— J’en ai encore pour trois semaines au moins à rester dans cette mélasse, me dit Ti Sandra, qui ne se laissait voir qu’à partir des épaules.
Elle avait l’air pâle, mais son visage était beaucoup plus animé. Elle sortait d’une période de reconstitution intensive, encore trois jours sans connaissance, à la merci de ses médecins. J’avais reçu son appel dans mon petit bureau de Kaibab, harassée par plusieurs jours de réunions ininterrompues. Les cubes-mémoires s’empilaient sur mon bureau, bourrés de nouveaux plans de stations et de rapports de fabricants, de transporteurs et d’architectes.
— J’ai convaincu mes médecins de me transférer aux Mille Collines. Ils m’accompagnent cet après-midi dans la navette. Je pourrai commencer à recevoir des visites et à assister à des réunions sur un fauteuil roulant. Je prendrai la relève pour certaines tâches.
— C’est un grand soulagement, murmurai-je.
Je déplaçai son image de quelques centimètres dans l’espace de projection pour faire place à des messages sur la sécurité qui arrivaient de Point Un.
— Je ne pourrai pas venir à Kaibab, tu t’en doutes. Il faudra que tu mènes toute seule à bout notre petit programme pour le moment.
— Il suit son cours.
— Je te trouve bien triste, Casseia.
— Je tiens le coup.
Je n’avais jamais pu lui cacher mes émotions. En fait, toute cette dernière semaine, depuis que j’avais appris la mort d’Ilya, j’étais devenue une automate. Et c’était encore ce qui pouvait m’arriver de mieux. Pas le temps de penser à mon chagrin ni d’envisager l’avenir au-delà de quelques brèves semaines. La liste de tâches à accomplir occupait dix-huit ou vingt heures par jour. Et les pires minutes étaient celles qui me tenaient éveillée, le soir, avant que le sommeil ne me terrasse.
— Quel est ton objectif, ma chérie ?
— Je ne comprends pas.
— Il faut avoir un objectif. Même l’agneau destiné au sacrifice doit avoir une perspective.
Cette idée, je ne sais pas pourquoi, me semblait obscène. Je secouai la tête en me détournant.
— La survie, répondis-je.
Le visage de Ti Sandra se plissa de sollicitude.
— Toi et moi, nous allons discuter, dorénavant, au moins une fois par jour. Nous avons toutes les deux perdu notre gouvernail, Cassie. Je serai le tien si tu veux bien être le mien.
— Marché conclu, déclarai-je.
— Parfait. (Elle prit une profonde inspiration, et le sommet de sa tête sortit un instant du champ de l’image.) Parle-moi de Kaibab.
Je lui racontai dans les grandes lignes ce qui s’était passé durant les quelques jours où nous n’avions pas pu communiquer. De toutes les régions de Mars, des dizaines de navettes de marchandises et de passagers étaient arrivées dans la station secrète du plateau de Kaibab. Les galeries encore à moitié finies avaient reçu rapidement leurs dernières touches. De nouveaux quartiers d’habitation avaient été ouverts et pourvus d’un confort rudimentaire. Le labo principal était achevé et la construction des pinceurs géants avait commencé.
La population de Kaibab s’était rapidement développée : de deux cents, on était passé à trois puis à quatre cents. La poche de glace pouvait fournir de l’eau pour mille. D’autres personnalités de Point Un arrivaient chaque jour. Bientôt, j’aurais ici une capitale en miniature et en état de marche dans les galeries et les salles encore froides. Une vraie réplique des Mille Collines.
Le programme de fabrication des pinceurs et les recherches du labo de Kaibab avaient reçu le même nom de code : Préambule. L’objectif ultime – fournir une option à la présidente en cas d’extrême urgence – n’était connu que de quelques rares personnes. Et le sérieux avec lequel nous envisagions d’utiliser cette option était un secret que seuls Charles, Leander, Ti Sandra et moi-même partagions.
Deux autres Olympiens, Mitchell Maspero-Gambacorta et Tamara Kwang, avaient rejoint Charles, Stephen Leander, Nehemiah Royce et Vico-Persoff. Pincher et Yueh Liu étaient restés à l’Université Expérimentale de Tharsis, où ils travaillaient sur un pinceur de rechange et supervisaient la fabrication de nouveaux penseurs.
Lorsque j’eus achevé mon rapport, Ti Sandra se mordit la lèvre inférieure et hocha la tête en guise d’approbation.
— Tu as fait du bon travail, Cassie. C’est moi qui te le dis. Quand tout sera fini, nous ferons une grande fête en famille. Je porterai la robe la plus éblouissante que tu aies jamais vue, et nous célébrerons la paix et la sécurité revenues. Voilà mon objectif à moi.
— On ne peut pas en trouver de meilleur, murmurai-je. Bienvenue sous le collier.
Et nous coupâmes la communication.
Je fixai longuement le dessus de mon bureau, perdue dans mes contemplations.
Mars était toujours au fond du bois de tous les dangers. Nous étions capables de fabriquer des canons puissants, mais c’était tout. Nous n’avions pas encore la certitude d’être déterminés à les utiliser. Tant que cette question demeurerait en suspens, nous ne serions pas en sécurité. Mais le danger le plus évident et le plus sournois était toujours interne.
La République n’allait pas pouvoir soutenir cet effort indéfiniment. Les Martiens s’étaient lancés dans la reconstruction, ils installaient des équipements de vie plus robustes et plus fiables, mais ils vivaient toujours dans la peur d’une nouvelle Suspension ou pis. Des rumeurs couraient de station en station tandis que les envoyés du gouvernement ratissaient les anciennes carrières à la recherche de criquets enfouis. Même les sillons de Cyane étaient examinés du haut des airs. Mais c’était une recherche futile. Une graine d’usine pas plus large que le poing et camouflée en caillou était pratiquement indécelable. En dehors de la destruction de Melas Dorsa, aucune trace n’avait été trouvée.
Les criquets avaient frappé là-bas avec une soudaineté et une efficacité extraordinaires. De petits modules avaient d’abord exploré la station déserte pour repérer et neutraliser les équipements coms, puis des engins de destruction plus lourds avaient été envoyés. Telles étaient, tout au moins, les spéculations qui circulaient. Nous n’avions, en réalité, aucun témoignage sur ce qui s’était passé, excepté, bien sûr, celui, muet, des galeries éventrées, des équipements détruits et des restes disloqués des arbeiters.
Nous avions avancé une date pour les élections, mais elle était à six mois de là, et personne ne savait ce qui pouvait se produire entre-temps ni à quel endroit nous serions à ce moment-là.
Tandis que les accusations volaient, les chefs d’État de toute la Triade échangeaient des messages, rassuraient tout le monde et restaient à l’affût de tous les canaux diplomatiques disponibles pour essayer d’y découvrir des indices d’actions à venir.
Ils ne trouvèrent rien. Les canaux en question n’étaient bourrés que de démentis et de faux-semblants. Je n’avais jamais vu la Triade dans un tel état de confusion absolue.
Aucune des grandes alliances de la Terre n’admettait avoir donné le feu vert à la guerre contre Mars, mais toutes exigeaient qu’on leur révèle l’étendue des nouveaux pouvoirs de notre planète. La Lune et les MA des Ceintures hurlaient encore plus fort que les autres à propos de la menace martienne. L’Office d’information de la République et tous nos services diplomatiques se mirent en devoir d’assurer les autres membres de la Triade des intentions pacifiques de Mars, mais sans pouvoir leur dire exactement ce qui s’était passé… ni ce qui risquait de se passer prochainement.
La majorité des Martiens demandait également à être informée. L’opposition à l’intérieur du gouvernement était encore trop désorganisée pour nous faire barrage, mais il était clair que la pression allait monter dans les semaines et les mois à venir, jusqu’à ce qu’elle soit insupportable.
Nous assistions à un jeu de babouins où chacun montrait son derrière – ses couleurs – aux autres, à une échelle gigantesque. Mais c’était un jeu où un seul clin d’œil de l’un des participants durant les préparatifs du départ pouvait conduire… au désastre.
Le réseau com étendu de Point Un avait repris son fonctionnement normal. Tout était rafistolé et supervisé par des humains plutôt que par des penseurs. Il y avait toujours pénurie de penseurs martiens. L’Université Expérimentale de Tharsis en avait produit une vingtaine à peine, et la moitié seulement avait pu être soustraite par la République aux besoins civils. Les Mille Collines en avaient reçu trois, Kaibab six – dont trois LQ avec interprète incorporé, pour guider les pinceurs géants.
Lieh Walker était passée chef du contre-espionnage. Jour après jour, elle étendait les activités de la République dans la recherche d’informations secrètes. Nous achetions des renseignements à des sources qui n’étaient pas très regardantes sur les moyens employés. Nous avions eu le tort de ne pas constituer de réseaux d’espionnage dans le passé, mais nous n’avions jamais prévu qu’il y aurait un jour une telle mésentente entre la Terre et Mars. À présent, un peu tard, sans doute, nous devenions sans scrupules.
Nous recrutâmes des douzaines de mouches de données, opérateurs chargés de parcourir les réseaux terros, de se brancher sur les transmissions câblées et de se nourrir des connexions privées de la GAEO et de la GAHS. Certains renseignements ainsi obtenus furent même revendus à d’autres puissances pour aider au financement de nos propres opérations.
Lorsque Lieh me demanda l’autorisation de financer le recrutement de vingt agents supplémentaires sur la Terre et dans les Ceintures, je lui demandai quel statut ils auraient.
— Bien payés, me dit-elle. Et remplaçables.
La GAEO et la GAHS avaient déjà donné quelques coups de tapette à nos mouches. Généralement, la punition fatale consistait à implanter des évolvons corrosifs dans les rehaussements utilisés par les agents pour traquer les données dans les réseaux.
— Si vous pensez que j’ai besoin d’en savoir davantage, lui dis-je, mettez-moi au courant.
— Le fardeau est pour moi. Le vôtre est assez lourd à porter comme ça.
Elle voulait dire, en fait, que je portais sur mon dos le poids de toutes les vies martiennes, y compris la sienne, et je n’ai jamais su si elle approuvait ou non. J’ai plutôt idée que non.
Nous reçûmes quand même une bonne nouvelle. Cailetet avait laissé partir Stan. Crown Niger l’avait séquestré avec sa femme et leur enfant pendant dix semaines au total dans la station de Kipini à Chryse. Ils n’avaient pas eu le droit, pendant tout ce temps, de communiquer avec l’extérieur. Après sa libération, je reçus deux messages de lui, uniquement du texte. Je n’eus le temps de lui répondre que très brièvement. Naturellement, je ne pouvais pas lui dire où j’étais ni ce que je faisais.
Je fis en sorte qu’on lui donne un poste aux Mille Collines où il puisse utiliser son expérience de Cailetet pour travailler à différents projets diplomatiques. J’entendais très peu parler du camp de Crown Niger. Après la Suspension, ils avaient adopté un profil bas, à juste titre, en espérant que la tempête passerait au-dessus de leur tête. Ti Sandra avait créé une section spéciale chargée des relations avec les régions et les MA dissidents. Je pensais que Stan pourrait en faire partie.
Je voyais souvent Charles, quelquefois en tête-à-tête, le plus souvent en compagnie de Stephen Leander et d’autres personnes. Nos discussions tournaient autour des problèmes pratiques posés par le déplacement de gros objets avec les pinceurs.
Il passait plusieurs heures chaque jour en immersion dans le penseur LQ, à s’exercer pour le prochain voyage. L’effort lui coûtait. Après chaque session, il lui fallait plusieurs minutes pour se remettre à parler de manière cohérente. J’avais peur pour lui.
Six personnes assistèrent à la première réunion sur le projet Préambule, quinze jours après la mort d’Ilya : Charles, Leander, l’aréologue Faoud Abdi de Vallès Marineris, l’ingénieur-architecte Gérard Wachsler de Steinburg-Leschke dans la région d’Arcadia, un nouveau penseur martien baptisé, la veille à peine, Aelita, et moi-même. Aelita serait le penseur principal du projet. Elle était chargée de coordonner les activités de toutes les stations.
Les experts s’assemblèrent dans l’annexe-laboratoire, qui n’était pas encore tout à fait finie. Au moment même où nous prenions place, la peinture nano dégoulinait encore le long des murs en sifflant sourdement, formant des motifs de décoration géométriques. L’odeur omniprésente de levure était particulièrement prenante dans cette salle. Nous avions l’impression de vivre perpétuellement dans une vaste boulangerie.
Faoud Abdi, un homme de grande taille au visage osseux et aux grands yeux doux, fut le premier à parler. Il portait une djellaba d’une blancheur immaculée, et son ardoise et ses livres faisaient des bosses dans ses vastes poches.
— On me demande d’envisager une chose impossible, dit-il en se levant, le dos tourné vers un petit écran de données. On me demande de prévoir les effets sur Mars d’une brève période en dehors du champ gravitationnel de notre Système solaire. Il paraît que la question est purement théorique. Je suis donc obligé de supposer que nous allons tous accomplir quelque chose d’extraordinaire avec Mars, du genre de ce qui est arrivé à Phobos. À moins que l’existence de Phobos ne soit purement théorique elle aussi.
Il nous regarda d’un air ironiquement sceptique, son humour – si c’en était – ne lui attirant aucune réaction, et soupira.
— Il faut que je vous explique d’abord, reprit-il, pourquoi notre planète est actuellement stable, et quelles sont les théories les plus reconnues sur le déclin aréologique de Mars. C’est bien ce que vous voulez ?
— Allez-y, déclarai-je.
— J’ai travaillé, il n’y a pas si longtemps, avec votre mari, madame la vice-présidente. C’était quelqu’un de bien, et il va nous manquer.
— Merci.
— Il s’intéressait vivement, tout comme moi, à la mort de Mars, il y a des centaines de millions d’années. En fait, il est inexact de parler de mort, car la planète n’est pas encore refroidie à l’intérieur. Il subsiste une légère activité aréologique. Mais les panaches qui s’élèvent dans le manteau se sont stabilisés et ne produisent plus de pression latérale sur la croûte martienne. Dans le passé, il n’y a jamais eu plus de douze plaques tectoniques. Aujourd’hui, elles sont soudées en une seule. L’absence de pressions latérales, de mouvement migratoire des anciennes plaques, de fractures et de subduction réduit considérablement l’activité volcanique. Les derniers volcans actifs de Mars ont été les vieux boucliers que nous connaissons tous bien, le trio de Tharsis, par exemple, ou bien Olympus Mons. Privées de mouvements tectoniques, les montagnes ont cessé de se former. En l’absence de tout volcanisme, les dégazages ont cessé et l’atmosphère ténue de Mars s’est évaporée dans l’espace sans être remplacée. La biosphère martienne est morte dans les cent millions d’années qui ont suivi la fin de l’activité tectonique. En ce qui concerne la stabilité actuelle…
— L’équilibre des flux, corrigea Leander.
— Précisément. Aelita, veuillez nous montrer les résultats des sondages en profondeur effectués par le docteur Wegda dans la croûte et le manteau martiens.
Le penseur obéit. Derrière Abdi s’afficha un diagramme que nous connaissions tous, représentant une vue en coupe de Mars en rotation pour nous donner un aperçu de l’intérieur en trois dimensions.
— Comme vous le voyez, reprit Abdi, il y a seize panaches cycliques qui montent et descendent, mais ils ont assumé la forme d’une poche avec un creux au milieu. La force exercée sur la croûte est égale à zéro. Cependant, certains effets aréologiques locaux peuvent être mis en évidence. La stabilité de l’ensemble est extrêmement délicate. Mars devrait bouger d’un moment à l’autre, mais la chose ne s’est pas produite depuis trois cents millions d’années. Il y a encore beaucoup de choses que nous ne comprenons pas.
