour et aux relations durables. Le sexe sans amour n’est peut-être pas un péché, mais c’est presque certainement du gaspillage. Pour le Martien ou la Martienne idéalement représentés dans les LitVids populaires, la sexualité n’a jamais consisté à se gratter simplement là où ça démange. C’est quelque chose de diablement compliqué, lourd de signification et de drame pour les individus et les familles. C’est aussi un lien potentiel entre les MA (les intéressés se mariant rarement dans leur famille) et le début d’une nouvelle entité, la dyade, association plus forte et puissamment motivée de deux partenaires soigneusement assortis.

Cela, c’était le mythe, et je reconnais que je le trouvais séduisant. Encore maintenant, d’ailleurs. On dit parfois qu’un esprit romantique est un esprit qui refuse d’accepter le témoignage de ses yeux et de ses oreilles.

Nous vivions dans une ère où peu d’individus étaient physiquement laids. La plupart des Martiens n’avaient ni le désir ni l’instinct de laisser la nature suivre son cours incertain. La question avait fait l’objet d’une législation publique intéressant la plupart des citoyens de la Triade environ soixante-dix années martiennes plus tôt. J’étais passablement séduisante. Mon héritage génétique n’avait eu besoin que de très peu de corrections ou pas du tout – je n’avais, en fait, jamais posé la question à mes parents – et les hommes m’abordaient volontiers.

Je n’avais cependant jamais eu d’amant, principalement parce que je trouvais les garçons de mon âge trop sérieux, trop frivoles ou – le plus souvent – terriblement ennuyeux. Ce que je désirais pour mon premier (et peut-être dernier) amour, ce n’était pas seulement de la splendeur physique, mais quelque chose de beaucoup plus profond, quelque chose qui ferait soupirer d’envie la planète Mars entière – sinon la Triade au complet – lorsque mon partenaire et moi nous publierions plus tard nos mémoires, à un âge avancé.

Je n’étais pas plus pudique que n’importe quelle autre Martienne. Je n’aimais pas particulièrement dormir seule. Je souhaitais souvent pouvoir abaisser mes critères juste assez pour en connaître plus sur les hommes. Des hommes beaux, naturellement, avec du tempérament et une suprême assurance. Pour ce genre d’expérience, la beauté et la splendeur physiques étaient plus importantes que l’intellect ; mais si je pouvais avoir tout à la fois, l’esprit, la beauté et les accomplissements…

J’avais des rêves fiévreux.

Shinktown était un lieu de tentation pour un jeune Martien, et c’est la raison pour laquelle un si grand nombre d’entre nous y allaient. Je m’amusais dans les bals, flirtais et embrassais souvent, mais évitais les rencontres plus intimes que j’aurais pu accepter. La seule loi universelle dans les relations entre hommes et femmes – selon laquelle l’homme propose et la femme dispose – jouait en ma faveur. Libre à moi de séduire, d’expérimenter et de jouer au jeu sans doute cruel et (pensais-je) totalement de bonne guerre qui consistait à tester le troupeau.

Au milieu des vacances, un soir du début de printemps, un club local universitaire organisa une petite sauterie après une partie de jai alai dans l’arène. J’avais assisté au match, et je vibrais d’une légère frustration due à la vue de tous ces corps mâles bondissant souplement pour frapper la petite balle lourde. À cela s’ajoutait le mélange d’une double infusion d’herbe de Shinktown et de quelques gorgées de vin, que j’espérais neutraliser en dansant et en flirtant avant de rentrer chez moi pour méditer sur le tout.

J’aperçus Charles la première, à l’autre bout de la salle, alors que je dansais avec un garçon de troisième année. Il était en train de bavarder avec une grande perche aux grands yeux, plutôt exotique, qui ne me semblait pas du tout être son genre. À la fin du morceau, je me frayai un chemin à travers la foule, le contournai par-derrière et me cognai à lui comme par accident. Il se détourna de son exotique et me reconnut aussitôt. À mon grand désarroi, son visage s’illumina comme celui d’un enfant. Il eut vite fait de larguer sa grande perche aux yeux élargis et me suivit.

Cela faisait des mois que je ne cessais de penser aux événements de l’UMS. J’avais envie d’en parler à quelqu’un. Charles semblait parfait pour remplir cette fonction.

— On pourrait dîner, suggéra-t-il tandis que nous quittions la piste de danse.

— J’ai déjà mangé.

— Une petite collation, dans ce cas.

— J’avais envie de discuter de ce qui s’est passé l’été dernier.

— Une petite pâtisserie du soir, ce sera l’occasion parfaite.

Je fronçai les sourcils, comme si c’était une proposition indécente, puis cédai. Charles me prit le bras – ce qui ne me semblait pas dangereux pour l’instant –, et nous trouvâmes une petite cafétéria automatique tranquille dans la courbe d’une galerie excentrique. Elle donnait sur les quartiers nord de Shinktown, que fréquentaient uniquement les résidents permanents, et était bordée de petits commerces principalement tenus par des arbeiters. Nous passâmes devant la place centrale, un hectare de verdure aménagée, entourée de six étages de galeries superposées. L’architecture essayait d’imiter ce que la vieille Terre avait de plus rébarbatif, de rétrograde et d’oppressant. La courbe marchande, cependant, était comparativement stylée et inoffensive.

Nous nous attablâmes dans la cafétéria et bûmes du café de la Vallée en attendant que nos gâteaux arrivent. Charles fut peu causant au début. Il semblait sur les nerfs. Il accueillait d’un grand sourire tout ce que je disais, conciliant comme tout.

Vite fatiguée de ce petit jeu verbal, je me penchai brusquement en avant.

— Pourquoi es-tu venu à Shinktown ?

— J’en avais marre. Je me sentais trop seul. J’étais plongé jusqu’au cou dans les topoï du continuum de Bell. Tu… ne sais pas ce que c’est, je suppose.

— Non.

— C’est fascinant. Ça pourrait devenir un jour très important, mais c’est encore marginal pour le moment. Et toi, pourquoi es-tu venue ?

Je haussai les épaules.

— Je ne sais pas. Pour rechercher de la compagnie, sans doute.

Je me rendis compte, alors, que c’était là pour moi une façon de manifester ma coquetterie. Ma mère aurait appelé ça mon côté chipie, et elle me connaissait assez pour savoir de quoi elle parlait.

— Si tu recherches un bon partenaire de danse, me dit Charles, je ne suis sans doute pas ce qu’il y a de mieux pour toi.

J’écartai sa remarque d’un revers de main.

— Tu te souviens de ce que disait Sean Dickinson ?

Il fit la grimace.

— Je préfère l’oublier.

— Que lui reproches-tu ?

— Je ne suis pas très bon juge de la nature humaine, murmura-t-il en examinant sa tasse.

Les gâteaux arrivèrent. Charles posa la main à plat sur l’arbeiter.

— C’est moi qui régale, dit-il. Je suis un peu vieux jeu.

Je laissai passer cela aussi.

— Je pense qu’il était monstrueux, déclarai-je.

— Je n’irais peut-être pas jusque-là.

Mes lèvres retournèrent le mot, le savourèrent.

— Monstrueux. Politiquement monstrueux.

— Il t’a vexée, n’est-ce pas ? Souviens-toi qu’il était blessé.

— J’ai fait tous les efforts que j’ai pu pour analyser la situation et comprendre les raisons de notre échec. Comprendre pourquoi j’étais prête à suivre Sean et Gretyl pratiquement n’importe où.

— Les suivre ? C’étaient eux ou la cause que tu voulais suivre ?

— J’avais foi… J’avais foi en notre cause, mais c’étaient eux que je suivais. Et c’est ce que j’essaie de comprendre.

— Ils semblaient savoir parfaitement ce qu’ils faisaient.

Nous parlâmes ainsi pendant une heure, en cercles, sans comprendre davantage ce qui nous était arrivé. Charles paraissait accepter la chose comme une simple incartade de jeunesse, mais je ne m’étais jamais offert le luxe de telles plaisanteries. Tout échec faisait naître en moi une profonde sensation de culpabilité, de temps perdu et d’occasion manquée.

Lorsque nous eûmes fini nos pâtisseries, il sembla tout naturel de vouloir trouver un endroit tranquille où continuer notre conversation. Charles suggéra l’espace central, mais je secouai la tête en arguant que cela ressemblait trop, à mon goût, à une « insula ». Charles n’était pas spécialiste de l’histoire ancienne.

— Une « insula », précisai-je, c’est un immeuble résidentiel dans la Rome antique.

— La ville de Rome ?

— Oui. La ville.

Sa suggestion suivante, précédée d’un moment de réflexion perplexe, fut d’aller dans sa chambre.

— Je pourrais faire monter du vin ou une infusion.

— J’ai eu mon compte de l’un et de l’autre. On ne pourrait pas avoir un peu d’eau minérale ?

— Sans doute. Durrey est bâtie sur une superbe nappe aquifère. Tout ce secteur se situe en terrain karstique prétharsique.

Nous prîmes un petit taxi pour nous rendre dans la courbe opposée, occupée principalement par des hôtels et des logements temporaires destinés aux étudiants, la principale source de revenus à Shinktown.

Je ne me souviens pas d’avoir anticipé quoi que ce soit tandis que nous entrions dans sa chambre. Le décor n’avait rien de transcendant. Il était propre, bon marché, entretenu par des arbeiters mais sans aucune fonction nano. Les couleurs, reposantes pour les yeux, allaient du beige au vert tilleul en passant par le gris. Le lit était à une place. Je m’assis sur un coin du matelas. Il me vint soudain à l’esprit que Charles attendait peut-être de moi un peu plus que ce que j’étais prête à lui donner. Mais nous n’avions pas encore échangé le moindre baiser, et nous étions venus ici surtout pour discuter.

Je me demandais tout de même comment je réagirais si Charles me faisait des avances.

— Je commande l’eau, me dit-il.

Il fit deux pas devant son bureau, hésitant pour savoir s’il devait s’asseoir sur la chaise pliante qui se trouvait là ou sur le bord du lit à côté de moi.

— Plate ou gazeuse ? me demanda-t-il.

— Plate.

Il inséra son ardoise dans le port du bureau et passa la commande.

— Ils ne sont pas rapides, en général. Il faut compter cinq bonnes minutes, me dit-il. Les arbeiters sont anciens.

— Décrépits, ajoutai-je.

Il me sourit, s’assit sur la chaise et regarda autour de lui.

— C’est tout ce que j’ai pu me payer, murmura-t-il. On ne peut pas dire que ce soit du luxe.

Une seule chaise. Une petite console com, un lit escamotable, avec son couvre-lit mince, un sac à vapeur derrière une porte étroite, un lavabo et des toilettes dans un renfoncement du mur derrière un rideau. Le tout faisait à peine trois mètres sur quatre.

Je me demandai soudain combien de personnes avaient eu l’occasion de faire l’amour dans cette chambre, et dans quelles circonstances.

— Nous pourrions passer des années à essayer de comprendre Sean et Gretyl, me dit Charles. Il ne faudrait pas croire que j’ai oublié ce qui s’est passé.

— Oh, non !

— Ces derniers temps, j’ai beaucoup médité sur des tas d’autres choses. (Il avait prononcé le mot médité sur un ton d’autoparodie, comme pour désamorcer la charge dont il était grevé.) Je n’ai pas le temps de me pencher sur nos erreurs passées.

— Parce que tu penses que nous avons fait des erreurs ? demandai-je innocemment en lissant quelques plis du couvre-lit.

— Oui.

— Lesquelles ? insistai-je.

Je sentais la mauvaise humeur monter de nouveau, mais je n’en laissai rien paraître. Finalement, Charles rapprocha sa chaise et se pencha en avant, les coudes sur les genoux, les mains nouées sous son menton.

— Je pense que nous devrions mieux choisir nos dirigeants, dit-il.

— Tu estimes que Sean était un mauvais chef ?

— Tu l’as toi-même qualifié de monstrueux.

— Les choses ont mal tourné pour nous tous. Si elles s’étaient mieux passées, tout aurait été différent.

— Tu veux dire que si Connor et Dauble ne s’étaient pas pendues, nous aurions pu leur fournir la corde ?

— Quelque chose comme ça.

— Je suppose que c’est ce que Sean et Gretyl essayaient de faire.

— Pas seulement eux mais nous tous, renchéris-je.

— C’est vrai. Mais qu’aurions-nous fait après ? Quel était le véritable objectif de Sean ?

— À long terme ?

— Oui, fit Charles.

Il me révélait en ce moment des capacités que je n’avais pas vues en lui jusque-là. J’étais curieuse de sonder ces nouvelles profondeurs.

— Je pense qu’ils voulaient faire régner l’anarchie, me dit-il.

Je fronçai brusquement les sourcils. Il vit ma réaction, et son expression se figea.

— Mais je ne suis pas vraiment…, commença-t-il.

— Et pourquoi auraient-ils voulu créer l’anarchie, d’après toi ?

— Sean voudrait être un dirigeant. Mais il ne sera jamais porté au pouvoir par un consensus.

— Et pourquoi pas ?

— Il a le même pouvoir d’attraction qu’une image de LitVid, répondit Charles.

Comment ne voyait-il pas à quel point il m’irritait ? Je sentis une nouvelle perversité monter en moi. J’avais envie qu’il m’irrite pour pouvoir lui refuser ce qu’il attendait, c’est-à-dire mes faveurs.

— Une image creuse ?

— Je suis vraiment navré si cela te hérisse, murmura Charles en pétrissant ses mains l’une dans l’autre. Je sais que tu étais attirée par Sean. Cela me met… Ne crois pas que j’aie voulu t’amener ici pour…

Le carillon de la porte retentit. Charles alla ouvrir. Un arbeiter entra avec une bouteille d’Eau minérale Première qualité de la région de Durrey. Charles m’en versa un verre et revint s’asseoir.

— Je n’avais pas vraiment envie de parler politique, me dit-il. Je ne suis pas très doué pour cela.

— Nous sommes venus ici pour discuter de ce qui n’a pas marché, insistai-je. Je suis curieuse de connaître ton point de vue.

— Mais tu ne le partages pas.

— C’est possible, mais ton point de vue m’intéresse quand même.

Charles prit un air encore plus misérable. Il s’affaissait, se tenant sur la défensive, et ses mains se crispaient nerveusement.

— Très bien, dit-il.

Je sentais qu’il abandonnait la partie, assumant que je n’étais plus à sa portée, et cela ne faisait qu’ajouter à mon irritation. Quelle présomption !

— Quelle sorte de dirigeant ferait Sean ? demandai-je.

— Un tyran, murmura Charles. Et pas très bon, en plus. Je ne pense pas qu’il ait ce qu’il faut pour ça. Il n’est pas assez charmeur quand il le faut, et il n’est pas capable de contrôler ses sentiments.

Mon irritation disparut comme par enchantement. C’était une drôle de sensation. J’étais tout à fait d’accord avec Charles. C’était cela, la monstruosité que j’essayais de comprendre.

— Tu es meilleur juge de la nature humaine que tu ne le crois, lui dis-je avec un soupir en me laissant aller en arrière sur le lit.

Il haussa les épaules.

— Mais j’ai lardé, me dit-il.

— Comment ça ?

— Je voudrais te connaître mieux. Je ressens quelque chose de spécial quand je suis avec toi.

Intriguée, j’allais continuer de poser mes questions démoniaques (Que veux-tu dire par là ? Qu’est-ce que tu ressens exactement ?) lorsque Charles se leva.

— Mais tout ça ne sert à rien, me dit-il. Depuis le début, je sais que je ne te plais pas.

Je le regardai avec de grands yeux ronds.

— Tu me trouves lourdaud. Je ne suis pas du tout comme Sean, c’est sur lui que tu as des vues. Et pour couronner le tout, je me mets à le dénigrer.

— Je n’éprouve aucun sentiment pour Sean, lui dis-je, les yeux baissés, offrant ce que j’espérais être l’image d’une probité candide. Certainement pas après ce qu’il a dit, en tout cas.

— Je suis navré, fit Charles.

— Pourquoi t’excuses-tu tout le temps ? Assieds-toi, à la fin.

Aucun de nous n’avait touché à son eau minérale.

Charles s’assit. Il leva son verre.

— Tu te rends compte que cette eau est restée un milliard d’années prisonnière du calcaire ? Toute cette vie ancienne… Voilà ce que j’aimerais faire vraiment. En plus d’obtenir mes crédits en physique et de commencer mes recherches, je veux dire. Monter travailler à la surface, explorer les anciens fonds marins. Sans parler politique. J’ai besoin de quelqu’un pour me tenir compagnie. Je m’étais dit que ça te plairait peut-être.

Il leva les yeux vers moi, balançant sa proposition d’un seul coup, sans reprendre haleine.

— Le MA de Klein possède une vieille cave vinicole à une vingtaine de kilomètres d’ici, reprit-il. Je pourrais emprunter un tracteur pour te montrer les…

— Ils font du vin ? demandai-je, étonnée.

— Ils n’ont pas réussi. Ils se sont reconvertis en station d’eau. Rien de plus qu’un dôme retranché, mais il y a des gisements de fossiles intéressants. De plus, la cuvée abandonnée s’est peut-être améliorée, on pourrait essayer d’y goûter.

— C’est une invitation ?

Je sentis une chaleur soudaine m’envahir, de manière si immédiate et inattendue que les larmes me montèrent aux yeux.

— J’avoue que tu me surprends, Charles, ajoutai-je.

Je me surprenais moi-même. Les yeux baissés, je lui demandai :

— Qu’attends-tu de moi exactement ?

— Tu m’aimeras peut-être un peu plus en me voyant ailleurs qu’ici. Je ne suis pas à ma place à Shinktown. Je ne sais pas pourquoi j’y suis venu. Je suis heureux d’y être, naturellement, parce que je t’ai retrouvée, mais…

— Une ancienne cave à vin. Et… On remonterait à la surface ?

— Avec des combinaisons appropriées. Je l’ai fait plusieurs fois. Tu ne risques rien avec moi. (Il leva le pouce vers le plafond.) Je ne suis pas une idole des LitVids, Casseia. Je ne peux pas te faire prendre ton pied comme ça.

Il fit claquer ses doigts. Je fis semblant de n’avoir pas entendu sa remarque.

— Je ne suis jamais montée ramasser des fossiles, déclarai-je. C’est une idée splendide.

Charles déglutit et décida de pousser son avantage un peu plus loin.

— On pourrait partir tout de suite, dit-il. Rester quelques jours là-haut. Ça ne coûterait pas très cher. Mon MA n’est pas riche, mais nous pourrions emprunter du matériel que personne n’utilise en ce moment. Pas de problème en ce qui concerne la dépense d’oxygène. Nous pouvons ramener de l’hydrogène en échange, nous serions bénéficiaires. J’appellerai la station pour leur dire de rétablir le chauffage.

C’était une idée un peu tordue, entièrement nouvelle pour moi et tout à fait charmante. Je savais que Charles n’insisterait jamais pour me faire faire plus que je ne le désirerais. Tout était parfait.

— J’essaierai de ne pas trop t’ennuyer avec les explications techniques, me dit-il.

— Je suis capable d’encaisser. Qu’est-ce qui te fait croire que je m’intéressais à Sean, sentimentalement ?

Il eut le bon goût de ne pas répondre. Malgré l’heure tardive, il commença aussitôt les préparatifs de l’excursion.


Les Martiens, la plupart du temps, n’apercevaient la surface de leur planète qu’à travers les hublots d’un train. Une dizaine de fois dans sa vie, peut-être, chaque Martien montait à la surface, en combinaison pressurisée, généralement en groupe accompagné et étroitement surveillé. Il faisait le touriste sur sa propre planète.

Par peur ou raison, la plupart des Martiens se sentaient plus en sécurité dans leurs galeries. Ils se donnaient le nom de lapins, sans complexe. Des lapins rouges, par opposition aux lapins gris, ceux de la Lune terrestre.

