Dans la chambre des débats plongée dans la pénombre, Ti Sandra et son adversaire le plus proche, Rafe Olson de Copernicus, se tenaient derrière leurs podiums, baignés de la lumière dorée des spots. Ti Sandra regardait l’assistance en souriant, hochant la tête d’un air chaleureux. Les débats avaient tous lieu à l’UMS. Ils étaient retransmis en direct sur toute la planète, où trois millions de Martiens adultes les suivaient fidèlement. Trois millions, cela représentait à peine un pour mille de l’audience de la LitVid commerciale la plus populaire de la Terre.
Les nouvelles de Mars, si elles étaient peu nombreuses, avaient néanmoins un impact sentimental significatif. Les signaux LitVids couvraient déjà tout le réseau étendu, avec des commentaires de toute la Triade sous forme de texte. La campagne électorale martienne tenait une place importante dans l’actualité. C’était la première épreuve véritable qu’affrontait la planète-nation depuis sa naissance.
J’avais figuré dans de nombreux débats avec mes adversaires, et je m’en étais assez bien sortie, mais personne, dans ce domaine, n’arrivait à la cheville de Ti Sandra. Elle remplissait son rôle avec un tel style et une telle grâce que je me demandais comment on pouvait songer à mettre quelqu’un d’autre à sa place. Elle acceptait les agressions avec souplesse et savait les dévier de manière à se rendre encore plus forte.
Olson était calme et efficace. Il connaissait son affaire. J’ai souvent pensé qu’il aurait pu faire un bon président. Il aurait pu être plus fin que Ti Sandra, mais il ne suffit pas d’avoir de la cervelle pour faire un bon dirigeant. Il avait au moins trois rehaussements à notre connaissance, deux dans le domaine social et un technique. Et malgré tout, il n’arrivait pas à la hauteur de Ti Sandra en ce qui concernait l’instinct et la classe.
J’étais assise au premier rang, avec Dandy Breaker à ma gauche, le chancelier de l’UMS et son épouse à ma droite, et un millier d’étudiants sur les gradins derrière nous. La scène aurait pu être vieille de plusieurs siècles. Le débat était très démocratique, très humain, et opposait les meilleurs esprits que Mars pût offrir.
Le chancelier, Helmut Frankel, me tapota la main en murmurant à mon oreille :
— Il y a de quoi rendre fier un lapin rouge, n’est-ce pas ?
J’approuvai d’un sourire. Je savais qu’Ilya était en train de nous regarder. Je me sentais à ce point proche de lui. Je savais que Charles regardait aussi. Le spectacle pouvait commencer.
Le penseur de l’UMS, Marshall, installé deux ans plus tôt, projetait l’image d’un respectable professeur d’université. Le teint foncé, vingt-cinq ans environ, il se distinguait par la coloration poivre et sel de ses cheveux. Son image s’inclina devant l’assemblée, qui applaudit poliment, puis devant les podiums.
— Présidente Erzul, candidat Olson, commença-t-il, j’ai rassemblé un certain nombre de questions posées par des citoyens de notre jeune République, humains et penseurs, pour les analyser soigneusement et en extraire les sujets qui semblent figurer au premier rang des préoccupations générales. Pour commencer, je voudrais demander au candidat Olson comment il orienterait la politique de la République en ce qui concerne les importations de produits issus des hautes technologies, par exemple, les conceptions nanos ?
Olson répondit sans donner l’impression de prendre le temps de réfléchir.
— La Triade se doit de traiter Mars comme un partenaire économique à part entière, sans aucune restriction sur les produits de haute technologie. Bien que notre position économique face au principal exportateur de réalisations nanos, la Terre, ne soit pas particulièrement favorable, je pense que nous possédons un avantage moral en tant qu’enfant de la planète mère. Pourquoi la Terre refuserait-elle de nous traiter comme partenaire à part entière, si l’objectif final est l’union de tout le Système solaire en une puissante alliance d’États et de planètes entièrement souverains ?
— Cet objectif final dont vous parlez serait-il ce que certains appellent la Grande Vague, l’élan vers les étoiles ?
— À long terme, oui, bien sûr. Je partage avec les gouvernements de la Terre la conviction que de nouveaux territoires sont indispensables à l’expansion. Mais il existe d’autres objectifs plus immédiats, parmi lesquels la transparence des découvertes scientifiques et technologiques, afin de neutraliser les frictions dues à des inégalités de développement technique.
Olson n’était pas au courant, à ma connaissance, des recherches des Olympiens, et il devait plutôt faire allusion aux réclamations des Martiens concernant les restrictions d’accès à la technologie terrestre. Mais pour moi, sa petite phrase avait des résonances spéciales.
— Présidente Erzul, votre commentaire sur la réponse du candidat Olson ?
Ti Sandra plaça les mains sur son pupitre et garda le silence durant plusieurs secondes, ce qui était significatif. La politique, c’est aussi du show-business. Elle ne voulait pas donner l’impression de fournir des réponses prédigérées ni de prendre les questions à la légère.
— Aucune nation, aucun corps politique ne pratique l’altruisme à long terme. Nous n’avons aucune raison de penser que la Terre se comportera comme une mère avec son enfant. Nous avons notre amour-propre planétaire. Nous avons aussi nos qualités, nos produits et nos inventions à offrir en échange de ceux de la Terre, et ils prendront de plus en plus d’importance à l’avenir. L’évolution doit se faire sur la base d’une saine et amicale concurrence. Nous gagnerons notre place dans la Triade sans solliciter de faveurs ni de cadeaux. Je comprends que d’autres aient besoin de territoires nouveaux à explorer, mais Mars est elle-même un territoire nouveau. Notre planète est jeune et forte. Elle peut grandir, elle grandira à son rythme pour atteindre sa maturité.
— Mais la Triade ne doit-elle pas nous traiter en partenaire égal au nom des liens historiques existant entre nous ? demanda Marshall.
Ti Sandra admit que ce serait en effet une bonne chose, mais ajouta :
— Nous n’essaierons jamais de faire obstacle à la croissance de la Terre ni d’aucune autre puissance souveraine appartenant à la Triade. Tout ce que nous demandons en retour, à long terme, c’est que la Triade ne se mette pas en travers de notre route. Nous disons oui aux liens économiques, nous encourageons toutes les formes de libre-échange, mais nous ne devons pas nous appuyer sur des sentiments ou des espoirs inappropriés.
Il lui restait trente secondes de temps de réponse, et elle prit le temps d’épiloguer.
— Mars est un riche désert, parsemé d’établissements peuplés de rudes et sympathiques pionniers. Nous avons tous grandi dans des familles indépendantes qui coopéraient pour survivre et qui commerçaient afin de prospérer. Je pense qu’il y a là un ordre naturel des choses, fait de bonne volonté entre partenaires qui s’aiment mais savent garder la tête sur les épaules, qui respectent leurs concurrents en ne leur mettant pas de bâtons dans les roues et qui partagent leurs ressources communes par l’intermédiaire d’une autorité centrale forte et équitable. Un bon gouvernement est celui qui maintient l’équilibre entre toutes ces forces et corrige les anomalies qui refusent de se corriger elles-mêmes. La vraie réussite d’un gouvernement martien consistera à ne pas étouffer nos forces les plus vives afin de les faire entrer dans un plus vaste dessein intellectuel sans précédent dans l’histoire telle qu’elle est vécue en réalité.
Le chancelier Frankel se pencha vers moi pour me dire :
— Brillamment exposé et répliqué. Mais j’espère qu’elle ne croit pas sérieusement à tout ça.
L’image de Marshall se tourna pour faire face à Olson.
— Le gouvernement intérimaire de la présidente Erzul s’est déjà avéré être un effet effet un iv hé…
L’image s’était brusquement figée avant de disparaître. Les foyers LitVids tout autour de l’auditorium accomplirent quelques rotations limitées puis s’assombrirent. Un bourdonnement sourd emplit la salle, fait de signaux numériques vides dans le circuit audio, puis même cela fit place au silence. À côté de moi, Dandy bondit sur ses pieds, me prit par les épaules et me souleva littéralement de mon fauteuil. Deux gardes et un arbeiter grimpèrent sur le podium pour encadrer Ti Sandra. Un autre garde se posta à côté d’Olson. Les lumières de l’auditorium s’éteignirent.
— Baissez-vous, fit Dandy d’une voix rauque.
Je me laissai tomber à genoux. La salle était maintenant remplie d’un brouhaha angoissé coupé d’appels et de cris aigus. Je sentis mon corps saisi par la peur avant que mon esprit eût le temps de vraiment réagir.
Dandy me poussa par les fesses pour me faire avancer à quatre pattes. Il me couvrit comme un amant bestial jusqu’à ce que nous arrivions sous la protection d’une montée d’escalier. Ti Sandra arriva en haletant.
— Tu es là, Cassie ? souffla-t-elle.
— Je suis à côté de toi, murmurai-je.
— Taisez-vous ! ordonna Dandy.
Une torche à la lumière vacillante s’alluma, à moitié cachée par la main d’un garde qui lisait un petit plan sur une plaque de métal fixée au pied de la rampe d’escalier. Le chef d’escorte de Ti Sandra, Patsy Di Vorno, une jeune femme au visage aigu et à la carrure impressionnante, appliqua bruyamment sur mon bras une plaque molle et épaisse, de couleur blanche, qui avait la consistance de la pâte à modeler. Je poussai un petit cri tandis que la substance se répandait rapidement sur moi, couvrant ma poitrine, mon cou, ma nuque et ma tête, agglutinant douloureusement mes cheveux, laissant des trous pour voir et respirer. Di Vorno avait fait la même chose sur les deux bras de Ti Sandra. Nous étions maintenant protégées par des nanoarmures réactives. Elles étaient intelligentes et mobiles, capables de détecter l’arrivée d’un projectile et de nous recroqueviller en boule à la vitesse d’un muscle qui se contracte. Tout projectile à vitesse élevée entrant en contact avec l’armure serait amorti ou dévié. Cela nous rendait potentiellement dangereuses pour tout notre entourage.
Poussant des cris de protestation étouffés, la présidente et moi fûmes traînées, poussées et roulées dans l’escalier comme des ballots de marchandise. Dans une petite pièce de rangement, froide et obscure, les gardes nous placèrent contre un mur adjacent à l’entrée. Ils réglèrent leurs torches au maximum et les braquèrent sur le couloir. Des liaisons coms codées pénétrèrent les murs comme des chuchotements secrets échangés par des enfants apeurés.
Personne ne nous avait suivis. Quatre gardes et deux arbeiters transformèrent la petite pièce en fortin, appliquant sur les murs des capteurs instantanés en pâte et sortant leurs pistolets. Les arbeiters étaient plus lourdement armés que je ne l’aurais pensé. Ils disposaient de canons à tir rapide, de faisceaux d’électrons à courte portée et de bio-étourdisseurs sélectifs capables de plonger toute une armée d’assaillants vivants – hommes ou animaux – en état de choc.
Je me serrai contre Ti Sandra, qui se serra contre moi. Nos armures crissèrent comme du latex. Nous nous aperçûmes alors qu’Olson était avec nous dans la pièce. Elle lui lança un regard surpris, et nous nous rapprochâmes de lui.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il d’une voix qui tremblait.
Sa dignité semblait sérieusement froissée. Il nous repoussa.
— Panne de courant, suggéra Ti Sandra.
Le garde le plus proche, que je ne connaissais que sous le nom de Jack, secoua la tête à la lueur de la lampe tandis qu’au-dessus de lui une ombre plus large accentuait sa dénégation.
— Non, madame, fit Patsy Di Vorno en revenant. Il ne peut pas y avoir de panne de courant dans un bâtiment comme celui-ci. Le penseur spécialisé s’est effondré. Tous les contrôles de sauvegarde ont claqué en même temps. Ces choses-là n’arrivent jamais. Il s’agit d’une action délibérée.
— Ah ! fit Olson, oubliant de refermer la bouche.
L’esprit de Patsy, s’enclenchant sur un rehaussement à grande vitesse, se mit à tourner très fort, et elle débita :
— Mettez votre navette sur destination inconnue. Risque élevé si repérage aérien par l’adversaire.
— Ou sabotage, intervint Dandy Breaker. Il vaut mieux séparer la présidente et la vice-présidente. Le candidat peut servir de leurre.
La mâchoire d’Olson s’affaissa un peu plus.
— Désolé, monsieur, continua Dandy.
Son visage était de pierre, ses pupilles rétrécies à la lumière. Je ne voyais que de grandes taches d’un blanc cru ou d’un noir constellé.
— Vous avez vos obligations, fit Olson, aussitôt interrompu par son propre garde.
— Nous allons vous faire sortir d’ici également, monsieur, affirma-t-il. Ce que voulait dire Breaker, c’est que chaque équipe évoluera séparément. Trois directions différentes, chacune servant de diversion aux autres.
Il leva la main, et de nouveau nous fûmes tous les trois saisis et entraînés dans le couloir. De l’auditorium nous parvenaient encore des cris et des appels angoissés.
— Ne vous inquiétez pas, madame, me dit Breaker. Il n’y a eu aucun tir jusqu’à présent, ni aucun signal d’attaque.
— Attention aux murs qui pèlent, conseilla l’un des gardes. Nano-poisons, armes ou machines à assemblage éclair, tout est possible.
— Mais qui ? demanda Ti Sandra.
Son visage était congestionné, son corps massif semblait soudain vulnérable et affaibli, comme une cible trop grosse et trop lente.
— Nous ne nous occupons pas de ça pour le moment, madame la présidente, fit un autre garde.
— Si vous devez encore me mettre la main au cul, j’espère que vous savez à quoi vous vous engagez, dis-je à Dandy.
Il tourna vers moi un regard surpris, sourit puis murmura :
— Excusez-moi, madame.
Nous reprîmes les galeries qui menaient au terminal des navettes. Nous marchions d’un bon pas, précédés et suivis de gardes et d’arbeiters.
— Bon Dieu ! Ça ne me plaît pas du tout ! fit Olson avant que nous ne nous séparions.
Tandis que son garde le poussait vers le quai, Di Vorno m’annonça :
— Madame la vice-présidente, vous allez prendre une autre navette. La présidente voyage seule. Bonne chance, Dandy.
Ce dernier, accompagné de Jack et d’un arbeiter, me guida vers un quai où m’attendait un second engin. Je savais que le groupe se déplaçait toujours avec deux navettes, mais c’était la première fois que je voyais celle-ci. Elle n’avait pas l’air très luxueuse, mais elle était racée, blindée, et paraissait plus rapide.