« Néanmoins, une poussée, même légère, appliquée à toute la planète – par exemple, le retrait des courants solaires – pourrait déséquilibrer les panaches et relancer l’activité tectonique. (Il s’interrompit un instant, les mains écartées devant la coupe figée de Mars.) En l’absence d’un gros satellite pour l’équilibrer, il est possible, également, que Mars s’incline sur son axe sous l’effet de forces relativement légères. Mais si nous déplaçons la planète, ce sera pour la rapprocher du Soleil, je suppose ?
— Nous n’avons pas encore décidé, répliquai-je.
— Dans cette hypothèse, les effets seront encore plus prononcés que dans mes calculs. Et je prévois déjà la reprise de l’activité tectonique.
— Concrètement, quelles seraient les conséquences pour ceux qui vivent sur la planète ? demanda Wachsler.
— Davantage de secousses sismiques. Une activité accrue au bord de l’ancienne plaque. Des éruptions volcaniques. On ne peut pas prévoir les effets à long terme.
— Mais à court terme ? insista Wachsler.
— Une série de tremblements de Mars importants. Mais il faudrait des dizaines d’années pour que le volcanisme s’étende selon de nouveaux arcs de feu.
— Et le phénomène serait réversible ? s’enquit Wachsler.
— Que voulez-vous dire ?
— Lorsque nous aurons secoué un peu la planète, pourrons-nous espérer qu’elle se stabilisera par la suite ?
— Cela peut prendre des dizaines de millions d’années. La stabilité est une chose, l’instabilité en est une autre.
— Aelita ? demanda Leander en caressant sa nouvelle progéniture sur son chariot d’arbeiter.
La voix d’Aelita nous parvint, douce et féminine. Son image, son visage de femme oblong aux traits classiques et à la chevelure noire taillée à la diable me faisaient penser à quelque méchante reine de Walt Disney.
— Les conclusions du docteur Abdi semblent raisonnables. Mes bibliothèques ne m’offrent pas d’informations complètes sur la structure interne de Mars.
— Vous avez tout ce qui est disponible, lui dit Leander.
— Dans ce cas, je suggère que nous en apprenions davantage, repartit Aelita.
Abdi fit du regard le tour de la table avec un sourire.
— C’est ce que nous allons faire, déclarai-je. Docteur Abdi, nous voulons des informations supplémentaires sur la structure interne de Mars dans les vingt jours qui viennent.
— Oui, madame la vice-présidente, fit Abdi, l’air ravi. Dois-je comprendre que… j’aurai à effectuer des sondages encore plus profonds que ceux du docteur Wegda lui-même ?
— Oui. C’est très important. Vous comprenez bien la nécessité du secret absolu ?
— Je comprends, déclara le docteur Abdi avec solennité.
— Docteur Wachsler, chaque station devra avoir son relevé structurel mentionnant la résistance éventuelle aux séismes. Y en a-t-il qui soient construites au-dessus du bord de l’ancienne plaque ?
— Quelques-unes, déclara Wachsler en secouant la tête, le front plissé. Nous n’avons jamais bâti nos stations pour qu’elles résistent à une activité aréologique intense.
— Peut-on renforcer leur résistance ? demandai-je.
— Certaines sont construites sur d’anciens dépôts alluviaux. En cas de séisme majeur, tous les joints sauteront, les galeries s’effondreront et je ne sais quoi encore.
— Il faudra les évacuer, dans ce cas. Nous avons une réunion demain avec les responsables des préparatifs civils. Nous en discuterons avec eux. Docteur Wachsler, docteur Abdi, je vous autorise à prélever toutes les sommes dont vous aurez besoin sur le budget public, opération Black, projet Préambule. Aelita suivra vos travaux et vous présenterez votre rapport chaque semaine devant cette commission.
Wachsler nous regarda comme si nous avions perdu l’esprit.
— Je comprends que des technologies spectaculaires soient en jeu, nous dit-il, mais avez-vous songé à l’impact humain ?
Son air condescendant me hérissa.
— Je ne pense qu’à cela, pour ainsi dire, docteur.
— Qu’est-ce que la Terre pourrait nous faire de pire que ce que vous êtes en train de préparer ? Nous avons tous vu les destructions de Melas Dorsa, mais ce n’est rien à côté des séismes qui vont ravager des centaines de stations et…
— Puis-je répondre ? interrompit Charles en levant le doigt comme un écolier.
— Certainement, murmurai-je.
— Les criquets ne sont qu’un hors-d’œuvre. Dans quelques mois, ils pourront carboniser Mars. Et si ce n’est pas suffisant, ils nous précipiteront dans le Soleil ou à l’autre bout de l’espace.
Le visage de Wachsler devint blême, mais il était toujours sur ses ergots. Visiblement, il ne comprenait pas ce que disait Charles. Pour lui, c’était de l’exagération pure et simple. Il plissa les yeux d’un air de doute.
— Vous y croyez vraiment ? demanda-t-il.
— Cher docteur Wachsler, lui dit Abdi, considérez-vous comme négligeable le fait qu’un satellite de Mars ait été arraché de son orbite pour se retrouver instantanément au voisinage de la Terre ?
— Je ne sais que ce qui m’en a été dit, bougonna Wachsler d’un air obstiné.
— J’y étais, lui dit Leander. Et Charles également.
Wachsler haussa les épaules.
— Très bien, fit-il. Madame la vice-présidente, je sais quel est mon devoir, mais je tiens à vous exprimer mon émotion à l’idée que tant de bouleversements et de destructions soient envisagés sans que personne ait l’intention de demander leur avis aux Martiens.
— J’aimerais en avoir le temps et les moyens, déclarai-je.
— Je n’en suis pas vraiment convaincu. S’il y avait un référendum et si votre idée était repoussée, si le peuple décidait que sa planète doit rester où elle est…
— Ce serait peut-être un suicide, acheva Charles.
— Avons-nous le droit de décider de notre propre destin ? demanda Wachsler, toujours enflammé, ou vous arrogez-vous celui de choisir pour nous, sous prétexte que vous êtes mieux informée ?
Je n’avais pas de bonne réponse à cela. Wachsler avait admirablement exprimé le dilemme.
— J’espère que nous serons jugés moins sévèrement, docteur Wachsler, murmurai-je.
— N’y comptez pas, madame la vice-présidente, répliqua-t-il.
Charles demeura en arrière après la fin de la réunion. Aelita resta aussi.
— Nous n’avons pas parlé d’Ilya, me dit-il.
— J’aime autant pas.
— Le docteur Abdi m’y a fait penser. Je voudrais t’exprimer ma sympathie. C’était quelqu’un d’admirable.
— Je t’en prie, murmurai-je en détournant les yeux.
C’était d’autant plus insupportable venant de Charles.
— Tu me rends responsable de sa mort ? me demanda-t-il d’une voix plaintive.
— Mais non. Pourquoi le ferais-je ?
— Si j’étais mort dix ans plus tôt, rien de tout ça ne serait arrivé. Pas de cette manière, en tout cas.
— Qu’est-ce que c’est que cette mégalomanie ?
— Sans ma contribution, nous n’aurions pas fabriqué de pinceur avant cinq ou dix ans. La Terre l’aurait fait la première, sans doute.
Je le dévisageai en me demandant combien de temps encore je serais capable de maintenir mon masque de neutralité efficace.
— Je suis aussi responsable que toi, lui dis-je.
— J’ai besoin de savoir. Parce que, si tu me rends responsable, je crois que je ne pourrai pas supporter tout ça plus longtemps, réellement.
Les larmes étaient en train de me monter aux yeux. Je détournai la tête, n’ayant aucune envie de me joindre à lui dans cet étalage d’émotions.
— Reprends-toi, lui dis-je d’une voix un peu rauque.
— Je n’ai jamais eu l’esprit aussi clair de toute ma vie.
— Tu as de la chance. Ce n’est pas du tout mon cas, et je ne suis pas particulièrement au sommet de ma forme. S’il te plaît. S’il te plaît. Ne fais pas ça.
— C’est bon, c’est bon, dit-il.
— J’ai parlé à Ti Sandra il y a quelques heures, déclarai-je après avoir dégluti pour me redonner une contenance. Nous devons choisir l’endroit où nous transporterons Mars le moment venu. Et il faudra faire un essai avec Phobos.
— Je l’ai déjà prévu. Dans quelques jours, nous serons en mesure de rejoindre Phobos avec le Mercure et le pinceur qui a déjà servi. Les plus gros resteront ici.
— Il faudrait les disperser, de même que les penseurs, pour le cas où la Terre envisagerait une attaque plus directe.
Charles détourna les yeux.
— Nous pourrions aussi détruire tout l’équipement, en fournissant des preuves à la Terre.
— Je le ferais dans l’heure qui suit, si j’avais la conviction que la Terre nous croirait. Mais c’est impossible. L’enjeu est trop grand. Les considérations politiques et la survie priment tout à présent.
— J’ai cru bon de faire cette suggestion quand même. Je me tuerais sans hésiter si je pensais que cela changerait quelque chose à la situation. Si je pensais pouvoir te redonner le sourire.
Je lui jetai un regard noir.
— Je suis prête à tuer tout le monde, moi, si…
L’aveu me fit un choc et les derniers mots sortirent dans un souffle à peine audible. Charles ne sembla pas y prêter attention.
— J’enviais Ilya, me dit-il au bout de quelques secondes. Je me souviens de toi telle que tu étais il y a des années. J’ai connu un assez grand nombre de femmes depuis, mais aucune n’avait ta force de caractère, ta détermination.
— Caractère ? répétai-je. Détermination ?
— Je me disais : « Elle est aussi dingue que toi. »
— Seigneur ! m’exclamai-je avec un rire forcé.
— Je croyais pouvoir ébranler le statu quo vieux d’un siècle, découvrir les rouages de l’univers. Et toi… je te disais que tu deviendrais présidente de Mars, tu te souviens ?
— Je vérifierai dans mon journal, pour voir si c’est vrai. Quand tout sera fini, tu pourras peut-être t’établir voyant extralucide.
— Ce ne sera jamais fini. Des événements de cette dimension ne finissent jamais. Tu ne m’as jamais posé de questions sur ma femme.
— Ça ne me regarde pas.
— Elle était d’une grande douceur. Une vraie Martienne. Elle est restée à mes côtés pendant trois ans. Elle avait un sens aigu du devoir, et elle a fait tout ce qu’elle a pu, mais elle a fini par partir. Elle disait qu’elle ne savait jamais où j’étais ni ce que je pensais.
— Je suis désolée. Visiblement, vous n’étiez pas faits pour vous entendre.
— Non.
Il se détourna, comme s’il allait se flétrir soudain. Je me demandais combien d’énergie ces connexions LQ lui pompaient. Mais il fallait que je le ramène à nos préoccupations.
— Où crois-tu que Mars doive aller ? demandai-je.
Il redressa la tête et connecta son ardoise au poste principal.
— Aelita, voici des coordonnées approximatives et des numéros d’étoiles. Comparez-les à vos bibliothèques d’astronomie et mettez les coordonnées à jour.
Aelita afficha graphiquement une série d’amas très denses.
— Nous ne pouvons pas nous contenter de nous déplacer de quelques années-lumière, reprit Charles. Avec ses moyens actuels de poursuite et de mesure, la Terre nous retrouverait n’importe où dans un rayon de quelques centaines d’années-lumière. Si nous quittons le Système solaire, c’est parce qu’ils ont prouvé qu’ils étaient prêts à tout pour nous détruire… et qu’ils ne cesseraient d’essayer.
Le fait d’exprimer crûment notre dilemme avait toujours le pouvoir de me glacer le sang.
— Je suggère donc, continua Charles, que nous fassions le grand saut. J’ai examiné les nouveaux relèvements et je les ai donnés à Aelita pour qu’elle les traite. Un candidat a émergé. C’est le meilleur endroit que l’on puisse trouver dans cette région-ci de la galaxie. Environ dix mille années-lumière d’ici, cinq mille années-lumière plus près du centre galactique. Un nuage étroit et restreint à quelque distance du bord d’attaque de l’un des bras galactiques. Un amas d’étoiles épais, plus jeune de quelques milliards d’années que la plupart des étoiles voisines de notre Soleil, mais stable et riche en métaux. Ce qui signifie des nuits étoilées et un superbe ciel.
« J’ai exploré le catalogue 22 du dernier Relevé galactique et j’ai repéré une étoile naine et jaune qui fait environ les neuf dixièmes de la taille du Soleil. Certaines perturbations indiquent la présence de quatre grosses planètes. Des mondes rocheux dont nous ne connaissons rien, naturellement. Et il y a une douzaine d’étoiles du même genre dans la région.
« Je te les offre, conclut-il. Les nuages, les étoiles, un plein jardin de fleurs. (Il m’observa attentivement.) À toi de choisir. Tu peux devenir la mère de la nouvelle Mars.
Je me souvins des fleurs anciennes que Charles m’avait données près du Très Haut Médoc. Il les avait cueillies dans le lit de la mer vitrifiée. Aujourd’hui, il m’offrait un bouquet d’étoiles. Après tant de fatigue et de douleur, il avait toujours le pouvoir de me couper le souffle.
— Je voudrais que tu me pardonnes, murmurai-je. Je n’ai pas toujours été très gentille avec toi. Tu as fait un magnifique travail.
— Merci, me dit-il.
Son visage s’était illuminé. Il me regardait avec une intensité empreinte d’une douceur infinie. J’avais toujours eu ce pouvoir de lui plaire. Je n’avais jamais eu autant de prise sur Ilya, et c’était peut-être la raison pour laquelle je l’avais aimé.
Je regardai les étoiles scintillantes et cerclées à la périphérie de la grosse lentille aplatie.
— Il faut faire des réservations ? demandai-je.
J’entrai au milieu d’une discussion le lendemain en venant avec Dandy et Lieh inspecter l’état des travaux sur les gros pinceurs. Le laboratoire central avait été achevé la semaine précédente. Le matériel avait été groupé dans une seule salle, et quelques essais préliminaires avaient déjà été effectués sur de petites quantités d’oxygène transformé en antioxygène. La voix de Leander s’éleva au-dessus de la mêlée.
— Personne ne comprend donc contre quoi nous nous battons ?
Mitchell Maspero-Gambacorta et Tamara Kwang s’opposaient à Charles, Leander et Royce. Lorsque Kwang me vit arriver, elle figea ses traits en un masque glacial. Maspero-Gambacorta secoua la tête, grommelant entre ses dents, et s’éloigna pour s’asseoir sur le comptoir bas où étaient fixés les gros extracteurs entropiques. Royce ramassa son ardoise et quelques outils. Il fit mine de partir, mais hésita et resta maladroitement planté là, les bras chargés. Le visage de Leander s’était empourpré d’émotion. Charles, assis les mains sur ses genoux croisés, offrait une image de sérénité quelque peu détachée.
— Un désaccord ? demandai-je.
— Rien qu’on ne puisse résoudre, fit Leander, peut-être avec un peu trop de précipitation.
— Tamara et Mitchell pensent que nous devrions renoncer au secret qui entoure nos recherches, m’expliqua Charles.
— C’est la seule chose sensée à faire, approuva Kwang.
— Rien de tout ce que nous pouvons faire n’est sensé, murmura Maspero-Gambacorta en croisant les bras.
— À qui proposez-vous d’en parler en premier ? demandai-je.
— À la Terre, naturellement, fit Kwang. J’y ai beaucoup d’amis, des gens qui pourraient nous aider à aplanir les difficultés, à résoudre les problèmes politiques et dissiper les malentendus…
— Malentendus ?