Je crois que je me sentais plus nerveuse, assise dans le tracteur à côté de Charles, que je ne l’avais été, des mois plus tôt, dans ma peau étanche. J’avais confiance en Charles, je savais qu’il ne se perdrait pas dans les ravins et les dépressions des anciens glaciers. Il était trop sûr de lui pour cela. Mais ce qui me mettait les nerfs à fleur de peau, c’était la proximité d’émotions que j’avais soigneusement reléguées derrière un semblant de philosophie.

Je ne tenterai pas d’expliquer ma volte-face. Je commençais à être attirée par Charles, mais le processus était lent. Tandis qu’il conduisait, je le regardais à la dérobée, étudiant ses traits minces, son nez long et droit, ses grands yeux bruns attentifs, qui ne cillaient presque jamais, sa lèvre supérieure, délicatement sensuelle, sa lèvre inférieure, un peu trop effacée, son menton proéminent, son cou noueux et décharné. Ce mélange vigoureux de traits que j’aimais et d’autres que j’approuvais moins me montait à la tête. On était loin de la perfection esthétique avec ces longs doigts aux ongles carrés, ces épaules osseuses mais larges, ce torse légèrement concave…

Fronçant les sourcils, je reportai mon attention sur le décor. L’aréologie n’avait que peu d’attraits pour moi, mais aucun Martien ne peut rester indifférent au passé de sa planète. On commençait à nous le raconter au berceau.

Mars était une planète morte, mais elle avait jadis été vivante. Dans les basses plaines, sous les inévitables sables mous et la couche visqueuse, gisait une couche épaisse de roche calcaire qui servait de cimetière à d’innombrables et minuscules organismes issus du fond de l’ancien océan qui couvrait toute cette région et, en fait, soixante pour cent de l’hémisphère Nord de Mars.

Ces océans, un demi-milliard d’années martiennes plus tôt, avaient été victimes du vieillissement et du refroidissement de la planète. Les mouvements intérieurs de Mars s’étaient ralentis et stabilisés juste au moment où la planète avait commencé à créer et repousser ses continents, mettant un terme précoce à la migration de ses quatre jeunes plaques tectoniques et à l’existence de ses chaînes de volcans vomissant des gaz. L’atmosphère avait commencé sa longue fuite vers l’espace. Au fil des six cent millions d’années martiennes qui suivirent, la vie elle-même se retira peu à peu, évoluant vers des formes plus hardies, laissant derrière elle des lits océaniques fossiles, des karsts et, pour finir, l’ecos mère (on dit « ecoï » au pluriel) ainsi que les superbes ponts-aqueducs.

Tout autour de nous, des crêtes de calcaire jaune-blanc émergeaient des sables mous ocre rouge. De gros rochers rouillés, morcelés, dispersés autour des cratères d’impact, saupoudraient le tout comme des fragments de chocolat sur de la sauce à la rhubarbe nappant une glace à la vanille. Sur fond de ciel rose, l’effet produit était saisissant, d’une beauté douloureuse. Il rappelait aux hommes que même les planètes sont mortelles.

— Ça te plaît ? demanda Charles.

Nous n’avions pas échangé trois mots depuis que nous avions quitté Durrey dans le tracteur emprunté à Klein.

— C’est superbe, répondis-je.

— Attends que nous arrivions aux karsts ouverts. Ils ressemblent à des trous de chien de prairie. C’est un signe de présence de nappes aquifères, mais il faut une étude d’experts pour en déterminer la profondeur et savoir si la nappe est blanche ou non.

Les nappes blanches contenaient de fortes concentrations d’arsenic. Cela rendait l’extraction de l’eau un peu plus coûteuse.

— Les mers blanches étaient peuplées de formes de vie différentes, poursuivit Charles. C’est sans doute de là que venaient les mères.

Je savais très peu de chose sur les cystes mères. Ces organismes étaient les seuls témoins de l’ecos oméga de l’époque post-tharsique. Toute la vie d’une planète concentrée dans une patiente coquille de noix. L’ancêtre des ponts-aqueducs. Ces fossiles n’avaient été découverts que très récemment, mais je ne m’étais jamais intéressée particulièrement aux nouvelles qui les concernaient.

— As-tu déjà vu une mère ? me demanda Charles.

— Seulement en photo.

— Elles sont splendides. Plus grandes qu’un tracteur. De grosses coquilles de trente centimètres d’épaisseur, enfouies dans le sable, qui attendent le retour de l’eau. Les seuls témoins de leur espèce. (Ses yeux brillaient, ses lèvres étaient tordues en un demi-sourire émerveillé. Son enthousiasme me laissait loin derrière.) Certaines auraient pu tenir le coup dix millions d’années. Mais l’eau n’est jamais revenue.

Il secoua la tête. Ses lèvres tombèrent tristement, comme s’il évoquait une tragédie de famille.

— Certains chasseurs de fossiles disent qu’un jour on en trouvera une vivante, poursuivit-il. C’est leur saint Graal.

— Tu crois que c’est possible ?

— Ça m’étonnerait.

— Est-ce qu’il y a des mères fossiles là où nous allons ?

Il secoua la tête.

— Elles sont très rares. Et jamais dans les karsts. La plupart ont été découvertes dans les crevasses.

— Ah !

— Mais on peut toujours essayer d’en trouver.

Il m’adressa son sourire de petit garçon, ouvert et confiant.


La cave vinicole du MA de Klein, noble expérience qui n’avait pas été couronnée de succès, se trouvait dans un creux de terrain sous le vent d’un plateau desséché soulevé par le gel des terres en profondeur et situé à vingt kilomètres à l’ouest de Durrey Station. Il était à présent entretenu par des arbeiters, mais de manière plutôt épisodique, à en juger par les dunes de sable mou statique accumulées à l’entrée. Un énorme portail affichait fièrement en grosses lettres vertes : « Très Haut Médoc. » Charles amena le nez du tracteur juste sous la pancarte, et le garage s’ouvrit lentement, par à-coups. Ses rouages étaient grippés par la poussière. Charles gara le tracteur dans un espace obscur.

Refermant nos combinaisons, nous descendîmes de la cabine. Charles posa sa main à plat sur le port de la serrure et se tourna vers moi.

— Ils ont changé les codes depuis ma dernière visite. J’espère que je figure toujours dans la liste de Klein.

— Tu n’as pas vérifié avant de partir ? demandai-je, soudain alarmée.

— Je plaisantais, me dit-il.

Le mécanisme s’ouvrit, et nous entrâmes.


Au fil des années, les arbeiters, à force de s’autoréparer, étaient devenus des tas de ferraille monstrueux. Ils me faisaient penser à des gnomes empressés qui s’écartaient obséquieusement de notre chemin tandis que nous explorions les galeries étroites qui conduisaient aux locaux d’habitation.

— C’est la première fois que je vois des arbeiters si vieux, murmurai-je.

— Un sou est un sou pour la famille Klein. Ils ont repris les meilleures machines, en ne laissant ici qu’une équipe squelettique, juste de quoi s’occuper de l’eau.

— Pauvres petites choses, murmurai-je.

— On y est, annonça Charles en ouvrant la porte du local d’habitation principal.

Un spectacle délirant de confusion ordonnée nous attendait. Des matelas pneumatiques s’empilaient dans un coin pour former une sorte d’abri. Des draps recouvraient une table comme si c’était un lit. Des appareils délabrés étaient amoureusement rangés au milieu de la salle comme pour attirer l’attention des humains. Ils sentaient la teinture d’iode. Les arbeiters avaient dû s’ennuyer. Un grand spécimen d’un mètre de haut sur cinquante centimètres de large, aux bras proéminents, se tenait fièrement au milieu de son domaine.

— Soyez les bienvenus, nous dit-il d’une voix éraillée. Il y a quatre ans que cette propriété n’a pas eu l’honneur d’accueillir des visiteurs. Que pouvons-nous faire pour vous servir ?

Charles se mit à rire.

— Ne fais pas ça, chuchotai-je. Tu vas le vexer.

L’arbeiter bourdonnait continuellement, ce qui était un signe de désastre imminent.

— Ce module a besoin de pièces de rechange, s’il y en a, nous dit-il au bout d’un long moment de silence introspectif.

— Il faudra vous en passer, lui dit Charles. Nous voudrions un local habitable, pour deux personnes. Chambres séparées… Le plus tôt possible.

— Celui-ci ne vous convient pas ? demanda l’arbeiter avec une consternation mécanique.

— C’est presque ça, mais il faudrait quelques aménagements.

Nous ne pûmes nous empêcher de glousser.

L’arbeiter nous contempla avec cette faculté qu’ont les vieilles machines de se donner des airs critiques et intelligents alors qu’en fait ils sont simplement lents.

— Nous allons prendre les dispositions nécessaires, nous dit-il. Je vous demande pardon, mais ce module a besoin de pièces de rechange et d’une révision nano, si possible.


Quatre heures plus tard, lorsque les dortoirs furent dans un état raisonnable et que nos provisions pour plusieurs jours eurent été préparées et vérifiées par les arbeiters, nous cessâmes, Charles et moi, de nous agiter comme des fous, pour nous regarder dans les yeux. Ce fut Charles qui détourna le premier la tête, en faisant semblant d’examiner le nouveau décor.

— On dirait une cabane de prospecteurs, me dit-il.

— C’est très bien comme ça.

— Pas très confortable.

— Je ne m’attendais pas à mieux.

— Je suis venu ici un jour avec mon père. J’avais à peine dix ans, fit Charles en s’essuyant nerveusement les mains sur les jambes de son pantalon. Une sorte d’évasion, pour deux jours, sur le chemin d’Amnesia à Jefferson en passant par Durrer… Les terres de Klein empiètent sur l’ancien domaine du MA des Erskine à cet endroit. Je ne sais pas comment cela s’est fait.

Il y eut un nouveau moment de silence gêné. Il était visible que Charles ne savait plus par où commencer, ni ce que l’on attendait de lui. Moi non plus, du reste. Mais, en tant qu’élément femelle de notre association, ce n’était pas mon problème. Au mâle de prendre les devants. Je n’avais nulle envie de m’attribuer cette responsabilité.

— Veux-tu qu’on aille voir la cave ? me demanda-t-il soudain en me tendant la main.

Je la pris. Nous commençâmes notre visite officielle du Très Haut Médoc.

Charles était d’une nervosité désarmante. Désarmante parce j’avais très peu de chose à dire et pratiquement rien d’autre à faire que de le suivre comme un toutou. Il donnait des explications sur tout ce qui était martien et que, la plupart du temps, je connaissais. Mais sa voix était reposante, même quand il devenait très technique. À la fin, je prêtais plus attention au rythme de sa voix qu’au contenu de ses phrases. J’appréciais la musique masculine de l’accumulation des faits, architecture qui nous cachait cette simple vérité que nous étions tout seuls lui et moi.

Quatre-vingt-dix pour cent au moins de toute station martienne est au-dessous du niveau du sol. Les impératifs de la pressurisation et de la protection contre les radiations à peine filtrées par l’atmosphère ténue de la planète font de cette méthode de construction la plus économique et la plus fiable. Quelques tentatives avaient été lancées, ces dix dernières années, pour percer la poussière de la planète avec des édifices à plusieurs étages aériens et des gratte-ciel, mais Mars, depuis le début, avait été colonisée avec des bouts de chandelles. Les constructions revenaient beaucoup moins cher quand elles étaient souterraines ou retranchées. Les échangeurs de chaleur, les capteurs, superstructures, entrées et sorties étaient les seuls bâtiments, avec quelques structures basses, à percer la surface. Nous demeurions largement des troglodytes.

Cinquante pour cent des gisements aquifères de Mars étaient à l’état solide – les aquifères minéraux – et le reste à l’état liquide. On trouvait plusieurs variétés d’aquifères solides. Certains étaient des boursouflures dues au gel et au permafrost, qui donnaient un type de terrain vallonné. D’autres étaient des dômes de glace atteignant parfois dix kilomètres de diamètre. Mais pratiquement tous les soulèvements avaient depuis longtemps perdu l’eau qui les avait produits. Elle s’était soit évaporée et recondensée aux pôles, soit tout simplement perdue dans l’espace à travers les siècles. L’atmosphère martienne ténue ne comportait presque pas d’humidité.

Le vignoble du Très Haut Médoc se situait à cinq cents mètres au-dessus d’une nappe liquide, probablement la même que celle qui alimentait Durrey. L’eau suintait à travers le calcaire et formait au fond des crevasses et des cavernes des flaques qui s’étendaient parfois jusqu’à une dizaine de kilomètres sous le karst.

Notre première halte fut à la station de pompage. La pompe, un assemblage massif de cylindres et de sphères fondus ensemble comme une sculpture abstraite, fonctionnait régulièrement depuis quinze années martiennes. Elle extrayait son propre carburant, le deutérium, de l’eau qu’elle puisait dans le sol.

— Nous l’avons reliée aux canalisations qui alimentent Durrey il y a environ dix-neuf ans, m’expliqua Charles tandis que nous faisions le tour de la pompe. Juste après la fermeture de la cave à vin et l’automatisation complète de la station, poursuivit-il. C’était une petite source de revenus destinée à compenser en partie notre échec.

Nos pas résonnaient fortement sur le sol de pierre givré. L’air sifflait en sortant des bouches de ventilation murales. Il était froid et âcre, avec une forte odeur de moisi.

— C’est la seule raison d’être de la station, à présent, continua Charles. Durrey en a besoin. Ils payent, et nous continuons de faire marcher la pompe. Je vais profiter de notre passage pour établir un rapport.

— Dans lequel tu demanderas des pièces pour les arbeiters, suggérai-je.

— Peut-être. Les gens qui ont construit la cave à vin venaient de Californie… ou d’Australie, je ne sais plus.

— Il y a une grande différence ?

— Pas tellement. Je connais beaucoup d’Australiens et de Californiens, aujourd’hui. À part l’accent, ils se ressemblent beaucoup. Ma famille vient de Nouvelle-Zélande, à propos. Et la tienne ?

— Je ne sais pas très bien. Allemande et indienne, je crois.

— Cela explique ton merveilleux teint.

— Je ne fais pas très attention aux origines.

Charles me conduisit dans les chambres de débourbage. Les eaux noires étaient lisses comme des miroirs dans leurs bassins de calcaire creusés à même la roche. Ils remplissaient deux chambres qui faisaient chacune un hectare en superficie sur une profondeur de dix mètres. Quelque part sous nos pieds, des pompes de transfert vibraient sourdement. Elles envoyaient l’eau dans les canalisation souterraines de Durrey. Je humai l’air froid et humide, touchai les murs de calcaire ruisselants.

— Cette roche, on dirait de vieux os, fit Charles.

— Oui. Le fond de l’océan.

— La moitié de nos stations et de nos villes ne pourraient pas exister sans ces plaines de calcaire.

— Pourquoi est-ce que ça ne s’est pas transformé en marbre ou quelque chose comme ça ? demandai-je, en partie pour montrer que je n’étais pas totalement ignorante en matière d’aréologie.

Charles secoua la tête.

— Il n’y a eu aucune activité aréologique majeure depuis un milliard d’années. Pour faire du marbre, il faut de la chaleur et de la pression. Mars est endormie. Elle n’est plus capable d’accomplir le travail.

— Oh !

Je n’avais rien démontré d’autre que mon ignorance. Mais cela ne me posait pas de problème. J’étais en train de donner à Charles une occasion de briller. Je voulais voir qui il était réellement, et avec quel genre d’homme j’avais choisi de passer quelques jours toute seule.

Nous empruntâmes le pont qui franchissait le second bassin pour nous engager dans une galerie en pente. La chambre sur laquelle elle débouchait contenait de multiples rangées de cuves en acier inox ondulé, brillant comme un miroir. Elles étaient entourées de canalisations orange en céramique. L’odeur d’âcre-moisi était ici presque insupportable. Elle devait stimuler en moi une sorte de mémoire atavique, car je songeai à un cellier humide et frais, par une chaude journée d’été, rempli de senteurs suaves de pommes, de carottes, de casiers en bois et de terre battue.

— Ce sont les vieilles citernes à vin, me dit Charles. On les appelait des cuves. On y mettait le jus de raisin…

— Je sais, l’interrompis-je. Je m’y connais un peu en vin, tu sais.

C’était une distorsion flagrante de la vérité, mais il parut content.

— Vraiment ? Tu vas peut-être pouvoir m’expliquer certaines choses, dans ce cas. Je me suis toujours demandé pourquoi l’expérience n’a pas marché.

— D’où venait le raisin ? demandai-je en adoptant un air expert.

— D’ici même. Cuvée in situ. Il a poussé dans les cuves, en suspension cellulaire. Il a été traité et mis à fermenter à l’endroit même où il a poussé.

— C’est pour cela que ça n’a pas marché, répliquai-je en reniflant légèrement. Ça donne le pire vin qu’on puisse imaginer.

C’était ce que j’avais entendu dire, en tout cas. Je n’étais pas allée jusqu’à y goûter moi-même.

— Mes parents m’ont dit qu’il était dégueulasse. Il y en a une réserve ici, quelque part. Abandonnée.

— Depuis combien de temps ?

— Vingt années au moins.

— Terrestres ?

— Oui.

— Je préfère les années martiennes, pour ma part.

Charles prenait assez bien mes pitreries et mes railleries. Il ne se fâchait jamais. Il n’allait pas jusqu’à me flatter pour cela, cependant.

— On essaie de la trouver ?

— D’accord. Je l’ai vue quand j’étais gamin. Par ici…

Il me précéda. Je m’attardai pour coller mon front à un hublot de verre sur le côté d’une cuve. C’était tout noir et vide à l’intérieur. Cet endroit me rendait triste. Combien de fois les Martiens n’avaient-ils pas essayé de reproduire des choses que l’on faisait sur la Terre, en mélangeant les nouvelles techniques et la tradition ? Cela avait toujours lamentablement échoué.

— Tu sais comment on fait le vin maintenant, je suppose, lui dis-je en le rattrapant.

— Avec des nanos. Le processus est entièrement artificiel.

— Le résultat n’est pas trop mauvais.

— Tu as déjà bu du vin de la Terre ?

— Bien sûr que non ! Ma famille n’est pas assez riche pour ça.

— J’en ai bu un ou deux verres il y a quelques années. Du madère. La bouteille avait coûté quatre cents dollars triadiques à mon copain.

— Tu as de la veine. Le madère vieillissait dans les soutes des navires qui passaient le cap Horn.

C’était le summum de mes connaissances en œnologie.

— Il était très bon. Un peu sucré, peut-être.


Poussant une porte mince en fibres de verre, nous pénétrâmes dans un entrepôt situé derrière la chambre des cuves. Caché sous une pile de filtres en toile soigneusement alignés, un tonneau isolé attendait dans un coin. Charles se baissa pour lire l’étiquette.

— « Cuvée 2152. A.M. 43. Jamais mis en bouteilles, jamais commercialisé. »

Il se tourna pour m’adresser un regard d’angoisse comique.

— Ça pourrait nous tuer, dit-il.

— Essayons.

La bonde était tournée contre le mur. Charles fit venir l’un des arbeiters avec un engin de levage pour déplacer le tonneau. Cela fait, il y fixa une cannelle. Puis il partit chercher des verres, me laissant seule avec mes pensées dans la cave déserte et glacée.

Je contemplai les murs de roche suintante et me demandai à haute voix :

— Qu’est-ce que je fous ici ?

J’étais loin de toute ville ou station, en compagnie d’un homme sur lequel je ne savais pratiquement rien. Je m’étais mise dans ce que l’on a coutume d’appeler une situation compromettante, malgré mes propres réticences, malgré toutes mes bonnes résolutions concernant ce genre d’occasion. Où étaient mes chances de choisir et de tester le candidat adéquat à une relation sérieuse et à un amour durable ?

De toute évidence, je ne savais pas moi-même ce que je voulais. J’aimais bien Charles, il était d’agréable compagnie, mais ce n’était certes pas…

Sean Dickinson.

Je fronçai les sourcils et me pinçai le gras du bras en guise de punition. Si Sean Dickinson était ici, me disais-je, nous aurions sans doute déjà couché ensemble. Mais j’imaginais Sean ouvrant les yeux au matin et me considérant avec désapprobation, taciturne après une nuit passionnée. Était-ce cela que je voulais ? Une expérience sexuelle pimentée d’illusion romantique avec quelqu’un qui ne pourrait jamais m’offrir un avenir et qui, par conséquent, n’engageait à rien ?