Dandy fit alors quelque chose qui me causa un choc. Il sortit de sa poche un petit paquet, s’approcha d’une fontaine décorative du terminal et ouvrit le paquet sous le robinet. Le contenu enfla rapidement au contact de l’eau comme une pâte qui lève. Un minuscule observateur mécanique sortit de la masse et me quadrilla à toute vitesse d’un réseau de lumière rouge. La masse informe gonfla alors dans le bassin entourant la fontaine. Des bras et des jambes jaillirent. Des chaussures se greffèrent directement au bout des jambes, négligeant les pieds et les orteils.
La masse commençait à me ressembler, y compris les vêtements et l’armure blanche. En l’espace de quelques secondes, elle fut sur pied et suivit en crissant l’arbeiter d’une démarche convaincante sinon très élégante. Ils entrèrent dans le véhicule. Les portes coulissèrent. La navette s’éloigna aussitôt et s’éleva dans le ciel rose de l’après-midi, traînant un panache de vapeur blanche où perçaient les flammes de son réacteur.
Je secouai la tête pour décoller les cheveux qui me piquaient la nuque.
— À nous de jouer, murmura Dandy.
Jack et lui me prirent chacun par un bras et me guidèrent dans une galerie.
— Il y a des trains de service qui rejoignent les anciens tunnels de la station, me dit-il. Nous en prendrons un.
C’est ainsi que je me retrouvai à la case départ, l’endroit où était née ma conscience politique. Les galeries des pionniers derrière le dépôt de l’UMS étaient toujours les mêmes, étroites et sombres, encombrées de détritus attendant perpétuellement les recycleurs. L’air était glacé et sentait mauvais. J’avais la tête qui tournait tandis que Dandy et Jack s’arrêtaient pour consulter leurs ardoises.
— Toutes les voies coms sont coupées, à l’exception des canaux de sécurité, qui ne sont pas actifs, m’informa Jack en secouant la tête. Les satcoms ne fonctionnent pas. Nous pourrions essayer de nous connecter sur un port optique interne.
— Il n’y a pas de port dans ces galeries, fit Dandy. Pourquoi les canaux de sécurité ne fonctionnent-ils pas ?
Jack sembla réfléchir quelques instants.
— Personne n’émet, à mon avis, dit-il. Le groupe de la présidente va garder le silence et rester à l’écoute jusqu’à ce qu’il ait des nouvelles de Point Un.
— Point Un ne fait pas confiance à la coordination des penseurs, déclara Dandy d’une voix songeuse. Mais ils sont en liaison avec eux, et les ordinateurs ont une façon de communiquer bien à eux.
— Les évolvons ? demandai-je.
Dandy secoua la tête. Il ne voulait pas se lancer dans les théories. Mais Jack leva ses longs bras vers la voûte de la galerie pour y faire traîner ses doigts et murmura :
— Nous avons remis les penseurs terros en circuit après les avoir vérifiés. L’UMS confiait toutes ses tâches de routine à des penseurs.
— Excepté les équipements de vie, précisai-je.
— C’est vrai, mais tout est coordonné. Les ordinateurs dialoguent avec les penseurs, qui leur donnent des instructions au plus haut niveau. Même les systèmes parallèles de sécurité se réfèrent au patron, et le patron est un penseur. Nous les avons tous vérifiés, mais nous sommes passés à côté, c’est tout.
— Des évolvons de la Terre, murmura Dandy. Mais pourquoi ?
Jack laissa retomber ses bras. Il épousseta quelques cristaux de glace sur son pantalon et se tourna vers moi pour demander :
— Madame la vice-présidente, pouvez-vous nous dire où se trouvent les Olympiens en ce moment ?
— Ils sont certainement sous la protection d’hommes à vous.
— Naturellement. Mais où ?
— Je suppose que la plupart se trouvent à Melas Dorsa. Le groupe de Franklin. Certains sont peut-être à l’Université Expérimentale de Tharsis avec Leander.
— J’ai besoin de savoir un certain nombre de choses, fit Jack. Acceptez-vous de me renseigner ?
— Je ferai ce que je pourrai.
— Trouvons d’abord un endroit sûr avec une bonne isolation. Nous n’en bougerons pas jusqu’à ce que Point Un nous donne des instructions… À supposer qu’ils soient en mesure de le faire. Si nous ne recevons rien d’ici quelques heures, nous ferons venir un train pour sortir d’ici.
Nous restâmes tous les trois dans l’obscurité d’une vieille galerie encore revêtue de mousse de roche et légèrement plus chaude que les longs tunnels. Je me demandais si j’aurais encore su trouver mon chemin jusqu’au dôme retranché où j’avais parlé pour la première fois à Charles et où les étudiants s’étaient rassemblés avant de monter à la surface.
— J’ai une théorie, commença Jack, mais il faut que vous m’expliquiez d’abord quelque chose.
— D’accord, acquiesçai-je.
— Surtout pas de précipitation, madame, m’avertit Dandy, à moitié sur le ton de la plaisanterie. Vérifiez d’abord son statut de sécurité.
Jack hocha la tête avec le plus grand sérieux.
— Il a raison, dit-il. Vérifiez d’abord.
J’accolai mon ardoise à la sienne et comparai nos signaux codés. Ils avaient une zone commune. Jack et Dandy avaient droit au plus haut niveau d’informations secrètes, mais seulement en cas de nécessité absolue.
— Je pense que la Terre est en train de manipuler nos flux de données, me dit Jack. C’est inquiétant. Nous sommes complètement vulnérables. Nos plans d’urgence prévoient que nous vous conduisions dans un endroit secret de notre choix où nous rassemblerons le gouvernement en utilisant un satcom blindé. Mais, à supposer qu’ils aient placé des évolvons dans presque tous nos penseurs et que ces évolvons aient contaminé nos ordinateurs, Mars va se retrouver en très mauvaise posture. Les stations seront coupées les unes des autres, à l’exception des communications par liaison optique directe. Rien ne fonctionnera pendant quelque temps. Les gouverneurs ne pourront plus informer les Mille Collines pendant plusieurs jours. Les spécialistes devront intervenir avec des ordinateurs martiens certifiés pour remettre le flux de données en ordre.
— Il y aura d’autres sabotages, estima Dandy. Tu peux être certain que même nos ordinateurs certifiés seront contaminés.
— Voilà le prix que nous payons pour avoir trop fait confiance à la Terre, déclara Jack avec amertume. Madame la vice-présidente, j’ai besoin de savoir pourquoi la Terre se lance dans une telle action. Est-ce uniquement pour mettre notre gouvernement dans la merde ?
— Non, répondis-je. Ils veulent traiter avec un gouvernement stable.
— Avons-nous quelque chose en train qui les terrorise ?
— Oui, répliquai-je, coupant court à mes hésitations instinctives.
Ma vie dépendait de ces deux hommes.
— Les Olympiens ? demanda Jack.
— Oui.
— Si je vous demande ça, c’est uniquement parce qu’ils ont été placés sous protection maximale il y a environ un mois et que c’est moi qui ai mis tout l’appareil en place. C’est rare, pour des trucs uniquement industriels.
— Est-il vraiment impossible qu’il s’agisse d’une défaillance locale ? demandai-je.
Ma voix était tendue, ma dernière lueur d’espoir sur le point de s’éteindre.
— Impossible, répliqua Dandy. Nous aurions eu Point Un aussitôt.
— Dans ce cas, murmurai-je, j’aimerais rejoindre les Olympiens dès que possible.
Dandy et Jack réfléchirent en silence à ce que je venais de dire.
— Vous avez certainement vos raisons, madame, fit le second, mais nous devons veiller à ce que vous soyez disponible pour discuter avec les représentants de l’agresseur. Vous vous manifesterez à eux avant la présidente, pour le cas où ils chercheraient à décapiter Mars. Les services de sécurité partent du principe que les Olympiens seront tués si l’agresseur parvient à les localiser. Ils seront donc évacués de Melas Dorsa le plus tôt possible, et nous ignorons absolument où ils se trouveront.
— J’ai besoin de communiquer avec eux, dans ce cas.
— Personne ne communique avec personne pendant quelques heures, peut-être quelques jours si nos craintes sont fondées.
— Si la situation est si grave, cela veut dire qu’il y a déjà eu des morts.
Jack hocha gravement la tête.
— Oui, madame. Coupures de courant, effondrements de galeries dans les stations les plus fréquentées, pertes d’oxygène, défaillances des recycleurs.
Ma nuque se raidit de rage sous l’armure qui l’engonçait.
— Quand pourrai-je communiquer avec Ti Sandra ?
Dandy allait répondre lorsque son ardoise bourdonna. Des signaux codés se succédèrent sur l’écran.
— C’est Point Un, dit-il. Quelqu’un a pu lancer un mini-satcom. Les choses vont vite. Nous devons vous mettre dans une navette pour vous conduire aux Mille Collines, où vous rencontrerez quelqu’un qui apporte un message de la Terre.
— J’espère que vous aimez l’aventure, madame la vice-présidente, me dit Jack.
— Pas ce genre d’aventure, répliquai-je.
— Moi non plus, madame.
— Quel est votre nom de famille, Jack ?
— Je m’appelle Ivan Ivanovitch Vasilkovsky, madame. Je suis du MA Yamaguchi, dans Australe.
La terreur ne dure qu’un temps avant de faire place au mal au ventre et à l’engourdissement.
Une motrice noir et rouge étincelante réservée à l’entretien nous attendait sur une plaque tournante du dépôt. Nous montâmes dedans par le sas du conducteur. Dandy vérifia aussitôt l’ordinateur de bord et constata qu’il avait été désactivé. Avec l’aide de Jack, il le débrancha pour qu’il ne reparte pas à la mise sous tension. Puis ils réglèrent la motrice sur commande manuelle de secours, activèrent les capteurs de sécurité mais laissèrent toutes les lumières éteintes. Nous quittâmes la plaque tournante. Dandy prit la première garde sur le siège du conducteur.
Je n’avais pas envie d’aller aux Mille Collines, mais leurs arguments étaient irréfutables. Sans ses wagons, en ligne droite, la motrice pouvait monter jusqu’à quatre cents kilomètres à l’heure. Le voyage nous prendrait au moins quinze heures.
Investie d’une autorité pesante, loin de Ti Sandra et dans l’impossibilité de la contacter pendant plusieurs jours peut-être, j’avais le sentiment d’être une enfant perdue. Je demeurais prostrée dans l’espace exigu où se trouvait l’inconfortable couchette qui démentait son nom de « lit de plumes » des siècles précédents{Allusion à la pratique syndicale nommée featherbedding, consistant à imposer la présence, jugée coûteuse et superflue par la compagnie ferroviaire, d’un salarié supplémentaire, par exemple, un pompier, à bord d’une locomotive. (N.d.T.)}.
Jack Vasilkovsky était assis sur un strapontin, l’expression indéchiffrable. Il aurait donné sa vie pour moi s’il en avait eu l’occasion. Il aurait tué.
J’avais déjà réfléchi maintes fois à ces questions, mais jamais avec une telle intensité ni avec un tel sentiment d’urgence. Je n’étais plus moi-même, je n’étais même pas la vice-présidente, j’étais le visage de la République jusqu’à ce que Ti Sandra puisse revenir en toute sécurité sur le devant de la scène.
Dans quelques heures, j’allais avoir à examiner les plans d’urgence établis par nos états-majors de défense et de sécurité. Peu après, que j’aie pu m’entretenir ou non avec Ti Sandra, j’affronterais un représentant de la Terre. Mais qui ? Et porteur de quelles exigences ?
Le minuscule hublot de la cabine laissait voir des morceaux de ciel rose en train de s’assombrir. Puis le rose se transforma en marron foncé piqueté d’étoiles. Vint ensuite un éclat bleu pâle le long de l’horizon, quelque chose que je n’avais jamais vu en direct jusqu’à présent, et la nuit tomba, froide et noire.
La cabine sentait les nanos éventées et la poussière. La motrice fonçait silencieusement en ligne droite. Il y avait peut-être d’autres trains bloqués sur la ligne, leurs ordinateurs tremblants sous les coups des impitoyables évolvons de la Terre. Jack semblait prêt à pulvériser tous les obstacles sur notre chemin, mais je commençais à penser de la même manière qu’eux et je compris qu’ils réquisitionneraient simplement la prochaine motrice en laissant les passagers bloqués se débrouiller tout seuls.
Curieusement, je commençais seulement à me rendre compte que nous étions en train de vivre des moments historiques. Que nous sortions vainqueurs ou non de cette bataille, la dispersion des dirigeants de Mars – présidente, vice-présidente et sans doute gouverneurs de district – passerait dans la légende martienne. Complots, leurres, navettes et trains dans la nuit.
L’ardoise de Jack bourdonna et un nouveau message codé arriva.
— Un autre lancement, dit-il d’une voix rauque. Point Un est toujours opérationnel, mais nos satellites sont détruits à mesure que nous les mettons en place. Ils cherchent vraiment à nous faire peur.
— Quel est le message ? demandai-je en me redressant sur ma couchette.
— J’en ai un de la présidente, destiné à vous seule, ainsi que des renseignements sur nos interlocuteurs des Mille Collines. Cailetet semble fonctionner normalement, de même qu’un certain nombre de MA dissidents mineurs. Mais rien d’autre.
Il transféra le message de Ti Sandra sur mon ardoise. Du texte, avec une seule image.
Très chère Casseia,
C’est toi la négociatrice à présent. La Terre s’adresse à nous à travers la voix sympathique de Cailetet. Tu vas, paraît-il, rencontrer un négociateur désigné par Crown Niger. La Terre a très peur. Quelqu’un d’informé a parlé. Zenger ? Les Olympiens se cachent en lieu sûr. J’ai donné à CF des instructions que je ne peux pas dévoiler ici. Dis ce que bon te semblera pour remettre Mars sur orbite. Mais dans quelques mois, peut-être quelques années, c’est nous qui posséderons les atouts. Tu apprendras ma mort à ton arrivée. Je t’aime et te confie notre enfant. Nous ne communiquerons de nouveau que lorsque nous aurons repris le combat. Il y a des criquets dans le sol.
Le texte était suivi d’une petite photo de Ti Sandra, le visage souriant mais hagard. Je commandai l’effacement du message, et la photo disparut.
Des criquets.