— Je ne suis pas une idiote, se défendit Kwang. Je sais dans quelle situation nous nous trouvons, mais si nous pouvions parler, trouver un terrain d’entente… Je me sentirais tellement mieux…
Les mots s’étranglèrent dans sa gorge et elle secoua la tête avec émotion.
— Nous avons discuté mille fois de tout ça, fit Leander.
— C’est un cercle vicieux, murmura Charles.
— Je sais ! s’écria Kwang en levant les poings. Ils peuvent décider de nous exterminer d’abord s’ils croient que nous avons les moyens de les exterminer. Mais ils ne bougeront pas s’ils pensent que nous pouvons agir plus vite qu’eux. Nous ne pouvons pas leur dévoiler ce que nous savons, parce qu’ils sauront que nous pouvons les avoir et que, si nous les mettons au courant, ils sauront comment nous avoir. Tout ça est complètement insensé !
— Je suis d’accord, déclarai-je. La meilleure chose à faire, c’est laisser les choses s’apaiser, refroidir d’elles-mêmes.
— En prenant la fuite ? demanda Maspero-Gambacorta. Ce n’est pas un comportement très adulte.
— Vous avez une meilleure idée ?
— Oui. Et même une douzaine. Mais ni Charles ni Stephen ne sont d’accord.
— Dites-moi ce que c’est. Vous me convaincrez peut-être.
Son visage se tordit de frustration.
— Très bien. Ce ne sont peut-être pas des idées meilleures, ce sont peut-être des vues idéalistes, insensées, dangereuses pour notre sécurité, mais au moins elles nous permettront, si nous les essayons, de dormir un peu mieux la nuit.
— L’objectif n’est pas de dormir mieux, mais de rester en vie et de préserver la liberté de Mars.
— Nous travaillons tous ici d’arrache-pied, me dit Kwang. Ne croyez pas que nos désaccords nous empêchent de faire notre boulot.
— Loin de moi cette idée. Si l’un d’entre vous connaît une meilleure solution, idéaliste, cynique ou autre, qu’il me le fasse savoir.
Royce reprit sa place, les bras toujours croisés, en demandant à la cantonade :
— Bon, c’est fini, maintenant ? On reprend le collier ?
— Encore quatre semaines et nous n’aurons plus de secrets pour personne, déclara Ti Sandra en préambule à notre communication quotidienne suivante.
Toute seule dans mes appartements, entourée des bruits de chantier qui se répercutaient à travers le sol dans les galeries, je scrutais les multiples expressions du visage de Ti Sandra comme j’aurais pu examiner les traits d’une idole dans l’espoir d’y lire un signe.
— Le moment est venu de repérer le terrain, ajouta-t-elle. De conduire Phobos à la destination de notre choix. On va s’apercevoir qu’il manque un satellite, aussi il faudra le faire revenir avant que l’alarme ne soit donnée. L’aller-retour ne devra pas prendre plus de cinq heures.
— Charles et moi avons étudié les détails. Il pense que nous pouvons le faire. Je voudrais aller avec lui.
— Pourquoi ?
— Parce que je refuse d’envoyer Mars à un endroit où je ne suis pas allée d’abord moi-même.
— Point Un va piquer une crise.
— Dans ce cas, on ne leur dira rien.
Elle réfléchit quelques instants, pesant le pour et le contre.
— D’accord. Tu iras avec eux. Je veux quelqu’un là-bas à qui je puisse faire confiance sans réfléchir. En ce qui me concerne, tu es la chair de ma chair.
— Merci.
— Je voudrais également qu’on installe une équipe de secours avec un pinceur sur Deimos. Si vous ne revenez pas, ou si vous revenez trop tard, nous enverrons Deimos dans la Ceinture où nous le planquerons en nous préparant au pire.
L’idée d’utiliser Deimos comme solution de repli – inutile de préciser à quelles fins – me semblait presque normale, pas du tout troublante.
— Est-ce qu’on les prévient que Phobos va disparaître ?
— On leur doit bien ça, il me semble. Mais je ne suis pas sûre qu’ils ne vont pas croire à une attaque.
Je lui parlai des objections incessantes de Wachsler et de l’esprit de fronde grandissant chez les Olympiens ainsi que parmi certains de nos conseillers et collaborateurs les plus proches.
— Je m’y attendais, dit-elle. J’aimerais être à tes côtés pour t’aider à défendre notre point de vue. Mais tu peux y arriver toute seule. Ils t’écouteront.
J’avais l’impression que je n’arrivais pas bien à faire passer l’urgence de la situation à travers le système vid.
— Je ne sais pas si ce sera aussi facile que ça, murmurai-je. Tu te rends compte de ce que nous nous proposons de faire ?
— Ça me fout la trouille, c’est vrai. Ils ont peut-être une telle trouille, eux aussi, qu’ils sont prêts à faire confiance à la Terre.
— Ce serait naturel comme réaction.
— Tout le monde oublie donc si vite ?
— J’espère que non.
— Il y en a qui n’ont pas perdu autant que d’autres, fit Ti Sandra avec une touche d’amertume dans la voix. Continue le combat, Cassie. Continue de les persuader. Maintiens l’enthousiasme de ceux qui croient en toi. Envoie-les partout faire du prosélytisme pour notre compte, si tu peux te passer d’eux.
— Encore une campagne électorale ?
— Ça ne finit jamais.
— Il y a des moments où je me fais l’effet d’un monstre rien qu’à l’idée d’envisager de telles choses. On ne pourrait pas organiser un référendum ?
— Combien de temps nous reste-t-il ?
— D’après Charles, la Terre a besoin d’un mois, de deux au maximum, avec les indices qu’elle a déjà. Et nous n’éliminons pas la possibilité qu’ils aient des espions parmi nous. Ça pourrait arriver plus tôt que nous ne le pensons. Mon Dieu ! Nous avons si peu de marge…
— Précisément, fit Ti Sandra. Ni toi ni moi ne sommes indispensables. Nous travaillons à sauver les autres et c’est tout. Ne l’oublie pas, ma chérie.
— On a tous tellement besoin de toi ici, murmurai-je d’une voix qui commençait à défaillir. Et il y a si peu de choses qui m’incitent à continuer.
— Je récupère aussi vite que je peux. Tu tiendras le coup. Tu es forte.
Quelques heures avant l’aube, le 23 du Verseau, cinq membres de l’équipe de Préambule, Charles, Stephen, deux astronomes et moi, nous montâmes dans un tracteur pour parcourir le kilomètre de piste nouvellement tracée conduisant de Kaibab au site secret de décollage du Mercure.
J’avais fait la connaissance des astronomes deux heures plus tôt. Ils venaient d’arriver de l’UMS. Le plus âgé des deux, Jackson Hergesheimer, était spécialiste des planètes extrasolaires. Originaire de la Lune, il n’avait aucune affiliation avec les MA. L’UMS l’avait invité à faire partie de sa faculté vingt ans plus tôt. Il était grand, osseux, avec un visage tourmenté et simiesque et des mains larges comme des battoirs.
Son assistante, Galena Cameron, était venue de la Ceinture cinq ans plus tôt pour étudier à l’Université Expérimentale de Tharsis. Sa spécialité était la construction d’observatoires dans l’espace interstellaire. Une grande partie du matériel chargé à bord du Mercure était sous sa responsabilité et consistait en prototypes de capteurs destinés au SGO, le Supraplanar Galactic Observer, prestigieux programme inter-MA dont le lancement avait été reporté neuf fois au cours des cinq dernières années. Hergesheimer ne semblait pas impressionné outre mesure par ce que nous nous apprêtions à faire – je suppose que c’était pour lui une manière de cacher son angoisse –, mais le visage de Cameron avait une roseur inhabituelle, et elle ne cessait d’agiter les mains.
Le revêtement de la plate-forme de décollage apparut comme une série de bosses noires dans le faisceau de nos phares. Le Mercure était sous une simple bâche de la couleur du sol – le meilleur des camouflages. Il n’y avait eu, visiblement, qu’une tentative sommaire de dissimuler ce qui se passait ici. Les observateurs de la Terre, de la Ceinture ou de n’importe quel point intermédiaire auraient fort à faire s’ils voulaient étudier en détail les centaines de plates-formes qui ressemblaient à celle-ci. L’espace orbital martien était toujours ouvert à tous les anciens MA, qui tenaient souvent à conserver leur propre flotte de navettes orbitales. Le départ d’un engin à partir d’un site conçu pour ressembler à une station minière récemment rouverte sur le plateau de Kaibab n’était pas propre, en soi, à attirer l’attention.
Le chauffeur du tracteur, Wanda, une femme trapue et musclée vêtue d’une combinaison thermique de couleur verte, nous regarda par-dessus son épaule en souriant.
— Il faut que vous soyez là-haut dans trente minutes, nous dit-elle. Dès que vous serez en orbite, nous vous donnerons le feu vert par liaison directe. À votre retour, nous utiliserons aussi la liaison directe pour vous dire où vous poser. Nous ne tenons pas à ce que les Terros associent le Mercure à l’opération Préambule.
« Liaison directe » était le nom de code désignant la communication instantanée par pinceur. Nous allions utiliser ce type de liaison pour la première fois, mais uniquement en orbite.
Charles la remercia et lui donna une tape sur l’épaule.
— Wanda conduisait également le tracteur lors de notre première excursion, me dit Charles. On commence à avoir l’habitude.
— Je ne pose pas de questions, murmura Wanda en nous fixant tour à tour de ses yeux bruns, les lèvres froncées dans une moue d’amusement. Je demande juste le plaisir de voir le résultat dans les nouvelles.
— Ce ne sera pas dans les LitVids, cette fois-ci, j’espère, déclara Charles. Et c’est tout ce que vous apprendrez pour aujourd’hui.
— Aaaah ! fit-elle, déçue.
Elle déploya une rampe pressurisée pour relier le tracteur au Mercure. Nous sortîmes tous les six à quatre pattes. Charles et Stephen déchargèrent avec soin le matériel. J’aidai à transporter le penseur LQ et l’interprète. Nous refermâmes les portes étanches.
Dans nos couchettes étroites, côte à côte par deux, nous attendîmes, tendus, que les tuyères nous propulsent. Je n’étais pas montée en orbite depuis mon voyage sur la Terre, une éternité auparavant.
— Il est temps que je t’apprenne certaines choses sur la technique du saut, me dit Charles.
Je me tournai pour regarder Stephen, sur ma gauche. Il hocha la tête avec un sourire qui exhibait ses dents.
— Ce n’est pas tout à fait une partie de plaisir pour les passagers, admit-il.
— Qu’est-ce que vous m’avez caché ?
— Il n’y aura aucune activité électrique pendant plusieurs minutes durant le voyage et quelque temps après. Pas de chauffage, pas de circuits dans nos combinaisons, vous voyez ce que je veux dire. Ça va sentir le renfermé dans la cabine, mais nous avons conçu un nettoyeur mécanique, sans aucune pièce électrique, et ça devrait résoudre une grande partie des difficultés pendant dix à quinze minutes.
— Pourquoi ce délai ?
— Nous l’ignorons, me dit Charles. Tu vas te sentir un peu nauséeuse, également. Ça passera, mais tes neurones vont te sembler figés pendant quelques minutes. Comme une panne de courant, si tu veux, à cette exception près que tu te rendras compte de tout ce qui se passera. Notre organisme n’aime pas trop ça. Pour le reste – et ce sont des inconvénients mineurs, crois-moi –, tout se passera comme indiqué.
Je me laissai aller en arrière sur la couchette.
— Pourquoi n’as tu pas parlé de tout ça avant ?
— Nous avions assez de problèmes là-bas comme ça. (Il fit un geste vague en direction du laboratoire.) Que dirait Wachsler si on lui racontait tout ?
— Il piquerait une crise, reconnus-je. Mais qu’est-ce qui va se passer à l’échelle de Mars ? Tous les équipements de vie… Sans mentionner les effets sur le moral des gens… ?
Stephen Leander interrompit cette discussion qui menaçait de se prolonger en disant :
— Ce ne sera peut-être plus un problème dans une semaine ou deux. Nous pensons que cela peut se régler. Mais pour le moment, vous savez à quoi vous attendre.
— C’est tout ce qu’il faut que je sache ?
— Tu ne sentiras pas la moindre secousse, me dit Charles. La meilleure suspension de tout l’univers.
Le pilote humain du Mercure pour la première mission avait été remplacé par un penseur spécialisé de fabrication martienne. Il commença un compte à rebours d’une minute. Avec une série de détonations évoquant une fusillade, l’engin s’éleva sur une colonne de flammes et de vapeur, en nous plaquant sur nos couchettes. Par les hublots et sur les écrans, nous vîmes Mars s’éloigner sous nous. L’engin changea d’orientation pour viser la petite lune gris-noir et nous profitâmes de quelques minutes de calme et d’inaction tandis qu’il nous faisait entrer dans une aube profonde.
Sur sa couchette, Cameron leva la tête autant que le lui permettait son harnais de sécurité et me fit un sourire.
— Je voulais vous dire à quel point nous sommes – moi en tout cas – honorés de participer à cette aventure. C’est incroyable… absolument fantastique. Je suis terrifiée.
Je lui rendis son sourire pour la rassurer autant que je le pouvais. Ce que nous allions accomplir dépassait nettement les limites de mon imagination, même si ce n’était pas au-delà des possibilités de calcul de mon rehaussement.
Dans la mesure où il n’y aurait aucune accélération, aucune force en jeu, des notions différentes devaient intervenir, basées uniquement sur les modifications des descripteurs expérimentalement observées. En termes simples, le fait de déplacer Phobos à travers dix mille années-lumière équivalait à voler dans le coffre au trésor de la galaxie suffisamment d’énergie pour alimenter une étoile comme le Soleil sur une période de plusieurs années.
Notre approche de Phobos nous sembla d’une lenteur glacée. En une heure, le satellite passa de la taille d’un point brillant à celle d’une grosse tache sombre tandis que nous repassions dans l’ombre de Mars.
La décélération fut plus brutale que le décollage. Il y eut un seul hoquet brûlant qui laissa une marque sur mon coude à l’endroit où il était en contact avec une barre de métal au revêtement isolant trop mince. Nous survolâmes de quelques centaines de mètres le régolite de Phobos, vieux cratères piquetés de gris et de noir, fissures, crevasses et cicatrices laissées par les anciennes exploitations minières et les chantiers de recherche.
Nous devions occuper une carrière vieille de trente ans près du centre du cratère de Stickney. Elle était toujours exploitable, mais n’était plus habitée que par des arbeiters.
Si le Mercure était attaqué, nous aurions plus de chances de survivre sous la surface désolée de la petite lune grise.
— C’est ici, nous dit Stephen.
Charles se redressa à demi sur son siège-couchette. Sur une des pentes de la cuvette irrégulière du cratère de Stickney, un petit signal de guidage d’atterrissage clignotait comme il l’avait toujours fait depuis plusieurs dizaines d’années. Le Mercure se réorienta avec une secousse. Nous piquâmes droit sur le signal à une vitesse inquiétante.
— Recherche de points d’ancrage engagée, annonça le penseur.
Nouvelle décélération brusque. Puis le Mercure se posa avec une douceur surprenante. Nous scrutâmes les systèmes de la station. Ils étaient tous en bon état de fonctionnement. Le cylindre de transfert de la navette se déploya.
Charles défit son harnais de sécurité. Je l’imitai et me laissai flotter à côté de lui.
— Trois jours de vivres, me dit-il, tordant les lèvres dans un sourire bref tandis qu’il me précédait dans la soute.
— Ça suffira ? demanda Galena Cameron en plissant le front.
— Nous ne pensons pas rester plus de cinq heures absents, cria Stephen Leander du pont supérieur.