Une chaleur soudaine me monta au visage.

Charles revint avec deux verres épais. Je fis mine de me baisser pour examiner l’arbeiter, battant violemment des cils pour retrouver une contenance.

— Quelque chose ne va pas ? me demanda Charles.

Je secouai la tête avec un sourire faux.

— Il est en si piteux état, murmurai-je en prenant le verre qu’il me tendait.

Charles tendit le cou entre deux épaules noueuses. Il semblait encore moins sûr de moi que moi de lui. Mais il faisait bonne figure. Avec un geste de magicien, il tourna le robinet et fit couler un filet de liquide vermeil dans son verre.

— Ce ne serait pas poli de te faire boire la première, me dit-il en levant son verre. C’est ma famille qui est responsable de l’erreur, après tout.

Il huma le contenu du verre, le fit tournoyer un instant, sourit de faire tant de manières et y trempa ses lèvres. J’observai sa réaction, curieuse de savoir à quel point c’était mauvais.

Il semblait sincèrement surpris.

— Alors ? demandai-je.

— Ce n’est pas si mortel que ça. Pas mortel du tout, même. C’est très buvable.

Il remplit mon verre. Le vin était râpeux au palais. Je dus me forcer à l’avaler, mais Charles avait raison. Il n’était pas si mauvais que ça.

— Nous sommes jeunes, décréta-t-il. Nous survivrons. Si on en décantait un litre ou deux, pour boire ce soir au dîner ?

— Tout dépend de ce qu’il y aura à manger.

— Rien d’autre que ce que nous avons apporté, et peut-être aussi un ou deux trucs que je dégoterai dans les réserves de secours, en cherchant bien.

— Je m’occupe de tout préparer, si tu veux.

— Ce serait super.


Nous dînâmes dans la salle à manger du chef de station, sur une vieille table métallique et dans des fauteuils que personne n’avait songé à emporter. Une musique vieille de dix ans était diffusée en sourdine par le système de sonorisation. C’était un air de kinjee rapide, martelé, qui aurait pu inspirer à mes parents des états d’âme romantiques mais ne me branchait pas du tout. Je préférais les développements. Je n’aimais pas trop les percussions envoûtantes.

Je n’irai pas jusqu’à dire que le vin me libéra de mes réticences, mais il m’apporta un certain apaisement, ce dont je lui fus reconnaissante. La nourriture était mangeable. C’était de la pâte grise vieille de cinq ans au moins – années martiennes, bien entendu –, mais j’avais pu en tirer quelque chose après tout. Charles ne savait plus comment me complimenter. Je dus me mordre la langue pour ne pas lui faire remarquer que c’était la pâte qui était responsable. Il essayait de se montrer le plus gentil possible avec moi, pour me mettre à l’aise. Mon ambivalence était une énigme aussi bien pour lui que pour moi.

Le système de distribution d’air du vieux terrier gémissait et grinçait tandis que nous achevions notre dîner. Au-dehors, nous disait l’affichage du chef de station, la température de surface était tombée à - 80 °C et le vent soufflait depuis un bon moment à 100 km/h. Je ne me faisais aucun souci pour notre sécurité. Nous avions des vivres pour quinze jours. Si nous désirions repartir, le tracteur ne serait arrêté que par une tempête majeure, ce qui n’était pas à l’ordre du jour d’après les bulletins météo des satcoms.

Nous ne courions aucun danger, personne ne savait où nous étions, le vin rendait Charles de plus en plus séduisant à chaque gorgée, et pourtant j’avais toujours cette raideur désagréable dans la nuque.

— Demain, nous irons voir les plaques pelées dans un ancien lit de cours d’eau érodé, me dit Charles.

Il leva son verre pour admirer le liquide vermeil à l’intérieur comme si c’était un cru très rare, fermant un œil pour évaluer la couleur. Voyant mon expression, il se mit à rire. Ce fut peut-être de ce rire que je tombai amoureuse. Il était si désarmant, si gentil… Pas fier pour deux sous, mais pas servile non plus. Et en même temps qu’il riait, il roula comiquement les yeux et leva le menton.

— Qu’est-ce que c’est qu’une plaque pelée ? demandai-je.

— Il y a des fissures naturelles dans le calcaire. Les couches supérieures se séparent du bas, peut-être à cause des vibrations du vent, et se fragmentent. Quelque temps après – disons cent millions d’années –, le gel remplit les fissures et toute la couche supérieure se craquelle et tombe en poussière sous l’effet de l’érosion. Cette poussière s’envole, laissant la couche suivante… complètement pelée, pour ainsi dire.

— Comment se forme le gel, à cette latitude ? demandai-je.

— Le phénomène a cessé il y a environ trois cents millions d’années. Il n’y avait plus assez d’eau. Il y a bien un peu de CO2 en hiver, mais c’est là que se trouvent les fossiles. C’était un bon coin pour découvrir des tests, à une époque.

— Des tests ?

— Des coquillages, si tu préfères. Pas plus gros que ton petit doigt, pour la plupart, mais mon grand-oncle a trouvé un mako d’Archimède intact, juste à cet endroit, en creusant les galeries de cette station. Il faisait trois mètres de long.

— Qu’est-ce que c’est qu’un mako d’Archimède ?

J’avais assez de souvenirs de mes études de biologie martienne pour savoir qu’il s’agissait de la plus grosse créature de l’ère tertiaire de Tharsis, mais j’avais envie d’entendre parler Charles. Il avait une très jolie voix, en fin de compte, et j’adorais qu’il m’explique des choses.

— Une espèce de gros ver articulé, en forme de vis, avec des crêtes hérissées tranchantes comme des rasoirs. Il se vrillait dans la vase du fond océanique pour hacher de petits animaux en lamelles, puis enveloppait les morceaux de filaments digestifs afin d’en sucer la substance.

J’eus un frisson de répulsion délicate. Charles sembla apprécier ses effets.

— Ça ne doit pas être très marrant, si tu es une méduse géante pendant la saison des amours, de te trouver nez à nez avec ce truc-là, dit-il.

Il but le reste de son vin et leva sans un mot le verre dans ma direction, pour me demander si j’en voulais encore.

— Mais je n’en suis pas une, répliquai-je. Alors, pourquoi est-ce que ça me fait froid dans le dos ?

— C’est parce que tu n’es pas habituée à la viande fraîche.

— Je n’en ai jamais mangé. On dit que ça… aiguise les instincts.

Charles leva de nouveau son verre sous mon nez. Je me demandai s’il voulait me soûler. Ce ne serait pas très sportif, d’avoir sous lui une femme à moitié dans les vapes. Cela satisferait-il ses instincts, ou préférait-il avoir la totalité, le corps et l’esprit d’un seul bloc ?

— Non, merci, refusai-je. Ça ressemble trop à du sang.

— Mais du sang veineux, fit-il en posant son verre. J’en ai assez bu, moi aussi. Je n’ai pas l’habitude.

— Je crois que c’est l’heure d’aller au dodo, suggérai-je.

Il regardait obstinément le bout de ses pieds. Me concentrant sur son sourire, je nous imaginai tous les deux sans habits, sans couvertures, dans une chambre à coucher à la température du sang, et je sentis monter en moi une chaleur qui n’était pas entièrement due au vin. J’avais envie de l’encourager, mais il y avait toujours ce je-ne-sais-quoi qui me retenait.

S’il laissait passer le moment, il allait me perdre, et je n’aurais plus à décider si j’acceptais ou non. J’aurais été curieuse de savoir combien de femmes avaient jeté leur dévolu sur Charles et combien de fois – éventuellement – il avait accepté. Ne serait-ce pas véritablement affreux si nous étions tous les deux inexpérimentés ?

— Il y a beaucoup à faire demain, dit-il en détournant les yeux. Je suis heureux que tu aies décidé de venir avec moi. Ça me redonne du poil de la bête.

— Comment ça ?

— Je ne voudrais pas précipiter les choses, souffla-t-il d’une voix que j’entendis à peine.

— Précipiter quoi ?

Il remplit son verre de vin puis fronça les sourcils et tira la langue.

— Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça. Je n’en voulais plus. Je trouve que tu es très tolérante.

Il se mit alors à parler avec volubilité, en accompagnant ses mots de gestes vifs de la main, comme dans un débat public.

— Je suis timide et maladroit et je ne sais pas ce qu’il faut faire ni s’il faut faire quelque chose tout court. Ce dont j’ai le plus envie en ce moment, c’est juste de rester là à parler avec toi, afin de découvrir la raison pour laquelle je me sens si attiré. Mais je pense qu’il y a autre chose que je devrais être en train de faire, par exemple essayer de t’embrasser… Naturellement, ça ne me déplairait pas. (Il me regarda dans les yeux, en proie à une détresse infinie.) Et toi ?

J’avais espéré être guidée dans tout ça par quelqu’un qui aurait pu faire mon éducation.

— On peut bavarder, lui dis-je.

Il se pencha alors vers moi, un peu trop précipitamment, et nous nous embrassâmes. Il me mit la main sur l’épaule, me serra contre lui sans m’écraser puis, l’instinct prenant la relève, se montra plus insistant. Je le repoussai gentiment. Puis je me penchai à mon tour en avant pour l’embrasser, afin de lui montrer que je ne le rejetais pas. Son visage s’empourpra et ses yeux devinrent vitreux.

— N’allons pas trop vite, lui dis-je.


Nous passâmes la nuit dans des chambres séparées. À travers la paroi, j’entendais Charles qui faisait les cent pas en parlant tout seul. Je ne pense pas qu’il ait beaucoup dormi. Le plus étonnant est que je passai une excellente nuit.

Au petit matin, après m’être habillée, je descendis à la cuisine et trouvai l’arbeiter principal figé par terre en plein milieu. Je le touchai légèrement.

— Je ne suis plus en état de fonctionnement, me dit-il d’une faible voix mécanique. J’ai besoin d’être réparé ou remplacé.

Puis il s’effondra complètement.

Je préparai du thé en attendant Charles. Il arriva quelques minutes plus tard, en s’efforçant de ne pas avoir l’air fatigué. Je lui réchauffai une tasse de thé.

— Tu as bien dormi ? lui demandai-je.

Il secoua négativement la tête.

— Et toi ?

— J’ai passé une bonne nuit. Désolée que ça t’ait troublé.

— Tu n’es pas une douce de Shinktown. Pas pour moi.

— J’en suis heureuse.

— Mais je ne sais pas ce que tu attends de moi.

Je lui pris la main en disant :

— On va passer une merveilleuse journée à se balader et à chercher des fossiles. On bavardera et on tâchera de se connaître un peu mieux. Ça ne te suffit pas ?

— C’est un début.

Nous finîmes de déjeuner et enfilâmes nos combinaisons.


— Rien de tout cela n’a été balayé par les glaciers, fit Charles en indiquant la plaine d’un geste large de son gantelet.

Nous avions gardé nos combinaisons dans le tracteur, mais les visières de nos casques étaient relevées. Les moteurs gémirent doucement tandis que nous faisions l’ascension d’un monticule isolé au milieu de l’étendue plate.

— Ils sont passés à une centaine de kilomètres à l’est et à une cinquantaine à l’ouest, expliqua-t-il. Ils ont laissé un canyon érodé pas loin d’ici. Les strates rocheuses descendent jusqu’à deux milliards d’années. Nous allons passer trois strates biologiques en descendant au fond. La première est vieille d’un demi-milliard d’années. Les glaciers sont arrivés environ cent millions d’années après leur mort. La strate intermédiaire a deux milliards d’années. Ce sont les ecoï secondaire, tertiaire, pré-bouclier et Tharsis 1. Tout au fond, là où se trouvent les plaques pelées, il y a les dépôts siliceux.

— La mer vitrifiée, murmurai-je.

Tous les Martiens, à un moment de leur enfance, avaient reçu en cadeau un fossile de la mer vitrifiée.

Charles fit un détour pour éviter un monticule de calcaire couronné de basalte comme un turban. Des fragments basaltiques d’un ancien impact de météorite étaient éparpillés dans tout le secteur. J’essayai d’imaginer la météorite heurtant l’océan peu profond en plein milieu, faisant jaillir des débris sur des centaines de kilomètres à la ronde et soulevant dans le ciel un nuage de vapeur et de pluie boueuse. Quelle dévastation pour une écologie déjà si fragile !

— Ça me donne la chair de poule, murmurai-je.

— Quoi ?

— Les millions, les milliards d’années. Cela rend nos existences si dérisoires en comparaison.

— Nous sommes dérisoires, c’est vrai.

Je secouai fermement la tête.

— Je ne suis pas de ton avis. Le temps sans rien dedans n’est pas très… (Je cherchai le mot approprié. Ceux qui me venaient à l’esprit, chaleureux, vivant, intéressant, semblaient tous révéler un point de vue féminin, alors que la réaction réflexe de Charles était nettement masculine et, par-dessus tout, intellectuelle.) Pas très actif, conclus-je piteusement. Pas d’observateurs.

— Cela dit, nous ne sommes ici que pour un très bref instant, et les modifications que nous apportons au décor seront balayées dans quelques milliers d’années.

— Pas d’accord, insistai-je. Je pense, au contraire, que nous allons laisser une marque profonde sur les choses. Nous observons, nous planifions, nous sommes organisés…

— Certains d’entre nous, tout au moins, fit Charles en riant.

— Je suis sérieuse. Nous représentons une grande différence. Toute la flore et la faune de Mars ont été balayées parce que…

Je n’arrivais toujours pas à exprimer clairement ce que je voulais dire.

— Parce qu’elles n’étaient pas organisées, suggéra Charles.

— C’est exact.

— Mais attends de voir.

Je frissonnai.

— Je ne tiens pas à être convaincue de mon caractère dérisoire.

— Laisse parler le terrain.

Je ne m’étais jamais sentie à l’aise au niveau des idées grandioses. L’astrophysique, l’aréologie, tout cela semblait lugubre et caverneux comparé à la lumière brève de l’histoire humaine. Dans mes études, je m’étais plutôt attachée aux complexités de la politique et de la culture, aux interactions humaines. Charles, me semblait-il, préférait les vastes territoires de la nature sans l’humanité.

— Nous interprétons ce que nous voyons de manière à le faire correspondre à notre tournure d’esprit, déclarai-je assez pompeusement.

Un instant, son expression – les commissures des lèvres tombantes, les yeux plissés, le léger hochement de tête – me fit regretter mes paroles. Si je jouais avec lui comme avec un poisson au bout d’une ligne, je risquais fort de casser la ligne, et je ressentis soudain un terrible sentiment d’insécurité. Le contact de mon gantelet sur sa manche épaisse ne sembla pas arranger les choses.

— Allons voir quand même, murmurai-je.

Il lâcha le manche de guidage. Le tracteur ralentit et s’arrêta avec une secousse. Il se tourna vers moi sur son siège.

— Je t’irrite ? demanda-t-il.

— Non, pourquoi ?

— J’ai l’impression que tu ne cesses de me tester. De me poser des questions clés pour voir si je suis éligible.

Je me mordis la lèvre et baissai les yeux à la recherche d’un peu de contrition.

— Je suis nerveuse, murmurai-je.

— Moi de même, si tu veux savoir. Nous devrions peut-être essayer de relâcher un peu la pression.

— Je n’ai fait qu’exprimer une opinion, éclatai-je soudain. Pardonne-moi d’avoir été maladroite. C’est la première fois que je viens ici, et je ne te connais pas bien… Je ne sais pas ce qu’il…

Charles leva la main pour m’arrêter.

— Oublions tout ça, dit-il. Oublions tout ce qui fait obstacle entre nous et efforçons-nous d’être simplement deux amis en excursion. Je te promets d’être cool si tu l’es aussi. D’accord ?

Le ton sur lequel il disait cela faillit me faire fondre en larmes. Je me tournai vers le hublot, mais ne vis rien des figures grotesques gravées à l’extérieur.

— D’accord ? répéta-t-il.

— Je ne sais pas me forcer à être différente. Je n’aime pas les masques.

— Moi non plus. Et je n’ai pas envie d’essayer. Si tu n’es pas à l’aise en ma compagnie, oublions tout ça et essayons de profiter simplement de la balade.

— Je ne vois pas pourquoi tu te fâches.

— Je ne vois pas non plus. Excuse-moi.

Il poussa le manche en avant, et nous continuâmes notre route en silence durant plusieurs minutes.

— Je fais un rêve, quelquefois, me dit-il. Je rêve que je suis une sorte de Martien indigène, capable de rester nu à la surface et de ressentir toutes ces choses. Je remonte le temps jusqu’à l’époque où Mars était vivante.

— Les yeux en boule de loto, maigre comme un fil de fer, la peau marron ou cuivrée.

— Exactement. Nous vivons sur trois Mars à la fois. Celle qu’on imaginait sur la Terre il y a des siècles, celle des LitVids et celle-ci.

La tension entre nous semblait s’être dissipée. Je ne cessais de passer d’une humeur à l’autre. J’avais envie de pleurer, mais de soulagement cette fois-ci.

— Tu es très tolérant, lui dis-je.

— Nous ne sommes pas faciles, ni toi ni moi.

Il se pencha vers moi et mit son casque en contact avec le mien. Nos lèvres ne pouvaient pas se toucher. Nous dûmes nous contenter de cela.

— Montre-moi Mars, lui dis-je.


Le canyon érodé s’étendait sur trente kilomètres, traçant son sillon sinueux à travers la plaine. Un passage avait été aménagé de chaque côté à même la falaise. C’était moins cher qu’un pont. Cela gâchait la beauté naturelle du site, mais le fond du canyon était ainsi accessible aux tracteurs.

— L’aréologie, ici, ne fait aucun doute, me dit Charles. D’abord, la mer vitrifiée. Puis Tharsis 1, avec ses couches sédimentaires océaniques profondes. Le calcaire a mis plus d’un milliard d’années à se former. Ensuite, les couches de glace et les eskers. Puis les vents violents, à la fin de la dernière glaciation.

Nous commençâmes la descente en pente douce dans le canyon. Les parois, de chaque côté, étaient striées de dépôts d’hématite sableuse, riche en fer, avec des strates plus foncées de conglomérats de tillite.

— Le vent et la glace, murmurai-je.

— Exactement. Sables mous, sables de jet, collants, concassins… Tiens, regarde là-bas, ajouta-t-il en tendant la main vers une strate gris-vert, sur sa droite, qui faisait un bon mètre d’épaisseur. C’est un joli sédiment d’argile au chrome du Nord.

Il fit faire un écart au tracteur pour éviter un éboulis récent, se faufila dans un espace à peine assez large pour nous puis ressortit vingt mètres au-dessous de la plaine. Nos chenilles faisaient voler les sables mous, mettant à nu des concassins plus pâles et des tillites.

— Je crois que nous devons avoir autant de mots pour désigner le sable et la terre que les Inuits pour la neige, me dit Charles.

— On nous faisait apprendre ça par cœur à l’école. Devoir : indiquez les différentes qualités de sable martien et classez-les par ordre alphabétique. Je ne me souviens plus que d’une vingtaine.

— On est arrivés, fit Charles en lâchant le manche.

Le tracteur ralentit, et les moteurs s’arrêtèrent avec un gémissement sourd. À l’extérieur de la cabine régnait un silence total. Les vents violents de la veille s’étaient calmés. On n’entendait plus que quelques bruissements d’air. Le ciel noir entre les parois du canyon n’était pas voilé par les poussières. Nous aurions pu nous trouver sur la Lune terrestre s’il n’y avait pas eu la couleur du canyon et les ondulations jaune et rouge du lit de l’ancienne rivière de fonte.

Charles semblait apprécier ce silence. Il avait une expression de concentration détendue.

— Il y a une trousse aréologique dans le coffre, me dit-il. Nous pourrions chercher des fossiles pendant une heure, puis retourner au tracteur. (Il hésita. Il semblait penser à quelque chose d’autre.) Ensuite, on rentrera sans se presser à la maison, acheva-t-il. C’est-à-dire à la station.