Jack se pencha en avant, effleurant ma main dans sa sollicitude.
— Ça va ? murmura-t-il.
— Que savez-vous sur les criquets ? demandai-je.
Il se redressa et frotta ses mains sur ses genoux.
— Seigneur Dieu ! fit-il. Bannis par traité dans toute la Triade. Qu’est-ce que nous avons pu faire à la Terre pour que… Ils ont fait ça ?
— D’après la présidente, oui.
On aurait dit qu’il allait se mettre à pleurer. Entre la colère et l’horreur, il semblait paralysé.
— Seigneur Dieu ! répéta-t-il.
Et il ne dit plus rien durant plusieurs secondes.
— Des criquets, murmurai-je pour essayer de le faire revenir sur Mars.
Il croisa les bras et détourna les yeux, les sourcils rapprochés en accent circonflexe.
— Comment contrôler une planète entière à travers tout le Système solaire ? En la criblant de nano-usines capables de fabriquer un véritable arsenal d’armes automatiques et d’arbeiters de combat autonomes. Le sol de Mars est idéal pour cela. Haute teneur en silicates, aluminium et fer. Il suffit de choisir de vieilles mines ou des carrières épuisées en apparence, mais toujours riches en minerai de base, et de les exploiter en profondeur sans déclencher d’alarme. Les nano-usines peuvent être disséminées à partir d’un simple vaisseau en orbite. Nous n’avons aucune défense contre ce genre d’atrocité.
Je songeai aux demandes récentes de concessions minières déposées par Cailetet. Comme si Crown Niger avait essayé de nous prévenir en agitant une dernière fois son drapeau d’honneur avant de le remettre sur un plateau à la Terre et de demeurer le seul survivant politique d’une planète conquise.
Je me demandais s’il y avait encore une petite chance pour que Stan et Jane soient encore en vie.
— On peut se battre contre les criquets, murmurai-je sans trop de conviction.
— Nous sommes loin d’avoir les moyens de détruire toutes ces nano-usines, me dit Jack. Le concept même de criquet est strictement interdit dans des traités signés par toutes les alliances.
— Et nous sommes trop jeunes et trop naïfs pour avoir seulement songé à nous protéger.
— En théorie, il faudrait un an ou deux à nos savants pour mettre au point une riposte au niveau nano, comme pour une infection. Mais si ces criquets ont été conçus sur la Terre…
Il n’acheva pas sa phrase.
Nous possédions, en réalité, des défenses, et elles étaient même si effrayantes que la Terre s’était sentie agressée. Les extrêmes engendrent les extrêmes. L’avenir ne semblait pas seulement dangereux et sinistre, mais véritablement incompréhensible.
Dandy quitta un instant les commandes pour nous annoncer que la voie était libre sur les cinq cents prochains kilomètres. Jack lui parla des criquets. Son visage devint gris.
Je n’avais pas mentionné la mort imminente, d’après le message, de Ti Sandra.
Jack prit la place de Dandy et la motrice continua de foncer à travers les étendues désolées de Mars, une centaine de kilomètres au sud d’Eos Chasma et Vallès Marineris.
Je ne m’étais jamais sentie aussi isolée, aussi enveloppée de silence. Les faibles vibrations du train à l’occasion d’une courbe se propagèrent dans mes jambes. Dandy s’était endormi d’un sommeil agité, calé contre la paroi de la cabine derrière le strapontin, les pieds écartés comme ceux d’un enfant, les bottes retournées.
Durant les heures qui suivirent, j’étudiai les plans d’urgence auxquels mon ardoise de vice-présidente me donnait accès. Ils n’étaient guère utiles ni inspirés. Aucun ne tenait compte des Olympiens ni des criquets. Ceux qui avaient préparé ces plans ne pouvaient pas être au courant de l’existence des premiers, et les Martiens étaient trop confiants pour envisager l’emploi des seconds par la planète mère.
Combien de Martiens allaient maintenant trouver la mort dans leur courageuse candeur ?
De combien de morts Ti Sandra et moi allions-nous assumer la responsabilité ?
Je regardai de nouveau par le hublot. Les étoiles du ciel nocturne de Mars avaient leur écho dans le sable sous la forme d’éclairs piézoélectriques tandis que la grésille se contractait sous les effets de la différence de température par rapport à la tiédeur du jour. Des milliers de lucioles s’envolaient, et j’éteignis la lumière de la cabine pour mieux les voir, pressant l’armure de mon visage contre la vitre comme une petite fille émerveillée. Durant quelques instants, la vision absorba toute mon attention, me faisant oublier mes soucis. J’étais en suspens comme un ectoplasme, un fantôme d’enfant volant au-dessus des sables. Mon rehaussement me faisait voir les pressions accumulées dans la grésille exposée aux ultraviolets à travers les années, le vent qui arrachait les couches de sable mou et poudreux, l’air soudain froid de la nuit qui descendait des sommets avoisinants, la pression exercée sur le vernis du désert pour le craqueler en minuscules cristaux de quartz.
J’imaginai alors que les éclairs étaient des criquets en train de communiquer les uns avec les autres, et je m’écartai du hublot avec un petit cri. Dandy se réveilla aussitôt. Redressant ses jambes, il me regarda en clignant des yeux. Il avait sorti son arme si rapidement que je ne vis que le résultat et non l’action elle-même.
— Un mauvais rêve ? me demanda-t-il en rangeant son arme sans s’excuser.
— Non. Mais j’étais en train d’imaginer le pire.
— Pas bon, ça, murmura-t-il.
Jack nous rejoignit pour nous annoncer que la voie semblait libre sur Schiaparelli et vers les Mille Collines.
— Nous avons croisé deux trains qui se sont déviés sur des voies de garage, dit-il. Tout au moins, ce sont leurs ordinateurs qui les ont déviés avant de se bloquer.
— Il y avait du monde à bord ? demandai-je.
— Je suppose, répondit-il, le visage de marbre.
La motrice entreprit l’ascension d’une série de chevalets inclinés formant un spectacle élégant d’une légèreté gracieuse. Nous arrivâmes au sommet d’une élévation d’où l’on voyait tout le bassin de Schiaparelli, puis nous redescendîmes. Vingt-cinq heures s’étaient écoulées depuis que nous avions quitté l’UMS. Les Mille Collines se dressaient au centre de la plaine, dans les plissements érodés d’une ancienne configuration d’anneaux concentriques. La motrice ralentit pour pénétrer dans le nouveau dépôt d’un blanc étincelant.
Les murs blancs et les arches de pression formaient un contraste intense avec l’ocre et le rouge environnants. Ils invitaient à l’assaut. La ville entière était une véritable cible. Mais ce genre de guerre était censé ne plus exister depuis longtemps. Aujourd’hui, les combattants étaient invisibles et les destructions s’opéraient de l’intérieur, à la manière des termites, et non de l’extérieur, avec des bombes. Des arbeiters de combat, disait Jack. Deux mots aux implications sinistres, qui ne semblaient pas faits pour aller ensemble.
Tout paraissait désert, ce qui n’était guère surprenant. Face à une situation d’urgence, les lapins rouges avaient tendance à se regrouper autour des sources d’eau et d’oxygène. Une station martienne, de toute manière, paraît toujours inhabitée de l’extérieur. Et la nouvelle capitale de la République n’avait pas encore reçu toute sa population de bureaucrates, membres du cabinet, juristes, gouverneurs et représentants.
Point Un avait établi son poste de commandement aux Mille Collines quelques semaines auparavant. Supervisant le dispositif de sécurité présidentiel et vice-présidentiel, assemblant les premières structures des services de renseignement et de sécurité interne de la République, Point Un avait pris sa vitesse de croisière avec une rapidité surprenante. J’éprouvai un élan de gratitude immense envers ces hommes et ces femmes que je voyais aller et venir dans le dépôt, en combinaison pressurisée et en armes, attendant l’arrivée de la motrice d’un visage sombre mais professionnel.
Nous descendîmes sur le quai d’une station profonde, à l’épreuve de tout bombardement. Je montai immédiatement dans un camion blindé qui m’emmena, à travers des galeries nouvellement percées, en direction de l’est, où le capitole était en construction.
Dandy et Jack étaient montés à l’arrière du camion avec leur supérieur, Tarekh Firkazzie. Celui-ci, mince et blond, originaire de Boreum, avait été nommé chef de la sécurité martienne le mois précédent.
Deux femmes m’ôtèrent mon armure réactive et la plièrent soigneusement pour recyclage.
— Vous êtes courageuse d’avoir voyagé avec ça sur le dos pendant un jour entier, madame la vice-présidente, me dit l’une d’elles.
Jack s’approcha alors de moi. Ses dents grinçaient de manière audible. Sa mâchoire inférieure s’avançait comme pour parodier une sorte d’héroïsme mâle. Je vis cependant que son expression, bien qu’absurde, était sincère. Il portait la douleur dans ses traits.
— Madame la vice-présidente, j’ai été désigné – nous avons tiré au sort – pour vous faire part d’une mauvaise nouvelle. Votre fardeau va être encore plus lourd à porter. Ti Sandra et son équipage ont eu un problème avec leur navette. C’est peut-être un accident, mais nous n’en sommes pas certains. Nous n’avons pas confirmation de l’endroit où s’est écrasé l’appareil. Il faudra quelque temps pour le savoir. Les arbeiters de sauvetage branchés sur le système de détresse automatique n’ont décelé aucune présence vivante à l’intérieur de l’épave. Nous amenons un magistrat par les galeries. Vous serez invitée très bientôt à prêter serment en tant que présidente. Dans quelques minutes, peut-être. Je suis navré, croyez-le bien.
L’espace d’un instant, je fus dans l’incapacité de dire si c’était la mort simulée dont Ti Sandra m’avait avertie dans son message ou si l’accident était réel. Je préférais supposer que la première hypothèse était la bonne. En tout état de cause, j’allais devenir présidente de fait.
Je ne ressentais pas la moindre émotion. J’étais devenue une machine au service d’un appareil politique fonctionnant selon ses propres règles, inéluctables et sans âme.
Point Un avait joué son rôle de protecteur de la chaîne de commandement pendant ma fuite avec la motrice. Le président par intérim de la Chambre des Gouverneurs avait été amené d’Amazonis par navette. Celui de la Chambre du Peuple se trouvait déjà aux Mille Collines. Le Congrès intérimaire, surpris en pleine campagne électorale, était disséminé sur toute la planète, à l’exception de trois gouverneurs et de deux candidats représentants. Ils étaient actuellement dans une galerie profonde, gardés par les arbeiters de défense et les humains que Point Un avait pu rassembler.
Point Un contrôlait tous les éléments de liaison disponibles. Le réseau étendu était en panne, mais certains réseaux privés sur optique locale fonctionnaient en bande étroite et mode manuel et portable. Ils nous tenaient informés sur les conditions régnant dans les stations du bassin de Schiaparelli. En fait, les communications existaient, mais représentaient moins de un pour mille de la normale.
Nous ne pouvions toujours pas communiquer avec les Olympiens. Je ne m’attendais pas à recevoir d’autres messages de Ti Sandra avant plusieurs jours, peut-être plus longtemps encore.
Toutes les règles habituelles étaient ignorées, aucun pronostic n’était plus de mise.
Conduits par Dandy Breaker, cinq gardes et deux arbeiters m’escortèrent dans l’étroite galerie de secours qui passait deux cents mètres au-dessous du Congrès, juste au-dessus de la nouvelle tête de puits alimentant les Mille Collines. C’est là que je fis face au groupe de parlementaires hébétés. Durant un bon moment, personne ne parla. Puis ils se rassemblèrent en cercle autour de moi, me serrèrent la main et commencèrent à me poser des questions.
Je levai les bras, écartai un gouverneur qui semblait sur le point de me serrer dans ses bras et articulai aussi clairement que possible, sans crier :
— Nous sommes les seuls à pouvoir agir légalement en tant que gouvernement de la République. Nous devons procéder de manière ordonnée !
Le président de la Chambre des Gouverneurs, Henry Smith d’Amazonis, un petit homme trapu à la barbe courte et aux yeux perçants de porc, utilisa sa voix de stentor pour faire taire l’assemblée.
— De toute évidence, me dit-il en aparté, nous n’avons pas le quorum, mais il s’agit d’une session d’urgence.
J’approuvai.
— Notre service de renseignement, coordonné par les responsables de Point Un, a droit à des remerciements pour le travail remarquable qu’il vient d’accomplir.
— Ils n’ont pas évité cette catastrophe ! s’écria le représentant d’Argyre.
— Leur rôle n’a rien à voir avec la défense militaire ! riposta Henry Smith en levant le poing, le menton en avant dans la posture d’un taureau se préparant à charger.
Le représentant d’Argyre referma la bouche, les yeux agrandis. Ces hommes et ces femmes étaient tous terrorisés.
— Laissez-moi dire ce qu’il y a à dire, insistai-je.
— Et sans interrompre, précisa Henry Smith.
— Il est possible que la présidente soit morte.
Certains parlementaires et même quelques gardes qui n’avaient pas entendu semblèrent se flétrir. Leur visage devint aussi blême que celui d’un enfant sous le coup d’un choc.
— Mon Dieu ! fit Henry Smith.
— Je prêterai serment dans peu de temps, à moins que nous ne puissions établir que Ti Sandra Erzul soit encore en vie. On nous a annoncé que sa navette s’était écrasée et qu’il n’y avait aucun survivant. Je suppose que la destruction de l’appareil est due à un acte de malveillance.
— Mais qui ? Pour l’amour de Dieu, qui s’en prend ainsi à nous ? demanda la représentante Rudia Bly d’Icaria.
— On m’a fait savoir que j’aurai à négocier avec des gens de Cailetet, représentant la Terre. Les Terros semblent avoir décidé que nos penseurs et ordinateurs devaient tous être paralysés par leurs évolvons.
— Mais nous les avons nettoyés ! s’écria quelqu’un. On nous a garanti que…
— Silence ! tonna Henry Smith.
Je demandai à Lieh Walker, la responsable de Point Un et de la Brigade de Surveillance, de nous faire un rapport verbal sur la situation. Ses paroles ne nous apportèrent guère de réconfort. Nous avions des informations sur les conditions régnant dans le bassin de Schiaparelli, et quelques bribes de renseignements sur des endroits aussi éloignés que Milankovic et Promethei Terra, mais c’était à peu près tout. Aucun tableau complet n’était possible.