Hergesheimer fit la grimace.
— Même en passant dix heures à étudier le système, nous n’en saurons jamais assez, dit-il.
— Les galeries vont être glacées et très inconfortables pendant plusieurs heures, fit Leander. Elles n’ont pas l’habitude des visiteurs.
À quatre pattes dans le cylindre de transfert derrière Charles, je faillis me cogner à un vieil arbeiter revêtu d’une croûte de poussière. Il flottait dans un coin, de la taille et de la couleur d’un vieil ours en peluche trop cajolé, son antique capteur en forme de torque spiralant avec un léger grincement tandis qu’il nous examinait curieusement.
— Cette unité a besoin de réparations, gémit-il d’une voix étouffée.
Charles pivota dans le sas pour le regarder. Pour la première fois depuis des semaines, je souris au souvenir du Très Haut Médoc. Il me rendit mon sourire en grimaçant parce que sa peau tendue tirait sur les plaques nanos de sa nuque.
— Nous devrions nous occuper un peu mieux de nos orphelins, me dit-il.
Hergesheimer pesta contre l’absence de ports adéquats pour les capteurs. Stephen ordonna à un petit arbeiter préleveur d’échantillons d’en percer quelques-uns. Nous avions apporté des nécessaires de réparation et la plupart des arbeiters de la station étaient en cours de rénovation ou de remise à jour. Galena Cameron coordonna les capteurs et les télescopes, assise toute seule au milieu d’une salle cubique glacée. Elle fit des essais avec des données et des objectifs simulés.
Pour le moment, je n’avais pas grand-chose à faire. J’aidai Leander en m’installant dans la salle de commande principale, en forme d’étoile, de la station pour surveiller de près les indicateurs de pressurisation. Nous ne pouvions pas faire confiance aux systèmes de sécurité tant que les mises à jour n’étaient pas terminées. J’occupais l’une des pointes de l’étoile. Charles dorlotait le penseur LQ à une autre pointe. Il se pencha pour me regarder, les cordons optiques attachés derrière sa tête, en me disant :
— Il est déréglé.
— Qu’est-ce qui est déréglé ?
— Le penseur. J’aurais dû lui donner une tâche de concentration avant notre départ. Il est perdu quelque part, en train de réfléchir à des choses dont nous n’aurons jamais besoin.
— Tu peux le faire revenir ? demandai-je.
— Naturellement. Il me faut simplement un peu de temps pour ramener toutes ses brebis au bercail. Et ton rehaussement ?
— Ça tourne. J’ai fini par le maîtriser, je crois.
— Excellent.
Il regardait le mur derrière moi comme s’il y avait quelqu’un. J’avais du mal à ne pas me retourner, malgré ma certitude que nous étions seuls.
— Casseia, me dit-il, je ne sais pas où tout cela va me conduire. Chaque fois que je guide le LQ, il a une réaction différente. Il n’est vraiment pas…
Il semblait avoir du mal à trouver le mot. Il agita les doigts en l’air.
— Agréable ? suggérai-je.
— Trop agréable, peut-être, au contraire. C’est comme quelqu’un qui se laisse glisser peu à peu dans une mauvaise accoutumance. Ou qui débarque dans une soirée tapageuse où il n’y a que des génies dingues. Il y a toujours quelque chose de délicieusement enchanteur, la solution à tous les problèmes…
— C’est fait pour te plaire, murmurai-je.
— Précisément. C’est mon point faible. J’en redemande, et les parties réelles s’enfuient comme des fantômes, en ne laissant derrière qu’une sensation d’achèvement. Le LQ est à la poursuite de différentes sortes de réalités, des choses qui ne sont pas toujours utiles à un cerveau humain. Des tangentes mathématiques que nous n’explorerons jamais, des logiques qui nous font mal en réalité. Il faut que je me surveille si je ne veux pas revenir un jour déphasé, totalement inutile, à toi comme aux autres.
— Tu nous seras toujours utile, lui dis-je pour le rassurer.
— Pas nécessairement. Mais il y a une chose que je voulais te demander… Est-ce que je peux focaliser sur toi ? Je n’ai rien d’autre, en fin de compte, que mon travail et toi. Focaliser sur le travail est quelque chose de récurrent et de non productif.
— Qu’est-ce que tu entends par focaliser ?
— Avoir un but. Quelque chose de vrai à apprécier.
Sa demande me perturbait grandement. Je décidai qu’il y avait une question à poser sans attendre, aussi gênante qu’elle pût être.
— Tu ne chercherais pas à me faire des avances, par hasard, Charles ?
— Non, non. (Un pli barra son front et il détourna de nouveau les yeux.) J’ai besoin d’une solide amitié pour me soutenir. J’espère qu’il n’y a aucune équivoque là-dessus. (Il prit une inspiration profonde.) Casseia, ce serait trop horrible de ma part si je profitais de la situation… Tu es encore en deuil.
— Oui.
— J’ai juste besoin de quelqu’un qui ait pour moi des sentiments autres que professionnels. Pour me ramener. Moi. Et non pas un quelconque produit de fusion avec le LQ, un mutant intellectuel.
— J’ai des sentiments pour toi. Tu comptes dans ma vie pour et par toi-même. J’apprécie ta valeur.
Son expression se radoucit. Une fois de plus, je sentis mon pouvoir de plaire et j’en fus consternée.
— C’est exactement ce dont j’avais besoin, me dit-il. Mais ne crains rien. Même si je me perds, il y aura toujours des restes pour nous faire revenir. Tamara ou Stephen pourront me remplacer par la suite. Pour le grand voyage.
— C’est dangereux ?
— Je ne crois pas. Mais c’est plus difficile chaque fois. Les vérités sont si écrasantes.
— Des vérités dangereuses.
— Oui. Tomber amoureux d’une réalité différente… Se préparer à l’épouser… Et se faire bêtement plaquer…
Leander entra à ce moment-là dans la salle de commande, grimpant d’en dessous, une main après l’autre, sous la très faible gravité du satellite.
— Galena et Jackson disent qu’ils sont prêts. J’ai relié directement notre pinceur à celui de l’opération Préambule. Le signal est correct. Je ne peux pas garantir qu’il restera stable pendant que nous nous déplacerons, mais je pourrai probablement le rétablir à notre retour.
— Tout cela est si primitif, murmura Charles.
— Je fais de mon mieux, déclara Stephen avec un grand sourire. Quand vous voudrez, mon commandant.
Galena Cameron descendit dans la salle de commande, contourna habilement Stephen et me fit face.
— Madame la vice-présidente…
— Casseia, je vous prie.
— Tout est prêt. Nous avons des images correctes de l’extérieur. Les appareils sont branchés et les arbeiters semblent en état de fonctionner.
— Dites à Mars que nous allons partir, demandai-je à Stephen.
— Pour cinq heures ?
— Si nous pinçons les descripteurs comme il faut, murmura Charles.
Hergesheimer se glissa près de Galena. Son visage luisait de transpiration. Il paraissait terrifié.
Je me sentais parfaitement calme. Je me propulsai vers Charles à partir du coin où je me trouvais et lui pris la main. Il la serra fortement.
— Nous sommes tous avec toi, lui dis-je.
— Quels sont mes ordres, Casseia ?
— Conduis-nous loin d’ici, dans un endroit sûr et merveilleux. Un endroit nouveau.
— Je crois connaître celui qu’il nous faut. Si vous voulez bien m’excuser…
Il se laissa aller en arrière dans son fauteuil et établit une dernière connexion optique de ses longs doigts experts. Nous avions tous les yeux rivés sur sa nuque, sur les faisceaux nanos gris qui pénétraient dans son crâne et sur les plis de sa chevelure noire.
Installé sur un solide support du panneau central de commande, le penseur LQ projeta un cirque multicolore de formes complexes. Elles avaient des bords qui devinrent progressivement flous, et leur géométrie tout entière se mit à fluctuer.
Dans leur niche rocheuse capitonnée de mousse, à un mètre de là, le pinceur et les extracteurs entropiques qui maintenaient le lot d’atomes à la température du zéro absolu attendaient les instructions du LQ.
Charles ferma les yeux.
— Il faut se sangler ? demanda Galena d’une voix nerveuse à peine audible.
— Inutile, fit Stephen Leander en humectant ses lèvres sèches. Faites ce qui vous semblera bon pour vous détendre.
— On y va, annonça Charles.
Je jetai un coup d’œil aux moniteurs de l’extérieur, empilés sur la console. Mars au-dessous de nous, le limbe de Mars avec la couronne solaire sur le fond noir de l’espace, des nuages d’étoiles comme des têtes d’épingle, une représentation graphique de la région galactique visée, des statistiques sur l’état du pinceur.
Le LQ était en train de traduire les mesures et coordonnées humaines en langage descripteur. L’interprète parla de sa voix féminine.
— Redescription des particules terminée. Première destination, approximation terminée.
L’interprète nous présenta alors sa propre estimation de la situation. Des lignes rouges grossirent tandis que le LQ accédait aux descripteurs du lot d’atomes superfroids pour les pincer et extrapolait ensuite pour appliquer les changements à toutes les particules dans la masse et au voisinage du satellite.
— Il nous faudra au moins une demi-heure pour déterminer notre position actuelle et calculer la différence, nous dit Hergesheimer.
— Exact, fit Stephen.
Les coordonnées entrées dans le LQ tiendraient automatiquement compte du mouvement de notre objectif stellaire pendant les dix mille années terrestres que mettait son image à faire le voyage, mais il y avait d’autres facteurs qui compliquaient les calculs.
La cabine devint plus froide. Les moniteurs s’éteignirent. Mes bras s’engourdirent, ma vision se remplit de franges et de distorsions. Je n’avais aucune sensation de mouvement ni de force d’inertie quelconque. Au contraire de tout ce qui s’était passé jusque-là dans l’histoire humaine, le pincement ne faisait appel à aucune mécanique, aucune combustion. Il ne produisait aucune chaleur, aucun bruit en dissipant de l’énergie. Jamais aucun moyen de locomotion n’avait été aussi peu spectaculaire. Il fallait espérer que les résultats compenseraient…
Les moniteurs se rallumèrent par à-coups. Mes bras étaient glacés et mes jambes brûlantes, mais je ne me sentais nullement fiévreuse. Je vis mes compagnons battre des paupières et ouvrir les yeux comme s’ils émergeaient d’une courte sieste.
Charles gémit sourdement, puis bredouilla une excuse.
— Je vous rejoins dans une minute, nous dit-il.
— Où sommes-nous ? demanda Stephen Leander.
Je ne voyais rien d’autre que des étoiles sur les affichages de l’extérieur. Mars avait disparu. Les ténèbres ambiantes, cependant, étaient agrémentées d’épaisses torsades entrelacées légèrement colorées. Certaines étoiles semblaient floues, plus larges et moins nettes que des têtes d’épingle. Je n’avais jamais vu un ciel pareil de toute ma vie. C’était à la fois splendide et terrifiant. Le sang battait à mes oreilles, j’avais la gorge sèche et je toussai dans ma main crispée. Un instant, je me sentis prise de claustrophobie. Cette vieille galerie… Me trouver prisonnière sur ce satellite trop petit pour être une lune mais trop gros pour être appelé un caillou…
Et ce gros rocher difforme avait parcouru des distances énormes, incompréhensibles.
Il n’y avait pas d’humains à part nous dans un rayon de dix mille années-lumière, soit quatre-vingt-quinze mille billions de kilomètres. Nous étions entourés de milliards de kilomètres de cette poussière d’étoiles éthérée et de rien d’autre. Nous ne savions peut-être pas où nous étions. Nous étions peut-être perdus.
Je forçai mes doigts à se décrisper et pris plusieurs inspirations profondes.
Hergesheimer et Cameron étaient en train de s’affairer calmement et efficacement autour de leurs appareils, analysant les images et faisant des relevés. Hergesheimer grommelait entre ses dents.
— Il nous faut plus de détails sur le facteur de dispersion de cette famille d’étoiles, dit-il à Cameron en désignant un groupe de cinq astres enveloppés d’un halo bleu.
Elle fit une rapide recherche sur son ardoise, délaissant les ordinateurs couplés à leur équipement astronomique.
— Il s’agit du groupe A-29, EGO 23-7-6956 à 60 inclus, dit-elle.
— C’est bien notre objectif.
Hergesheimer régla un levier sous le moniteur et la vue bascula légèrement. Il montra du doigt un minuscule point brillant, sans halo, au centre d’un réticule. Il se détachait à peine du fond noir vaporeux.
— Nous l’avons raté de soixante milliards de kilomètres, murmura-t-il.
Puis il ajouta aussitôt d’une voix admirative :
— Pas mal pour une première approximation.
Son visage s’assombrit alors, et il murmura :
— Mais ce n’est pas une partie de fer-à-cheval. Nous sommes à une distance de cinquante-quatre milliards de kilomètres de l’orbite de la planète la plus excentrée.
Il examina ses appareils, hocha la tête avec un froncement de sourcils et déclara gravement :
— Mes amis, ce n’est peut-être rien en regard de ce que nous venons d’accomplir, mais… il y a sept planètes dans notre système cible, dont trois énormes géantes gazeuses, très jeunes, de deux à cinq fois plus grosses que Jupiter, et quatre petits mondes rocheux bien plus près de l’étoile. Au milieu, il y a toute la place voulue, au bon endroit pour que l’orbite soit confortable, sans autre obstacle qu’une ceinture d’astéroïdes très diffuse. Mais tout cela ne signifie rien si nous ne faisons pas une légère correction.
Hergesheimer se tourna vers moi en déglutissant très fort. Il hocha de nouveau la tête, comme pour reconnaître que cela valait bien qu’on perde une petite partie de son imperturbabilité.
— Charles ? interrogea Leander.
— Le LQ est en train de calculer les corrections et les extrapolations. Nous repartirons dans cinq minutes.
À l’intérieur de Phobos, quelque chose bougea avec un grognement de basse qui semblait monstrueusement vivant. Les murs isolés de la station vibrèrent. Tout le monde, à l’exception de Charles, échangea des regards inquiets.
— Nous avons déjà entendu ce bruit, en moins fort, nous dit Stephen Leander. Ce satellite a été un peu trop bousculé ces temps derniers. Il est soumis à différentes contraintes structurales.
— Et ce n’est pas fini, renchérit Cameron.
— Il ne devrait pas y avoir de problème, nous assura Stephen. Les forces enjeu sont minimes. C’est vrai que le bruit est impressionnant.
Cameron se rapprocha de moi.
— Il y a une salle de repos avec vue directe, déclara-t-elle. Les mineurs ont dû l’ajouter avant la dernière mise à jour des plans. J’ai envoyé un arbeiter faire un peu de ménage et voir si la coupole blindée s’ouvre bien. Le docteur Hergesheimer n’a plus besoin d’aide jusqu’à notre arrivée. Tout fonctionne automatiquement à présent. J’aimerais faire l’expérience du déplacement en direct, mais pas toute seule, de préférence. Vous croyez qu’ils ont besoin de vous ici ?
Charles semblait indifférent, mais je ne voulais pas le quitter.
— Vous pouvez y aller, lui dis-je. Je reste ici.
Cameron me lança un regard vif, plein d’attente, puis s’éloigna à reculons, pivota avec la grâce experte d’une Ceinturière et prit une galerie menant à la surface.
— Elle est jeune, nous dit Hergesheimer. Je ne me sers plus jamais de télescopes optiques. Ça ne sert à rien. Les yeux ne voient rien.
— J’aimerais bien observer en direct, moi aussi, déclara Stephen. Nous irons jeter un coup d’œil quand le déplacement sera terminé.