Après avoir soigneusement vérifié le matériel, complété le niveau de notre réserve d’air en puisant dans le réservoir du tracteur et dépressurisé partiellement la cabine, nous franchîmes le diaphragme du sas dans un petit nuage de cristaux de glace. Ils tombèrent comme des pierres sur le sol du canyon.

— Je me souviens de la dernière fois que je suis venu ici, me dit Charles à la radio de son casque. Rien n’a changé. Les sables ont bougé, naturellement, et il y a quelques éboulis de plus, mais c’est pour moi un paysage vraiment familier. Mon site archéologique préféré se trouve à une centaine de mètres d’ici. C’est mon père qui me l’a fait découvrir.

Charles me donna ma part d’outils à porter et prit ma main gantée dans la sienne. Nous nous éloignâmes du tracteur. J’avais dans mon champ de vision deux strates sédimentaires nettement délimitées dans une portion de paroi qui ne s’était pas effritée. Un mètre de gris et de brun au-dessus de plusieurs mètres de calcaire jaune. Au-dessous, un demi-mètre de gris et de noir.

Nous marchions à présent sur les fameuses plaques pelées, recouvertes de sable. Il y avait d’abord les calcaires les plus anciens et, dessous, la mer vitrifiée. J’aspirai une grande goulée d’air, un peu comme un hoquet, étonnée moi-même de la manière dont cela m’affectait. L’ancienne Mars, à l’époque où elle était encore vivante… Vivante durant à peine un milliard et demi d’années.

La question de savoir où la vie était apparue d’abord faisait l’objet d’un débat toujours d’actualité. Les Martiens revendiquaient la primauté. Les Terriens la leur disputaient. Mais la Terre avait été un monde plus violent, plus énergique, plus proche du soleil et bombardé par un rayonnement plus destructeur. Mars, loin de sa jeune étoile, s’était refroidie plus rapidement et avait condensé ses nuages de vapeur en océans deux cent cinquante millions d’années plus tôt.

J’étais persuadée, en bonne Martienne, que c’était ici que la vie avait fait sa première apparition dans le Système solaire. J’étais en train de fouler aux pieds une couche de sable mou de cinq à six centimètres qui recouvrait le cimetière de toutes ces choses vivantes des origines.

— Suis-moi, fit Charles en s’engageant dans l’ombre d’un surplomb qui me paraissait précaire. Je levai les yeux avec inquiétude.

Voyant mon expression, Charles, qui s’était penché pour prendre un pic, me rassura.

— N’aie pas peur. Il était déjà là quand j’étais gamin. Tu peux allumer ta lampe ?

Nous nous mîmes au travail à la lueur de la torche électrique. Charles détacha une lourde plaque de calcaire fragile. Je l’aidai à la déplacer. Elle devait peser entre vingt et trente kilos. Nous la dressâmes contre la paroi. Charles me passa le pic.

— À ton tour, me dit-il. Sous cette strate. Environ un centimètre de profondeur.

J’abattis le pic, d’abord doucement puis plus fort, jusqu’à ce que la plaque se fende. J’époussetai les fragments du revers de mon gantelet, nettoyant un espace de la largeur de mes deux mains. Charles tenait la lumière.

Scrutant l’équivalent de deux milliards d’années martiennes, j’aperçus l’écrin à bijoux du passé, aplati comme une couche de peinture, opalescent sur le fond noir des océans siliceux.

Ronds, cubiques, pyramidaux, étirés en longueur. Ils avaient toutes les formes possibles et imaginables. Ils étaient entourés de somptueux appareils ciliaires ou de longues tiges terminées par des ramifications noueuses. Toutes les créatures de l’ancienne mer vitrifiée apparaissaient comme des illustrations dans un vieux livre, émettant des arcs-en-ciel de diffraction tandis que la torche se déplaçait. Je les imaginais s’agitant dans le bouillon primordial, happant et dévorant leurs cousins plus petits.

— Quelquefois, ils se dressaient sur leur tige et se laissaient flotter, me dit Charles.

Je savais déjà cela, mais je ne lui en voulais pas de me le redire.

— Les colonies les plus étendues pouvaient atteindre un kilomètre de largeur, poursuivit-il. Ils s’aggloméraient par plaques et dressaient leurs prolongements pourpres afin de se gorger de soleil.

Je caressai les fossiles de ma main gantée. Ils étaient fermement collés à leur lit de mort. Même à travers les éons, ils étaient coriaces.

— C’est superbe, murmurai-je.

— Ce sont les premiers exemples de bauplan cogénotypé de Foster, m’expliqua Charles. Les spécimens comme celui-ci sont très répandus. Il n’existe pas de spéciation. Tout se fait à partir d’une ébauche génétique reproduite ensuite sous quelques centaines de formes différentes. Il ne s’agit, en réalité, que d’une seule et même créature. Certaines personnes pensent que Mars n’a jamais eu plus de neuf ou dix espèces vivantes au même moment. En fait, on ne peut pas vraiment leur donner le nom d’espèce. Phylum cogénotypé est plus exact. Rien d’étonnant à ce qu’un tel système biologique ait donné naissance à la cyste mère.

Il prit une profonde inspiration et se leva.

— Je vais prendre une décision très importante. Je te fais confiance.

Je relevai les yeux de la mer vitrifiée, désorientée.

— Hein ?

— Je vais te montrer quelque chose, si ça t’intéresse. Ce n’est pas loin d’ici. Deux cents mètres. Pour remonter d’un milliard et demi d’années terrestres. Le commencement et la fin.

— C’est très mystérieux, tout ça. Tu connais un filon secret ?

Il secoua la tête.

— C’est enregistré légalement, mais nous ne laissons venir que des chercheurs qualifiés. Quand mon père m’a amené ici, il m’a fait jurer de garder le secret.

— On devrait peut-être s’abstenir, dans ce cas.

Je ne voulais pas que Charles trahisse un secret de famille.

— Non, me dit-il. Je sais que mon père aurait été d’accord.

— Aurait été ?

— Il est mort à bord du Jefferson.

Oh !

Le vaisseau interplanétaire Jefferson avait eu une panne de réacteur, cinq ans plus tôt, en quittant son orbite autour de la Lune. Soixante-dix personnes avaient trouvé la mort.

Charles avait décidé à la place de son père. Je ne pouvais pas refuser. Je me redressai et pris ma trousse aréologique.


Le canyon sinuait vers le sud sur une centaine de mètres avant de s’orienter à l’ouest. Arrivés à la courbe, nous nous accordâmes une pause. Charles tapota machinalement une plaque d’argile durcie en murmurant :

— Il nous reste environ une heure. Il faut quinze minutes pour arriver à destination. Cela signifie que nous ne pourrons pas nous attarder là-bas plus de dix minutes.

— Ça devrait suffire largement, répliquai-je.

Je regrettai aussitôt d’avoir dit ça. Je me serais donné des claques.

— Même si j’y restais un an, ce ne serait pas assez pour moi, me dit Charles.

Nous grimpâmes une légère côte sur une cinquantaine de mètres. Brusquement, une profonde crevasse apparut devant nous. Elle coupait diagonalement le canyon. Ses bords étaient érodés par les siècles.

— Toute la plaine est fragile, me dit Charles. Il y a les séismes, les météorites… Quelque chose de ce genre s’est produit il y a six cents millions d’années, et la roche a craqué.

— C’est très beau.

Tendant sa main gantée, il me montra un sentier qui partait du canyon pour descendre à même la paroi de la crevasse.

— Le terrain est très stable, me dit-il. Fais simplement attention de ne pas glisser sur le gravier.

J’hésitai avant de le suivre. L’étroite corniche était irrégulière et accidentée. Elle ne faisait pas plus de cinquante centimètres de large par endroits. Je m’imaginai en train de glisser, de tomber, de crever ou de déchirer ma combinaison.

Charles me regarda par-dessus son épaule. Il était déjà engagé sur la corniche.

— Viens ! cria-t-il. Il n’y a aucun danger si tu fais attention.

— Je ne suis pas une alpiniste. Je suis un lapin rouge, l’aurais-tu oublié ?

— C’est facile. Et ça en vaut la peine, crois-moi.

Je regardais nerveusement où je posais les pieds, en grommelant au-dessous du niveau du micro. Nous nous enfonçâmes dans la crevasse. Soudain, je m’aperçus que j’avais perdu Charles de vue. Je ne l’entendais pas non plus dans mes écouteurs. Il était coupé du transpondeur satcom. Je criai son nom à plusieurs reprises, collée contre la paroi, au bord de la panique et de la fureur.

Je regardais par-dessus mon épaule gauche tout en avançant pouce par pouce sur ma droite lorsque, soudain, ma main rencontra le vide. Je me figeai avec un gémissement sourd. J’essayais désespérément de conserver mon équilibre sur la corniche, tâtonnant de tous les côtés pour trouver une prise, lorsque je sentis une main gantée se refermer sur mon poignet. Tournant la tête, je vis que Charles était à côté de moi.

— Désolé, me dit-il. J’oubliais qu’on ne pouvait pas communiquer à travers la roche. Tu y es. Avance un peu.

Nous étions juste à l’entrée d’une caverne. Je me serrai très fort contre lui, sans rien dire jusqu’à ce que les battements de mon cœur se fussent calmés.

La caverne formait une encoche profonde dans la paroi de la crevasse. Ses profondeurs étaient plongées dans une obscurité totale. Sa voûte s’élevait jusqu’à cinq ou six mètres au-dessus de nos têtes. La paroi opposée de la crevasse reflétait suffisamment de clarté pour que nous puissions nous voir clairement. Charles me tendit sa torche électrique.

— C’est le dernier hoquet, me dit-il.

— Hein ?

Je n’avais pas encore tout à fait recouvré mes esprits.

— Nous sommes passés de l’alpha à l’oméga.

Je fronçai les sourcils dans sa direction pour lui reprocher ses mystères, mais il ne regardait même pas dans ma direction.

Petit à petit, j’étais en train de me rendre compte que la caverne n’était pas aréologique. Les parois lisses comme du verre reflétaient la lumière avec un éclat verdâtre et luisant. Un réseau arachnéen de filaments légers mais solides comme le roc occupait l’intérieur et brillait sous le rayon vacillant de ma torche. Des fragments de filaments jonchaient le sol comme de fines aiguilles abandonnées par des lutins. Je demeurai figée et muette tandis que l’évidence se frayait lentement un chemin en moi. Cette galerie avait jadis fait partie de quelque chose de vivant.

— C’est un pont-aqueduc, me dit Charles. L’ecos oméga et l’ecos mère.

Ce n’était pas du tout une caverne, mais le fragment d’un pipeline colossal, un fossile de la plus grosse et de la dernière créature vivante de Mars. Je n’avais jamais entendu parler d’un pont-aqueduc parvenu intact jusqu’à notre époque.

— Cette section s’est développée à l’intérieur de la crevasse il y a environ cinq cents millions d’années, me dit Charles. Le lœss et les sables mous ont envahi la galerie parce qu’elle était à l’abri des vents dominants. Les sables collants et les sables de jet ont recouvert l’aqueduc, mais ne l’ont pas empêché de continuer à pomper l’eau en direction du sud. Lorsque l’ecos a échoué et que l’eau a disparu, cette section est morte comme les autres, mais elle a été préservée. Suis-moi.

Charles s’enfonça dans la caverne. Nous contournâmes les supports internes de la vaste canalisation organique. L’eau transportée par cet aqueduc avait alimenté des milliards d’hectares de terres vertes et pourpres. Jamais les humains n’avaient réalisé un système d’irrigation plus grandiose.

C’étaient là les véritables canaux de Mars, mais ils étaient morts bien avant que Schiaparelli ou Percival Lowell n’aient pu les voir.

Je déglutis avec peine.

— C’est magnifique, murmurai-je tandis que nous avancions dans la caverne. Mais tu es sûr qu’il n’y a pas de danger ?

— Ça n’a pas bougé depuis un demi-milliard d’années. Les parois sont faites de silice presque pure, sur plusieurs couches de cinquante centimètres d’épaisseur. Je doute qu’elles choisissent ce moment pour s’écrouler sur nous.

Il y avait une lueur pâle un peu plus loin devant nous. Charles attendit que j’aie franchi un enchevêtrement de filaments vert foncé pour me faire signe de passer devant. Ma respiration était devenue rauque sous mon casque.

— C’est plus facile à partir de là, me dit-il. Il n’y a que du sable.

La canalisation débouchait sur une chambre obscure. Durant quelques instants, je fus incapable d’en évaluer la taille, mais je m’aperçus bientôt qu’il y avait, tout en haut, une ouverture par laquelle on voyait les étoiles dans le ciel noir. La lueur diffuse venait d’une tache de soleil qui se déplaçait au ralenti sur le sol de sable ondulé.

— C’est une ancienne cuve de stockage, me dit Charles. Et une station de pompage. Du Très Haut Médoc, c’est le cas de le dire.

— C’est immense.

— Cinquante mètres de diamètre. C’est presque une sphère. Le trou, là-haut, s’est probablement formé sous l’action de l’érosion il y a quelques centaines d’années seulement.

— Années terrestres.

— Exact, me dit-il avec un large sourire.

J’observai les ondulations concentriques dans le sable. J’essayais d’imaginer les vents s’engouffrant par le trou de la voûte. Je remuai un peu de poussière du bout de ma botte. Ce n’était même plus une question de confiance. Charles m’avait fait entrer dans un domaine privilégié auquel peu d’élus avaient accès.

— Je n’arrive pas à y croire, murmurai-je.

— À quoi ? demanda Charles, satisfait de lui-même.

Je haussai les épaules, incapable de m’expliquer davantage.

— Je suppose que cela finira avec les LitVids, et qu’il faudra ouvrir l’endroit au grand public, déclara-t-il. Mon père voulait que cela reste dans la famille au moins durant quelques dizaines d’années, mais je ne crois pas que mes oncles et mes tantes ni les dirigeants du MA de Klein aient jamais été de cet avis. Ils ont tenu l’endroit secret durant toutes ces années par respect envers sa mémoire, je suppose, mais ils disent maintenant que ça suffit comme ça et qu’il faut respecter la convention de divulgation des ressources.

— Pourquoi tenait-il à garder le secret ?

— Il voulait amener ici les enfants de Klein pour leur inculquer une leçon d’histoire, en exclusivité. Il pensait que cela leur donnerait le sens de l’immensité du temps.

Charles s’avança dans la tache de soleil et y demeura les bras croisés, son casque blanc et or étincelant sur le fond vert-bleu des ombres environnantes. Il avait un merveilleux air d’arrogance, à l’aise avec l’éternité.

Ce sens de l’immensité du temps que le père de Charles voulait inculquer aux enfants de son MA était en train de m’imprégner et d’induire en moi un choc vibrant qui ne ressemblait à rien de ce que j’avais jamais éprouvé. Mes yeux s’étaient accoutumés à la pénombre. De délicates arabesques ornaient les parois vitreuses de la bulle souterraine. Cela me rappelait le paléopaysage mural dans la chambre de Sean à l’hôpital. Les cathédrales naturelles de Mars. Tout cela en ruine. Sauf ici.

J’essayai d’imaginer la sérénité olympienne d’une planète où une immense structure en forme de bulle comme celle-ci pouvait demeurer intacte durant des centaines de millions d’années.

— As-tu fait venir quelqu’un d’autre ici ? demandai-je.

— Non.

— Je suis la première ?

— Tu es la première.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai pensé que tu adorerais voir ça.

— Charles, je n’ai pas la moitié de l’expérience ni de la… sensibilité nécessaire pour apprécier un endroit pareil à sa juste valeur.

— Je ne suis pas de cet avis.

— Il y en a des centaines d’autres qui…

— Tu m’as demandé de te montrer la planète que j’aime. Personne ne me l’avait demandé avant.

Je ne pus que secouer la tête. Je n’étais pas suffisamment préparée pour comprendre et, à plus forte raison, apprécier un tel cadeau, mais Charles me l’avait offert de bon cœur, et il était difficile de résister.

— Merci, lui dis-je. Tu me combles.

— Je t’aime, répliqua-t-il en tournant son casque vers moi.

Son visage était dans l’ombre. Je ne voyais que ses yeux qui brillaient.

— C’est impossible, répliquai-je en secouant la tête.

— Regarde, fit Charles en levant les deux bras comme un prêtre sous la coupole d’une cathédrale. Je fais confiance à mon instinct, ajouta-t-il d’une voix tremblante. Nous n’avons pas beaucoup de temps pour prendre les décisions importantes. Nous sommes des lucioles. Nous brillons un bref instant, puis plus rien. J’ai dit que je t’aimais, et je suis sérieux.

— Tu ne me laisses pas le temps de prendre ma décision ! m’écriai-je.

Il y eut quelques instants de silence.

— Tu as raison, me dit finalement Charles.

Je pris une profonde inspiration, essayant de refouler la vague d’émotions contradictoires qui m’assaillait, nouant mes mains l’une dans l’autre pour les empêcher de trembler.

— Je ne m’attendais pas à ça, Charles. Il faut me laisser le temps de respirer.

— Pardonne-moi, me dit-il d’une voix si basse que c’est à peine si le micro capta ses paroles. Il faut qu’on rentre, maintenant.

Je n’avais pas envie de rentrer. Toute ma vie je me souviendrais de cet instant. C’était le genre de scène romantique à laquelle j’avais toujours secrètement rêvé, mais amplifiée à un point que je n’aurais jamais cru possible. Le genre de décor et de déclaration passionnée auxquels j’aspirais depuis que j’étais en âge d’avoir de telles idées. Le plus déroutant, c’étaient les conflits que cela déchaînait en moi.

Charles me donnait d’un coup tout ce qu’il possédait.


En retournant au tracteur, alors qu’il ne nous restait que dix minutes avant de commencer à puiser dans nos réserves d’air, Charles s’accroupit pour détacher une petite plaque de la mer vitrifiée et me la donna en disant :

— Tu en as déjà, probablement, mais celle-là, c’est un cadeau spécial de ma part.

C’est bien de Charles, pensai-je, de m’offrir des fleurs de pierre.

Je glissai le fragment dans mon sac. Nous refîmes tout le chemin en sens inverse vers le tracteur, le repressurisâmes et nous aidâmes mutuellement, avec un aspirateur, à nous débarrasser de la poussière qui adhérait à nos combinaisons.

Charles avait l’air presque malheureux tandis qu’il penchait le manche en avant pour faire avancer le tracteur. Nous décrivîmes un cercle avant de remonter la paroi du canyon dans un silence pénible.

J’avais pris ma décision. Charles était passionné et dévoué. Il avait une grande sensibilité. Nous avions passé pas mal de temps ensemble et il s’était montré courageux, sûr de lui et plein de bon sens. Il éprouvait pour moi des sentiments sincères que je serais idiote de ne pas vouloir payer de retour. Je m’étais déjà à moitié convaincue que mes hésitations précédentes venaient uniquement de ma lâcheté et de mon inexpérience. Je me tournai vers lui pour le contempler, mais il refusa de croiser mon regard. Il avait le visage empourpré.

— Merci, Charles, lui dis-je. Je n’oublierai jamais.

Il hocha la tête, faisant mine de se concentrer sur la conduite du tracteur, dont la route était encombrée par un éboulis.

Son expression se détendit aussitôt. Je compris à quel point il avait été terrifié. Je me mis à rire et tendis les bras pour le serrer contre moi.

— Nous sommes… vraiment bizarres, lui dis-je.

Il rit aussi, mais il y avait des larmes dans ses yeux. Je fus grandement impressionnée par mon pouvoir de plaire.


Ce soir-là, tandis que la température à l’extérieur de la station descendait jusqu’à - 80 °C, les parois et revêtements des terriers craquant et gémissant, nous traînâmes nos lits dans la chambre du chef de station, nous embrassâmes longuement, ôtâmes nos vêtements et fîmes l’amour.