— Les communications avec les autres localités de Mars sont sévèrement limitées, conclut-elle. Même si nous disposions des données, nous serions dans l’incapacité de les assembler de manière cohérente. Nos interprètes sont en panne. Tout est contaminé à l’exception de nos ardoises et de quelques ordinateurs individuels dont les processeurs ont été fabriqués sur Mars.
— Notre position paraît intenable pour le moment, déclarai-je. Non seulement Mars est paralysée, mais il semble que les Terros aient truffé la planète, au moins en partie, de criquets.
Tous les parlementaires ne comprenaient pas ce terme. Les Martiens, traditionnellement, s’intéressent surtout à ce qui se passe chez eux. Je leur expliquai brièvement ce qu’était un criquet.
— Comment une telle abomination est-elle possible ? demanda l’un d’eux.
Henry Smith me jeta un coup d’œil comme pour quêter mon soutien moral.
— J’ai lu quelques rapports là-dessus, nous dit-il. Il s’agit d’un lit de purin technologique sur lequel personne n’aime s’étendre.
— Nous sommes morts, alors, fit le représentant d’Argyre.
— Ne dramatisons pas, déclarai-je sèchement. Il nous reste encore quelques options.
Dandy Breaker entra à ce moment-là dans la salle pour m’annoncer que les négociateurs de Cailetet étaient arrivés au dépôt par la navette.
— Ils sont propres et bien habillés, me dit-il avec du mépris dans la voix. Leurs appareils fonctionnent encore, semble-t-il.
Je regardai Lieh Walker pour quêter une explication. Elle laissa retomber le coin de ses lèvres, et ses yeux lancèrent des éclairs de colère.
— Cailetet ne fait plus partie de nos réseaux, dit-elle. Ils ne sont peut-être pas touchés, mais ils ne donnent pas signe de vie. Aucune communication venant d’eux ne passe par Point Un.
J’étudiai les parlementaires. Il me fallait un témoin et des collaborateurs pour les négociations à mener. Je devais choisir sans me tromper parmi un groupe que je ne connaissais qu’en passant. Le gouvernement intérimaire n’avait jamais été vraiment intégré. Ti Sandra avait mené pas mal d’affaires individuellement avec eux, mais je ne les avais rencontrés que de manière occasionnelle.
— Gouverneur Smith, représentante Bly, si vous voulez bien venir avec moi…
Smith semblait désireux de rendre service, mais il était rusé et coriace, c’était Ti Sandra qui me l’avait dit, et je faisais confiance, implicitement, à son jugement. La candidate représentante Rudia Bly d’Hellas Est, sans opposant, avait siégé avec moi dans une importante commission d’architecture, plusieurs mois auparavant. Elle était généralement calme et observatrice, et je me sentais à l’aise avec elle.
Je n’avais pas envie de trop penser à l’importance de chaque décision que j’allais prendre, ni au rôle que tous ces gens allaient jouer, ni même aux sujets dont nous allions discuter avec les traîtres de Cailetet.
Quelqu’un a dit un jour qu’on ne paie pas les politiciens pour qu’ils aient des émotions. Pourtant, lorsque le magistrat me fit prêter le serment présidentiel dans une minuscule antichambre de la Salle de Justice, aux murs couverts de râteliers gris où dormaient des penseurs juridiques contaminés, je versai silencieusement quelques larmes.
Personne n’y prêta la moindre attention.
Sean Dickinson avait peu changé en apparence depuis l’époque du dôme retranché. Il se tenait très droit, les jambes à peine fléchies, les mains croisées derrière lui comme en position de repos à la parade. Les muscles de ses mâchoires se crispaient et se décrispaient continuellement tandis qu’il me fixait calmement, ne cillant qu’une seule fois durant les longues secondes où je le dévisageai.
La réunion avait lieu dans la Chambre des Gouverneurs à moitié achevée, sous les échafaudages et le magma architectural de la voûte. Les nanos au travail imprégnaient l’air d’une odeur de levure. Tant que les cuves nutritives tiendraient le coup, le capitole continuerait de se construire. Dickinson se tenait devant la tribune de marbre rose sculpté à la main où Henry Smith, s’il était élu, ferait un jour usage de son marteau pour rappeler à l’ordre la Chambre des gouverneurs.
— J’ai prêté serment comme présidente de la République fédérale de Mars, déclarai-je. Je crois comprendre que vous représentez Cailetet ?
— Je vous reconnais, fit Dickinson sèchement et sans élever la voix. Casseia Majumdar. Nous auriez-vous oubliés ?
Sa lèvre tressaillit comme s’il allait sourire, mais il détourna la tête pour jeter un regard apathique à Gretyl Laughton. Elle se tenait au premier rang de leur délégation, composée, à part eux, de quatre personnes de Cailetet. Tous semblaient mal à l’aise, comme s’ils étaient conscients d’être passibles d’une accusation de trahison malgré leur appartenance à un MA non aligné. Gretyl avait maigri. Elle faisait penser à un lévrier ou à une fouine. Elle portait des vêtements délibérément ternes, ses cheveux étaient devenus gris et elle ne semblait pas s’intéresser à son aspect physique.
— Je n’ai pas oublié, répondis-je.
— Nous avons accompli ensemble quelques actions courageuses, il n’y a pas tant d’années. Vous affirmiez alors mépriser les étatistes.
— Et j’en suis une maintenant ?
— Pis. Vous incarnez l’État.
Ni lui ni moi ne cherchions à briser la glace officielle qui nous séparait.
— Où sont vos accréditations ? demandai-je. Je ne discuterai avec vous que lorsque j’aurai vérifié votre représentativité.
— Nous sommes dûment mandatés pour négocier. Nous représentons des groupes de la Terre qui contrôlent à présent une grande partie de Mars. Ils ne souhaitent pas se faire connaître pour le moment, mais ils nous ont donné tous les codes d’identité nécessaires pour que vous puissiez vérifier. Nos documents ont été validés manuellement puisque vos penseurs et autres machines de sécurité ne fonctionnent pas.
— Il dit vrai ? demandai-je à Lieh Walker, qui se tenait aux côtés d’Henry Smith.
J’aperçus alors Tarekh Firkazzie qui se glissait dans la salle et s’asseyait discrètement dans un fauteuil de la galerie.
— Leurs codes correspondent à ceux de la Terre qui ont été expédiés à tous les gouvernements de la Triade, confirma-t-elle.
— C’est une lâcheté caractérisée, décrétai-je en secouant la tête. Ont-ils donc si peur de leurs propres électeurs ? C’est une agression indigne, légalement inacceptable.
Dickinson sourit.
— Si on parlait sérieusement ? fit-il.
Je le fustigeai du regard. Je dus faire un effort intense pour m’empêcher de bondir sur lui toutes griffes dehors.
Nous allâmes nous asseoir autour d’une table dans la section des témoins.
— Je suis mandaté pour vous faire une proposition, commença Dickinson.
Je fis un signe à Lieh. Les enregistreurs de la salle furent mis en marche.
— Nous avons été agressés sans raison, déclarai-je. Cailetet est-il dans le camp des ennemis de Mars ?
Il se pencha légèrement en avant.
— La République, puisque c’est la nouvelle dénomination que Mars a choisi de se donner, travaille à la mise au point d’armements particulièrement dangereux. Compte tenu de la situation politique dans la Triade, où une paix totale règne depuis près de soixante ans, cette démarche semble déplacée et totalement stupide.
— Nous ne préparons la fabrication d’aucune arme.
— On m’a affirmé que ces armements dépassaient en pouvoir de destruction tout ce qui a été réalisé jusqu’à présent.
Je ne voyais aucune raison de poursuivre la discussion sur ce terrain.
— Présentez vos propositions, qu’on en finisse, déclarai-je.
— Les parties responsables de cette action préventive accepteront de désactiver les blocages des flux de données martiens à condition que les personnes figurant dans cette liste (il poussa son ardoise vers moi et je la fis tourner pour lire l’écran) me soient remises en mains propres avant l’expiration d’un délai de soixante-douze heures. J’en prendrai livraison ici aux Mille Collines et les transporterai ailleurs. Elles seront par la suite éventuellement transférées sur la Terre.
Je pris connaissance de la liste. Il y avait là tous les Olympiens, Zenger, Casares et dix-neuf autres. Parmi eux, la fine fleur scientifique de Mars.
— Qu’espérez-vous obtenir avec ça ? demandai-je.
— La paix, répliqua Dickinson. Le retour aux flux de données normaux. Un grand nombre de vies sauvées.
— Et les criquets ?
— Les criquets ?
— Les arbeiters de combat. Les nano-armées.
Il prit un air perplexe.
— Vos montreurs de marionnettes ne vous disent pas tout. Ou ça, ou vous fermez délibérément les yeux.
Il haussa les épaules.
— Ce que la Terre est en train de faire à Mars va détraquer l’équilibre de la Triade, continuai-je d’une voix tremblante. Plus personne ne pourra se sentir en sécurité.
— Épargnez-moi vos sermons, fit Dickinson.
Gretyl s’avança alors.
— Nous comprenons mieux que vous les délicats équilibres de la situation, murmura-t-elle.
— Vous et vos idéaux de jeunesse ! Bon Dieu, Sean ! Tu ne vois pas que tu es dans le camp de Crown Niger ?
Je me forçai à me taire, mais tout mon corps tremblait de rage réprimée. Trois jours !
— La République n’a pas autorité pour enlever des citoyens, déclarai-je.
— La situation, je pense, peut se résumer ainsi, fit Dickinson. La Terre fait passer sa propre sécurité avant tout le reste et ne se fie aucunement aux intentions martiennes. Quatre-vingt-dix-huit pour cent des humains vivent encore sur la planète mère. Sachant ce que je sais de ton gouvernement, je ne vous ferais pas confiance moi non plus.
— Nous n’avons jamais manifesté la moindre hostilité envers la Terre. Tout le contraire, en fait.
— Mars aurait dû conserver son innocence, fit Dickinson. Pas d’État planétaire, pas d’interférences avec les grands. Rien d’autre que la paix et une relative prospérité. Je me suis battu toute ma vie contre l’étatisme. Tous les gouvernements finissent un jour ou l’autre par avoir recours à la force.
— Je suppose que ce ne sont pas les seules conditions ?
Il reprit son ardoise pour la lire.
— Retour à la structure économique des MA durant un minimum de vingt ans. Des moniteurs seront installés par la Terre dans tous les centres de recherche. Il y aura des visites d’inspection régulières dans toutes les installations de Mars, quelles qu’elles soient.
Ils avaient renoncé à nous laisser tranquilles. Ils nous voulaient affaiblis, enfermés dans notre propre passé, déchus de nos nouveaux pouvoirs. Quelqu’un avait fait le calcul que la situation technologique dégénérerait avant que toute négociation pacifique pût être menée à sa fin.
— L’occupation par la Terre, murmurai-je. Incroyable. Qui a pu croire que ce serait viable ?
— Ce n’est pas mon problème, déclara Dickinson.
— Et qu’est-ce que tu y gagnes, personnellement ?
— L’exil, je suppose. Aucun Martien ne tolérera plus ma présence ni celle de Gretyl. Aucun doute que si nous restons ici nous serons morts dans deux ou trois mois. Nous irons sur la Terre.
— Et ça te satisfait ?
— Pour voir la fin de l’État martien, j’accepte avec joie ma mort et celle de Gretyl. Je suis fidèle à mes idéaux. Je n’ai pas changé, moi, Casseia.
— Chaque pays a ses traîtres.
Il haussa les épaules pour écarter cette remarque et battit des paupières.
— Il me faut ta réponse au plus vite, dit-il.
— Quand ?
— Dans moins d’une heure.
— Nous n’avons pas le quorum. Si tu pouvais nous aider à réunir le reste du gouvernement…
— Ne cherche pas à gagner du temps. Nous sommes tous ici pour essayer d’éviter une plus grande catastrophe. Si nous n’y arrivons pas, des mesures plus radicales seront prises.
— Les criquets.
— Je n’en sais absolument rien. En tant que présidente, tu es habilitée par la constitution à négocier des traités avec une puissance étrangère.
— Mais pas à signer une capitulation en temps de guerre.
— Nous ne sommes pas en temps de guerre.
— Et c’est quoi, ça, alors, pour l’amour de Dieu ?
— Déstabilisation rusée et dévastatrice imposée par une puissance infiniment supérieure. Pourquoi mâcher les mots ? Je ne pense pas que tu sois stupide. Nous avons une heure, pas davantage. J’ai cru comprendre que si la Terre ne recevait pas de réponse avant l’expiration de ce délai, le nœud se resserrerait.
Ce n’était pas une négociation, c’était un ultimatum. Mars serait étranglée si je ne disais pas oui à tout. J’avais la tête qui tournait, j’allais défaillir de rage refoulée.
— Tu n’as donc pas de cœur dans la poitrine ? demandai-je à Sean. Tu ne ressens rien en voyant souffrir ainsi ta planète ?
— Ce n’est pas moi qui ai créé cette situation, répliqua-t-il vivement.
— Nous sommes des Martiens honorables, déclara Gretyl.
Pas le choix. Pas d’issue. Vendre à l’ennemi l’avenir de la République et tout ce à quoi nous avions travaillé jusqu’ici. Ce serait moi que l’on accuserait de traîtrise. Une sorte de délire se lova autour de moi avec une insistance séductrice. Meurs mais ne fais pas ça. Je ne pouvais pas les écouter.
Lieh regardait attentivement son ardoise depuis plusieurs minutes. Elle se leva dans la galerie et s’approcha de moi d’une démarche feutrée de crabe, la haine brillant dans ses yeux fixés sur Sean Dickinson. Elle se pencha pour murmurer à mon oreille :
— Madame la présidente, nous avons pu établir le contact avec les Olympiens. Ils disent qu’il ne faut pas brader le fonds de commerce et que vous devez quitter immédiatement cette assemblée pour monter avec moi à la surface. Charles vous fait savoir qu’il doit voir quelqu’un à propos d’un chien effroyable.
Je tournai vers elle des yeux perplexes. Elle se redressa et s’écarta de moi à reculons.
— Il faut que je discute de ça avec les personnes que j’ai rassemblées ici, annonçai-je à Sean.
Il hocha la tête comme s’il commençait à trouver le temps long.
— Tu auras ta réponse, ajoutai-je.
Je quittai la table en faisant signe à Smith et Bly de me suivre. Nous allâmes retrouver Firkazzie et Lieh dans le vestiaire des gouverneurs.