J’avais toujours du mal à accepter l’immensité de l’espace qui nous entourait, les centaines de milliers d’étoiles, les nuages de gaz et de poussière.
La distance ne compte pas. La distance ne représente rien d’autre que des variations de simples descripteurs.
— Vous vous sentez bien ? me demanda Stephen Leander.
Je secouai la tête. Mes joues étaient mouillées. De petites larmes sphériques tombèrent lentement à mes pieds sous la faible gravité de Phobos.
— Mélancolique ? demanda Charles en se tournant vers moi.
Son visage était extraordinairement paisible, anormalement détendu et indifférent. Je compris que la question de Stephen l’avait tiré de sa concentration.
— Non, murmurai-je. Question d’échelle. Un peu perdue. Je ne sais pas ce qui est encore capable de m’impressionner.
Charles détourna son visage, les yeux hagards.
— Faire une erreur, voilà ce qui peut encore nous impressionner, dit-il d’une voix tranquille. Le pincement de la destinée.
Encore cette expression, qu’il avait plusieurs fois niée. Je fis face à Stephen et pressai un doigt, un peu brutalement, sur sa poitrine. Je murmurai dans un souffle :
— Ce n’est pas la première fois que j’entends ça. Vous prétendiez que ce n’était rien.
— C’est Charles qui l’a dit, pas moi, fit-il avec un haussement d’épaules. De drôles de choses lui échappent quand il est relié au LQ.
— Et vous ne savez pas ce qu’il entend par là ?
Il secoua la tête, légèrement narquois.
— Je croyais le savoir, à un moment, il y a des années.
— Et alors ?
— Nous invoquions ensemble le pincement de la destinée pour qu’il dissipe certaines contradictions par rapport à la logique. Et aussi pour qu’il nous explique pourquoi nous ne pouvions pas voyager dans le temps hormis le fait que le voyage instantané dans l’espace affecte notre position dans le temps. Le problème semblait classique et quelque peu naïf, et pourtant… c’était aussi simple que ça.
— Qu’est-ce qui était aussi simple ?
— Avec votre rehaussement, vous devez être capable de voir les problèmes.
— Voyager à des vitesses éclipsant celle d’un photon est une quasi-impossibilité logique dans un univers causal.
— Il y a plus d’un siècle que personne ne se soucie de la notion d’univers causal, murmura Stephen. Mais la théorie des descripteurs éclaire tout sous un angle différent, même si la cause et les effets se limitent en dernière instance aux règles qui gouvernent les interactions entre les descripteurs.
Ce que je comprenais, dans tout cela, c’était que l’ensemble des phénomènes extérieurs, l’ensemble de la nature ne représente qu’une sorte de variable dépendante résultant de la fonction descriptive. Mais je m’étais perdue dans l’abstraction mathématique et il fallait maintenant que je rebrousse chemin.
— Y a-t-il une contradiction logique ou non, finalement ? demandai-je.
— Les règles de la fonction descriptive sont la seule vraie logique, me répondit Charles. Nous n’avons pas besoin du pincement de la destinée.
— Qu’est-ce que c’était au juste ?
— Nous ne l’avons jamais découvert, me dit-il en secouant la tête avec réticence. Je ne sais pas pourquoi il en a parlé.
— Mais c’était quoi ? insistai-je.
— Une variante de la vieille théorie des univers multiples. Nous pensions qu’en déplaçant une masse de manière instantanée vers un point situé en dehors de sa sphère d’information, nous ne ferions que reconstituer sa masse dans un univers différent du nôtre. Mais nous n’avons pas la preuve que les mondes parallèles existent.
Charles murmura alors :
— Stephen, je n’aime pas trop ça. Le LQ se tourne vers trop de vérités.
Leander fronça les sourcils.
— Qu’est-ce qu’on peut faire ?
— Attends, fit Charles d’une voix faible.
Sa main se dressa. De derrière sa couchette, instinctivement, je la saisis dans la mienne. Il soupira, me serra douloureusement les doigts et murmura :
— Merde. On a raté quelque chose.
Hergesheimer, qui l’écoutait le front plissé, demanda :
— Vous savez de quoi il parle ?
— Faites rentrer Galena, dit Charles. Dépêchez-vous. Ne la laissez pas regarder dehors.
Hergesheimer s’éloigna rapidement dans la galerie.
— Est-ce que je peux t’aider, Charles ? demandai-je sans lui lâcher la main.
— Le LQ a trouvé un mauvais chemin. Que personne ne regarde dehors.
Je sentis une secousse sans direction particulière. De ma main libre, je m’agrippai au dossier de la couchette de Charles. Leander devint flou, environné d’ombres. Il sembla disparaître à moitié dans un coin. Ses lèvres remuèrent mais il ne parla pas, ou c’est moi qui ne l’entendis pas. Un bruit ressemblant à une plainte arriva derrière moi et m’enveloppa comme une nuée de moucherons dans une crèche pleine de bébés affamés. Boum boum boum. J’avais l’impression de me cogner sans cesse à moi-même tout en demeurant sans bouger. Je n’étais pas plusieurs mais unique. J’eus un aperçu de ce qui m’arrivait lorsque je vis des formes retomber autour de Stephen. Il semblait entouré d’images de ballons qui se dégonflaient en se plaquant à lui avec un bruit de succion, ce qui le faisait bondir et trembler. Les lignes d’univers entraient en collision par inertie. La cabine se remplit d’images affaissées du passé, mais tout cela, naturellement, était incohérent.
Je me tournai vers les moniteurs et vis des fantômes d’images optiquement et électroniquement inadaptées, des images qui ne pouvaient être réassemblées correctement à partir de leur codage initial. Les mathématiques ne fonctionnaient plus. La physique de nos appareillages était dépassée. Nous étions aveugles, incapables de traiter les informations, incapables de réimaginer la réalité.
La plainte devint plus forte et plus aiguë. Toujours en collision avec mes moi antérieurs, je perçus néanmoins la direction du bruit et me retournai pour lui faire face. La salle en forme d’étoile faisait des angles insensés. Je reconnus une forme et vis le visage de Hergesheimer transformé en représentation cubiste à facettes comme dans la vision d’une mouche. Le visage devint celui de Galena Cameron. J’eus la force de bâtir une hypothèse selon laquelle Hergesheimer tenait Galena pour l’empêcher de tomber et c’était elle qui émettait le bruit plaintif, les yeux fermés, les mains flottant autour de son visage comme des animaux familiers en quête d’une caresse.
Les lèvres de Hergesheimer formèrent des mots : « Je n’ai pas regardé. »
Puis : « Dehors. »
Et : « Elle oui. »
Stephen s’était déplacé. Je n’arrivais pas à le situer parmi tous ces angles divergents. Je tenais toujours la main de Charles dans la mienne. Ses doigts, noués aux miens, m’étaient devenus totalement extérieurs. Il tenait un inverse de ma main. Mais cela n’avait pas d’importance.
Le tout éclata. Le bruit fut horrible, à faire grincer l’âme. Mes os et mes muscles me donnaient l’impression d’avoir été pulvérisés puis reconstitués.
Des gouttes de sang flottaient dans l’air. Je pris une inspiration profonde et faillis suffoquer en les happant. Quelque chose comme un rasoir m’avait tailladé la peau en longues estafilades peu profondes. Mes vêtements eux aussi étaient lacérés. Les surfaces intérieures de la salle étaient hachurées comme si un fléau à pointes dures les avait battues dans tous les sens. Leander gémit et porta les deux mains à son visage. Il les retira ensanglantées. Hergesheimer serra Cameron contre lui. Elle se laissa faire, passive. Elle était lacérée, ensanglantée elle aussi.
Charles me lâcha. À l’endroit où nos mains avaient été en contact, il n’y avait aucune marque. Mais le dos de la mienne semblait avoir servi à un chat pour se faire les griffes, sauf aux endroits recouverts par ses doigts.
L’intérieur de la salle était glacé. L’électronique et les moniteurs ne fonctionnaient toujours pas. Mais ils se remirent subitement à marcher. Nous revîmes les étoiles ainsi que la clarté d’un soleil beaucoup plus proche.
Pendant un moment, personne ne dit mot.
— Il faut nous soigner, déclara enfin Stephen en inspectant ses deux mains et ses vêtements ensanglantés.
Nous avions apporté le nécessaire médical de la navette. J’allai le chercher. Tout le monde semblait attendre de moi que je prenne l’initiative et que je me transforme en infirmière.
Autrement, me disais-je, je risquais de finir comme Galena, aussi molle qu’une poupée de chiffon, les yeux clos, les lèvres serrées dans une énigme sans fin.
À mon retour, Stephen était plongé dans une conversation avec Charles. J’appliquai les nanos médicales d’un flacon directement sur leurs plaies avec une éponge stérile. Tout le monde se dépouilla de ses vêtements pour recevoir des soins. Hergesheimer s’occupa de déshabiller Galena, qui ne résista pas. Nous nous frottâmes mutuellement, rassurés par le seul contact des autres, plongés dans une orgie de tendresse curative.
Je passai l’éponge à grands coups rapides sur le visage et les bras de Charles, qui avait les yeux fermés, ravi de mes attentions.
Hergesheimer avait installé Galena dans un filet de suspension. Elle s’était laissée flotter lentement dans le creux.
— Où sommes-nous ? demanda l’astronome.
— Là où nous voulions être, répondit Charles.
— Qu’est-ce qui a cloché ? voulut savoir Hergesheimer.
— Le LQ nous a fait passer par un mauvais chemin, expliqua Charles. Il n’a pas pu se désengager totalement de certaines vérités contraignantes. Je regrette. Ça ne doit pas être une explication.
— Nous sommes passés par un univers différent ? demanda Stephen Leander.
— Je ne crois pas. C’est plutôt en rapport avec les modifications de notre géométrie ou l’altération des lignes d’univers bosoniques. Les photons ont acquis une légère masse.
— C’est quelque chose que nous pouvons comprendre ? demanda Stephen.
— Peut-être pas, fit Charles.
— Sommes-nous endommagés ? De façon permanente ?
Stephen savait quelles questions il fallait poser à Charles, notre oracle auprès du LQ. Je ne disais mot. Je me contentais d’écouter. Galena paraissait endormie. Hergesheimer se tenait à l’une des pointes de la chambre en forme d’étoile. De l’endroit où j’étais, je le distinguais à peine. Ses pieds touchaient le sol avec la légèreté d’un galet au bord d’une rivière. Ses yeux semblaient inertes, à moitié éteints.
— Les photons pénètrent la matière, mais pas très profondément. Seuls certains d’entre eux ont acquis de la masse, d’une manière incomplète. (Charles me regarda, puis se tourna vers Stephen.) Le LQ ne comprend pas, et moi non plus. Je pense que nous ne devrions pas perdre notre temps à essayer pour le moment. Cela ne se reproduira pas.
— Qu’en sais-tu ? demanda Stephen en se rapprochant de lui pour le fixer d’un regard intense.
— Le LQ a eu peur, expliqua Charles. Il n’examinera plus ces vérités.
Nous lavâmes de notre mieux les gouttes de sang et changeâmes de vêtements tandis que Hergesheimer travaillait seul sur ses instruments. Dans la galerie qui menait à la plate-forme de la navette, j’arrêtai Stephen pour lui demander :
— Savez-vous ce qui ne va pas chez Galena ? Elle dort encore.
— Je n’ai que des hypothèses, me répondit-il.
— Elle va s’en tirer ?
— Je l’espère bien.
— Pourrons-nous faire ce qu’il y a à faire ?
— Demandez ça à Hergesheimer. Je m’inquiète un peu pour le retour. Charles est épuisé. Nous sommes tous sur les nerfs. Quatre heures se sont déjà écoulées.
Il essaya de dégager son bras de ma main, mais mes doigts se refermaient sur lui comme des serres. Il fit la grimace.
— C’est fichu, n’est-ce pas ? Nous ne pourrons pas déplacer Mars.
Il déglutit et secoua la tête, refusant d’affronter l’évidence.
— Charles dit que ça ne se reproduira pas.
— Mais le risque, Stephen.
— C’est horrible, admit-il en détournant la tête. Absolument horrible.
— Vous vous attendiez à quelque chose comme ça ?
— Bien sûr que non.
Hergesheimer nous rejoignit dans la galerie en s’aidant des deux mains l’une après l’autre sur les parois.
— Ça n’a plus tellement d’importance, dit-il, mais ce fichu système est idéal. Il correspond exactement à nos besoins. Les planètes sont riches en minéraux. L’une d’elles a la taille de la Terre et possède une atmosphère réductrice, mais sans aucune vie décelable. Mûre pour la terraformation. Deux géantes gazeuses primaires. De jeunes astéroïdes splendides. L’étoile est une variable à long terme comme le Soleil. Aucun signe de vie intelligente, aucun bavardage radio. C’est magnifique.
Il me montra des images, des graphiques et des colonnes de nombres sur son ardoise. Une planète brun sale de la taille de la Terre, pas très engageante. D’énormes géantes gazeuses bleu-vert entourées de bandes orange et jaune, riches en oxygène et deutérium. Il avait fait des estimations sur la masse totale de minéraux libres, de carbonifères et d’éléments volatils disponibles dans la ceinture. Une grande richesse. Il éteignit brusquement son ardoise.
— Au diable tout ça, grommela-t-il.
— Vous avez fini ? demandai-je.
— Non, mais l’essentiel du travail est automatique et ne devrait pas prendre plus de quelques minutes.
— Avec quelle marge d’erreur ?
— Aucune en ce qui concerne la description générale. Nous ne pouvions pas trouver mieux. Mais est-ce que tout cela servira, Casseia ? Allons-nous revenir un jour ?
Je secouai la tête.
— Faites ça comme il faut, de toute manière.
— Galena est réveillée, me dit-il. Elle ne réagit pas.
— Pardon ?
Il agita les doigts devant son visage, fixa sur moi de gros yeux accusateurs et murmura :
— Elle n’a pas de réaction. Le vide total.
— Vous avez vu ce qui lui est arrivé ? demanda Stephen.
— Elle était dans la bulle d’observation. Elle a retiré le blindage pour regarder dehors. Je n’ai jeté qu’un seul coup d’œil. J’ai tout de suite détourné la tête. J’ai eu l’impression de recevoir des volées de couteaux.
— Ça n’a pas de sens, fit Stephen.
— Allez voir dans quel état elle est si vous n’êtes pas convaincu, lui dit l’astronome en élevant la voix. Parlez-lui. Tirez-la de là.
Lorsque je retournai dans la salle de commande, Charles avait détaché son harnais et faisait des mouvements, les pieds contre un mur, les mains contre la paroi adjacente. Les câbles optiques de son occiput étaient déconnectés. Il se tourna vers moi à mon entrée en disant :
— Je peux t’assurer que ça n’arrivera plus.
— Galena n’est pas bien. Que peut-on faire pour elle ?
— Informations erronées, dit-il en forçant jusqu’à ce qu’un grognement lui échappe. Chemins défectueux.
Il se laissa flotter et retomba lentement sur le pont, les genoux fléchis.
— Elle a reçu visuellement des informations extérieures non traitées préalablement, me dit-il. Nous les avons perçues à travers des moniteurs incapables d’en faire passer l’intégrité. Il faudra que cela se décante.
— Comment une chose qu’elle a seulement vue peut-elle l’affecter à ce point ?
— Nous partons du principe que certaines choses sont réelles. Lorsque la preuve visuelle nous est donnée qu’elles ne le sont pas, cela nous bouleverse.
— Hergesheimer dit qu’elle n’a aucune réaction.
— Il faudra qu’elle trouve toute seule le chemin du retour.
— Je ne comprends toujours pas.