J’ignore encore aujourd’hui si je fus sa première fille. Cela n’avait alors aucune importance, pas plus qu’à présent. Il ne paraissait pas inexpérimenté, mais il avait toujours eu des aptitudes pour apprendre sur le terrain. Il me plaisait et savait m’exciter. J’étais certaine que ce que je ressentais était de l’amour. Il ne pouvait en être autrement. C’était naturel, mutuel, et… cela me procura beaucoup de plaisir.

J’étais ravie de le voir épanoui. Plus tard, nous devisâmes avec une facilité et une complicité impossibles jusque-là.

— Qu’est-ce que tu comptes faire plus tard ? lui demandai-je, blottie au creux de son bras où je me sentais en parfaite sécurité.

— Quand je serai grand, tu veux dire ?

— Ouais.

Il secoua la tête, et ses sourcils se rapprochèrent l’un de l’autre. Ils étaient fournis et expressifs, sous de très longs cils.

— Je veux comprendre, me dit-il.

— Comprendre quoi ? demandai-je en lissant les poils soyeux de son avant-bras.

— Tout.

— Et tu crois ça possible ?

— Oui.

— Mais qu’est-ce qui se passerait si on avait toutes les clés – par exemple en physique, si c’est ce que tu veux dire ?

— Ça aussi, effectivement.

Je me demandais s’il plaisantait, mais je vis, en levant les yeux, qu’il était sérieux comme un pape.

— Et toi ? me demanda-t-il en battant des paupières avec un léger frisson.

Je plissai le front.

— Ce que je veux faire ? Ça fait des années que j’y pense. Ce qui m’intéresse vraiment, c’est la gestion… la politique, comme on dirait plutôt sur la Terre. C’est le point faible de Mars, à mon avis.

— Présidente de Mars, fit solennellement Charles. Je t’accorde ma voix d’avance.

Je lui donnai une tape sur le bras.

— Sale étatiste !

En attendant que le sommeil vienne, je me fis la réflexion que cette partie de mon existence prenait une direction claire. C’était la première fois de ma vie d’adulte que je m’endormais à côté de quelqu’un, sans ressentir l’amertume de la solitude adolescente mais plutôt l’impression quasi familiale d’avoir ma place quelque part et mes désirs repus par un ami très cher.

J’avais un amant. Je ne comprenais vraiment pas ma confusion ni mes hésitations antérieures.


Le lendemain, nous refîmes l’amour, bien sûr. Plus tard, déambulant dans les galeries avec nos timbales de soupe nutritive du matin, j’aidai Charles à inspecter la station de fond en comble. Tous les deux ou trois ans, chaque station active – qu’elle soit habitée ou non – devait être vérifiée par des humains qui établissaient un rapport à l’intention de la Commission de l’Habitat des Modules Associatifs. Toutes les stations habitables figuraient sur une liste centrale et devaient être prêtes à accueillir n’importe qui en cas d’urgence. La station du Très Haut Médoc avait besoin de nouveaux arbeiters et d’approvisionnements de secours. Les nanos médicales d’urgence étaient inutilisables. Les pompes avaient probablement besoin d’une révision complète pour corriger des défauts d’usure qui ne relevaient plus de la simple autoréparation.

Après avoir établi un diagnostic sur l’état de la pompe centrale, l’esprit toujours accaparé par l’excursion de la veille et le choc de l’immensité du temps, je demandai à Charles ce qui l’intriguait le plus dans l’univers.

— C’est un problème de gestion, me dit-il en souriant.

— Ça y est, murmurai-je, vexée. Tu cherches à t’abaisser à mon niveau.

— Pas du tout ! Comment chaque chose sait-elle où elle est et qui elle est ? Comment s’adresse-t-elle à toutes les autres ? Et qui ou quoi l’écoute ?

— Tout ça me paraît légèrement surnaturel, murmurai-je.

— Très surnaturel, en effet.

— Pour toi, l’univers est une sorte de cerveau géant ?

— Pas du tout, chère madame.

Il laissa un ruban de diagnostic s’insérer dans son ardoise, puis glissa celle-ci sous sa ceinture.

— Mais c’est une entité plus puissante qu’on ne l’a jamais imaginé, reprit-il. L’univers est comparable à un système informatique. Il ne comporte que des informations qui communiquent avec elles-mêmes. Jusque-là, c’est très clair. Mais je veux savoir comment ces informations sont échangées, et comment me brancher dessus pour écouter, et peut-être pour ajouter mon mot dans la conversation. Pour lui dire ce qu’il doit faire.

— Tu voudrais persuader l’univers de changer ?

— Oui.

— Et tu penses que c’est possible ?

— Je suis prêt à parier ma vie là-dessus. Mon avenir, tout au moins. T’es-tu jamais demandé pourquoi nous sommes actuellement bloqués dans notre évolution ?

Les critiques socio-culturels et même les penseurs les plus avancés de la Triade spéculaient sur l’absence de percées technologiques majeures depuis quelques décennies. Il y avait bien eu quelques progrès – par exemple, sur la Terre, l’accélération de la révolution dans le domaine des flux de données – qui avaient provoqué des modifications superficielles d’un raffinement extrême, mais il n’y avait pas eu de basculement exemplaire depuis près d’un siècle. Certains disaient qu’un citoyen de la Terre de 2071 aurait pu se transporter en 2171 et reconnaître pratiquement tout ce qu’il y verrait. C’était une situation nouvelle, après des siècles et des siècles de changement radical.

— Si nous pouvions avoir accès au continuum de Bell, aux voies interdites où l’univers fait ses comptes, continua Charles avec un sourire timide, nous briserions définitivement le blocage. Ce serait la plus grande révolution de tous les temps. Bien plus importante que celle des nanos. Est-ce qu’il t’arrive de regarder des dessins animés ?

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Des films d’animation du XXe siècle. Walt Disney. Bugs Bunny, Road Runner, Tom et Jerry…

— J’en ai vu quelques-uns, oui.

— J’adorais ça quand j’étais gamin. On les voyait pour rien – c’est du domaine public – et ils me fascinaient véritablement. Encore maintenant, d’ailleurs. Je les regardais sans jamais me lasser, en essayant d’imaginer ce que donnerait dans la réalité un univers comme le leur. J’allais même jusqu’à mettre ça en équations. Une réalité dépendant uniquement de son observateur. On ne tombe que lorsqu’on s’aperçoit qu’on a dépassé la falaise et qu’on est au-dessus de vide. Les blessures se réparent instantanément, sans séquelles. On dispose d’une énergie illimitée, d’un temps illimité. Les mêmes causes produisent des effets contradictoires. Tout ça ne tient pas debout, mais donne à réfléchir.

— Tu penses que c’est ainsi que fonctionne notre univers ?

— Plus que nous ne l’imaginons, peut-être. Je suis fasciné par le concept de réalités différentes, de manières différentes de faire les choses. Rien n’est fixé d’avance, rien n’est sacré, rien n’est métaphysiquement prédéterminé. Tout est fonction du processus et de l’évolution. C’est parfait. Cela signifie que nous avons une chance de comprendre, si nous sommes capables de faire le vide en nous et de nous débarrasser de nos préjugés.

Lorsque nous eûmes tout passé en revue et épuisé tous les prétextes pour nous attarder, il ne nous restait plus que quelques heures pour ramener le tracteur à Shinktown. Charles avait l’air démoralisé.

— Je n’ai pas envie de retourner là-bas, me dit-il. Cet endroit est idéal pour s’isoler.

— Idéal jusqu’à un certain point, lui fis-je remarquer en passant un bras autour de sa taille.

Nous avançâmes ainsi dans la galerie en nous cognant les hanches, de la pompe aux cuves.

— Personne ne peut nous déranger, il y a des tas de choses à voir, des tas d’endroits à visiter…

— Sans oublier le vin.

Il me regarda comme si j’étais la personne la plus importante au monde.

— Ça va être dur de retourner chez moi et de ne plus te voir pendant quelque temps.

Je n’y avais pas beaucoup pensé.

— Nous sommes censés être des adultes responsables, lui dis-je.

— Je me sens on ne peut plus responsable. (Nous étions devant l’entrée de la chambre des cuves.) Je veux faire partenaire avec toi.

Ce fut un choc. Les choses allaient beaucoup trop vite pour moi.

— Devant la loi ?

— Je suis prêt à signer un contrat.

C’était la formule sur Mars, mais cela sonnait de manière moins romantique (et peut-être, pour cette même raison, moins dangereuse) que de dire : « Je veux t’épouser. »

Il me sentit frissonner et me serra fort contre lui, comme pour m’empêcher de m’échapper.

— Tu vas vite en besogne, toi, lui dis-je.

— C’est à cause du temps, murmura-t-il avec la gravité d’un sépulcre, mais en souriant tout de suite après. Je n’ai pas la patience d’un roc. Tu es fantastique. Exactement la compagne qu’il me faut.

Je posai les deux mains sur ses épaules. Le tenant à bout de bras, j’examinai son visage. Mon cœur battait de nouveau la chamade.

— Tu me fais peur, Charles Franklin. Ce n’est pas bien de faire peur aux petites filles.

Il s’excusa, mais je ne le lâchai pas.

— Je ne suis pas assez vieille pour me marier, lui dis-je.

— Tu n’es pas obligée de me donner ta réponse tout de suite. Je voulais juste te dire que mes intentions sont honorables.

Il avait prononcé ce dernier mot avec une emphase calculée de manière à lui ôter son côté ringard et formel, mais était tombé à côté. Honorable aurait pu, à la rigueur, s’appliquer à mon père, ou peut-être même à ma mère, mais je n’étais pas du tout sûre que cela me concerne.

De nouveau, la confusion et les contradictions internes remontaient à la surface. Mais je n’allais pas les laisser gâcher ce que nous avions acquis.

— Un peu de patience, lui dis-je en mettant un doigt sur ses lèvres, aussi tendrement que possible. Que nous soyons des rocs ou non, c’est un gros morceau à avaler pour de simples humains.

— Tu as raison, me dit-il. Je t’ai encore trop poussée dans tes retranchements.

— Je n’aurais jamais apprécié tes qualités d’amant, si tu n’avais pas su pousser comme il faut.


Je dormis un peu durant le voyage de retour à Shinktown. Le tracteur retrouva le chemin de l’écurie comme une bête fidèle. Charles me donna un coup de coude dans les côtes deux heures avant notre arrivée, et je me réveillai en m’excusant. Je ne voulais pas qu’il se sente négligé. Je me retournai pour voir la courte queue de coq formée par la poussière derrière nous puis fis de nouveau face à Charles.

— Merci, lui dis-je.

— Merci de quoi ?

— D’avoir bien poussé.

J’avais failli dire : « d’avoir fait de moi une femme », mais je ne voulais pas paraître sérieuse à ce sujet, pas plus que je ne voulais paraître frivole.

— Je ne suis pas mauvais pour ces choses-là, reconnut-il.

— Ni pour le reste.

J’avais promis à ma famille de passer quelque temps à Ylla, ma station, avant de retourner à l’université. La rentrée n’était que dans une semaine, mais il fallait aller jusqu’à Durrey pour prendre un train vers le nord, et Charles comptait rester quelques jours à Shinktown.

Nous rangeâmes le tracteur dans le garage collectif et nous embrassâmes avec passion. Puis nous gagnâmes à pied la station de Shinktown, en nous promettant de nous revoir à la rentrée.


À mon retour à Durrey, Diane Johara, avec qui je partageais de nouveau ma chambre, m’ouvrit la porte avec un grand sourire.

— Alors, comment a-t-il été ? demanda-t-elle.

— Qui ça ?

— Charles Franklin.

Je lui avais dit que je faisais une excursion à la surface, mais pas avec qui.

— Tu ne te mêlerais pas un peu de ce qui ne te regarde pas ? lui demandai-je.

— Pas du tout. Pendant que j’étais à la ferme de mes parents, notre chambre a reçu des messages. L’un d’eux vient d’un certain Charles, du dépôt de Shinktown. Où est ton ardoise ?

Je fis la grimace en me rappelant que je l’avais oubliée dans le tracteur. C’était peut-être pour cela que Charles avait appelé.

— Je l’ai oubliée, murmurai-je.

Diane haussa un sourcil.

— J’ai parcouru la liste à mon retour. C’est le même Charles que celui qui a partagé nos souffrances à l’UMS, je suppose.

— Nous sommes montés chercher des fossiles.

— Pendant trois jours ?

— Tu fouines un peu trop, Diane.

Elle me suivit derrière mon rideau. Je tirai le lit de son renfoncement mural et laissai tomber mon sac sur la couverture.

— Il a l’air sympa, me dit-elle.

— Tu veux des détails saignants ? demandai-je, exaspérée.

Elle haussa les épaules.

— La confession est la médecine de l’âme.

— Qu’est-ce que tu as dû t’emmerder à ta ferme !

— Je n’ai vu que de la poussière, des frères et des cousins mariés. Mais il y a une somptueuse piscine. Tu devrais venir, un de ces jours. Tu pourrais rencontrer quelqu’un qui te plaise. Tu serais un bon parti pour notre famille, Casseia.

— Qu’est-ce qui te fait penser que j’accepterais de transférer mon contrat ?

— Nous avons beaucoup à t’offrir.

— Tu commences à me pomper l’air, Diane.

Je vidai rapidement mon sac, rangeant le tout dans les tiroirs. L’idée de rester seule pendant le reste des vacances me déprimait.

— Il y a des garçons intéressants dans ta famille, Casseia ? Je ferais bien un transfert de contrat avec toi… spécialement pour quelqu’un comme Charles…

Quelques mois plus tôt, je lui aurais tiré la langue ou jeté un oreiller. Mais ce genre de comportement ne me semblait plus digne. J’avais un amant. J’étais la maîtresse de quelqu’un, et cela demandait de la maturité, encore plus, peut-être, que ma participation aux événements de l’UMS.

— Bon, soupirai-je. Puisque tu veux tout savoir, je suis allée avec Charles dans la station de sa famille. C’est quelqu’un de très sympathique.

— Beau garçon, en plus, murmura Diane. Je suis très contente pour toi, Casseia.

Je roulai mon sac.

— Ça te dérangerait que j’écoute mes messages en privé ?

— Tu peux, maintenant, me dit-elle.

Le message de Charles fit bondir mon cœur dans ma poitrine. Il poussait encore un peu fort.

Une heure après son arrivée à Shinktown, il avait appelé pour dire :


Tu as laissé ton ardoise dans mon sac. Je l’envoie à ta station. Je voulais juste te dire que je suis sérieux. Je t’aime et je suis sûr que je ne retrouverai jamais une fille comme toi. Je comprends que tu aies besoin d’un peu de temps, mais je sais que nous pourrions partager nos rêves. Tu me manques déjà affreusement.


Je l’impressionnais encore plus que je ne m’impressionnais moi-même. Je m’assis au bord du lit, apeurée, ne sachant plus que penser.

Je demeurai éveillée toute cette nuit-là, excitée par mes souvenirs flottants de Charles. Tout avait été si déroutant et si merveilleux… Mais je savais une chose. J’étais trop jeune pour me marier. Celles qui signaient un contrat à mon âge avaient déjà planifié leur avenir depuis la deuxième année. Elles savaient ce qu’elles voulaient et comment l’obtenir.

Si je disais à Charles que je ne voulais pas me marier maintenant, il répondrait avec un petit sourire : « Rien ne presse, tu peux prendre tout le temps que tu voudras. » Mais ce n’était pas cela que je voulais entendre. La vérité était que je n’étais pas encore prête à faire la jonction entre ma vie intérieure et le monde extérieur. Que se passerait-il si Charles se révélait ne pas être le parti idéal pour moi ? Pourquoi choisirais-je quelque chose de moins bien que ce qu’il pouvait y avoir de meilleur ?

Je secouai amèrement la tête. Je me sentais tellement égoïste… J’avais même l’impression de trahir. Charles me donnait tout. Comment pouvais-je refuser ?

Comment pouvais-je entretenir de telles pensées et prétendre encore, même intérieurement, que je l’aimais ?

Je lui répondis par un message de texte. Je ne faisais pas confiance à ma voix.


J’ai passé de merveilleux moments au Très Haut Médoc. Je les chérirai toujours comme un trésor. Je ne peux pas parler de contrat pour le moment parce que je me sens beaucoup moins sûre de moi que tu sembles l’être. Je voudrais qu’on se revoie le plus tôt possible. J’aimerais fréquenter tes amis et qu’on fasse des tas de choses ensemble avant de songer à un engagement. Ne trouves-tu pas cela raisonnable ?

Et je signai : Je t’embrasse, Casseia Majumdar.


J’avais employé mille fois cette expression dans des messages à des amis ou même à des parents éloignés. Ce n’était pas comme si j’avais mis : Je t’aime. Charles allait se vexer. Bien qu’il m’en coûtât, je ne changeai cependant pas la formulation.

J’expédiai le message. Je laissai également un mot d’adieu à Diane, qui était à Durrey pour réviser tranquillement.

Je pris le train pour Solis Nord. Je penchai la tête contre le double hublot pour contempler la nuit martienne. Phobos était comme le disque voilé d’un projecteur au-dessus des collines noires à l’est de Durrey.

J’ai peur, me disais-je. Je ne pourrai jamais redevenir ce que j’ai été. Je ne pourrai jamais être pour quelqu’un d’autre ce que j’ai été pour Charles. Quelque chose a pris fin et j’ai très peur.

J’avais à traverser Claritas Fossæ puis Jiddah Planum pour arriver à Ylla, le cœur du secteur où résidait ma famille. J’embrassai mes parents et mon frère avec enthousiasme, faisant des efforts désespérés pour avoir l’air sûre de moi, tout va très bien, je suis exactement la même que d’habitude. Mais j’ai un amant à présent, maman, papa, je suis sa maîtresse, et c’était formidable… C’est-à-dire qu’il est formidable, et je crois que je l’aime, mais tout va trop vite pour moi, et j’aimerais pouvoir vous en parler, oui, j’aimerais…


Charles ne me répondit que trois jours après.

Peut-être avait-il sondé les profondeurs de ma personnalité et décidé qu’il avait commis une grave erreur. Peut-être avait-il percé à jour mon immaturité et mon manque de sincérité intrinsèques, et décidé de me ranger, finalement, dans la catégorie des douces de Shinktown.

Mon ardoise arriva par arbeiter postal. Mais j’en avais déjà commandé une autre, n’osant pas faire confiance à ma chambre pour enregistrer mes messages. J’étais totalement incapable de me concentrer sur mes révisions pour le prochain octant. Mes nerfs étaient dans un état lamentable.

J’avais horreur de l’attente et de l’incertitude. Je m’étais crue capable de tenir les commandes, mais elles m’avaient totalement échappé et c’était mon tour de gigoter au bout de la ligne comme un poisson ferré. Mon irritation se transforma en tristesse engourdie. Mais je ne l’appelai pas la première.

Au bout de trois jours, alors que je me déshabillais pour me glisser dans un lit très solitaire, je reçus son appel en direct.

Je passai une robe de chambre et pris la communication de mon lit. Son image me parvenait claire comme du cristal. Il avait l’air épuisé et la mine dévastée. Son teint était blafard.

— Désolé de n’avoir pu te contacter avant, me dit-il. J’aimerais te voir en personne. C’est un vrai cauchemar, ici.

— Que se passe-t-il ?

— Notre MA vient de perdre tous ses contrats avec la Terre. Il a fallu que j’aille d’urgence dans la vallée de McAuliff pour assister à une réunion de famille. C’est de là que je t’appelle. Mon Dieu, je suis navré. Je ne sais pas ce que tu as dû penser.

— Je vais bien. Je n’ai rien entendu sur les réseaux.

— Ce n’est pas encore public. N’en parle surtout à personne, Casseia. Je pense qu’ils nous vident parce que notre agence lunaire lance une importante opération prochine à Lagrange. La Terre n’apprécie pas du tout ça. Ou plutôt la Grande Alliance Est-Ouest, en fait. Mais c’est comme si c’était toute la Terre.

La GAEO (prononcer Géo) était l’union économique de l’Asie, de l’Amérique du Nord, de l’Inde, du Pakistan, des Philippines et d’une partie de la Malaisie. Plusieurs MA, y compris Majumdar, avaient déjà eu des ennuis avec elle.