— Que se passe-t-il ? leur demandai-je.
Mes nerfs étaient en loques, toute mon assurance s’était envolée. Lieh laissa parler Firkazzie.
— Nous devons vous conduire à la surface dans les dix minutes qui viennent, déclara-t-il. Il y a une plate-forme d’observation au sommet du bâtiment principal du capitole, mais elle n’est pas encore pressurisée.
— Qui a donné cet ordre ?
— Ce n’est pas un ordre, madame. C’est une demande de Charles Franklin. Il dit que votre présence est indispensable et que c’est extrêmement important.
J’éclatai de rire et fis un effort sur moi-même pour m’arrêter avant que cela ne se transforme en un braiment hystérique.
— Que diable peut-il y avoir de plus important en ce moment que la négociation avec la Terre ?
— Je ne fais que transmettre le message, me dit Lieh.
Elle se raidit et soutint mon regard jusqu’à ce que je me calme.
— Allons-y, dans ce cas, murmurai-je.
— Nous n’avons pas beaucoup de temps, m’avertit Firkazzie. Nous devons mettre nos combinaisons et grimper à travers le chantier.
Dandy, Firkazzie et Lieh m’accompagnèrent. Tous les autres, parlementaires et assistants, restèrent derrière. Ils ne nous auraient servi à rien.
Nous prîmes un ascenseur qui nous conduisit aux niveaux supérieurs, deux étages au-dessus de la surface. J’étais trop hébétée et désorientée pour songer au protocole. Je sentais sur moi le souffle sinistre de la menace qui pesait sur Mars. Je voyais notre planète dévastée par des armées terros surgissant des sables. Je ne pouvais écarter de moi l’idée que cette pollution, cette agression inqualifiable avait déjà causé des morts et devait cesser au plus tôt, faute de quoi… Sean Dickinson m’avait lancé un ultimatum inacceptable. Je n’avais pas le choix. Il fallait accepter. Qui pouvait dire ou faire quoi que ce soit qui changerait cela ?
J’attendis dans une petite pièce obscure et glacée pendant que Dandy et Lieh sortaient des combinaisons, les essayaient et les déclaraient en état. Nous les revêtîmes avec les recycleurs. Les joints s’activèrent. Ma combinaison s’ajusta automatiquement autour de moi.
Lieh, Dandy et un architecte dont je n’avais pas retenu le nom me conduisirent à travers un court labyrinthe de cuves nutritives et de réservoirs de magma architectural. Passé les barrières de sécurité, le grand hall obscur et silencieux donnait sur un corridor courbe et une porte étanche ouverte au-dessus de laquelle clignotait un voyant rouge de basse pression. On apercevait un coin de ciel sombre avec des nuages épars que les premières lueurs de l’aube faisaient rosir.
Nous étions sur un chemin de ronde qui dominait les Mille Collines et le bassin de Schiaparelli, vingt mètres au-dessus de la surface brun-rouge. Des coulées de lave nettes et polies, striées de poches de sédiments, s’étendaient sur des kilomètres à la ronde. L’air était immobile et glacé, le silence profond. Nous n’avions pas allumé nos radios de peur d’attirer l’attention d’assassins invisibles. Les vaisseaux terros pouvaient nous repérer à des milliers de kilomètres de distance et nous faire tout ce qu’ils voulaient.
J’écartai les bras, perplexe, en me demandant à quoi j’allais assister. Presque par hasard, mon regard se porta à l’ouest et je vis Phobos, une heure après son lever et quatre heures avant son coucher à l’est. Je regardai encore plus loin, et ma nuque se raidit soudain tandis que les larmes me montaient aux yeux. Un chien effroyable.
Charles avait dit qu’il devait voir quelqu’un à propos d’un chien effroyable. J’ignorais ce qu’il avait l’intention de faire au juste, mais un espoir insensé, une folle intuition commençaient à percer en moi. Mes fantasmes se transformaient en conviction. Tout concordait. Le Mercure pouvait les emmener là-bas avec tout leur équipement et leurs penseurs. Charles était exactement le genre de mégalomane tranquille qui pouvait penser à une telle chose et l’offrir secrètement sur un plateau à Ti Sandra.
J’ouvris la bouche pour parler, mais me rendis compte que personne ne m’écouterait. Je leur montrai du doigt le satellite, attirai Lieh vers moi jusqu’à ce que nos casques se touchent presque et hurlai littéralement la phrase de Shakespeare.
— Pas de quartier ! Lâchez les chiens de guerre{Cry « Havoc ! » and let slip the dogs of war. Jules César, acte ni, scène 2. (N.d.T.)} ! Terreur ! Terreur et panique ! Les chiens de guerre ! Regardez Phobos ! Seigneur Dieu, Lieh ! Il va le faire ! Il va le faire !
Elle s’écarta, ses yeux en amande louchant de sollicitude, comme si elle avait peur que je ne sois soudain devenue complètement folle. Je riais et pleurais à la fois, convaincue de savoir, convaincue que d’une manière ou d’une autre cet horrible fardeau allait m’être ôté des épaules. Dandy colla son casque au mien pour me demander avec inquiétude :
— Quelque chose qui ne va pas, madame ?
Je le saisis par les épaules et le tournai face à l’ouest, face à la lune familière que nous avions vue si souvent depuis notre naissance. Ce chien de garde Effroi qui accompagne le dieu de la Guerre et qui a l’air, malgré son nom, si inoffensif et innocent avec sa petite taille, rogné par les météorites et les exploitations minières des premiers temps, orbitant autour de Mars en sept heures et quarante minutes à six mille kilomètres de la surface, proche et rapide, avec son compagnon canin Panique.
Lieh, Dandy et moi avions maintenant les yeux tournés vers l’ouest. L’architecte restait dans l’ombre, ne tenant pas, sans doute, à s’exposer au rayonnement étrange qui nous avait rendus fous.
Lumineux et glorieux sur le fond noir du ciel constellé, Phobos grimpa derrière une basse effilochure de nuage de glace. Il devint pâle et fantomatique à travers le nuage, miroita un instant et émergea plus cristallin, net et réel que jamais. Je concentrai sur lui ma volonté, comme pour aider Charles, comme si un lien psychique s’était créé entre nous tous dans le danger et que nous avions le pouvoir de savoir ce que les autres faisaient et pensaient. Ma volonté se posa sur le satellite et la terrible concentration me rendit presque folle.
Phobos disparut. Il n’y avait aucun nuage pour le cacher, aucune formation de poussière. Le caillou gris en orbite, aux contours si tranchants, n’était simplement plus là.
Mon souhait était devenu une révélation. Dandy et Lieh fixaient le ciel sans comprendre. Ils ne savaient pas ce que je savais.
Lieh se tourna vers moi, ses yeux élargis de terreur. Dandy et elle collèrent en même temps leur casque au mien.
— Ils l’ont fait sauter ? demanda Dandy.
— Non, murmurai-je, les larmes aux yeux. Ils ont montré à la Terre ce que nous sommes capables de faire.
Ils ne comprenaient toujours pas. Cela m’était égal. Dans mon extase et mon soulagement, dans ma terreur absolue pour Charles, je les aimais comme s’ils étaient mes propres enfants. Je leur saisis le bras et hurlai, nos casques fermement soudés :
— Ils sont allés sur Phobos et ils l’ont déplacé ! N’oubliez jamais ce que vous avez vu ! Jamais ! N’oubliez jamais !
Sur le chemin de ronde de la future plate-forme d’observation, j’exécutai une folle pirouette puis me rétablis en attrapant une colonne et scrutai l’immensité rouge-orange de la plaine. Phobos avait quitté le ciel de Mars et j’ignorais si ou quand il reviendrait.
Mais je savais, aussi sûrement que si Charles ou Ti Sandra me l’avaient dit eux-mêmes, où ils l’avaient envoyé. Et je savais aussi que Charles était dessus. À travers le Système solaire. Au voisinage de la Terre. En guise de terrible avertissement de la part de ses enfants opprimés.
Phobos brillait maintenant dans le ciel de notre mère à tous.
Qu’on ne me marche pas sur les pieds.
Dickinson était là où je l’avais laissé. Gretyl était assise à côté de lui. Ils semblaient sereins, heureux de jouer leur rôle dans ces grands événements. Il faudrait près d’une heure pour qu’un message puisse leur parvenir de la Terre. Jusque-là, j’étais libre de jouer avec lui, et je me sentais pousser de méchantes griffes.
Tout aussi ignorants que Dickinson, les parlementaires reprirent leurs sièges à mon entrée.
— Mr. Dickinson, déclarai-je, je rejette votre ultimatum. Vous êtes en état d’arrestation. En vertu des lois de la République Fédérale de Mars… (je consultai mon ardoise, me penchai en avant par-dessus la table et pointai un doigt sur lui), vous êtes accusé de crimes au plus haut degré contre la République, y compris celui de haute trahison, d’espionnage, de défaut de déclaration d’activité en tant qu’agent étranger et, pour finir, d’atteinte à la sécurité de la République. (Je me tournai vers Gretyl.) Toi aussi, ma chérie.
Dickinson jeta un coup d’œil à ses quatre collaborateurs de Cailetet. Puis il se tourna de nouveau vers moi en battant des paupières. Son impassibilité ne laissa pas de m’impressionner.
— C’est ta réponse ? demanda-t-il.
— Non. Ma réponse aux groupes que tu représentes et à toi est que, en temps voulu et lorsque les circonstances s’y prêteront, que le calme aura été restauré dans notre République et toutes les menaces écartées, nous discuterons sur le fond avec les gouvernements de la Terre dûment identifiés, en personnes civilisées. Il y aura alors dans cette Chambre un quorum de représentants élus ou officiellement désignés ainsi que des diplomates et négociateurs venus de la Terre. Les choses se feront de manière légale, au vu et au su de tous.
Gretyl avait perdu une partie de son assurance. Elle regardait autour d’elle en battant des paupières comme une biche apeurée dans une cage. Je me souvins de la Gretyl décidée que j’avais connue, arrachant son masque à la surface, prête à se transformer en martyre pour sa cause. Je me souvins aussi, avec une triste clarté, de la manière dont j’avais vu en Sean Dickinson la quintessence de la noble figure mâle, tranquille et résolue. Il n’aurait eu qu’un geste à faire et je tombais dans son lit. Là, il aurait été digne et réservé, un peu glacé. J’aurais été rongée pour lui d’un amour ravageur. Il m’aurait déchirée puis laissée tomber.
Je me sentais bénie des dieux de n’avoir jamais eu cette occasion.
— Tu es certaine de ce que tu veux que je leur dise ? demanda-t-il.
— Oui. Tu diras à Crown Niger et à la Terre que tes accréditations ne sont pas recevables. (Je me tournai vers Dandy.) Quand il aura fini, arrêtez-le. Arrêtez-les tous.
Le gouverneur Henry Smith d’Amazonis paraissait sur le point de s’évanouir.
Sean Dickinson se leva, le visage soudain gris cendre.
— J’espère que tu sais ce que tu fais, me dit-il.
L’espace d’un instant, nous nous dévisageâmes en silence. Sean cligna des yeux, se détourna lentement et murmura :
— Je ne t’ai jamais fait confiance. Depuis le début.
— J’aurais donné ma vie pour toi. Mais j’étais jeune et bête.
J’aimerais faire une pause à présent, prendre le temps de souffler un peu et de repenser mon histoire. Je me souviens avec tant de vivacité de mes émotions d’alors que c’est comme si je me retrouvais là-bas dans cette salle. J’ai écrit les lignes qui précèdent en pleurant comme une petite fille. C’était le moment culminant de ma vie, peut-être parce que ce qui suivit fut trop immensément triste pour posséder une réalité.
À partir de là, les événements tombent dans ma mémoire comme des créatures mortes au fond d’un vieil océan, aplaties, comprimées, totalement irréelles.
Je ne prétends pas ne pas avoir eu ma part de responsabilité. J’étais plus impliquée, et par conséquent plus responsable que la plupart des personnes concernées. Le blâme est tombé droit sur mes épaules et je l’ai assumé.
Phobos apparut dans le ciel de la Terre sur une large orbite elliptique inclinée de trente degrés à l’équateur, avec un périgée de mille kilomètres et un apogée de sept mille kilomètres.
La face brillante du satellite, croissant et décroissant rapidement, changea toute l’équation de la situation comme rien d’autre n’aurait pu le faire. Mars avait les moyens de bombarder la Terre avec des lunes. Dans l’équilibre stratégique de la Triade, nous étions maintenant en mesure de faire pencher la balance du côté que nous désirions.
La Terre ne savait pas que la surface de Phobos abritait les hommes et le matériel indispensables à la mise en œuvre de toute cette puissance. Et son ignorance l’affaiblissait.
Mais ce que la Terre allait bientôt apprendre ou deviner pouvait nous affaiblir à notre tour.
Les évolvons se retirèrent dans les six heures qui suivirent, commandés par les satellites de la Terre en orbite autour de Mars. Ces satellites s’autodétruisirent ensuite, laissant de minuscules traces rouges dans le ciel noir. Nous reçûmes l’assurance qu’il n’y avait pas de criquets dans le sol martien. La confusion et la faiblesse du moment nous poussèrent à accepter ces affirmations. Mars commençait seulement à revivre. Les données circulaient de nouveau dans son corps.
Les réseaux de communication mis sur pied par des amateurs au cours des jours précédents furent recensés, réorganisés et officialisés pour servir éventuellement en d’autres occasions. Nous ne nous laisserions plus prendre en pareille position de vulnérabilité. Dans toutes les stations à travers Mars, les ingénieurs mirent au point des systèmes de flux de données plus simples et plus fiables. Nous retournions cinquante ans en arrière, mais c’était pour nous la garantie de pouvoir respirer, boire de l’eau pure et ne plus jamais connaître l’horreur de la rose du vide dans une galerie éclatée.
Mars se mit à compter ses morts. Chaque atrocité fut diffusée à travers la Triade. La tactique de la Terre avait fait long feu – pour le moment.
Alice I et Alice II faisaient partie des victimes. La moitié de nos penseurs de haut niveau ne purent être réactivés. Leur mémoire fut récupérée et en partie restaurée dans d’autres penseurs, mais leur essence – leur âme de penseur – était perdue à jamais. Je ne me permis pas de pleurer Alice. Il y avait trop de sujets de lamentation. Si je me mettais à pleurer les morts, je ne pourrais plus jamais m’arrêter. Et j’étais toujours sans nouvelles de Ti Sandra et d’Ilya.