— J’ai demandé à l’interprète de modéliser des réactions humaines devant la recréation faite par le LQ de ce qui se trouvait à l’extérieur. Nous en saurons peut-être plus alors. Si nous étions restés plus de quelques secondes dans la condition où nous étions, nous aurions tous cessé d’exister.
— Nous ne pouvons pas déplacer Mars, déclarai-je. Je refuse de prendre cette responsabilité.
— Ça ne se reproduira pas. Le LQ a été très perturbé. Il ne regardera plus ces vérités.
Ma colère et ma frustration atteignirent de nouveaux sommets.
— Je refuse catégoriquement d’envoyer tout le monde dans un endroit pareil ! Je n’en ai rien à foutre de tes « vérités » à la con auxquelles je ne comprends rien du tout ! Ton fichu LQ n’est pas fiable ! Il est incompréhensible et dangereux. Qui sait ce qu’il va décider de faire la prochaine fois, avec nous pour cobayes ? C’est une façon pour lui d’expérimenter ?
— Mais non. Il est simplement tombé sur quelque chose qu’il n’avait jamais vu avant. Cela a été pour lui une découverte majeure, la réponse à de nombreuses questions que nous nous posions.
— Il a fallu pour ça qu’il nous balance dans un univers parallèle.
— Les univers parallèles n’existent pas. Nous étions dans notre propre univers. Ce sont les règles qui ont changé.
— Et ça veut dire quoi, ça ?
Ma respiration se faisait par à-coups, mes mains s’ouvraient et se fermaient spasmodiquement. Je les cachai derrière moi, crispant les mâchoires jusqu’à ce que j’aie mal aux dents.
— Le LQ a découvert une nouvelle catégorie de descripteurs et il a essayé d’en pincer un. Cette catégorie semble en corrélation directe avec tous les autres descripteurs à plus vaste échelle. Cela forme un tout. Le pincement de la destinée. Nous avons changé la manière dont l’univers se comprend et se construit.
— C’est ridicule.
— Je ne le comprends pas moi-même. Mais je ne peux pas le nier.
— Qu’est-il arrivé à l’ancien univers ?
— Le nouveau ne pouvait réaliser aucune opération. Il était incohérent. Ses règles se contredisaient et produisaient une nature insensée. Tout est retourné aux règles antérieures. Nous sommes revenus.
— L’univers dans sa totalité ?
Je me penchai en avant, les mains sur les genoux.
— Je ne peux pas avaler ça. C’est impossible, Charles. Je n’y arrive pas.
— Je pense que Galena ira bien dans quelques heures. Son esprit rejettera ce qu’elle a vu. Elle redeviendra ce qu’elle était avant.
— Qu’adviendra-t-il si nous touchons de nouveau à ce descripteur ?
— Nous n’y toucherons plus. Mais si nous le faisions, nous serions de nouveau entourés d’un univers incompréhensible, et tout reviendrait en arrière. Le problème, pour nous, est pour l’instant insurmontable. Les règles de notre univers ont été créées au moyen d’innombrables combinaisons et échecs. C’est l’évolution. Il faudrait que nous apprenions à faire interagir toutes les règles afin qu’elles aient un sens. Cela prendrait des siècles. Nous ne sommes pas capables, pour le moment, de créer de toutes pièces un univers viable.
— Et tu penses que nous pourrions y arriver un jour ?
— C’est concevable.
La manière dont il me regardait, dont il me parlait, avec réticence, comme s’il craignait de me heurter ou de me décevoir, me mettait, si toutefois la chose était possible, encore plus mal à l’aise. J’avais eu très peur, juste au moment où j’étais persuadée d’avoir franchi le cap où je me souciais de ma propre existence.
Je me demandais ce qui se serait passé si nous étions morts avant que les règles ne reviennent à la normale. Soudain, Charles me parut incroyablement exotique, non humain, intellectuellement monstrueux.
— Allons-nous pouvoir retourner ? lui demandai-je.
— Je me rebrancherai dans quelques minutes. L’interprète devrait avoir fini et le LQ aura recouvré ses esprits. Je suis vraiment navré, Casseia.
Je lui jetai un regard appuyé, les poils de ma nuque hérissés.
— Pourquoi ressens-tu toujours le besoin de t’excuser devant moi ?
— Parce que je n’arrête pas de te coller sur le dos des problèmes de plus en plus lourds. J’aurais tellement voulu te faciliter les choses, m’occuper de…
— Bon Dieu, Charles !
Je me redressai tout en essayant de me propulser d’un coup de talon, mais il tendit la patte et me happa la cheville comme un chat, en me ramenant vers le bas en un arc brutal. Je cognai le sol, mais il m’avait évité une bosse à la tête.
D’un geste horrifié que je regrettai immédiatement avec honte, je me dégageai.
Il eut à son tour un mouvement de recul, les yeux plissés. Puis il retourna à son fauteuil et fixa les câbles optiques derrière sa tête. Il était devenu expert. Il n’avait plus besoin qu’on l’aide.
Charles nous ramena chez nous, dans l’orbite de Mars, comme si rien ne s’était passé. Par liaison directe, on nous attribua une nouvelle aire d’atterrissage à la station de Perpetua, cinq cents kilomètres à l’est de Préambule, au pied du plateau de Kaibab.
Charles avait demandé qu’une antenne médicale soit prête à s’occuper de Galena Cameron. Puis il désactiva le pinceur et nous nous préparâmes à quitter le satellite.
Honteuse de ce qui s’était passé entre nous, je l’aidai à défaire ses câbles et à transporter le penseur et l’interprète à bord de la navette. Nous échangeâmes peu de paroles. Les yeux de Galena étaient fixés sur moi tandis que j’aidais Stephen Leander à guider son corps sans réaction vers la navette. Elle se raidit légèrement lorsque nous bouclâmes son harnais sur sa couchette puis demanda :
— Est-ce que mes yeux ont changé de couleur ?
Je ne me souvenais pas vraiment de la couleur de ses yeux avant, mais je lui répondis que non.
— Vos yeux sont tout à fait normaux, affirmai-je.
Elle frissonna.
— Le docteur Hergesheimer est vivant ?
— Nous allons tous très bien, Galena, lui dit Stephen.
Hergesheimer se pencha au-dessus de sa couchette, la tête en bas, les pieds au sommet de la cabine des passagers.
— Nous nous sommes fait du souci pour vous.
— Je ne pense pas être ici depuis très longtemps, murmura-t-elle, toujours frissonnante. Je sais que je ne dormais pas. Avons-nous des résultats ?
— Nous avons ce que nous étions venus chercher, murmura Hergesheimer. Mais c’était une chasse aux chimères, en fin de compte, ajouta-t-il en me regardant. Nous ne pourrons pas y retourner.
— À cause de moi ? demanda Galena, saisie de détresse.
— Mais non, ma chérie, répliquai-je. Ce n’est pas à cause de vous.
Ti Sandra Erzul et son entourage, incluant tous ceux qui étaient au courant de nos projets, arrivèrent à Kaibab et à Préambule. Charles, Stephen, Hergesheimer et moi fîmes les présentations dans l’annexe du labo. Ti Sandra s’assit du côté gauche de la grande table, flanquée d’un arbeiter médical et de trois gardes de la sécurité armés jusqu’aux dents. La présidente, qui avait perdu douze kilos depuis notre dernière rencontre, semblait alerte mais distante. Sur le chemin de l’annexe, elle m’avait confié :
— Je suis passée très près de la grande faucheuse, Cassie. J’ai vu ses yeux et j’ai fait une partie de canasta avec elle. Ne m’en veux pas si mon regard est un peu spectral.
Je laissai parler Hergesheimer le premier. Il nous présenta une vue tristement éclairée du nouveau système stellaire.
— Le choix est splendide, conclut-il. Une planète placée entre ces deux apsides (il éclaira deux points à l’intérieur et à l’extérieur d’une bande elliptique en grisé) recevrait assez de lumière et de chaleur pour devenir un paradis. Même Mars.
Les visages s’assombrirent de plus en plus tandis que je racontais les difficultés de la deuxième partie du voyage. Ti Sandra frissonna.
— Charles m’a assuré qu’une telle chose ne se reproduirait plus jamais, poursuivis-je. Mais je suis obligée d’avoir un point de vue plus prudent.
Ti Sandra hocha la tête avec réticence.
— Quels que soient nos problèmes actuels avec la Terre, conclus-je, nous ne pouvons pas, à mon avis, adopter la solution extrême. Il faut trouver autre chose.
Stephen baissa les yeux et secoua la tête. Charles prit la chose avec sérénité.
— Nous devons faire confiance à tous les intéressés, dit-il. Je vous ferai parvenir un rapport technique sur le double transfert, mais je ne vois pas l’utilité d’entrer dans les détails dès à présent. Nous avons accompli notre mission, mais nous nous sommes heurtés à un problème majeur. Nous avons tous été traumatisés, et une personne de notre groupe souffre de désorientation profonde. Jusqu’à ce que nous ayons tous repris confiance, je suis du même avis que la vice-présidente.
Un soupir de soulagement se fit entendre dans l’assemblée.
— J’aimerais qu’il y ait d’autres essais, fit Ti Sandra, vers qui tous les yeux se tournèrent. Combien de temps faudrait-il au Mercure pour gagner un astéroïde non revendiqué ?
— Il faut d’abord en trouver un de taille suffisante, puis l’accoster et l’aménager… réfléchit à haute voix Stephen en faisant rapidement des calculs sur son ardoise.
— Deux mois au minimum, déclara Charles en le court-circuitant. Il est presque certain que d’ici là nos problèmes avec la Terre seront résolus d’une manière ou d’une autre.
— Si les choses évoluent si vite, déclara Ti Sandra, il serait peut-être trop dangereux de kidnapper quelques astéroïdes. (Elle médita un instant, pesant les différentes options, et secoua la tête.) Non, on ne peut pas courir ce risque.
Charles nous regarda tour à tour comme un petit garçon timide.
— Je ne pourrai jamais vous remercier assez pour ce que vous venez tous d’accomplir, murmura Ti Sandra.
— Nous avons le sentiment de leur avoir failli, nous dit Stephen tandis que l’entourage de la présidente se préparait à quitter la salle.
Ti Sandra demeura quelques instants en arrière, appuyée contre le bord de la table. Je me rapprochai d’elle. Elle me serra dans ses bras.
— Quel effet ça te fait de créer l’histoire ? chuchota-t-elle.
— Effrayant, répliquai-je sur le même ton. Certaines choses qui nous sont arrivées… je ne peux même pas les décrire.
— J’aimerais bien essayer, un jour, fit-elle avec un regard de conspiratrice. Mais je suis d’accord avec toi. Pas Mars. Pas tant que les choses sont ce qu’elles sont.
— Ça n’a jamais été autre chose qu’un rêve fumeux, nous dit Charles. Tu n’es pas d’accord, Casseia ?
Je ne savais que répondre. Ti Sandra fit un pas en avant, les jambes fermes mais la démarche lente, et leur serra la main.
— C’est énorme, ce que vous avez fait, dit-elle d’une voix sonore et maternelle qui donna aux mots un impact dépassant le simple cliché. Mars ne saura jamais vous en être suffisamment reconnaissante, ajouta-t-elle en me prenant la main pour la serrer avec effusion dans les siennes. Elle ne le serait d’ailleurs sans doute pas, même si elle était au courant.
— Nous commencions à avoir du mal à être tous d’accord, reconnut Stephen.
— Il est difficile de bien mesurer la situation où nous sommes, murmura Ti Sandra.
— Cette situation existe toujours, fit Charles en se penchant en avant, les mains nouées. Nous avons appris un certain nombre de choses intéressantes au cours de ces dernières heures. Il y a pas mal d’activité en ce moment sur la Lune.
— Lieh vient de m’annoncer que les autorités de la Terre ont pris le contrôle de la Fosse à glace, déclara Ti Sandra. Qu’est-ce que ça signifie ?
— Allons au labo central, proposa Charles. Si la présidente se sent assez bien pour…
— Je crois pouvoir tenir encore quelques heures, murmura Ti Sandra. Montrez-nous le chemin.
Au cœur de Préambule, le labo central occupait une immense chambre d’un demi-hectare de superficie, divisée en trois espaces par de lourds rideaux d’acier. Le plafond gris foncé formait une voûte de dix mètres de haut à son sommet, aux lignes brisées par des rails de lumière concentrée et des conduits de supports de vie.
Le plus petit des trois espaces de travail était aussi le plus important. Situé près de l’entrée, il était à l’opposé des générateurs blindés. Charles passa le premier. Stephen le suivit, encadré par Ti Sandra et moi.
Nehemiah Royce, Tamara Kwang et Mitchell Maspero-Gambacorta occupaient des sièges devant une table où étaient posés deux LQ munis de leurs interprètes au complet. Je ne les avais jamais vus avant. Ils n’étaient installés que depuis peu.
— Nous venons d’achever leur éducation et leur mise à jour, nous dit Tamara en nous jetant un regard incertain. Ils ont été informés.
Elle avait plusieurs correcteurs nanos sur la tête. L’idée était qu’elle devait remplacer Charles en cas d’urgence.
— Parfait, déclara ce dernier. J’aimerais montrer à la présidente et à la vice-présidente ce que nous savons sur la Fosse à glace.
Tamara et Nehemiah travaillèrent quelques instants à susciter des affichages contrôlés par l’interprète. Nous eûmes droit à des graphiques, des cartes et des icônes mettant en évidence des fluctuations en quantités jusqu’à présent inexpliquées. Une image vidéo, cependant, était particulièrement claire. Elle montrait, en couleurs et en trois dimensions, une grande salle remplie d’hommes, de femmes et d’arbeiters chargés de matériel.
— C’est une liaison directe, un transfert optique, expliqua Charles. La Fosse à glace contient un espace de Pierce géant. C’est le pinceur que William Pierce a créé par accident. Il s’agit d’une version plus grosse que la nôtre, et toute faite. Cette vue nous montre un laboratoire situé juste à côté de la Fosse à glace.
— En direct ? demanda Ti Sandra.
— Presque comme si on y était, fit Royce en souriant.
— Est-ce qu’ils savent que nous les regardons, et avec quoi ? demandai-je.
— Nous faisons en sorte qu’une partie du bouclier qui protège la Fosse à glace ait des propriétés optiques, expliqua Charles. L’espace de Pierce – le pinceur – transmet des images et des sons directement à notre pinceur. Ils ont creusé une grande cavité à proximité de la Fosse à glace, pour en faire un centre de recherche. Ils ne savent pas que nous les espionnons.
— La région de la Fosse à glace et tous nos espaces de Pierce sont confondus, expliqua Nehemiah. Tous les pinceurs, en essence, sont coexistants.
— Ces pinceurs…, commença Ti Sandra.
— Nous les appelons ainsi quand ils nous servent à ajuster la réalité. Celui de la Fosse à glace paraît plus gros que les nôtres, mais ça n’a pas d’importance. Ils sont tous coterminaux et continus.
— Ils sont un bon exemple de l’identité de tous les éléments non décrits de la matrice de flux de données, fit Nehemiah.
— Voilà qui explique tout, murmura Ti Sandra.
Nehemiah s’obstina.
— Les pinceurs restent non décrits, complètement vierges. Ils peuvent devenir n’importe quoi.
— Ne nous écartons pas de l’essentiel pour le moment, nous dit Charles. On dirait qu’ils connaissent l’importance de la Fosse à glace et qu’ils savent ce qu’on peut en faire. Regardez ça. (Il indiqua plusieurs cubes aux arêtes arrondies suspendus dans des enchevêtrements de sangles.) Des penseurs de haut niveau. L’un d’entre eux au moins est un LQ. Mais nous n’avons jamais vu de penseurs comme ceux-là. Probablement très puissants.