— C’est si grave que ça ?

— Nous ne pouvons plus expédier de marchandises à la Terre. Nous n’avons plus le droit d’échanger des données informatiques avec les nations signataires de la GAEO.

— Dans quelle mesure cela vous touche-t-il ?

— Nous prévoyons un déficit pour les cinq années terrestres à venir. Ma bourse est fichue. J’avais espéré être sélectionné en cinquième année de physique dans le programme de coopération transmartienne, mais si les caisses de Klein sont vides je ne pourrai plus payer ma part et je n’entrerai même pas en cinquième année.

— Merde. Je sais ce que ça représente pour toi.

— Ça remet tout en question, Casseia. Ce que tu disais… Qu’il te faudrait prendre le temps de réfléchir… (Sa voix était tremblante, il avait du mal à la contrôler.) Je ne peux plus envisager de contrat avec toi, Casseia. Je n’ai aucune chance d’avoir ma bourse.

— Ne t’inquiète pas, murmurai-je.

— Je me sens complètement idiot. Tout allait si bien. On aurait pu…

— Mais oui, soufflai-je.

J’avais mal pour lui.

— Je suis désolé.

— Il ne faut pas.

— Je t’aime tant.

— Oui.

— J’ai besoin de te voir. Dès que j’aurai terminé ici… Il y a d’importantes décisions de famille à prendre, des restructurations au niveau de la direction du MA, des…

— Je sais. C’est très grave.

— Je veux qu’on se revoie. À Durrey, à la rentrée, ou bien à Ylla. Où tu voudras. Je ne veux rien précipiter. Mais… j’ai besoin de te revoir.

— Moi aussi, j’aimerais qu’on se voie.

Il me répéta qu’il m’aimait. Nous échangeâmes des au revoir maladroits. Son image s’estompa. Je pris une profonde inspiration et allai chercher un verre d’eau.

Charles avait des ennuis. Cela m’enlevait un poids et me laissait avec un sentiment de soulagement coupable. Je savais qu’il fallait que je me confie d’urgence à quelqu’un, mais ni mon père ni ma mère ne faisaient l’affaire.

J’appelai Diane.

Elle répondit sans la vid, mais la connecta aussitôt. Elle portait une robe de chambre bleue tout effilochée, qu’elle chérissait depuis qu’elle était petite. Elle avait emplâtré ses cheveux dans une gangue de Vivid, un traitement couleur de vase auquel elle était devenue accro. Cela ondulait lentement sur son crâne.

— Je sais, je sais, je suis affreuse, me dit-elle. Quoi de neuf ?

Je lui expliquai la situation dans laquelle se trouvait Charles. Je lui racontai comment il m’avait demandé de me lier à lui par contrat, et comment c’était désormais impossible. Je lui exposai ma confusion passée et présente.

Elle se laissa retomber sur son lit avec un sifflement.

— Il va vite en besogne, celui-là, hein ? demanda-t-elle en plissant les paupières.

La communication à distance ne vaut pas le contact direct, particulièrement quand il s’agit de vider son cœur, mais Diane avait la manière pour abolir les distances.

— Tu lui as dit de ralentir un peu, j’espère.

— Je ne crois pas qu’il en soit capable. Il a l’air tellement amoureux.

— Ou bien c’est un conte de fées, ou il a un sacré tempérament. Et toi, qu’est-ce que tu ressens dans tout ça ?

— Il est tellement sincère et… adorable. Je me sens coupable de ne pas baisser mes barrières et le laisser venir.

— C’est ton premier. C’est déjà adorable en soi. Mais tu n’as pas encore dit à tante Diane ce que tu ressentais pour lui. Tu l’aimes ?

— J’ai peur de lui faire du mal.

— Ah !… Je voulais dire : Hum…

— Tu parles comme si tu avais une grande expérience, murmurai-je, vexée, en nouant et dénouant mes doigts.

— J’aimerais bien, Casseia. Cesse de t’agiter comme ça. Relaxe-toi. Tu me donnes le tournis.

Je m’assis.

— Bon, tu es allée avec lui au Très Haut Médoc. Il ne voulait pas juste tirer un coup. Tu as dû voir quelque chose de spécial en lui, quand même. Est-ce que tu l’aimes, oui ou non ?

— Oui.

— Mais tu ne veux pas te lier par contrat.

— Pas tout de suite.

— Un jour ?

Je secouai la tête, ni oui ni non.

— Ne me dis pas que je suis une idiote de laisser passer cette occasion, parce qu’il est beau et gentil. Je le sais déjà.

— D’accord, Casseia. J’admets être un peu jalouse. Il est intelligent, en plus. Et je suppose qu’il a été à la hauteur.

— Plus qu’à la hauteur ! m’écriai-je.

— Bon. Il est d’accord pour attendre. Pourquoi n’attends-tu pas ?

Je serrai les lèvres en la regardant dans les yeux.

— Et si je décide que je ne veux pas de contrat ? Tu ne penses pas que ce serait injuste ? Qu’il aurait perdu son temps avec moi ?

— Écoute, Casseia, il ne faudrait pas qu’un Terro t’entende parler comme ça. Nous autres les Martiens, nous sommes toujours trop sérieux pour ces questions-là, à les entendre. L’amour n’est jamais perdu. Mais tu veux peut-être le laisser tomber pour en essayer un autre ?

— Non ! m’exclamai-je d’une voix rageuse.

— Tu es libre, ne l’oublie pas. Personne ne peut te forcer à faire quoi que ce soit.

Parler avec elle m’enfonçait encore davantage.

— Tout ça me déprime vraiment, lui dis-je. Il faut que je te quitte.

— Surtout pas maintenant ! Qu’est-ce qui accroche tant ?

— Si je l’aime, je ne devrais pas avoir des idées pareilles. Je devrais être en un seul morceau au lieu de trois. Je devrais rayonner de bonheur.

— Tu n’as que dix ans, Casseia. Un amour, si jeune, ne peut être parfait.

— Il compte en années terrestres, me lamentai-je.

— Ah ! Enfin un défaut ! Quelles sont ses autres tares ?

— Il est trop intelligent. Je ne comprends rien à son travail.

— Suis un cours de recyclage. Il n’aurait pas besoin de toi comme laborantine ou arbeiter femelle ?

— Quand je suis loin de lui, je ne sais plus ce que je ressens.

Elle fit la grimace.

— Bon. Je crois qu’on est en train de tourner en rond. Il y a quelqu’un qui t’attend dans une galerie latérale ?

— Personne, Diane.

— Tu sais très bien comment les hommes réagissent devant toi. Tu as du charme. Charles n’est pas le seul mâle en rut sur la planète Mars. Tu peux te permettre de décompresser un peu. Que sais-tu de lui au juste ? Que sa famille n’est pas riche, que son MA a des ennuis avec la Terre… Il voudrait être physicien et tout comprendre. Il est mignon comme tout, et bon grimpeur à la surface. Bon Dieu, Casseia, si tu le vides, je crois que je vais t’assommer !

Je secouai mollement la tête.

— Il faut que je te quitte, Diane.

— Désolée. Je ne t’ai pas été d’un grand secours.

— Ne t’inquiète pas.

— Tu l’aimes, Casseia ? me redemanda-t-elle, l’œil brillant.

— Non !

J’appuyai, furieuse, sur la touche de fin de communication, mais je ratai mon coup.

— Reste encore un peu, ma chérie, me dit-elle. Tu ne l’aimes pas du tout ?

— Je ne peux pas. Pas maintenant. Pas à cent pour cent, en tout cas.

— Tu es sûre ?

Je hochai la tête.

— Tu crois que tu pourrais l’aimer un jour ?

Je tournai vers elle un regard vide de toute expression.

— Il est très persuasif, murmurai-je.

— À cent pour cent ?

— Sans doute pas. Non, je ne crois pas.

— Sois charitable, dans ce cas. Dis-lui honnêtement ce qu’il en est.

— D’accord.

Elle me contempla durant quelques instants puis leva son ardoise.

— Tu me connais, dit-elle. Toujours un peu fouineuse. J’ai quelque chose qui pourrait t’intéresser, si tu veux.

— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.

— Charles est peut-être bon grimpeur à la surface et performant au lit, mais il a d’autres projets, Casseia. Tu ne t’es pas renseignée sur ton copain ?

— Non.

— Je m’efforce toujours d’en savoir le plus possible sur les garçons que je fréquente. Les hommes ont l’esprit tellement tortueux.

Je me demandais ce qu’elle allait me balancer maintenant. Mes épaules se raidirent. Qu’il était inscrit au parti étatiste, peut-être, ou qu’il nous avait espionnés pour le compte de Caroline Connor sous les dômes retranchés.

— Ça ne porte aucunement ombrage à son charme, mais ton brave Charles a vraiment envie de devenir physicien, Casseia. Il a posé sa candidature pour servir de sujet de recherche sur les techniques de rehaussement.

— Et alors ? Ça se fait couramment. Même à Majumdar, rien ne l’interdit.

— Je sais. Et sur la Terre, tout le monde le fait. Mais Charles est volontaire pour être connecté à un penseur en Logique Quantique.

Je demeurai un bon moment sans réponse.

— Où as-tu appris ça ?

— Les dossiers sont publics. Département de la recherche appliquée à orientation médicale, UMS. Il a déposé sa demande au début de l’été dernier, avant les événements des dômes.

Quelque chose s’affaissa en moi.

— Seigneur Dieu, murmurai-je.

— Tu sais, on n’a pas beaucoup d’informations sur ce genre de connexion.

— Mais on ne peut même pas adresser la parole à un penseur LQ !

— Je ne voulais pas te mouiller la poussière, Casseia, mais j’ai pensé que tu voudrais savoir.

— Oh…

— Quand as-tu l’intention de revenir ?

Je grommelai une réponse et coupai la communication. J’avais de la mousse synthétique dans la tête. Je ne savais pas s’il fallait me mettre en colère ou pleurer.

Sur Mars, nous avions échappé à la plupart des ferments du rehaussement, des transfos et du nanomorphisme devenus si courants sur la Terre. Nous étions habitués au rehaussement minimal, à la correction génétique et à la thérapie des troubles mentaux majeurs, mais la plupart des Martiens esquivaient les possibilités extrêmes. Certaines n’étaient pas disponibles en dehors de la Terre. D’autres ne correspondaient pas à notre esprit de pionniers pragmatiques. Je pense que le consensus culturel voulait que Mars laisse la Terre et, dans une moindre mesure, la Lune expérimenter avec les traitements radicaux. Mars assisterait passivement à la révolution durant une décennie ou deux, en attendant les premiers résultats.

Si ce que Diane avait appris était vrai – et je ne voyais pas de raison d’en douter –, Charles était prêt à passer de l’autre côté sans faire ni une ni deux.

Ce qui, jusqu’ici, aurait pu ressembler à de l’ambivalence juvénile confinait maintenant à la panique. Comment pouvais-je espérer entretenir avec Charles une relation plus ou moins normale s’il passait la plus grande partie de sa vie intellectuelle à écouter les aberrations de la Logique Quantique ? Pourquoi, d’abord, avait-il demandé une telle chose ?

La réponse était claire. Pour devenir un meilleur physicien. La Logique Quantique reflétait la manière dont l’univers fonctionnait en profondeur. La logique humaine – ainsi que la logique neurale mathématique de la plupart des penseurs – fonctionnait mieux sur la face glissante de la réalité.

Ce que je connaissais déjà de ces questions-là, je le tirais de mes souvenirs d’école et des LitVids de masse, où les héros physiquement et mentalement rehaussés dominaient dans les programmes terros destinés à la jeunesse. En réalité, je ne comprenais pas grand-chose à la Logique Quantique ou aux penseurs LQ.

Une dernière question me poursuivit à travers tout le reste de la journée, à travers le dîner avec mes parents et mon frère, à travers la soirée du MA, le bal organisé plus tard et, finalement, dans mon lit sans sommeil. Pourquoi ne m’en a-t-il jamais parlé ?

Il ne m’avait pas tout donné, finalement.


Le lendemain matin de bonne heure, ma mère et moi planifiâmes mon éducation pour les quelques années à venir. Je n’étais pas tellement d’humeur, mais je ne pouvais me dérober et m’efforçai de faire bonne figure. Mon père et Stan étaient partis assister à un débat regroupant tous les MA à propos de la gestion de nos intérêts financiers en dehors de Mars. Notre branche de la famille, traditionnellement, servait le MA de Majumdar en dirigeant ses interventions sur les marchés financiers de la Triade. Stan suivait la filière. Je m’intéressais toujours à la gestion et à la politique, et plus encore depuis que j’étais restée quelques mois sans fréquenter ces cours. Les événements de l’UMS et les moments que j’avais passés auprès de Charles ne faisaient que confirmer ma résolution.

Ma mère était une femme patiente. Trop patiente, même, me disais-je parfois, mais je lui étais reconnaissante, en l’occurrence, de me manifester sa sympathie. Elle n’avait jamais aimé la politique. Ma grand-mère avait quitté la Lune en guise de protestation quand la constitution avait été refondue. Sa fille avait hérité d’un individualisme farouche qui était typiquement lunaire.

Ma mère et moi, nous savions ce que je devais à la famille. Nous savions que, dans un an ou deux, il faudrait que je me rende utile au MA ou que je signe un contrat de transfert pour servir un autre MA. Les études politiques, pour le moment, ne semblaient pas servir à grand-chose.

Si je tenais à étudier la théorie de gouvernement et la gespol à grande échelle, cependant, elle me donnerait son accord, après avoir formulé calmement quelques arguments de protestation polie.

Cela prit environ cinq minutes. Je l’écoutai stoïquement énoncer les difficultés politiques auxquelles se heurtait une gestion économique centrée sur les MA. Elle m’expliqua que les contributions les meilleures et les plus durables à la vie des MA pouvaient se faire dans le cadre de chaque MA ou au sein du Conseil, en tant que membre élu, et que même cela représentait plutôt une corvée qu’un privilège.

Point par point, elle fit passer son message. C’était une version abrégée mais sincère du cri lunaire de ma grand-mère : « À bas la politique ! », et je fus forcée de répondre :

— C’est la seule chose qui m’intéresse, maman. Il faut bien que quelqu’un en étudie le fonctionnement. Les MA sont obligés d’avoir des relations les uns avec les autres et avec la Triade. C’est une question de bon sens.

Elle pencha la tête de côté et me lança ce que mon père appelait son regard énigmatique. Ce n’était pas la première fois que je voyais ce regard, et j’avais toujours été incapable de le décrire. Il était chargé d’amour, de souffrance et d’attente patiente, je peux le dire maintenant après des dizaines d’années de réflexion, mais cela ne lui rend toujours pas justice. En l’occurrence, il pouvait signifier quelque chose comme : « Je sais, et c’est la troisième plus vieille profession du monde, mais je n’aimerais pas que ma fille l’embrasse. »

— Tu ne changeras pas d’avis, n’est-ce pas ? me dit-elle.

— Je ne crois pas.

— Dans ce cas, essayons de bien le faire.

Nous nous installâmes dans la salle à manger pour passer en revue les prospectus qui défilaient autour de nous, ornés d’images et de textes alléchants, remplis de symboles et d’extraits de programmes variés rivalisant pour nous attirer à l’intérieur. Ma mère secoua la tête en soupirant.

— Tout ça ne me paraît pas formidable, me dit-elle. C’est du bas de gamme.

— Il y en a qui ont l’air intéressants.

— Tu es vraiment décidée ?

— Oui.

— Dans ce cas, la théorie politique martienne ne sera pas suffisante. C’est du gravier comparé au granit terrestre.

— Mais les cours terros sont hors de prix…

— Et probablement partiaux en faveur de l’histoire et des mœurs terriennes, malheureusement, mais c’est ce qu’il y a de mieux pour ce que tu veux faire.

— Je ne veux pas demander quelque chose que personne n’a eu dans la famille.

— Pourquoi pas ? me demanda-t-elle d’une voix enjouée, saisissant la chance qui lui était offerte de se montrer perverse.

— Ce n’est pas bien.

— Personne, dans notre branche de Majumdar, n’a jamais étudié la gespol. L’économie, la finance, oui, mais jamais la politique à grande échelle.

— Je suis anormale.

Elle secoua la tête.

— Tu es la fille de ta mère, aucun doute là-dessus. Si tu es vraiment décidée, j’arrangerai tout.

— Mais maman, on ne peut pas se payer plus d’un an de…

— Je ne songeais pas aux programmes d’auto-éducation, ma fille. Si tu vises les étoiles, choisis la plus brillante. Le moins que tu puisses demander, c’est une bourse d’études de Majumdar en qualité de stagiaire.

Je n’avais même pas rêvé d’une telle chose.

— Stagiaire chez qui ?

Elle fit la grimace.

— Quel membre de notre famille s’y connaît le plus en politique, et particulièrement en politique terrienne ? Ton tiers-oncle, sans conteste.

— Bithras ?

— Sous réserve que ton père et l’équipe pédagogique du MA soient d’accord. Je ne suis pas capable de faire pencher la balance toute seule. À ce niveau, je suis un peu marginale. Je ne suis d’ailleurs pas certaine que ton père ait assez de poids lui non plus. Nous n’avons rencontré Bithras que trois fois depuis ta naissance, et il ne t’a jamais vue.

— Et je ferais quoi ?

— Tu t’occuperais des relations entre les MA et, naturellement, des affaires triadiques. Tu assisterais, je suppose, aux réunions du Conseil. Tu étudierais la charte et le code des affaires.

— Ce serait parfait, murmurai-je.

— C’est ce qui se rapproche le plus d’un vrai gouvernement à étudier. Nous avons tendance à négliger ce genre de problèmes de gestion au niveau des stations, et ce n’est d’ailleurs pas moi qui m’en plaindrai.

— Mais il me faut des cours terros auto-ed pour compléter mon cursus.

Elle me fit un sourire matois.

— C’est évident, murmura-t-elle en me touchant le bout du nez d’un doigt léger. Mais ainsi, nous n’aurons pas à payer l’addition. Si tu as la qualité de stagiaire, tes études complémentaires seront prises en charge par le budget de famille général.

— Tu avais déjà tout prévu derrière mon dos, accusai-je.

— J’ai supporté tes excentricités, me dit-elle en relevant le menton, parce que nous essayons d’encourager la réflexion indépendante chez nos jeunes, en espérant qu’ils innoveront. Mais, honnêtement, je n’avais jamais pensé avoir un jour une fille qui choisirait la politique…

— La gespol, rectifiai-je.

— Pour carrière, acheva-t-elle. Je suis un peu déconcertée, naturellement, et intriguée, également. Après avoir étudié le Conseil durant quelques années, qu’as-tu à m’apprendre quand une discussion nous oppose ?

— Aucune discussion ne nous oppose jamais, murmurai-je en la serrant contre moi.

— Jamais, affirma-t-elle, émue. Mais ton père croit toujours que nous nous disputons.

Je la lâchai et fis un pas en arrière. Cette question réglée, une autre restait à résoudre.

— Maman, j’aimerais inviter quelqu’un à Ylla. Quelqu’un de Durrey. Il a besoin de changer d’air. Il vient d’apprendre une mauvaise nouvelle.

— Charles Franklin, de Klein, oui.

Je ne lui en avais encore jamais parlé.

Elle me fit un sourire accompagné d’un nouveau regard énigmatique.

— Sa mère a appelé pour savoir si tu étais digne de son fils.

Le choc dut être visible sur ma figure.

— Comment pourrait-elle savoir ?

Et, derrière cette question : Comment peut-il se permettre de parler de moi à ses parents ?

Il est fils unique. Il compte beaucoup pour elle.

— Mais nous sommes des adultes !

— Elle a l’air sympathique. Elle n’a pas posé de questions piégées. Elle pense que Charles est un garçon formidable, naturellement, et je ne peux pas dire le contraire, d’après sa description. Je suppose que tu le trouves également formidable ?

Je me mis à postillonner de manière incohérente pour essayer d’exprimer mon indignation. Elle posa un doigt sur mes lèvres.