Deux jours durant, navettes et trains affluèrent dans la nouvelle capitale, apportant parlementaires et juristes soucieux de voir confirmer l’indépendance de la République et son existence même. Munis de matériels nouveaux, les experts avaient décidé de tout passer au peigne fin et d’extirper la pollution implantée par la Terre.
Pendant deux jours, je coordonnai les opérations en tant que présidente, sachant bien que mon office était provisoire, persuadée – sans en avoir confirmation – que Ti Sandra était en vie quelque part. J’étais inquiète qu’elle ne donne pas encore signe de vie. Cela ne lui ressemblait pas, d’éviter le moindre risque. La politique exigeait son retour, ne fût-ce que pour rassurer les citoyens de Mars.
Je ne dormais pas. J’avais à peine le temps de manger tandis que je me déplaçais de station en station autour d’Arabia Terra, en train ou en navette, ne passant jamais plus de quelques heures d’affilée au même endroit. Nous n’accordions aucune confiance aux assertions de la Terre. Chat échaudé…
Cinq jours après le déplacement de Phobos, je fus invitée à assister au retour du satellite du haut d’une coupole d’observation de Paschel, non loin du bassin de Cassini. Dandy Breaker, Lieh Walker et le gouverneur d’Arabia Terra, Lexis Caer Cameron, accompagné de trois de ses collaborateurs, m’entouraient sous le large dôme de plastique. Nous levâmes nos coupes de champagne en regardant, cette fois-ci, à l’est.
— J’aimerais bien savoir ce que tout cela signifie, nous dit le gouverneur Cameron.
— Moi aussi, déclarai-je.
Lieh, pour une fois, se permit d’exprimer une opinion.
— Cela signifie que nous n’aurons plus jamais à nous incliner devant personne, dit-elle.
Je souris, mais j’étais incapable de partager son optimisme. Notre triomphe, en fait, allait être de courte durée.
— Trente secondes, annonça Lieh.
Nous attendîmes. J’étais à peine capable d’avoir des pensées cohérentes tant j’étais épuisée. J’avais besoin d’un bon bain pour purifier tout mon corps. Je l’aurais même échangé complètement contre un autre.
Phobos apparut, sous la forme d’un croissant qui s’élevait de neuf à dix degrés au-dessus de l’horizon. Après avoir effectué quelques relevés, Lieh nous confirma qu’il était sur la bonne orbite.
Le chien effroyable était rentré à la niche et n’avait pas souffert, apparemment, du voyage.
Je ne bus pas mon champagne. Après avoir remercié le gouverneur, je lui tendis ma coupe et Dandy m’escorta rapidement vers la sortie. Pas le temps de m’attarder.
Lieh établit des connexions avec les nouveaux satcoms et me montra les réactions des LitVids à travers la Triade. Je regardai et écoutai en silence. J’avais dépassé le stade de l’hébétude. J’étais figée dans mon isolement.
Je n’avais pas eu de nouvelles d’Ilya depuis la Suspension – c’était le nom donné par les journalistes de Mars à la guerre éclair.
Dans toute la Triade, un sentiment d’indignation contre la Terre avait explosé, s’était calmé puis avait fait de nouveau explosion sous la forme d’un appel au boycott général de la part de tous les exportateurs de matières premières. Ce qui n’était pas très réaliste. La Terre avait des stocks pour plusieurs années, en vue d’éviter les fluctuations du marché. Mais les répercussions politiques promettaient d’être sérieuses.
Les prospecteurs des cités astéroïdes descendirent en rangs serrés sur les consulats terros pour demander des explications sur cette agression.
La Lune, comme il se doit, s’efforçait d’adopter un profil bas, mais les réseaux indépendants se hérissaient de demandes de démission, d’enquête et d’élections nouvelles. Quelques MA lunaires indépendants exprimèrent ouvertement leur solidarité avec la République Fédérale de Mars ignoblement agressée. J’entendais les échos de la peur dans tout le Système solaire, et particulièrement dans les très vulnérables Ceintures. Plus personne, dans la Triade, ne pouvait faire confiance à la vieille mère.
Finalement, le président des États-Unis de l’Hémisphère occidental demanda une enquête sur les causes du conflit.
— Nous voulons comprendre ce qui s’est passé ici et découvrir qui a pris la responsabilité de donner ces ordres et de lancer ces actions, conclut-il, afin d’éviter que des catastrophes plus graves ne se produisent à l’avenir.
— Tu ferais mieux de balayer devant ta porte, murmurai-je entre mes dents.
Je ne faisais confiance à aucun politicien terro.
— Intéressant, fit Lieh en plaçant son ardoise devant moi.
Elle s’était frayé un chemin, à travers plusieurs couches complexes, jusqu’à un petit réseau d’information terro extrêmement confidentiel, nommé Lumen. Elle ne me donna pas de détails sur la manière dont elle avait eu accès à l’abonnement. Mars avait ses pirates et ses infiltrateurs de connaissances interdites. Point Un avait sans doute recruté ce qu’il y avait de mieux parmi eux.
— Ce bulletin a été communiqué aux abonnés il y a six heures, me dit-elle.
Une femme distinguée d’un certain âge, aux traits ridés et fatigués, en tailleur vert impeccablement ajusté, était assise, la nuque raide, au milieu d’une image en deux dimensions. Elle commentait ou lisait des rapports sur papier venus des quatre coins de la Terre. À première vue, cette procédure semblait terne et démodée, même au regard des critères martiens, mais je me forçai à écouter ce qui se disait.
— Aucune nation, aucune alliance n’a pris la responsabilité de déclencher cette action contre Mars. Aucun expert n’a donné d’explication satisfaisante sur les raisons qui pourraient avoir poussé une quelconque autorité à agir ainsi. Les appels à un référendum judiciaire, en l’absence de coupables clairement désignés, inquiètent grandement l’observateur que je suis. Je pense que nous avons, une fois de plus, affaire à des éminences grises qui se sont placées à l’abri de tout vote démocratique et même au-dessus des grandes alliances. Je les imaginerais bien tapies dans les esprits fusionnés qui contrôlent les plus grands et les plus secrets de nos penseurs, ceux qui supervisent la situation patrimoniale et financière de la Terre. Issus de l’ancien système de surveillance nationale installé aux États-Unis il y a plus d’un siècle et demi, confinés jadis dans des rôles d’observateurs passifs, ces esprits fusionnés – dont l’existence a fait l’objet de nombreuses rumeurs mais n’a jamais été confirmée – sont devenus les plus grands processeurs de données de toute l’histoire humaine. Avec le transfert de la défense spatiale aux alliances, ils ne se limitent peut-être plus à leur rôle de conseiller, et il n’est pas impossible qu’ils aient décidé de tâter du pouvoir à leur tour. S’il en est bien ainsi, nos abonnés préféreront peut-être se retirer de tous les marchés de flux de données pendant quelques mois, voire quelques années. Il y a quelque chose qui bouge, et c’est plus gros que ce que la plupart des individus sont prêts à encaisser.
Malgré l’état d’épuisement où je me trouvais, je frissonnai.
— Vous en aviez déjà entendu parler ? demandai-je à Lieh.
— Seulement sous forme de rumeurs incontrôlées. Mais il s’agit d’un réseau confidentiel haut de gamme, avec moins de trente mille abonnés officiels. En principe, ils ne disent pas n’importe quoi.
— Un groupe sélect, murmurai-je. Au-dessus du troupeau. Transmettant ses ordres par le biais des alliances et des nations. De qui peut-il vraisemblablement s’agir ?
— Les gros bonnets de la GAEO, suggéra Lieh. Ils contrôlent toute la défense du Système solaire.
Dandy changea de position, mal à l’aise, sur son siège.
— Je crois que j’ai vu et entendu assez de trucs à faire dresser les cheveux sur la tête pour toute une vie, dit-il.
Officieusement, Mars était sur le pied de guerre. De par la constitution, en tant que présidente en exercice jusqu’au retour de Ti Sandra, je disposais de pouvoirs extraordinaires.
Mais même mes pouvoirs extraordinaires ne pouvaient rien contre ceux de Cailetet. Nous étions obligés de les traiter comme une nation étrangère souveraine. Nous pouvions leur déclarer la guerre, d’une certaine manière, et nous en avions bien l’intention, mais ce serait une guerre purement économique. Je me faisais du souci pour Stan. J’espérais qu’il saurait se servir de sa grande intelligence pour demeurer à l’abri avec sa famille.
Les rapports sur les conséquences de la guerre éclair commençaient à pleuvoir. Station après station, région après région, les listes des morts et des disparus, les bilans des dommages et les demandes d’aide affluaient sur les canaux rétablis. Point Un transmettait les communications sur le réseau du gouvernement, et Lieh les extrayait des canaux parlementaire et présidentiel pour les regrouper et les résumer.
Certaines régions n’envoyaient toujours pas de nouvelles. Les flux de données n’avaient pas été rétablis partout. Certains penseurs occupant des postes clés semblaient « morts », sans espoir de retour.
Mars hurlait sa douleur. J’eus soudain l’impression de n’entendre plus qu’un seul cri vivant. J’écartai énergiquement cette idée. Je ne pouvais pas m’autoriser pour le moment à entretenir des intuitions aussi sinistres.
Dans la navette qui me ramenait aux Mille Collines, je m’efforçai de me reposer un peu, mais j’étais incapable de fermer les yeux plus d’une minute d’affilée. Mon rehaussement se faisait de nouveau sentir. Je me mis à calculer la force nécessaire pour déplacer une masse de la taille de Phobos. Je visualisai en équations à plusieurs niveaux les fonctions décrivant le transfert de correspondance pour la conservation de ces paramètres dans un système plus large… celui de la galaxie tout entière. Personne ne s’apercevrait de rien. Nous étions devenus des voleurs dans une salle du trésor immense.
Je prononçai tout haut un certain nombre de conclusions de mon rehaussement.
Dandy entra à ce moment-là dans la pénombre de la cabine pour m’apporter mon repas.
— Pardon ? fit-il.
— Je parlais à ma muse. Je suis possédée par la physique.
— Ah ? Et que vous dit-elle ?
Je secouai la tête.
— Je n’ai pas faim.
— Tarekh dit que si vous ne mangez pas ça, son devoir le contraindra à vous le faire avaler de force.
Il posa le plateau à côté de moi avec un petit sourire. Je remuai la nourriture quelques instants, avalai deux ou trois gorgées et renouvelai mes efforts pour dormir.
Je dus y réussir un court moment, car Dandy et Lieh apparurent subitement devant moi. Lieh était en train de me secouer doucement par le bras.
— Madame la vice-présidente, c’est officiel. Elle est vivante.
Je levai les yeux vers elle, l’esprit embrumé.
— Ti Sandra est en vie. La nouvelle est confirmée.
— Merci, murmurai-je.
— J’ai un message de la présidente, poursuivit Lieh.
— Elle est blessée, précisa Dandy. Elle est actuellement en convalescence dans un lieu secret.
Je pris mon ardoise et la mis en contact avec celle de Lieh. Ils se retirèrent pour me laisser écouter Ti Sandra. Mes yeux se remplirent de larmes lorsque je vis apparaître son visage. On distinguait vaguement l’équipement hospitalier autour d’elle. Elle ne semblait pas souffrir, mais son regard était perdu dans le vague, et je compris que son système nerveux était sous contrôle nano.
— Ma petite sœur Cassie, commença-t-elle. (Ses lèvres avaient du mal à se décoller, ce qui assourdissait ses paroles. Quelqu’un lui donna à boire. Des gouttes luisantes coulèrent sur son menton.) Je te suis reconnaissante d’avoir porté cet horrible fardeau durant la semaine qui vient de s’écouler. Notre petit subterfuge a failli se transformer en réalité. Nous nous sommes vraiment écrasés avec la navette sur les pentes de Pavonis Mons. J’ai servi de cible à quelqu’un. Paul est mort.
Mes larmes se donnèrent libre cours. Ma poitrine se souleva. J’eus l’impression que mon corps tout entier allait se vider, que mon cœur allait s’arrêter de battre. Je poussai un gémissement sourd.
Dandy entrouvrit la porte pour passer la tête à l’intérieur puis se retira aussitôt.
— J’ai perdu la moitié de mon corps, paraît-il. Ce grand corps que j’aimais tant. Mais je guérirai. Les nouvelles chairs sont en train de se faire. Cependant, aucun penseur n’est là pour superviser. Aucun ordinateur ne contrôle les opérations. Vingt médecins humains se relaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je me fais l’effet d’une gamine gourmande qui s’empiffre alors que les autres manquent… Mais ils ne veulent pas prendre de risques. Ils ne veulent pas que je sois en contact avec quoi que ce soit qui pourrait s’ajouter au mal qui a déjà été fait. Je ne ressens aucun chagrin pour le moment. Ils disent que je n’en ressentirai pas pendant un bon bout de temps.
« C’est moi qui ai dit à Charles et Stephen de faire ce qu’ils ont fait, Cassie, juste après mon accident, avant de perdre totalement connaissance. J’espère que j’avais encore tous mes esprits. Ça a accéléré les choses, n’est-ce pas ? Je leur ai demandé s’ils étaient prêts et ils m’ont assuré que oui. C’était dangereux, mais ils se sentaient capables de le faire. À présent, c’est terminé et tu dois continuer à ma place. Dis-leur que nous leur sommes tous reconnaissants. Mais il reste tant à accomplir.
« Il faudra que tu assures mon intérim pendant quelque temps. Tu es plus qu’une béquille pour moi, Cassie chérie. Tu dois être moi en plus de toi. Je ne sais pas si mes pensées sont aussi claires qu’elles le devraient.
J’avais envie de me recroqueviller sur moi-même, de redevenir une petite fille irresponsable et protégée par les autres. Pis encore, un sentiment de terreur absolue avait pris racine en moi. J’éteignis l’ardoise, coupant Ti Sandra en plein milieu d’une phrase. Je hurlai presque pour faire venir Lieh. Elle se précipita, blême, et se laissa tomber à genoux devant mon fauteuil.
— Trouvez Ilya, commandai-je en lui saisissant la nuque.
— Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir, murmura-t-elle. Nous le cherchons depuis que la circulation des données est rétablie.
— Trouvez-le, je vous en supplie, et prévenez-moi immédiatement !
Elle hocha la tête, exerça une pression sur mon bras et quitta de nouveau la cabine.