— Plus subtils et multiplexes que ceux que nous sommes capables de fabriquer, estima Nehemiah.
— S’il faut qu’ils aillent sur la Lune pour utiliser la Fosse à glace, cela signifie qu’ils n’ont pas pu fabriquer de pinceur, fit remarquer Stephen.
— Possible, répliqua Charles, mais ils occupent peut-être simplement la Fosse à glace pour en interdire l’accès à d’autres. Nous pourrions savoir tout de suite l’étendue de leurs connaissances, si vous nous y autorisez.
Ti Sandra parla à voix basse à l’un des gardes, qui s’écarta pour transmettre un ordre sur son ardoise.
— Comment ? demanda-t-elle en se tournant de nouveau vers nous.
— S’ils savent que nous sommes en liaison directe, c’est qu’ils reçoivent nos signaux et qu’ils sont à l’écoute, en quelque sorte, en ce moment même. Nous avons fait la même chose, au début, pour essayer de comprendre la nature d’un pinceur. Nous pourrions nous servir de la Fosse à glace comme d’un résonateur pour leur faire parvenir un message.
Lieh entra à ce moment-là dans la vaste salle et vint se placer à côté de Ti Sandra. Stephen lui expliqua rapidement la signification de l’image et ses implications.
— Que leur dirions-nous ? demanda Ti Sandra.
— Si nous avons renoncé complètement à quitter le Système solaire, il faut reprendre immédiatement les négociations avec la Terre, au vu et au su de tous, suggéra Charles. Nous pourrions utiliser cette liaison comme canal, elle est plus rapide et plus efficace, mais… nous risquons de les alarmer encore davantage.
Ti Sandra fit la grimace.
— Si nous leur parlons, si nous les assurons du caractère pacifique de nos intentions, vous pensez que ce sera suffisant ? Pourquoi nous croiraient-ils, après ce qui s’est passé ?
— Il faut qu’ils nous croient. Dans le cas contraire, nous sommes perdus. Quelqu’un finira par déclencher une action préventive contre l’autre.
Ti Sandra renifla dédaigneusement.
— Une action préventive… Cette expression… Ça pue le XXe siècle.
— Il serait bon, aussi, de les laisser croire que nous maîtrisons parfaitement Préambule, continua Stephen. Qu’il n’y a pas chez nous de factions ni de dissidents possédant les mêmes connaissances.
Ti Sandra hocha la tête en direction de Lieh.
— Je crains que Point Un n’ait pas de très bonnes nouvelles à nous annoncer. Où en est la situation, Lieh ?
— C’est la pagaille sur la Terre. Ils sont paralysés par des référendums sans fin. Tous les syndics et les membres des conseils des quatre grandes alliances ont été rappelés. Les ambassadeurs aussi, pour consultation.
— Ils préparent la guerre ? demanda Charles.
— C’est peu probable, indiqua Lieh. Il ne s’agit pour l’instant que de confusion. Ceux qui ont donné le feu vert à la Suspension – probablement les syndics en chef de la GAEO – ont déclenché un cyclone. Cela s’aggrave d’heure en heure. Nous recevons des millions de messages de Terros qui nous proposent leur aide, et encore plus de ceux qui expriment leur terreur absolue.
— Quelqu’un est capable de gouverner dans tout ça ? demanda Ti Sandra.
— Au niveau national, la paralysie est totale. Nous n’avons pas beaucoup d’informations en ce qui concerne les alliances. Elles fonctionnent à des niveaux plus élevés, par vote des instances parlementaires des gouvernements nationaux, plus précisément. Toutes nos mouches sont devenues muettes. Il y a des procédures de recherche sur les réseaux publics et privés. Quelqu’un, à la GAEO, a autorisé le collationnement au niveau des penseurs de toutes les recherches sur certaines combinaisons de sujets. Ils ne vont pas tarder à identifier la plupart de nos sources. En dehors des réseaux publics, nous serons presque aveugles.
— Ils violent leurs propres lois, déclarai-je. Cela en dit long, déjà.
— Ils ne sont pas totalement paralysés, fit remarquer Charles. Quelqu’un continue de financer leur recherche scientifique. À la Fosse à glace, ils travaillent vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
— Parlez-leur dès que possible, comme vous pourrez, fit Ti Sandra. Que ce soit par liaison directe ou sur les canaux habituels.
— Je voudrais d’abord clarifier un point, déclara Charles. Le nombre de nos options n’est aucunement réduit. Je suis personnellement convaincu que nous pourrions accomplir tout ce qui était prévu à l’origine, sans reproduire les erreurs du voyage d’essai.
— Êtes-vous prêt à parier cinq millions de vies sur votre réussite, Mr. Franklin ? demanda Ti Sandra avec une ironie amère.
— Je ne peux pas faire ça, dit-il.
— Le feriez-vous ? insista Ti Sandra en élevant la voix.
Charles ne cilla pas.
— Je prendrais le pari, dit-il, mais Casseia me disqualifierait sans doute.
— Et pour quelle raison ?
— Parce que je suis trop proche du LQ.
— Mais c’est le penseur – le LQ – qui a commis l’erreur, n’est-ce pas ?
— Ce n’était pas une erreur.
— Je ne sais pas si la pauvre Galena Cameron partagerait votre avis, murmura Ti Sandra.
Elle fit un signe pour qu’on lui apporte un siège et s’y laissa glisser lentement sans quitter Charles un seul instant des yeux. Je l’avais déjà vue dans cette attitude de concentration, mais jamais avec une telle intensité.
— Le LQ a vu là l’occasion de remplir son office d’une manière plus approfondie, expliqua Charles. Il ne pouvait pas se douter des effets que cela aurait sur des observateurs humains. Il n’est même pas capable de nous modéliser efficacement.
— Qu’est-ce qui l’empêcherait de commettre des actes encore plus stupides ? demanda Ti Sandra.
Je vis Charles tiquer, mais il s’abstint de relever l’adjectif.
— Il a immédiatement compris qu’il ne rechercherait plus jamais de vérités, d’aucune sorte, s’il cessait d’exister.
— Je ne comprends pas ce que ça veut dire, fit Ti Sandra.
— Il a appris la peur, tout simplement.
Ti Sandra se laissa aller en arrière, le front plissé, et s’essuya les mains sur les genoux. Puis elle se leva et s’appuya sur mon épaule.
— Je comprends si peu de chose, murmura-t-elle. Mais le roi Arthur n’a jamais compris Merlin, lui non plus, n’est-ce pas ?
— C’est vrai, lui dis-je.
— Nous avons tant accompli, gémit Charles. Tout le monde a un doigt dans l’engrenage, jusqu’à l’os. Mais il ne faut pas refermer la porte, pour le cas où la Terre tenterait quelque chose de désespéré.
— Tout est en place, déclarai-je. Il n’y a pas de raison de démanteler le dispositif, mais ce ne sera plus notre préoccupation première.
— Et les recherches aréologiques ? demanda Stephen. Tous les autres ballons que nous avons lancés ?
— Nous les laisserons faire leur chemin, répondis-je. Ils sont tous utiles au niveau des connaissances générales.
— Et nous ? demanda Charles, englobant ses collègues d’un geste large de la main.
— Continuez de surveiller la Fosse à glace. Je pense que Lieh devrait travailler avec vous.
— Nous sommes réduits à servir d’espions, fit Charles.
Nous regardâmes les images venues d’un endroit situé à des centaines de millions de kilomètres de nous, où hommes, femmes et arbeiters s’affairaient face à leurs propres mystères. Sur la Lune, une femme vêtue d’une combinaison protectrice noire et épaisse, ridée comme la peau d’un éléphant et destinée, peut-être, à l’abriter des radiations et du froid, s’approcha du centre de notre champ d’observation. Son image se déforma soudain et devint floue. Elle était trop près pour la nouvelle « optique » des descripteurs que les Olympiens utilisaient.
— Que savent-ils ? demandai-je.
— Beaucoup, me répondit Charles. Ils ne seraient pas là dans le cas contraire.
— Jusqu’où pourront-ils aller s’ils maîtrisent la Fosse à glace ?
— Ils pourront faire tout ce que nous faisons. À moins qu’ils n’aient poussé la théorie plus loin que nous, auquel cas ils accompliront davantage.
J’allai faire quelques pas sur un terrain plat et sablonneux, à l’écart des installations de surface de la station. J’étais censée dormir, mais l’aube était déjà là et j’avais la tête trop pleine de toutes sortes de problèmes. Je ne voulais pas prendre quelque chose pour dormir. Je l’avais trop fait ces derniers temps.
J’avais mis une combinaison pressurisée et je m’étais glissée dehors par une galerie de maintenance toute neuve, uniquement fréquentée par des arbeiters. Une fois à l’extérieur, j’avais dirigé mes pas vers une zone caillouteuse, la seule exempte d’aiguilles de lave vitreuses et traîtresses. Mes brodequins résonnaient sur le vernis glacé couleur brun orangé. De hauts nuages cristallins zébraient l’aube, réfractant des éclats d’arc-en-ciel. Il faisait très froid à cette heure-ci – moins quatre-vingts degrés Celsius à l’altitude de Kaibab – mais la combinaison était bien isolée et je me fichais du danger.
Nous avions envisagé de déplacer une planète, de bouleverser la vie de tous ses habitants uniquement pour éviter une confrontation avec la Terre. Cette attitude me semblait être à présent d’une incroyable lâcheté. J’essayai d’imaginer le voyage vers ce nouveau système, à travers des milliers d’années-lumière qui n’existaient pas en réalité, et malgré mon rehaussement qui m’en fournissait les moyens j’avais la certitude, tout au fond de moi, qu’il fallait que ce soit un rêve, un mauvais rêve que nous avions tous fait.
Je plissai les yeux pour contempler l’horizon ouest. Phobos allait bientôt se lever, précédant de peu Deimos. Je m’accroupis sur les cailloux, la tête penchée en avant, fixant la poussière entre mes pieds.
Casseia, Cassie, femme, fille, épouse, n’existait plus. Mes racines avaient été trop de fois déchirées. Je ne pouvais pas, rien qu’en plongeant mes mains dans ce sol pour le remuer, me faire pousser une nouvelle conscience, un nouveau centre de personnalité. Mars n’était pas à nous, pas à moi. Nous venions d’un autre endroit, très éloigné. Nous étions des envahisseurs incrustés sous la surface comme des chiques sous la peau de quelqu’un. Mars appartenait à une biosphère mort-née.
Il n’y avait rien en mon centre. Ni émotion ni enthousiasme. Rien d’autre que le devoir à accomplir.
Mes bras tremblaient. Je fis un effort de volonté pour les en empêcher, mais ne parvins à rien. Je n’avais pourtant pas froid. Mes jambes se mirent à trembler aussi. Mes orteils se crispèrent dans leurs brodequins. La voix de ma combinaison me demanda :
— Vous sentez-vous bien ?
— Non, murmurai-je.
— Cette combinaison n’est pas munie de dispositif médical d’urgence, mais elle peut émettre un signal de détresse si vous prononcez à haute voix le mot « oui » ou si vous serrez le poing droit.
— Non, répétai-je.
— La question vous sera posée toutes les deux minutes tant que vos symptômes ne s’amélioreront pas.
— Non.
Je relevai la tête. Il y avait des gens sur la plaine caillouteuse et le sable. Ils ne portaient pas de combinaison et m’observaient avec curiosité.
Ma mère s’approcha la première et se laissa tomber à genoux devant moi. Derrière elle arrivèrent Orianna, de la Terre, puis mon frère Stan. Il portait son jeune fils dans ses bras. Le visage d’Orianna était sans expression, mais je sentis qu’elle m’en voulait. Si Phobos s’était écrasé sur la Terre, elle serait morte. Reconnaissance spéciale et instantanée de l’énormité de ma culpabilité.
J’ai un problème, me dis-je. Je suis en train de faire une dépression nerveuse.
Ma mère me toucha le bras, mais je ne sentis rien. Stan s’avança. Il posa son petit garçon sur le sol. L’enfant fit quelques pas en vacillant sur ses jambes molles. Les bébés apprenaient à marcher plus tôt sur Mars.
J’entendis la voix de Stan, sans rien comprendre à ce qu’il disait. Mais le ton était plutôt rassurant.
Au bout de quelques minutes, fatiguée d’observer des fantômes, vivants ou morts, je me remis lourdement sur mes pieds engourdis, époussetai ma combinaison et me tournai lentement pour observer le panorama de Kaibab.
— Tout n’est pas terminé, déclarai-je. Je ne peux pas m’offrir ce luxe. Il faut que je tienne le coup.
Stan hocha la tête et ma mère prit une expression de tristesse compréhensive. Ils me faisaient penser à des mimes. Tout était légèrement exagéré.
— Maman, je suis heureuse de te revoir. Tu es en pleine forme, lui dis-je. J’aimerais tant que tu puisses me parler.
Elle eut un petit sourire et un haussement d’épaules, toujours muette. Stan grommela quelque chose, mais j’avais l’impression d’avoir de la mousse dans les oreilles.
— Quand tout sera fini, déclarai-je, je prendrai quelques semaines pour rendre visite à mes morts. Je me laisserai devenir folle pour rester un peu avec vous, d’accord ?
Ma mère pencha la tête de côté et me lança son plus beau regard énigmatique.
— Où est Ilya ? demandai-je.
— Ici, fit une voix derrière moi.
Je me retournai en souriant, remplie de joie.
J’avais la gorge en feu. J’étais couchée dans la poussière. Un instant, je crus que quelqu’un m’avait poussée, mais je m’étais étendue exprès et j’avais oublié. La douleur à ma gorge était insupportable. Je me demandais ce que cela pouvait être pour faire si mal. Les joints de mon casque étaient mouillés autour du cou et sous le menton. D’avoir pleuré et hurlé, me dis-je.
Prendre de la distance. Je ne pouvais pas me permettre de reconnaître mes faiblesses en me laissant aller ouvertement. Je n’avais pas le droit de laisser qui que ce soit, y compris moi-même, voir à quel point j’en étais arrivée. D’accord, je voyais des fantômes et je défaillais pour laisser à mon corps le temps d’exprimer sa misère. L’esprit faisait diversion et en profitait pour accomplir ses ablutions primaires en privé.
J’étais à la surface depuis deux heures. J’étais transformée. Je ne me sentais pas mieux, mais différente. Je traversai la plaine caillouteuse et rentrai par le sas avec mon passe, qui ouvrait toutes les portes de Kaibab. Le sas se referma derrière moi.
J’aspirai la poussière, pris une douche rapide dans ma chambre et m’habillai en vue de mes rendez-vous du matin.
Il fallait reprendre le collier. Ils n’y verraient que du feu.
Mais mon temps était sur le point d’expirer.
Ti Sandra et son entourage, y compris Lieh et quatre des meilleurs agents de Point Un affectés à Préambule, retournèrent le lendemain aux Mille Collines. Nous nous quittâmes après de chaleureuses embrassades dans les bureaux attenant au labo principal.
— Je n’aime pas nous voir dans cet état d’épuisement, me dit Ti Sandra en me tenant à bout de bras par les épaules.
Comme toujours, nous étions entourées de gardes et d’assistants. C’était le maximum d’intimité que la présidente et la vice-présidente réunies pouvaient espérer avoir par les temps qui couraient.
— Je te considère comme ma sœur, Cassie. Promets-moi que nous sortirons de cette crise pour nous retirer dans notre propre station. Tu seras syndic et je dirigerai l’exploitation de thé. Comme de bonnes et honnêtes Martiennes.
— C’est promis, murmurai-je.
Nous nous embrassâmes de nouveau, et Ti Sandra prit une profonde inspiration.