— C’est dans l’ordre des choses, que nos propos te mettent en fureur, me dit-elle. Considère cela comme une petite revanche, pour l’époque où tu avais deux ans. Charles est le bienvenu ici quand il voudra.


Mars comptait quatre millions de citoyens plus un demi-million de citoyens en attente, soit à peine moins que la population des États-Unis en 1800.

Certains de ces citoyens en attente étaient des éloïs venus de la Terre pour refaire leur vie sur Mars, où le Dix au Cube – une durée de vie au moins égale à mille années terrestres – était non seulement accepté, mais passait inaperçu. La Terre interdisait les durées de vie artificiellement prolongées au-delà de deux cents et quelques années. Cela forçait les éloïs à émigrer ou à inverser leur traitement. Mars acceptait de substantiels subsides de la Terre pour chaque éloï qu’elle recueillait. Cependant, la chose était très peu ébruitée.

Certains des nouveaux immigrants étaient simplement des pionniers partis chercher sur Mars ou sur la Lune une existence plus simple et plus fondamentale. Ils devaient être un peu déçus en découvrant notre planète. Nous avions dépassé depuis longtemps le stade des isolants en mousse de roche et des galeries étroites reliant deux dômes retranchés.

J’allai accueillir Charles au dépôt de Kowloon, qui se trouvait à dix kilomètres de nos terriers d’Ylla. Tandis qu’il récupérait son sac aux bras d’un arbeiter, j’aperçus Sean Dickinson derrière un hublot du train. Avec ses moins de cinq millions d’humains (et peut-être trois cents penseurs légalement reconnus) répartis sur une surface continentale à peu près égale à celle de la Terre, Mars était réellement à l’aise. On ne pouvait éviter, partout où on allait, de tomber sur des gens que l’on connaissait. Sean et moi échangeâmes des signes de tête cordiaux. Je serrai ostensiblement Charles dans mes bras sous son regard impassible tandis que le train quittait le dépôt.

— Je suis incroyablement content de te revoir, me dit Charles.

J’émis un murmure chaleureux et serrai sa main dans les miennes.

— C’était Sean, lui dis-je. Tu ne l’as pas vu ?

— J’étais assis à côté de lui. Il s’est montré plus amical que la dernière fois. Il s’est excusé d’avoir formulé des accusations stupides contre toi. Il va vers le sud. Je ne lui ai pas demandé où.

— Parfait, déclarai-je, radieuse. Bienvenue à Jiddah Planum. Comptables en tout genre, analystes financiers, petites entreprises industrielles. Aucun fossile digne de ce nom, pas la moindre mer vitrifiée.

— Tu es là, et c’est la seule chose qui compte.

Nous prîmes la galerie qui menait au hall et achetâmes les billets de retour. Ylla était enfouie à la lisière nord de Jiddah Planum. De petits trains plus lents conduisaient de Kowloon à Jiddah, Ylla et d’autres stations plus petites situées à l’est.

Le visage de Charles semblait un peu plus émacié. Nous ne nous étions quittés que depuis une dizaine de jours, mais il avait changé de manière étonnante aussi bien en ce qui concernait ses traits que son expression. Il me serra le bras très fort tandis que nous montions dans le train et se laissa tomber dans son fauteuil avec un soupir.

— C’est bon de te voir. Dis-moi ce que tu as fait.

— Je t’ai tout raconté dans mes messages.

— Mais je veux t’entendre le dire. Je m’inquiétais, à ne recevoir que des lettres.

— Cela demande moins d’effort.

— Raconte.

Je lui expliquai mon projet de demande de stage. Il approuva sans réserve.

— Brave et noble Casseia, murmura-t-il. Droit au sommet, en dépit de la tradition.

— Ce n’est que mon père. Ma mère est neutre en politique.

— Bientôt, plus personne sur cette planète ne pourra rester neutre. Klein est mal en point. D’autres seront bientôt touchés.

— Par la Terre ? Par la GAEO ?

Il haussa les épaules et regarda par le hublot les plaines monotones et ocrées, les vallées peu encaissées et larges de plusieurs kilomètres, les dépressions appelées « fossas ».

— Nous constituons une sorte de menace. Personne ne semble savoir laquelle exactement, mais ils ont visiblement entamé une épreuve de force avec nous. Nous allons la semaine prochaine devant le Conseil de la charte pour réclamer une aide au titre de la solidarité.

— Une aide ?

J’étais totalement incrédule. Les MA faisaient rarement appel à une telle assistance. Il fallait faire trop de concessions aux MA rivaux pour obtenir des garanties interfamiliales.

— Nous avons trop de problèmes, me dit-il. J’espère que Majumdar échappera à tout ça.

— Que ferez-vous si vous obtenez du Conseil qu’il fasse appel à l’assistance solidaire ? Tu te rends compte que cela mène tout droit à une action unitaire des MA pour…

— Chut ! dit-il en levant un doigt devant ma bouche. Ne prononce jamais ce mot, unitaire.

Il sourit, mais ce n’était pas un sourire très convaincant.

— Comment as-tu pu trouver le temps de venir ?

— J’ai fait ma part et plus dans la phase préparatoire. Ils m’ont accordé trois jours.

— Le prochain octant à Durrey commence dans quatre jours.

— Je sais. Je ne pourrai pas y être.

— Tu abandonnes tes études ?

— Congé sabbatique pour raison de famille. Je me mets en réserve pour la durée de la crise.

— Tu risques de prendre une année de retard.

— Année martienne, fit Charles en me tapotant le bras. Je m’en sortirai, n’aie pas peur. C’est bien ma chance, d’appartenir à un MA vulnérable. Si tu te lances dans la gespol de haut vol, on pourrait transférer ton contrat pour que…

Soudain, ce n’était plus marrant du tout. Je me détournai, incapable de cacher mon irritation. Charles en fut consterné.

— Pardonne-moi, dit-il. Je ne voulais pas te froisser. Je suis venu, en réalité, pour essayer de te convaincre de… Mais je sais ce que tu as dans la tête, Casseia. Pardonne-moi.

— Laisse tomber.

Il n’y était pas du tout. Il ne comprenait pas les causes de ma fureur. Il n’en était pas capable, pour le moment.

— Il faut qu’on parle de tout ça, Charles.

— Avec quel sérieux tu dis cela ! murmura-t-il en fermant les yeux, la tête en arrière contre l’appui-tête. On n’est plus en vacances ?

— Bien sûr que si, répliquai-je.

Et ce n’était pas tout à fait un mensonge.


Charles débarquait au milieu d’une période d’indigence tout à fait inhabituelle. La plupart de mes parents par le sang ou par alliance qui occupaient normalement Ylla et nos terriers comme une bande de chats conviviaux étaient partis s’installer ailleurs à travers toute la planète, par nécessité ou en vacances. C’était l’une de nos rares périodes de calme, où ni Charles ni moi n’aurions à supporter les regards appuyés des jeunes curieux, les questions malséantes de mes tantes ou les allusions complices de mes cousines plus âgées. Même mon frère avait déserté la place. Elle était libre et silencieuse, et je m’en réjouissais grandement.

Ylla occupait soixante hectares de prairie presque informe qui présentait peu d’intérêt en dehors des aquifères et des poches de glace. Les prospecteurs avaient indiqué les sites éventuels d’une chaîne de stations le long de l’aquifère d’Athene dès la première décennie de l’expansion martienne, trente ans plus tôt. Trois stations avaient été implantées sur les six emplacements possibles. Ylla était la première.

L’absence de vie intelligente sur Mars n’avait déçu que peu de pionniers. Les colons venus s’installer sur la planète devenaient vite endurcis et empiriques. Ce n’était pas une partie de plaisir. Le simple fait de maintenir une station et de rester en vie était déjà assez difficile comme ça, à cette époque, sans avoir à affronter de malheureux autochtones. Mais j’avais tout de même joué le rôle d’Ylla la Martienne quand j’étais petite, et mon frère celui du bon Mr. Ttt, avec son fusil qui crachait des gerbes de guêpes dorées, traquant les méchants astronautes humains.

Je racontai tout cela à Charles d’une voix nerveuse tandis que le petit train glissait au-dessus des ravins et de la plaine centrale. J’essayais de conserver une mine sereine alors que, en fait, j’étais malheureuse comme tout. J’avais demandé à Charles de venir à Ylla pour lui poser une question que je jugeais à présent impolie et déplacée. Impolie parce qu’il m’aurait parlé lui-même, si tel avait été son désir, de son intention d’être rehaussé. Déplacée parce que j’étais décidée, de toute manière, à mettre fin à notre brève relation. Mais je ne pouvais pas le lui dire comme ça, dans un train.

Je ne pouvais pas non plus lui en parler à table. Mes parents, naturellement, s’étaient mis en quatre pour l’accueillir dignement. C’était la première fois que je ramenais un garçon à la station, et ils voulaient fêter ça.

Mon père se montra très intéressé par Charles. Il ne cessait de poser des questions à propos de l’embargo décrété par les Terros sur Klein. Charles répondit poliment, au mieux de ses connaissances. Il n’avait pas de raison de cacher quoi que ce soit à quelqu’un d’aussi haut placé que mon père.

Mes parents évitaient généralement la nourriture nano. Ils préféraient les produits du jardin ou les synthés. Il y avait au menu des pommes de terre, une quiche au fromage synthé et de la salade de fruits. Mon père sortit ensuite son fameux gâteau au fromage synthé, qu’il servit avec le thé dans le salon souvenir, la petite pièce où trônait, comme dans la plupart des vieilles stations martiennes, l’inévitable boîte à ombres de la Terre, avec son petit aquarium à recyclage automatique et son vénérable projecteur mural de LitVids.

J’aimais mes parents, et leurs sentiments étaient importants pour moi, mais cette affection familière immédiatement accordée à Charles me hérissait. L’intéressé ne s’en plaignait pas. Mon père et lui faisaient des messes basses, presque crâne contre crâne, évoquant comme de vieux amis l’éventualité d’une crise financière prochaine touchant toute la planète.

Inévitablement, mon père lui demanda, à un moment, ce qu’il comptait faire plus tard.

— Beaucoup de choses, répondit Charles. J’ai peut-être trop d’ambition pour un Martien.

Ma mère lui proposa une deuxième tasse de thé.

— Il n’y a pas de raison qu’un Martien ne soit pas ambitieux, dit-elle, les lèvres plissées comme pour le gronder gentiment.

— Bien sûr que non, répliqua Charles. Mais ce que je veux faire est impossible ici pour le moment. (Il secoua la tête avec un sourire maladroit.) Je n’ai pas l’esprit très pratique, ajouta-t-il.

— Pourquoi ? demanda mon père.

Il a fait tout ce chemin pour être avec moi, me disais-je pendant ce temps, et il passe son temps à bavarder avec mes parents… sur ce qu’il compte faire en physique !

— Mars ne possède pas encore les outils de recherche nécessaires, expliqua Charles. Il faudra peut-être plusieurs dizaines d’années pour que ce soit le cas. Il n’y a que deux penseurs, sur toute la planète, dédiés à la physique, et quelques dizaines d’autres, à peine adéquats, réservés aux universités, avec des listes d’attente interminables. Je suis trop jeune pour figurer sur ces listes. Mes travaux sont trop primaires. Malheureusement… (il s’interrompit, les mains levées parallèlement à hauteur de ses épaules, soulignant ses paroles en les agitant légèrement), les recherches que je voudrais entreprendre mobiliseraient toutes les ressources de la planète.

— Pourquoi ne pas aller travailler sur la Terre, dans ce cas ? demanda mon père.

— Pourquoi pas, en effet ? intervins-je. Ce serait une expérience formidable.

— Impossible, fit Charles. Mes dossiers ne sont pas parfaits, mes évaluations psychologiques laissent à désirer. Le niveau des tests, pour ceux qui veulent étudier sur la Terre, est beaucoup trop élevé. On nous demande d’être dix fois plus intelligents que le Terro moyen.

Mon père flaira aussitôt le jeune homme ambitieux aux motivations insuffisantes.

— Chacun fait ce qu’il a à faire, grommela-t-il.

Du coup, je pris le parti de Charles en disant abruptement :

— Il sait ce qu’il a à faire. Il en sait plus que la majorité des Terros.

Mon père haussa un sourcil devant tant de véhémence. Charles me prit la main pour me marquer sa reconnaissance.

— Des chercheurs moins bien notés que vous ont réussi à sauter le pas, déclara mon père. Il faut simplement frapper aux bonnes portes.

— La communication avec les gens n’est pas mon fort, avoua Charles. Je n’ai jamais su les aborder autrement que d’une manière directe.

Il me regarda comme si c’était un trait que j’étais susceptible d’admirer. Je trouvais cela plutôt hypocrite qu’admirable, mais je souris quand même. Aussitôt, l’inquiétude disparut de son visage, remplacée par de l’adoration pure. Ses yeux marron se mirent même à loucher un peu, comme ceux d’un chiot. Je me détournai. Je n’avais pas envie d’avoir un tel effet sur lui. J’aurais voulu être loin de mes parents, seule avec Charles, pour lui exprimer mon affection, mais en lui disant que ce n’était pas le moment. Je me sentais horriblement mal à l’aise, un peu écœurée.

— Casseia sauterait sur la première occasion d’aller sur la Terre qui se présenterait à elle, n’est-ce pas, ma chérie ? me demanda ma mère en souriant avec fierté.

Je gardai les yeux fixés sur l’aquarium, rendu étanche quelques dizaines d’années plus tôt sur la Terre, amoureusement entretenu par mon père et offert à ma mère le jour de leur contrat nuptial.

— Personne ne me l’a encore offerte, murmurai-je.

— Tu es très forte pour franchir les obstacles, pourtant, me dit Charles. Tu sais t’y prendre avec les gens.

— C’est aussi notre sentiment, approuva fièrement mon père. Elle a seulement besoin d’un peu plus d’assurance, et du soutien d’autres personnes que ses parents.

Il me prit à part tandis que Charles et ma mère conversaient.

— Tu n’es pas heureuse, Casseia, me dit-il. Je le vois, ta mère le voit, et Charles doit le voir aussi. Pourquoi ?

Je secouai la tête.

— Ce n’est pas normal. Vous l’aimez bien.

— Et pourquoi ne l’aimerions-nous pas ?

— Je lui ai demandé de venir ici pour… avoir le temps de lui parler. Et je n’arrive pas à me retrouver seule avec lui pour discuter.

Il sourit.

— Vous avez tout le temps d’être seuls.

— Ce n’est pas pour cela que je suis malheureuse. Vous le passez au crible comme si nous allions nous engager légalement.

Mon père plissa un œil et m’examina comme un prospecteur examine une veine dans la roche.

— Il a mon approbation, jusqu’ici.

— Ce n’est qu’un copain. Il est ici pour que nous discutions. Je ne t’ai pas demandé ton approbation.

— Notre attitude t’embarrasse ?

— Je voudrais seulement discuter de choses importantes avec lui, et tout cela prend trop de temps.

— Pardonne-nous, me dit mon père. Je vais essayer d’abréger l’interrogatoire.

Nous retournâmes au salon souvenir. Avec tact, mon père arracha ma mère à sa conversation et lui suggéra d’inspecter le jardin de thé. Lorsqu’ils furent partis, Charles se laissa aller en arrière dans son fauteuil, repu et détendu.

— Ils sont gentils, me dit-il. Je vois d’où vient ton caractère.

Tout ce qu’il aurait pu dire m’aurait mitée. Mais cette remarque m’irrita deux fois plus.

— Je suis une femme indépendante, déclarai-je.

Il leva les mains en signe d’impuissance et soupira.

— Casseia, si tu as quelque chose à me dire, dis-le-moi tout de suite. Tu me mets de la boue dans la tête.

— Pourquoi ne m’as-tu pas parlé de ta candidature à une liaison ?

Il fronça les sourcils.

— Pardon ?

— Ta candidature à une liaison avec un penseur LQ.

— Et alors ? demanda-t-il avec un manque d’expression total. Un tiers de ma classe de physique a posé sa candidature.

— Je sais ce que c’est qu’un penseur LQ, Charles. Je connais les ravages que cela peut faire sur une personne.

— Ça ne la transforme pas en monstre.

— Mais ça ne lui fait pas du bien non plus en tant qu’être humain.

— C’est juste ça qu’il y a entre nous ?

— Non.

— Il y a quelque chose qui cloche, je le sais.

— Quel genre d’existence pourrait mener quelqu’un qui…

J’étais en train de m’embourber, et je ne voyais pas comment me sortir de là.

— Quelqu’un qui épouserait un LQ ? fit-il en souriant comme s’il trouvait cela très drôle. Mais c’était un caprice, Casseia. Un truc dont on a beaucoup parlé sur la Terre. Certains de nos meilleurs physiciens pensent que cela aiderait à résoudre certains problèmes conceptuels. Ce serait provisoire.

— Tu ne m’en as pas parlé, accusai-je.

Il essaya de contourner l’obstacle.

— Je n’ai plus aucune chance d’être accepté, à présent.

— Peut-être, mais tu ne m’en as pas parlé.

— C’est cela qui te tracasse ?

— Tu ne m’as pas fait suffisamment confiance pour m’en parler.

J’avais du mal à croire que nous nous étions à ce point fourvoyés dans une impasse. Tout cela pour éviter de prononcer des mots blessants, des mots que je n’avais aucune véritable raison de lui assener.

Il était là devant moi. Une partie de mon être – la partie énergique et substantielle – aurait voulu lui présenter ses excuses, l’accompagner dans le jardin de thé et faire de nouveau l’amour avec lui. Mais ma volonté s’y opposait. J’avais pris ma décision. Et je m’y conformerais même si c’était extrêmement pénible pour nous deux.

— J’ai encore à grandir pas mal, lui dis-je.

— Moi aussi. Nous…

— Mais pas ensemble.

Sa bouche retomba. Ses paupières se fermèrent à demi. Il baissa les yeux, serra les lèvres et murmura :

— Comme tu voudras.

— Nous sommes tous les deux trop jeunes. J’ai aimé les moments que nous avons passés ensemble.

— Tu m’as invité pour me présenter tes parents avant de me dire ça ? Ce n’est pas très gentil pour eux. Tu leur as fait perdre leur temps.

— Ils t’aiment autant que moi. Je voulais te parler dans un endroit qui me soit familier, parce que ce n’est pas une chose facile à dire pour moi. Je t’aime vraiment.

— Hum…

Il évitait de me regarder en face. Il scrutait les murs comme s’il cherchait un endroit par où s’échapper.

— Tu voulais me faire parler de projets qui n’ont que très peu de chances d’aboutir, et t’échauffer au sujet de choses qui sont probablement impossibles. Tu es déçue que ça ne se passe pas comme ça.

— Ce n’est pas vrai. (J’avançai la mâchoire, fonçant dans le brouillard mais entrevoyant, seulement maintenant, la direction de ma réaction.) Je te dis ce que je ressens. Plus tard, peut-être, quand nous serons tous les deux arrivés quelque part, quand il y aura moins de confusion dans nos esprits et que nous saurons ce que nous voulons…

— J’ai toujours su ce que je voulais depuis que j’étais gamin.

— Dans ce cas, tu aurais dû choisir quelqu’un qui te ressemble davantage. Pour ma part, j’ignore où je vais et ce que je ferai.

Charles hocha lentement la tête.

— J’ai trop poussé, fit-il.

— Arrête avec ça, merde. Tu parles comme un…

— Comme un quoi ?

— Rien du tout.

Je levai vers lui de grands yeux contrits, essayant de lui témoigner, par la manière dont je fixais chaque point de son très fin visage, l’affection que j’éprouvais réellement pour lui.

— Tu n’es pas heureuse, n’est-ce pas ? me demanda-t-il.

— Nous ne pouvons pas espérer devenir adultes en un ou deux mois.

Il écarta les bras.

— Tout ce que je veux, c’est être avec toi, faire l’amour avec toi, te toucher, te regarder dormir…

Je trouvais ce tableau particulièrement effrayant. La quiétude béate d’un foyer conjugal ne correspondait pas du tout à ce dont je pensais avoir besoin. La jeunesse est une phase d’aventures, de changements multiples et non de fixation pour la vie sur un chemin tracé une fois pour toutes.