Je touchai l’ardoise et Ti Sandra parla de nouveau.
— … qu’il nous reste très peu de temps pour obtenir un consensus. Les élections ne peuvent pas avoir lieu. La République est encore sous la menace, plus que jamais, peut-être. Le Système solaire est fatal. Fatal pour Mars. Tu demanderas à Charles de t’expliquer. Tout est déséquilibré. Nous avons utilisé la peur pour combattre les effets de la terreur. Écoute bien. Nous sommes des brebis, toi et moi. Nous sommes sacrifiables pour la bonne cause.
« Et je ne parle pas de nos vies, ma chérie, mais de nos âmes.
Le centre de recherche de Melas Dorsa avait été abandonné au début de la Suspension. Charles était parti à bord du Mercure avec Stephen Leander. Les autres avaient pris un tracteur avec tout l’équipement qu’ils avaient pu sauver. Des images récentes du site confirmaient le bien-fondé de la décision de maintenir les Olympiens toujours en mouvement. Les restes des galeries, les alentours, la station elle-même avaient été éventrés, labourés comme par des milliers de taupes et d’insectes taraudeurs.
Les criquets. La Terre avait nié en avoir implanté. Nous diffusâmes donc les preuves à travers la Triade. Une nouvelle page dans la guerre des nerfs. Tarekh Firkazzie et Lieh suggérèrent que nous considérions la planète Mars comme à jamais « minée » et que tous les projets futurs tiennent compte d’un éventuel surgissement d’arbeiters de combat cachés dans le sol. Nous ne pourrions jamais nettoyer complètement la planète.
Firkazzie avait tristement examiné les restes du labo de Melas Dorsa et décidé qu’il ne pourrait jamais être remis en état. Il fallait trouver un nouveau site pour construire un labo plus vaste, qui abriterait un effort de recherche encore plus grand.
Du haut de son orbite, Charles suggéra un emplacement. Il s’était souvenu des recherches effectuées par son père dix ans plus tôt, quand il recensait les poches de glace et qu’elles n’étaient pas assez grandes pour alimenter des stations importantes. Une telle poche existait sous Kaibab dans Ophir Planum. C’était le vestige d’un lac peu profond remontant à deux cent cinquante millions d’années martiennes dans le passé. L’endroit était aride et désolé, d’accès difficile. Loin de toutes les autres stations, il constituait un choix improbable et il y avait peu de chances pour que des criquets aient été implantés là.
En vingt-quatre heures exactement, des nanos livrées et activées par un convoi de navettes édifièrent une structure préliminaire solide et modérément confortable constituant un refuge discret à une extrémité du plateau. Quelques douzaines de personnes pouvaient y séjourner en attendant que le site soit agrandi plus tard en vue de faire face à des projets plus vastes.
Charles et Stephen revinrent de Phobos en camouflant le Mercure sous une tempête de poussière soufflant de Sinaï. Quelques hectares de lave compactée et laminée servirent de plate-forme d’atterrissage sommaire.
Ma navette se posa à Kaibab quelques heures après l’arrivée du Mercure. Le terrain était épouvantable, creusé de sillons aux bords coupants et hérissé de coulées de lave à forte concentration de silice, chaque arête tranchante comme un rasoir, chaque creux rempli de rouille violacée et vitreuse. C’étaient des terres vraiment inhospitalières, pires que tous les endroits habités que je connaissais sur Mars.
Précédée par Lieh et Dandy, je quittai le sas de la navette en baissant la tête pour passer sous le joint tubulaire. J’aperçus d’abord Leander et Nehemiah Royce. Puis je tournai la tête et vis Charles. Il se tenait au pied de la rampe. Des nanos chirurgicales grises lui couvraient une partie de la face et du cou. Il me sourit en me tendant la main. Je la secouai avec effusion, des deux mains.
— Ça fait plaisir de te revoir, madame la présidente, me dit-il.
— Je ne suis plus présidente, Dieu merci.
Il haussa les épaules.
— Tu en as les pouvoirs. C’est ce qui compte.
D’un geste, il m’indiqua le chemin.
En passant devant Lieh, je lui agrippai de nouveau le bras en la regardant dans les yeux. Ilya était toujours porté disparu.
— Nous le retrouverons, me dit-elle. Il est sain et sauf, j’en suis sûre.
J’ignorai son commentaire. Coriace comme un clou d’acier, me dis-je. Winston Churchill pendant le Blitz. Souviens-toi. Coriace comme un clou.
Le « pinceur » avait été retiré du Mercure et installé sur un comptoir dans un coin de la galerie encombrée. Je jetai un coup d’œil rapide à la chambre à zéro degré, avec ses gros extracteurs entropiques de couleur grise, son penseur LQ de fabrication martienne accompagné de son interprète, ses câbles et son alimentation.
Leander avait fait en sorte que du thé et des petits gâteaux nous soient servis sur une table basse voisine. Nous prîmes place sur de moelleux coussins prélevés sur la navette de la République. Outre Charles et Leander, deux autres Olympiens seulement étaient présents : Nehemiah Royce et Amy Vico-Persoff. Point Un avait décidé que, tant que durerait l’état d’urgence, il ne devrait jamais y avoir plus de quatre Olympiens ensemble au même endroit. D’autres étaient logés à l’Université Expérimentale de Tharsis, entourés d’un dispositif de haute sécurité.
— Ça pèse combien ? demandai-je à Stephen tandis que Charles nous servait le thé.
— Environ quatre cents kilos. La dernière version est considérablement allégée. Ce sont les extracteurs qui pèsent le plus.
— Racontez-moi, fis-je en croisant les jambes et en réchauffant mes deux mains autour de la tasse.
Charles s’accroupit sur les talons. Il me regarda et je lui souris. Il détourna rapidement les yeux, comme par timidité, et fixa en parlant la table et les gâteaux.
— Nous avons tout de suite compris ce qui s’était passé, murmura-t-il. Et Ti Sandra aussi.
Il semblait avoir de la difficulté à s’exprimer. Je le dévorais des yeux, comme si je me découvrais pour lui un nouvel appétit, partagée entre le respect admiratif et l’affection intense que je ressentais soudain.
— Ti Sandra nous a donné l’ordre de gagner Phobos d’urgence par tous les moyens en notre possession, en emportant le pinceur avec nous, et de faire un petit voyage sur le satellite.
— Elle savait donc que vous étiez prêts ? Je l’ignorais.
— Elle l’a deviné, ou bien elle a dit ça comme ça. Nous n’étions pas vraiment prêts à en faire tant, si vite. Nous avons fait le plein du Mercure, en mettant tout ce que nous pouvions à bord. Le plus difficile, c’était d’assurer la fourniture constante d’énergie aux extracteurs. Nous avons pu garantir cela. Nous étions prêts à décoller douze heures avant le début de la Suspension.
— Et les coordonnées, les problèmes de navigation ? demandai-je.
— Nous y avons travaillé en attendant que Ti Sandra nous donne de nouveaux ordres. Stephen et moi, nous sommes partis d’une hypothèse de travail sur les pincements de positions relatives. Nous avons déterminé les facteurs de correspondance et d’échelle par rapport au moment et aux descripteurs d’énergie, stimulé le pinceur pour qu’il nous donne accès aux descripteurs de chaque particule de Phobos considéré comme un système global et…
— Il a été obligé de se connecter au LQ, interrompit Leander.
— Et tu n’as rien ? demandai-je à Charles.
— Je vais très bien. Tout le monde a fait du très bon travail. Personne n’était au courant de tout, à l’exception de Stephen et de moi, mais tout le monde sentait l’urgence et l’importance de la chose.
— Il va y avoir beaucoup de médailles à décerner, me dit Leander.
— C’est Charles qui a tout le mérite, fit Royce. Il a guidé le LQ.
Charles secoua la tête.
— J’ai presque tout oublié. Je pense que ça me reviendra. Nous avions un pilote avec nous.
— Encore une médaille, souffla Leander.
— Il n’avait pas la moindre idée de ce qui allait arriver. Nous lui avons expliqué ça rapidement sans vérifier son statut au niveau de la sécurité.
— Pas de problème, déclara Lieh, assise à l’écart de cercle qui s’était formé autour de la table basse. Nous l’avons interrogé séparément.
— Pourquoi t’es-tu connecté au LQ ? demandai-je à Charles.
— L’interprète n’arrivait pas à faire passer tout ce dont nous avions besoin. Le LQ commençait à nous renvoyer des résultats non significatifs, des enchaînements aberrants. Je crois qu’il explorait les possibilités d’un autre système de descripteurs. Il le trouvait plus amusant que l’original, mais je l’ai fait rentrer dans le droit chemin pour qu’il nous donne des résultats utilisables. Le dispositif a retrouvé alors sa coordination.
— Il ronronnait, nous dit Amy avec un frisson soudain. Il ronronnait littéralement. J’avais tellement peur pour eux. J’ai quitté le Mercure, et ils sont partis.
Ils semblaient tous encore plus ou moins en état de choc.
— Qu’as-tu ressenti ? demandai-je à Charles.
— Je te l’ai dit, je ne me souviens plus très bien. Nous avons – le LQ et moi – communiqué, j’ai présenté mes demandes et il a extrait les réponses de ses recherches synclinales significatives.
— Les réponses ?
— Plutôt des instructions. Pour enchaîner avec le pinceur. Sans le LQ, nous aurions peut-être abouti au même résultat, mais au bout de six mois de programmation de haut niveau avec un penseur. Le LQ a réduit le délai à quelques heures. En moins de huit heures, nous avons pu nous mettre en sécurité dans une vieille station minière du cratère de Stickney sur Phobos. Nous avons pris nos mesures, tout était connecté et coordonné. C’est Ti Sandra qui nous a donné le feu vert. Elle avait eu un accident, et il nous a fallu plusieurs jours, par la suite, pour communiquer de nouveau avec elle.
J’étais restée totalement en dehors du coup, moi qui avais officiellement la responsabilité de tout ce que faisaient les Olympiens. Je ne peux pas dire si c’était du dépit ou du soulagement que je ressentais à l’idée que Ti Sandra avait choisi d’assumer la totalité du fardeau.
— Elle souffrait, me dit Charles comme s’il lisait dans mes pensées. Je ne crois pas qu’elle ait eu le temps de te mettre au courant de ce qui se préparait. Quand elle nous a donné ses instructions, au début, nous n’étions même pas sûrs de pouvoir le faire. La situation était très confuse.
— Je comprends. Vous êtes donc allés voir la Terre. Comment était-ce ?
— Les étoiles ont changé, murmura Charles. Nous avons senti quelque chose qui bougeait en nous. Quelque chose de très secondaire. Nous ne sommes toujours pas sûrs de savoir ce que c’était. La gravitation, peut-être, ou un effet psychologique. Nous ne savons pas.
— Tout ensemble, probablement, suggéra Leander.
— Nous avons regardé par les hublots de la navette, et nous avons vu le limbe d’un lever de soleil. Le disque était beaucoup plus gros et plus lumineux. Nous étions en orbite autour de la Terre. Nous nous sommes dépêchés de vérifier la distance et le chemin orbital. Nous étions tombés pile, effectivement, mais à une centaine de kilomètres en arrière du point orbital d’insertion prévu.
— Nous travaillons à corriger l’erreur, expliqua Leander.
— Nous recevions des signaux radio, mais nous n’émettions pas. Une quinzaine de minutes se sont écoulées avant que quelqu’un essaie de communiquer avec nous. C’était un opérateur d’une station radio analogique privée au Mexique. Il s’est adressé à nous en espagnol. « Salut, nouvelle lune, nous a-t-il dit. D’où êtes-vous ? »
Nous nous mîmes à rire. Charles sourit.
— Notre pilote lui a répondu : « Ne demandez surtout pas, vous ne nous croiriez jamais. »
— Après ça, fit Leander, nous avons commencé à recevoir des messages officiels. Ti Sandra nous avait donné des instructions sur ce qu’il fallait dire. Nous avons diffusé les même mots, plusieurs fois de suite.
— Nous nous attendions plus ou moins à être anéantis, expliqua Charles. Mais c’était ridicule, je suppose. Certaines personnalités officielles semblaient terrorisées. D’autres se comportaient comme s’il ne s’était rien produit, communiquant avec nous de la manière diplomatique la plus routinière. Nous avons dialogué avec des porte-parole gouvernementaux, avec des diplomates de l’Eurocom, de la GAEO et de la GAHS ainsi qu’avec une demi-douzaine d’autres officiels. À tous, nous avons répété la même chose.
— Et c’était quoi ?
— « Mars fait l’objet d’une agression menée par des gouvernements inconnus de la Terre. Vous avez dix heures pour identifier et supprimer cette menace, ou nous prendrons des mesures de représailles. »
Charles avait répété ces mots d’une voix grave et caverneuse, comme s’ils s’étaient à jamais gravés en lettres de feu dans sa mémoire.
— Quelles mesures ? Quelles représailles ? demandai-je.
— Ti Sandra nous avait donné l’ordre de transformer à distance la Maison-Blanche de Washington en matière miroir. À titre symbolique.
Un silence total régna durant plusieurs secondes.
— Et vous auriez pu faire ça ? demandai-je.
Charles hocha affirmativement la tête.
— Avec une précision plus ou moins grande. Elle ne nous avait pas dit s’il fallait faire évacuer les lieux d’abord, mais je leur aurais accordé un certain temps. Une demi-heure environ.
Je portai la main devant ma bouche, soudain saisie de nausée. La sensation disparue, je fermai les yeux et laissai lentement retomber ma main.
— Vous avez tous fait preuve d’un courage exceptionnel, murmurai-je.
— Oui madame, répliqua Charles en me saluant avec une désinvolture qui me fit mal.
Je levai les yeux vers lui, à la fois perplexe et choquée. Il se pencha en avant, les yeux plissés, comme s’il souffrait.
— Nous avons suivi vos instructions à la lettre, dit-il. Nous avons fait tout ce qu’on nous a demandé, au prix – ou presque – de notre âme. Nous avons compris la nécessité stratégique de la chose, et notre foi est suffisante pour que nous nous donnions entièrement à cette cause, mais je dois t’avouer, Casseia, que je n’en ai plus rien à foutre, des médailles et du patriotisme, à présent. Je suis mort de trouille à l’idée de ce qui va se passer maintenant. Nous avons fait notre petit numéro de cirque avec Phobos, nous avons donné des cauchemars à tous les enfants et à tous les adultes de la Terre. Crois-tu que ça va s’arrêter là ? Crois-tu qu’il nous reste du temps ?