— Il y a une réunion à laquelle je ne pourrai pas assister, dit-elle. Avec Cailetet. Aelita s’est occupée du planning. Tu prends la navette ce soir pour Lal Qila.
— Crown Niger ? demandai-je, l’estomac soudain noué.
— Quelque chose d’urgent, à ce qu’il paraît. On dit que Cailetet est en mauvaise posture financière. Notre boycott produit ses effets. Et c’est toi qui le connais le mieux.
— C’est une bête malfaisante.
— Tiens bon la rampe. Tu pourras m’agonir plus tard, si tu veux, ma chérie.
Je laissai Aelita et mes collaborateurs directs s’occuper d’annuler les rendez-vous prévus, y compris une réunion d’information avec Waschler et les Olympiens.
Malgré sa mise en quarantaine par le gouvernement et son isolement, même par rapport aux autres MA dissidents, Cailetet détenait encore quelques atouts importants pour l’avenir de la République, et Crown Niger avait réussi à conserver son poste et son statut malgré plusieurs bévues.
Les gouverneurs régionaux avaient demandé des dédommagements pour les pertes subies à l’occasion de la Suspension. Faute de pouvoir adresser leurs revendications à la Terre, ils s’étaient tournés vers le gouvernement central, qui était loin de disposer de sommes aussi importantes. Cailetet avait offert de récolter des fonds dans les milieux de la Terre acquis à notre cause, mais nous avions refusé, jusqu’à présent, toute discussion à ce sujet. Les pressions se faisaient cependant de plus en plus insistantes. Ti Sandra avait laissé entendre, quelques jours plus tôt, que nous pourrions être obligés de conclure un accord avec Crown Niger, malgré toute l’envie que nous avions de le voir tomber.
Personnellement, j’avais aussi quelques questions à lui poser.
Lal Qila – la Forteresse rouge – se trouvait à trois heures de vol au sud de notre vallée, dans une région indépendante appartenant au plus petit MA musulman de Mars, Al Medaïn. C’était un lieu touristique une cinquantaine d’années auparavant, mais l’épuisement des ressources – aussi bien l’eau que l’argent – l’avait obligé à se transformer en monastère néo-islamique. L’endroit avait la réputation d’être très beau. Ses bâtiments étaient entièrement en surface, avec des façades en pierre locale recouvrant plusieurs couches pressurisées de poly et de boucliers antiradiations dissimulés derrière.
Dandy Breaker et deux gardes plus jeunes, Kiri Meissner et Jacques D’Monte, m’escortaient. Nous emmenions avec nous une copie réduite d’Aelita.
Le voyage en navette au-dessus de la vallée fut, comme toujours, extrêmement spectaculaire. Des vents violents, dans les profondes crevasses de Capri, faisaient bouillonner des torrents de poussière rose et orangé six mille mètres plus bas. Le chaos d’Eos flottait en nuages de glace cristalline effilochés sous le grand vent qui soufflait vers le sud. Mais je n’avais pas le temps de me perdre dans la contemplation du paysage. Aelita était en train de me donner ses dernières informations sur la situation financière de Cailetet, sur les prêts qu’ils avaient contractés auprès des banques triadiques de la Lune et même sur l’état des finances personnelles de Crown Niger.
— J’aimerais en savoir plus sur sa vie privée, demandai-je.
Aelita II avait des fichiers codés tirés de la plupart des bases de données de Point Un. Son image parut grandir et devenir plus dense, assise dans le fauteuil voisin du mien, tandis qu’elle faisait mine de compulser des liasses de papiers fantômes d’où elle tira un feuillet aux bords déchirés et décolorés qu’elle me tendit avec un regard complice.
— À manipuler avec précaution, hein ? murmurai-je.
— Il appartient au mouvement néo-islamique avec sa femme, qui a quitté les Fatimides il y a trois ans pour l’épouser. Mais il semble que son affiliation au mouvement soit de circonstance. Ce n’est pas un vrai dévot.
Ça, je le savais déjà.
— Pas étonnant, dis-je à Aelita II.
— Il a des appétits sexuels omnivores. Hommes et femmes.
— Brebis ?
— Pas de brebis.
— Cadavres ?
— Pas à ma connaissance.
— Beaucoup de politiciens ont du tempérament. Est-ce qu’il traite bien ses partenaires ? Pas de plaintes ? De procès, des trucs comme ça ?
— Aucun procès. Sa femme est malheureuse, mais elle reste avec lui.
— Rien de bien corrosif dans tout ça. Pourquoi le papier décoloré, Aelita ?
— Ahmed Crown Niger a vécu sur la Terre pendant trois ans à la suite du soulèvement antiétatiste de Sinaï. Nos mouches informatiques ont retrouvé des documents indiquant qu’un personnage utilisant des tournures de langage très voisines aurait participé à plusieurs actions politiques en Afrique du Sud, au sein de mouvements hostiles à l’unification panafricaine.
— Quel degré de similitude ?
— Les structures de langage correspondent à quatre-vingt-dix-huit pour cent. L’homme est recherché par les autorités judiciaires de la GAHS et de l’Union africaine. Il s’appelle Youssef Mamoud.
Je ne voyais pas l’usage que je pourrais faire de ces informations, même si elles étaient vérifiées.
— Aelita, murmurai-je, les bords délavés devraient être réservés au meurtre, au délit de pédérastie ou aux mensurations péniennes mensongères dans les petites annonces sous la rubrique des cœurs solitaires.
— Pardon ? fit Aelita II.
Elle n’avait pas l’humour plus sophistiqué que ses instincts politiques.
— Nous n’avons pas de contacts ni d’accords de réciprocité avec l’Union africaine, expliquai-je. Et la GAHS refusera de pratiquer l’extradition sur cette base. Le tuyau n’est pas terrible. Nous savons qu’il s’agit d’un opportuniste politique. Un traître. Un de ces jours… (les mots faillirent s’étrangler dans ma gorge, mais la colère les fit sortir quand même), nous serons peut-être obligés de le tuer.
— Je vois.
Lal Qila méritait son nom avec ses grosses murailles rouges surmontées de minarets à chaque angle et entourant une douzaine de dômes de pierre dont les plus larges faisaient deux cents mètres de diamètre. Le tout avait coûté très cher et avait un air, pour les Martiens, d’arrogance criarde. La communauté néo-islamique de Mars avait toujours été fière et nationaliste. Ses prières ne se tournaient pas vers la Terre, mais vers l’ouest, où se couchait le Soleil. Les stations néo-islamiques que j’avais visitées étaient bien tenues, propres et apolitiques. Les hommes étaient courtois et bien habillés. Ils portaient des redingotes à l’indienne ou des djellabas. Les femmes étaient racées, avec un maintien altier. Elles portaient des fourreaux qui descendaient à hauteur de mollet, avec des vestes de soie ou de coton sous un voile qui ne cachait pas leur visage et se drapait artistiquement sur leurs épaules.
On disait que le fait de porter modestement un voile devant un étranger représentait la forme d’attention flatteuse la plus sincère qu’une femme néo-islamique eût à sa disposition. Se voiler devant un homme connu de la famille ou de la communauté indiquait l’intention de courtiser, très stimulante.
Dans la mesure où cette réunion était censée être privée, notre groupe fut accueilli par des représentants de la sécurité et par le maire de la station, un petit homme affable et rondouillard vêtu d’une élégante redingote gris argent. Dandy, Meissner et D’Monte s’entretinrent quelques instants avec les gardes de Cailetet. Les dispositions de sécurité habituelles furent prises, et Aelita II se relia optiquement avec un penseur de Cailetet.
Le maire exhalait une odeur d’anis et d’eau de rose. Il nous précéda à pied vers un large dôme élevé situé non loin de l’enceinte de la station. À l’intérieur, le sol était jonché de coussins et de somptueux tapis fabriqués sur la Terre. Il y avait plusieurs vasques taillées dans la pierre pour les ablutions des fidèles ainsi que des étalages d’amulettes hadj ayant appartenu à des frères disparus.
Je m’accroupis sur un coussin, l’estomac tendu et acide.
Crown Niger fit son entrée d’une démarche de chat encore plus prononcée que la dernière fois. Il jeta une série de regards vifs dans toutes les directions et se laissa tomber avec un manque de grâce qui en disait plus que mille discours.
— Pardonnez-moi, madame la vice-présidente, murmura-t-il, mais je suis fatigué et je ne doute pas que vous sachiez pourquoi. Tous nos fichiers importants semblent ouverts à des regards indiscrets. Qu’est-il advenu de l’honneur martien ?
— Que puis-je faire pour vous, Mr. Crown Niger ? répliquai-je en souriant.
Ses narines se dilatèrent.
— Je vais être franc avec vous. Je sais que vous ne pouvez pas l’être de votre côté, mais ma situation est différente. Je ne suis qu’un misérable chacal qui court parmi une meute de loups. Je vais vous dire ce qui s’est passé et vous serez juge de l’interprétation. J’ai très peur.
Il ne mentait pas, la chose était évidente. Même son odeur était acide.
— Je ne vous cacherai rien, dit-il. Vous vous doutez déjà de toutes ces choses, mais je vais vous les exposer ouvertement. Nous avons fait plusieurs demandes de concessions avant la Suspension, sur ordre de notre partenaire majeur de la Terre.
— La GAEO.
Il secoua la tête.
— Au-dessus de la GAEO. L’Alliance des Alliances. Vous en avez entendu parler ?
— Jamais, reconnus-je.
— Elle existe. La plupart de nos demandes ont été rejetées, mais celles qui ont été accordées ont été ouvertes aux intérêts de la Terre. Quatre-vingt-dix en tout, récemment acquises ou que nous possédions déjà. Elles ont été truffées de criquets, d’usines destinées à fabriquer des nanomachines destructrices.
Je dus devenir écarlate. Mes mains se mirent à trembler de rage.
— Nous ne savions pas qu’ils feraient une telle chose, mais… je comprends qu’à vos yeux notre complicité soit inexcusable. Ce n’est pas pour vous dire cela que je vous ai fait venir ici, cependant. C’est parce que nous n’avons pas plus de protection que vous contre ces criquets.
Il demeura quelques instants silencieux.
— Je vous écoute, lui dis-je.
— J’avais espéré parler à la présidente.
— Elle est trop occupée.
Il soupira.
— Nous avons fait un certain nombre de découvertes à Cailetet. Rien d’aussi impressionnant, bien sûr, que de déplacer des lunes. Mais un travail important tout de même, et lucratif, surtout dans le domaine des communications. Il y a huit jours, nous avons relayé cette information à nos contacts sur la Terre, dans l’intention de faire breveter quelques nouvelles technologies. Nous espérions continuer de mener nos affaires malgré le climat de crise actuel. La réponse fut inattendue. Ils nous ordonnaient de démanteler notre équipe de recherche et d’envoyer tous nos savants sur la Terre.
Je m’étais estimée en position de supériorité et en pleine possession de mes moyens au début de cette conversation, mais je ne ressentais plus que de l’horreur.
— Vous leur avez tout dit ! réussis-je à articuler.
— Nous avions passé un accord avec l’Alliance des Alliances. Je n’ai jamais fait de ma vie un aussi mauvais calcul. (Il joignit les mains sous son menton et se balança d’avant en arrière sur son coussin.) Ils ne communiquent plus avec moi. J’ai peur qu’ils ne prennent des mesures horribles. J’ai la conviction très ferme que ce sont eux les responsables de la Suspension. Il faut que nous unissions nos forces. Ensemble, nous pouvons survivre.
— Qu’avez-vous découvert dans le domaine des communications ? demandai-je.
Mon esprit galopait plus vite que mes pensées. Il fallait que nous repartions très vite, que nous retournions à Kaibab. Je devais m’entretenir au plus tôt avec Charles, alerter la présidente.
— Nous pouvons communiquer instantanément sur de très grandes distances, m’expliqua Crown Niger. Ce n’est pas grand-chose, bien sûr, à côté de ce que votre équipe est capable de faire. Mais nous pensons que ce n’est pas négligeable, et aucun rapport n’indique que vous ayez accompli cette percée.
— Quoi d’autre ? interrogeai-je.
— Sur la Terre, ils semblent croire qu’il y a beaucoup plus… À cause de vous et de votre fichu exhibitionnisme ! s’écria soudain Crown Niger.
Il baissa les yeux et soupira de nouveau, comme sous le coup d’une grande impatience.
— J’ai travaillé dur pour construire un sanctuaire à l’abri de toutes ces insanités, reprit-il. Celles de la Terre, et celles de la République, à présent. J’ai mis toute mon âme et toute ma vie dans ce choix d’indépendance, pour que mon peuple puisse avoir sa liberté.
— Vous vous êtes vendu à la Terre, et vous parlez d’indépendance et de liberté ?
Il fronça les lèvres, comme s’il allait cracher.
— Peu m’importe ce que vous pensez de moi. Il est clair que vous n’avez pas d’honneur. Il n’y a rien en vous de véritablement martien. Vous êtes prête à menacer notre mère à tous uniquement pour vous assurer une victoire politique. Utiliser de telles armes… C’est complètement fou !
— Des Martiens sont morts parce que les Terros ont employé la force. Personne n’a encore péri sur la Terre à cause de nous, que je sache.
— Quelle naïveté ! Vous ne comprenez pas que le simple étalage de votre puissance, de vos capacités, ne peut qu’engendrer la violence ? Et vous entraînez Cailetet dans votre sillage. Nos anciens alliés ne nous reconnaissent plus. Les Martiens prétendent comprendre la politique des nations, mais Mars n’est qu’un village qui a trop grandi et qui est peuplé de simples d’esprit.
— Vous venez de verser un élément nouveau dans l’équation, lui dis-je. Ils sont persuadés que vous serez bientôt aussi puissants et capables que nous.
— Le serons-nous ? demanda-t-il, soudain blême. Sommes-nous sur la même voie ?
Les découvertes auxquelles Cailetet pouvait arriver dans un mois ou dans un an étaient pour le moment sans rapport avec la question.
— Ils ont cherché à enfermer ce génie dans une bouteille depuis le début, il y a des années de cela, murmurai-je.
— Que faut-il que nous fassions ? demanda-t-il.
Je me levai en disant :
— Nous ne contrôlons plus la partie qui se joue en ce moment. Vous ne le sentez pas ?
Il secoua la tête.
— Oui, mais…
— L’Alliance des Alliances connaît certainement vos antécédents. Vos manigances en Afrique, votre association avec Dauble… Comment voulez-vous qu’ils vous fassent confiance ? Vous leur avez été utile dans le passé, mais maintenant… Il faut que je m’en aille, ajoutai-je en secouant la tête.
Aelita II rompit sa liaison avec le penseur de Cailetet. Je m’éloignai et elle me suivit sur son chariot. Lorsque j’arrivai au milieu du dôme, Ahmed Crown Niger bondit sur ses pieds, leva les bras au ciel et se mit à hurler :
— Que pouvons-nous faire ? Dites-le-moi ! Il doit y avoir quelque chose à faire !
Dandy, Meissner et D’Monte me rejoignirent dans la galerie à l’extérieur du dôme. Le maire de Lal Qila les suivait, posant des questions pour essayer de comprendre l’urgence de la situation. Dandy le repoussa gentiment en arrière, la main à plat sur sa poitrine. La mâchoire du maire tomba. Il était indigné de la rudesse de ces manières. Nous le laissâmes avec ses collaborateurs devant l’entrée du dôme. Les cris et les supplications de Crown Niger nous parvenaient encore, résonnants, de l’intérieur.
— Nous retournons à Préambule, ordonnai-je à Dandy. Il faut que je parle à la présidente de toute urgence.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Il ne nous reste plus beaucoup de temps.
Plus de temps, plus de distance, plus de hasard.