— Tu pourrais m’apprendre tant de choses en politique et sur la manière dont les gens travaillent ensemble, poursuivit-il. J’ai besoin de ça. Je m’enfonce parfois si loin dans les abstractions que je m’égare. Tu m’équilibrerais.

— Je ne sais pas si je serai jamais prête à jouer un tel rôle, Charles. Il vaudrait peut-être mieux que nous restions amis.

— Nous resterons toujours amis.

— Juste amis, pour le moment, ajoutai-je doucement.

— Tu es pleine de sagesse, me dit-il au bout de quelques secondes. Pardonne-moi d’avoir été si maladroit.

— Pas du tout. Tu t’es montré charmant, en fin de compte.

— Charmant, mais pas très convaincant.

— Je ne sais pas ce que je veux, murmurai-je. Il faudra que je le découvre par moi-même au fur et à mesure.

— Est-ce que tu crois en moi ? me demanda-t-il. Si oui, tu dois savoir que la vie avec moi ne sera jamais monotone.

Je lui lançai, pour toute réponse, un regard mi-perplexe, mi-furieux.

— Je vais accomplir des choses importantes. J’ignore combien de temps cela me prendra, Casseia, mais j’ai déjà un sérieux aperçu. Il y a des domaines où je peux apporter ma contribution. Le travail que je fais en dehors de l’université – je n’en parle à personne – progresse de manière satisfaisante. Ce n’est pas encore publiable, mais c’est valable, et ce n’est qu’un début.

Je voyais, pour la première fois, un aspect de Charles que je n’avais pas soupçonné et qui ne me plaisait pas du tout. Ses traits se froncèrent en une moue déterminée.

— Tu n’as pas besoin de chercher à me convaincre que tu es quelqu’un de bien, murmurai-je farouchement.

Il posa sur mes épaules des mains légères mais insistantes.

— Ce n’est pas d’être quelque de bien qui compte. Mais j’ai parfois l’impression d’entrevoir l’avenir. Je suis appelé à réaliser de grandes choses, et je me dis quelquefois que ma partenaire, quelle qu’elle soit, devra m’aider à les réaliser. Elle sera à la fois mon amie, mon amante et ma collaboratrice. Je dois la choisir avec soin, car sa tâche ne sera pas facile.

J’aurais pu mettre fin à cette conversation en lui serrant la main et en lui disant fermement au revoir. Je n’aimais pas du tout cet aspect-là de Charles. Il n’avait pas la moitié des talents de mon père, mais il était deux fois plus imbu de sa personne, égocentrique à mort, et ça lui prenait la tête.

— J’ai mes propres projets, lui dis-je. J’ai besoin d’être plus que la collaboratrice ou le support moral de quelqu’un.

— Je comprends, répliqua-t-il, un peu trop rapidement.

— Je dois suivre ma propre voie. Il ne me suffit pas de m’attacher aux pas de quelqu’un et de me laisser guider.

— Bien sûr que non.

Ses traits se froncèrent de nouveau.

Tu ne vas surtout pas te mettre à chialer devant moi, songeai-je.

— J’ai tant de choses en moi, me dit-il. Tant de sentiments qui ne demandent qu’à s’extérioriser. Je suis incapable de m’exprimer correctement, et je sais que ce n’est pas ainsi que je pourrai te convaincre, mais je n’ai jamais rencontré une femme comme toi.

Tu n’as pas dû en rencontrer beaucoup, des femmes, pensai-je, peu charitablement.

— Où que tu ailles, quoi que nous fassions tous les deux, je t’attendrai, Casseia.

Je lui pris la main, sentant que c’était une manière appropriée sinon parfaite de sortir d’une situation pénible.

— J’ai aussi des sentiments pour toi, Charles, lui dis-je. Je ne t’oublierai jamais.

— Tu ne veux pas te lier par contrat. Je ne pouvais plus le faire, de toute manière, et tu le savais. Tu ne veux donc même pas me considérer comme un partenaire régulier. Tu n’as plus envie de me voir du tout.

— La seule chose que je veux, c’est ma liberté de choix, et je ne l’ai pas pour le moment.

— À cause de moi.

— Oui.

— Casseia, je ne me suis jamais senti aussi honteux de ma vie.

Je le regardai sans comprendre.

— Tu as beaucoup à apprendre sur les hommes.

— C’est évident.

— Sur les gens.

— Sans aucun doute.

— Mais tu ne veux pas que ce soit moi qui te l’apprenne. Qu’est-ce que je t’ai donc fait pour que tu mettes si vite un terme à notre relation ?

— Mais rien du tout ! m’écriai-je.

Je savais que je ne serais plus capable de me maîtriser longtemps. Le plus terrible, c’était que Charles allait être obligé, après cela, de passer la nuit ici. Il n’y avait plus de train, si tard, pour le dépôt de Kowloon. Demain matin, nous serions obligés de nous faire face, avec mes parents devant.

— Ce que je veux, c’est vivre seule, indépendante, en menant ma vie comme je l’entends, pour voir ce dont je suis capable, déclarai-je en grommelant à demi.

Mes yeux étaient en train de se remplir de larmes. Je relevai la tête pour les empêcher de couler sur mes joues.

— Ne m’attends pas, murmurai-je. Ce n’est pas ça, la liberté.

Il secoua la tête, rapidement.

— J’ai fait quelque chose de mal.

— Non ! hurlai-je.

Nous étions toujours dans le salon souvenir. Je lui pris le bras pour le guider jusqu’au moyeu du terrier et ouvris la porte de la galerie du jardin de thé. Je le poussai en avant, les dents serrées.

Le jardin de thé consistait en une cellule cylindrique située à dix mètres sous la surface. D’épais buissons verts sortaient des parois, de la voûte et du sol pour s’orienter dans la direction d’un soleil artificiel en feuille ondulée. Les feuilles bruissaient dans le courant de circulation d’air. Je ne lui lâchai le bras que lorsque nous fûmes à l’autre bout du cylindre.

— C’est moi qui ai fait quelque chose de mal, lui dis-je. C’est moi, ce n’est pas toi.

— Tout semblait si naturel, si authentique, murmura Charles.

— Cela aurait pu l’être, si c’était arrivé dans trois ans, cinq ans peut-être. Mais le moment n’était simplement pas le bon. Qui sait ce que nous serons devenus dans cinq ans ?

Charles s’assit sur un banc. Je m’assis à côté de lui, en m’essuyant furtivement les yeux avec une manche. Il n’y avait pas tellement longtemps que j’avais cessé de jouer à la poupée et de me plonger dans les LitVids sur les petites filles de l’époque victorienne de la Terre. Comment les choses avaient-elles pu aller si vite ?

— Sur la Terre, me dit Charles, on enseigne tout aux enfants sur la sexualité, la vie amoureuse et le mariage.

— Sur Mars, nous sommes vieux jeu pour cela.

— Nous commettons beaucoup d’erreurs par ignorance.

— D’accord, je suis ignorante, concédai-je.

Nos voix étaient redevenues normales. Nous aurions pu aussi bien être en train de discuter des mérites de différents thés.

Les Martiens sont très attachés à leur variété locale. Pour ma part, je préfère le pekoe. Et vous ?

Je ne me confondrai plus en excuses, dit-il en me prenant la main. (J’exerçai une pression sur ses doigts.) Mais je pensais sincèrement ce que je t’ai dit tout à l’heure, Casseia. Et je te le répète. Quand tu seras prête, où que ce soit, je serai là à t’attendre. Je ne m’en irai pas. C’est toi que j’ai choisie. Je ne serai heureux avec aucune autre. En attendant, je voudrais rester ton ami. Je ne te demande rien.

J’avais envie de trépigner en hurlant : C’est trop con, Charles ! Tu ne comprends rien à ce que je dis !

Mais je m’abstins. Soudain, je voyais Charles, très clairement, tel qu’il était : une flèche allant directement au but, sans prendre le temps de s’arrêter pour souffler ni même de se détendre en jouant. C’était un homme droit et honnête, qui ferait, en fait, un mari merveilleux capable de beaucoup d’amour.

Mais ce n’était pas pour moi, ça. Mon parcours ne pouvait s’adapter au sien. Je n’atteindrais peut-être jamais ma cible, et je doutais que nous puissions avoir un jour la même.

Je compris soudain qu’il allait me manquer, et la douleur devint plus intense que je n’étais capable de le supporter.

Je sortis du jardin de thé. Mon père entraîna Charles vers le salon.


Un peu plus tard, mon père vint me trouver dans ma chambre. La porte était verrouillée et j’avais débranché le communicateur, mais je l’entendis frapper à travers l’épaisseur de mousse et d’acier. Je lui ouvris, et il s’assit au bord du lit.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il.

Je pleurais en silence, incapable de m’arrêter.

— Il t’a fait du mal ?

— Certainement pas, sanglotai-je.

— Tu lui en as fait ?

— Oui.

Il secoua la tête et fronça la lèvre avant de reprendre une expression neutre.

— Je ne te poserai pas d’autres questions. Tu es ma fille. Mais je vais te raconter une chose, et tu peux la prendre pour ce qu’elle vaut. Charles a l’air très amoureux de toi. Tu as fait quelque chose pour attirer son amour.

— S’il te plaît, papa…

— J’ai voulu lui parler, dans le salon. Il avait l’air d’un petit chien perdu.

Je me détournai, prise de nausée.

— Tu l’as invité ici pour nous le présenter ?

— Non.

— Il pensait que c’était la raison.

— Non.

— Très bien. (Il plia un genou, qu’il entoura de ses deux mains en un geste très masculin, très paternel.) Depuis des années, je me demandais ce que je ferais si quelqu’un te faisait du mal, et quelle serait ma réaction quand tu commencerais à fréquenter des garçons. Tu sais à quel point je t’aime. J’ai peut-être été naïf, mais je n’ai jamais beaucoup songé à l’effet que tu pourrais avoir sur quelqu’un. Nous pensions t’avoir assez bien élevée…

— Papa, s’il te plaît…

Il prit une profonde inspiration.

— Je vais te raconter une chose que tu ignores sur ta mère et moi. Considère cela, si tu veux, comme un devoir que je remplis envers mon sexe. Une femme peut faire terriblement souffrir un homme.

— Je sais cela !

Je détestais le ton plaintif sur lequel j’avais prononcé ces mots.

— Laisse-moi parler. Il y a des femmes qui croient que les hommes sont durs et doivent être traités en conséquence. Mais je n’approuve pas plus que tu fasses souffrir un homme par caprice que je n’approuverais Stan s’il faisait souffrir une femme.

Je secouai misérablement la tête. Je n’avais envie que d’une chose, c’était qu’on me laisse seule.

— Un peu d’histoire familiale. À prendre pour ce que cela vaut. Ta mère a mis un an à se décider entre un autre homme et moi. Elle disait qu’elle nous aimait tous les deux et qu’elle n’était pas capable de choisir. Je ne supportais pas l’idée de la partager avec un autre. Mais je ne pouvais pas non plus la laisser partir. Finalement, elle s’est détachée de l’autre, en me disant que c’était moi l’élu. Mais… ça m’a fait très mal, et je n’ai pas encore tout à fait récupéré, treize ans plus tard. J’aurais aimé me montrer chevaleresque, compréhensif, et lui pardonner, mais je ne suis pas capable, encore aujourd’hui, d’entendre prononcer le nom de cet homme sans blêmir. La vie n’est pas simple pour des gens comme nous. Nous aimerions nous dire que notre vie nous appartient, mais ce n’est pas le cas. J’aimerais bien que ce soit différent, Casseia. Je te le jure.

Je n’arrivais pas à croire que mon père pût me parler de telles choses. Je n’avais vraiment pas envie de les entendre. Mon père et ma mère, pour moi, avaient toujours été en harmonie parfaite, et ils le seraient toujours. Leur amour n’était pas le produit d’un caprice ou d’une succession d’émotions instables, ce n’était pas la conséquence d’enchaînements aussi chaotiques que ceux qui nous affectaient, Charles et moi.

Durant quelques secondes, je fus incapable de dire le moindre mot.

— Laisse-moi, je t’en supplie, murmurai-je enfin dans un sanglot incontrôlable.

Il se retira en grommelant une excuse.


Le lendemain matin, après un petit déjeuner qui me parut interminable, j’accompagnai Charles au dépôt de Kowloon. Nous nous embrassâmes presque en frère et sœur. Nous souffrions trop pour dire quoi que ce soit. Nous restâmes quelques instants à nous tenir la main et à nous regarder d’une manière dramatique. Puis Charles monta dans son train. Je courus vers la sortie.


Les forces se mettaient en place.

Le MA de Klein demanda mais ne reçut pas de garantie de solidarité. Il y eut une scission au sein du Conseil de la charte des MA. La Terre et la GAEO demandèrent à d’autres MA de signer des accords plus contraignants favorables à la planète mère. Les embargos se multiplièrent contre les gros MA. Certains se replièrent sur eux-mêmes, avec pour seule perspective l’épuisement des fonds et la banqueroute. Même les MA qui n’étaient pas touchés par la crise se rendaient compte que le système des familles indépendantes était condamné et que la solidarité face aux pressions extérieures ne serait bientôt plus un choix mais une nécessité.

La première fois, ma candidature à un stage chez un syndic fut rejetée. Je quittai Durrey pour retourner à l’UMS poursuivre mes études à la faculté de gespol, considérablement réduite entre-temps. Je présentai une deuxième demande de stage six mois plus tard. Elle fut également rejetée.

Bithras Majumdar, mon tiers-oncle, syndic du MA de Majumdar, avait été convoqué sur la Terre fin 2172, A.M. 53, pour témoigner devant le Sénat des États-Unis de l’Hémisphère Ouest. Il aurait pu transmettre son intervention et nous économiser à tous beaucoup d’argent. Les politiciens et les syndics improvisent rarement leurs discours en public. Mais l’arrogance de la Terre était légendaire.

La GAEO – la Grande Alliance Est-Ouest – s’était imposée comme la plus grande force économique et politique sur la Terre. En son sein, les États-Unis avaient conservé leur position de première puissance parmi ses pairs. Mais il était généralement admis sur Mars que la GAEO se servait des États-Unis pour exprimer énergiquement sa déception devant les lenteurs du processus d’unification de Mars. C’est ainsi que cette nation avait demandé à avoir des entretiens directs avec un Martien influent.

Tout cela me semblait, de manière perverse, représenter une aventure extrêmement romantique. Si tout le monde avait eu un peu plus de sens pratique, on ne m’aurait sans doute jamais offert cette chance d’aller là-bas. Même le plus chauvin des lapins rouges regardait la Terre avec un respect craintif. Quelles que fussent nos opinions sur les lourdeurs de sa politique et sur son amour fiévreux pour la technologie à outrance, sur le fatras écrasant de ses expériences biologiques ou sur son incroyable matérialisme, il restait que sur la Terre on pouvait marcher tout nu en plein air, et c’était une chose que nous avions tous rêvé d’essayer au moins une fois.

Quoi qu’il en soit, ayant échoué deux fois, je fis de nouveau acte de candidature. Cette fois-ci, je crois que ma mère – bien qu’elle ne l’ait jamais avoué par la suite – tira quelques ficelles. Ma demande alla plus loin que les précédentes, je fus conviée à un entretien à un plus haut niveau, et on me laissa entendre, pour finir, que j’avais de sérieuses chances d’être acceptée.


Je revis Charles pour la dernière fois, dans cette décennie, en 2173. En attendant une décision sur ma candidature, je m’étais inscrite pour un quartant à Ulysse en tant que commise du Conseil. Je travaillais dans les bureaux de Bette Irvine Sharpe, médiatrice du Grand Tharsis. C’était pour moi une expérience sans pareille. Et ma mère affirmait que le fait d’avoir eu ce poste indiquait que j’avais la faveur du Conseil.

C’était à l’occasion d’un bal organisé pour réunir des fonds destinés à l’Université Expérimentale de Tharsis, récemment ouverte, qui était en passe de devenir non seulement le haut lieu de la recherche scientifique sur Mars, mais également le centre des activités des penseurs.

Charles y était, en compagnie d’une jeune femme qui me déplut au premier abord. Nous tombâmes nez à nez sous le dôme transparent enrubanné érigé pour la circonstance au milieu d’un champ de corde en jachère.

Je portais une robe délibérément provocante, qui mettait en valeur des choses qui n’avaient nullement besoin de l’être. Charles était habillé aux couleurs de l’université, col roulé vert et pantalon gris foncé. Il s’arracha aux griffes de sa copine et nous nous fîmes face de part et d’autre d’une table couverte de légumes frais de conception nouvelle. Il déclara que j’étais ravissante. Je le complimentai, hypocritement, sur ses vêtements. Ils étaient, en réalité, horribles. Il paraissait calme, j’étais nerveuse. Je ressentais encore de la culpabilité pour ce qui s’était passé entre nous. Et pas seulement de la culpabilité, mais quelque chose d’autre aussi. Le fait d’être en sa présence me mettait mal à l’aise. Malgré tout, je le considérais toujours comme un ami.

— Je me suis portée candidate à un poste de stagiaire chez un syndic, lui dis-je. Je voudrais aller sur la Terre. Il y a de fortes chances pour que cela se réalise. Je partirai sans doute avec mon oncle Bithras.

Il répondit qu’il était content pour moi, mais ajouta d’une voix morose :

— Si tu pars, ce sera pour deux ans au moins. Une année martienne.

— Ça passe vite.

Il ne semblait pas convaincu.

— Je t’ai dit que je serais toujours prêt à devenir ton partenaire.

— Tu ne m’as pas exactement attendue, je vois.

Mon visage s’était soudain empourpré de colère et de honte. Ma voix était devenue mordante.

Charles, pour sa part, avait appris à retomber sur ses pieds et à traiter avec les gens, car il répliqua :

— Tu ne m’as pas exactement encouragé.

— Tu ne m’as jamais appelée.

Il secoua la tête.

— C’est toi qui as rompu, tu te souviens ? Il me reste quand même quelques poils d’amour-propre. Si tu as changé d’avis, c’était à toi d’appeler.

— Je te trouve bien arrogant. Une relation, c’est à double face.

Il crispa les mâchoires pour dire quelque chose qu’il n’avait pas envie de dire et détourna les yeux.

— Ton univers est devenu trop vaste pour moi. Je ne crois pas que ce soit très pratique d’attendre.

Je le dévisageai.

— Tu as mûri, lui dis-je. Tu es devenu tout ce que je savais que tu deviendrais. Je te souhaite ce qu’il y a de mieux. Je t’aimerai toujours.

Il s’inclina, fit volte-face et s’éloigna en me laissant vibrante. Je l’avais abordé comme on aborde un vieil ami, et il avait ressorti ce truc que je croyais avoir laissé derrière nous juste au moment où je lui parlais de ce que je considérais comme la plus grande réussite de ma jeune existence. C’était du chantage émotionnel, qui ne méritait que mon mépris le plus absolu.

Je traversai d’un pas vif le champ couvert de toile imperméable et m’introduisis dans un kiosque à toilette. Là, penchée sur un recycle d’où sortait un léger filet d’eau, je me regardai dans le miroir ovale en me demandant, furieuse, pourquoi je me sentais si déprimée.

— Bon débarras, murmurai-je entre mes dents serrées pour essayer de me convaincre.

Je n’avais jamais détesté Charles. Je n’avais jamais rien trouvé en lui qui ne fût admirable. Cependant, même aujourd’hui, avec un siècle d’existence entre elle et moi, je ne puis me résoudre à traiter d’idiote la fille que j’étais alors.

Je raconte tout cela en prélude insignifiant à des choses que ni Charles ni moi ne pouvions imaginer à l’époque. Lorsque je regarde en arrière, je vois le déroulement inexorable des événements qui préparaient, à travers les sept années martiennes à venir, le plus grand événement de l’histoire humaine.

Douleur insignifiante. Existences insignifiantes. Envol de grains de poussière présageant la tempête.

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