— Non, répondis-je.
— Parfait, fit Charles en étouffant le mot à moitié et en se laissant aller en arrière, le visage rouge d’émotion. Parce que je suis déjà à moitié convaincu que ça va être la fin de l’espèce humaine. Fais-nous part de tes hautes pensées, ô maîtresse de la politique. Nous sommes des enfants perdus dans la forêt.
— Moi aussi, je suis perdue, Charles, déclarai-je tranquillement. Nous savons tous ce qui va se passer maintenant. Ti Sandra le sait aussi. Ils t’ont vu déplacer Phobos. Ils possèdent les ressources en hommes, machines et laboratoires pour reproduire ta découverte maintenant qu’ils savent ce qu’on peut en faire. Dès qu’ils pourront accomplir la même chose, il ne va pas s’écouler longtemps avant que quelqu’un tape sur quelqu’un d’autre.
— Trop facile, approuva Leander.
— Ils peuvent même découvrir des choses que nous ne connaissons pas encore, renchérit Charles.
— La première frappe peut être rapide comme l’éclair, et d’une efficacité totale, murmurai-je. Elle peut garantir la survie de son auteur dans une situation autrement imprévisible.
— La survie pour combien de temps ? demanda Amy Vico-Persoff. Combien de temps s’écoulera avant que nous ne nous divisions de nouveau, région contre région, Cailetet contre nous ou bien GAEO contre GAHS ?
— Ne soyons pas si pessimistes, fit Charles en levant la main. Ce n’est pas le genre de science qu’on pratique dans sa salle de bains. Il doit y avoir quatre ou cinq endroits sur la Terre qui possèdent les moyens et les cerveaux nécessaires à la duplication de nos travaux. Ne te laisse pas impressionner par la petite taille du pinceur. Jamais dans toute l’histoire de l’humanité une machine n’a été si complexe et si élaborée. La guerre des amateurs n’est pas notre problème et ne le sera peut-être jamais. Mais tu n’as pas tort. Ils y arriveront dans pas longtemps. Quinze jours, un mois, peut-être deux. Il faut trouver rapidement une solution politique.
— Politique, mon œil ! fit Leander. Voyez ce que la politique a accompli jusqu’ici. Il faut partir !
Il fit du regard le tour de la pièce, honteusement, comme un enfant qui a laissé échapper un gros mot.
— Évacuer Mars ? demanda Royce, le front plissé de perplexité.
Aucun d’eux n’avait beaucoup réfléchi à la question, je le voyais bien, à l’exception de Charles et de Leander. Ils avaient eu le temps de méditer dans leur petit vaisseau fixé à une lune vagabonde.
— Non, murmurai-je. La déplacer.
— Seigneur ! s’écria Lieh en bondissant de son siège.
Elle sortit de la pièce en secouant la tête et en jurant entre ses dents.
Personne ne dit rien durant plusieurs longues secondes. Charles me dévisagea puis noua ses mains l’une dans l’autre.
— Nous n’avons pas le droit de prendre ce genre de décision tout seuls, me dit-il. Ni les savants ni les politiciens n’ont ce droit.
— Nous n’avons ni le temps ni les moyens d’organiser un référendum, déclarai-je. La Terre a fait en sorte qu’il en soit ainsi. Nos choix sont limités. Ti Sandra a bien dit que le Système solaire deviendrait trop dangereux pour nous, qu’il nous tuerait.
Les machines qui nous entouraient semblaient effectivement bien innocentes et bien rudimentaires.
— Jusqu’à quel point sommes-nous allés trop loin, Casseia ? me demanda Charles.
— Beaucoup, beaucoup trop loin. Il y a très longtemps, je me souviens de t’avoir reproché de nous avoir créé des problèmes. Nous avons fait un long chemin depuis.
— Je n’ai jamais eu l’impression d’être aux commandes, Casseia.
Royce et Vico-Persoff semblaient satisfaits de nous laisser parler pour le moment. Dandy se tenait à quelques pas derrière moi, raide comme une statue. Tout le monde semblait s’écarter de nous pour nous laisser décider, autant par peur que par respect.
— Personne n’est encore mort, murmurai-je. Je veux dire que nous n’avons tué personne. Ce n’est pas le cas de la Terre. Nous recevons continuellement des rapports. Mais des stations entières sont encore coupées de toute communication.
— Je sais, fit Charles.
— Nous n’avons pas frappé les premiers. Nous n’utiliserons jamais cela comme une arme.
— Mon œil, fit Charles d’une voix agressive. J’avais ordre de frapper si nécessaire. Quand Ti Sandra et toi vous serez usées et qu’on vous jettera aux oubliettes, quelqu’un prendra votre place, et le désespoir et la peur le pousseront à…
Il déglutit et écarta les mains pour les frotter sur ses cuisses.
— Crois-moi, poursuivit-il. Ce que nous avons mis en train va causer la mort de beaucoup de gens, beaucoup.
— On en revient toujours au même problème.
— Tu dois parler bientôt à Ti Sandra ?
— Oui. Mais je ne pense pas que rien de tout cela la surprenne.
Lieh était revenue, le visage rouge, l’air penaud. Elle se tenait à côté de Dandy. Je me levai, fis un signe de tête à Charles, à Leander, à Royce et à Vico-Persoff, et les remerciai pour le thé. Puis je sortis avec mon garde du corps et mon experte en communications.
J’avais besoin d’une couchette Spartiate et d’un minimum de commodités.
Lieh utilisa une clé électronique pour m’ouvrir ma chambre. L’endroit était aussi fruste que j’aurais pu l’imaginer. Propre, neuf et dépouillé. Cela sentait l’amidon et le pain frais.
— Si la présidente est réveillée et suffisamment en forme, j’aimerais lui parler tout de suite, demandai-je.
Lieh semblait troublée. Elle détourna les yeux et secoua la tête. Dandy s’avança dans la chambre, les bras ballants.
— Ce n’est peut-être pas le moment, madame, dit-il. La nouvelle nous est arrivée il y a quelques minutes. On a retrouvé votre mari.
— Il est à Cyane ? m’écriai-je.
— Il a été évacué dans une petite station de Jovis Tholus. Il y est arrivé sain et sauf, à ce que j’ai compris, mais c’était une station toute neuve, à l’architecture dynamique, contrôlée par les penseurs.
— Pourquoi ne pas l’avoir laissé dans son labo à Cyane ?
Je m’assis sur le lit, pensant qu’elle allait me raconter les démêlés d’Ilya avec la sécurité ou avec les systèmes désorganisés de la station. J’espérais une petite comédie technique propre à soulager mon oppression.
— Ça n’a pas été une très bonne idée, admit Dandy, qui semblait avoir du mal à contrôler ses émotions. Il y a eu une explosion dans les quartiers principaux de Jovis. Cela fait plusieurs jours qu’ils creusent et recensent les pertes. Cinq cents morts et trois cents blessés.
— Il est mort, murmura Lieh. On vient de retrouver son corps. Nous ne voulions rien vous dire sans avoir de certitude.
Je n’eus aucune réaction. Il n’y en avait pas d’appropriée et je manquais d’énergie pour le mélodrame. J’étais un abîme où tout s’engouffrait. Une force non pas positive mais négative.
— Voulez-vous que je reste ? me demanda Lieh.
J’étais allongée sur le dos sur ma couchette et je contemplais d’un œil hagard le plafond et les murs bleus des cabinets de commodité.
— S’il vous plaît, murmurai-je.
Elle toucha le bras de Dandy et il sortit en refermant la porte derrière lui. Elle vint s’asseoir sur le lit en s’adossant au mur.
— Ma sœur et ses enfants sont morts à Newton, me dit-elle. Quatre-vingt-dix victimes en tout.
— Désolée, murmurai-je.
— J’étais très proche d’elle, avant d’être recrutée par Point Un. Comme le temps passe… Cette mission semblait si importante.
— Je comprends ce que vous ressentez.
— J’aimais Ilya. Il avait l’air gentil et direct.
— Il l’était.
Cette conversation, qui ressemblait à un rêve, me disait de combien de couches isolantes j’avais enveloppé mes sentiments. Je m’étais attendue à cette nouvelle tout en refusant d’en envisager la possibilité et, les jours passant, la quasi-certitude.
— Parlez-moi de votre sœur, murmurai-je.
— Je ne crois pas être prête à parler d’eux, Casseia.
— Je comprends.
— Le labo n’a pas tellement souffert, en fait. D’après Dandy, c’est à cause de nous qu’il est mort.
— C’est ridicule.
— Il le prend mal.
— Il faut que je parle à Ti Sandra.
— Vous devriez attendre quelques minutes, je pense. Réellement.
— Si je fais autre chose que du travail, je vais basculer de l’autre côté. Il y a trop de choses qui attendent.
Elle lissa la poche de son tailleur gris et posa sa main sur la mienne.
— Reposez-vous un peu, me dit-elle.
— Non, refusai-je.
Elle se leva, tendit son long bras et ses jolis doigts fins vers le mur et ouvrit le port optique de la chambre. Je lui donnai mon ardoise. Elle la connecta. Quelques touches enfoncées, accompagnées de quelques instructions vocales, une série de codes et de vérifications de sécurité, et elle fut en contact avec Point Un aux Mille Collines. La communication était établie.
Je parlai à Ti Sandra dix minutes plus tard. Je ne lui dis rien au sujet d’Ilya.
Nous discutâmes de la situation et des propos que nous avions échangés avec Charles. Toujours enveloppée de nanos chirurgicales, les paupières lourdes, elle murmura d’une voix rauque :
— Nous sommes bien d’accord, Stephen, toi et moi, mais nous ne sommes pas assez. Il y aura nécessairement des conséquences. Et nous ne pouvons pas aller n’importe où les yeux fermés. Qu’est-ce que c’est que cette idée ? Il nous faut des experts. Il faut y réfléchir sérieusement d’abord.
— Les Olympiens constitueront un début. Il faudrait réunir tout le monde dans une semaine au plus. Prendre le risque.
— Point Un fera le nécessaire. Tu es toujours présidente en exercice, Casseia. Comment ça va, ma chérie ?
— Pas très fort, à vrai dire.
— Nous sommes tous en piteux état. Nous avons besoin de changer de décor, n’est-ce pas ?
— C’est exact.
— Occupe-toi de rassembler tous les experts de Mars que tu pourras. Tous ceux qui peuvent nous aider. Tiens-moi au courant. J’essaierai de rester éveillée, Casseia.
Je lui touchai le visage sur l’ardoise en lui disant au revoir. Lieh attendait dans un coin, le visage tourmenté et curieux.
— Pourquoi allons-nous faire ça ? demanda-t-elle.
Je m’allongeai de nouveau sur le lit.
— Vous pourriez me le dire aussi bien vous-même, répliquai-je.
— Parce que, si nous ne le faisons pas, beaucoup de gens vont mourir. Mais combien mourront si nous le faisons ?
— C’est ce dont il faut s’assurer d’abord.
À travers les couches qui m’isolaient, à travers la brume de ma réaction lente, mon rehaussement commença à s’attaquer au problème du déplacement brusque d’une masse comme celle de Mars quittant le Système solaire.
Plus de distances… Des voleurs dans une salle du trésor galactique.
— Il nous faut des aréologues, je pense, me dit-elle.
— Exact. Des ingénieurs en résistance des matériaux pour évaluer chaque station. Des gens à qui nous puissions faire confiance. Nous serons obligés d’abaisser quelque peu nos niveaux de sécurité, bien sûr. De toute manière, cela va se savoir très vite.
— La réunion devra se tenir en personne et à huis clos. Tous les participants seront mis en quarantaine jusqu’à ce que nous ayons bougé.
— Ah ?
J’étais toujours accaparée par mon rehaussement.
— Le plus grand danger, c’est qu’il y ait une fuite vers la Terre. Ils sont capables de prendre des mesures au premier signe de notre part indiquant que nous travaillons sur quelque chose d’extrême.
— C’est vrai, murmurai-je.
Je la laissais réfléchir à ma place, emballer le concept dans du papier cadeau.
— Il va falloir préparer soigneusement l’opération, murmura-t-elle.
— Une vingtaine de spécialistes, pas plus. Et il nous faut un endroit sûr pour nous réunir.
— Il n’y en a pas de plus sûr qu’ici.
— Très bien, dis-je, soudain affolée à l’idée de rester plus longtemps dans cette chambre où j’avais appris la mort d’Ilya. Demandez aux Olympiens ce qu’il leur faut pour construire plusieurs pinceurs de grande taille, et combien de temps ils prévoient.
— Je vous réveille dans huit heures, me dit-elle en sortant.
Je fermai les paupières.
Lorsque la douleur descendit sur moi, je me frottai vigoureusement les yeux jusqu’à ce qu’ils me fassent mal. J’essayais de refouler mes larmes et de rester en possession de mes moyens. Je ne pouvais pas accepter. Je ne pouvais pas croire. Mes complexités d’adulte ne signifiaient rien face au besoin que je ressentais dans mon âme d’enfant. Je voyais sans cesse le visage de ma mère disparue avant que tout commence, perdue pour moi, perdue pour mon père. Je refusais d’assumer le chagrin de mon père, de perdre mon moi intérieur. J’étais incapable de revoir le visage d’Ilya avec clarté, comme une photo. Je pris mon ardoise pour chercher son image. Oui, il y avait celle où il était penché, souriant, sur une cyste mère à Cyane, et celle du jour de notre mariage, où on le voyait guindé dans son costume de cérémonie.
J’avais l’impression que je ne lui avais jamais dit suffisamment à quel point je l’aimais, à quel point j’avais besoin de lui. Je me reprochai amèrement mon avarice en mots et en émotions révélées face à ceux que j’aimais.
Je me frottai de nouveau les yeux. Tout était déchiré, déchiqueté en étroites lanières à l’intérieur de moi. Un instant, j’envisageai de faire venir un arbeiter médical pour qu’il m’extirpe cette insupportable douleur. Je me disais que je n’avais pas le droit de laisser mes émotions interférer avec mon devoir. Mais je ne l’avais pas fait pour ma mère, et je ne le ferais pas maintenant.
J’obligeai mon corps à se relaxer. Puis, sans transition, je m’endormis, comme si un disjoncteur, quelque part, avait basculé à l’intérieur de ma tête. Les huit heures passèrent comme un instant.