Je vous aimerais dix ans avant le Déluge,
Et vous refuseriez, selon votre bon plaisir,
Jusqu’à la conversion des Juifs.
Mon amour végétal atteindrait la taille
D’un empire, mais en plus lent.
Après avoir passé toute une année martienne loin de chez moi, je rentrai pour ne trouver que des déceptions amères, mon poste de stagiaire supprimé et Majumdar en effervescence. Bithras avait démissionné. Le procès de Majumdar contre Mind Design avait bien tourné au scandale, mais cela n’avait pas suffi à sauver mon oncle de la disgrâce. Les avocats de Mind Design rejetaient la faute sur l’Office de Sécurité Informatique Mondial, responsable, disaient-ils, d’avoir injecté certaines sécurités obscures dans la structure des réseaux neuraux. Le procès devait traîner sur plusieurs années, sans satisfaire personne. Il avait cependant le mérite d’attirer l’attention sur les nouveaux penseurs de fabrication martienne.
Les concepteurs de ces penseurs, figurant parmi les meilleurs spécialistes que Mars pût offrir à l’époque, affirmaient pouvoir désactiver les fameux évolvons. Mars serait désormais à l’abri des « écoutes » terrestres. Alice fut décontaminée et remise en service, ce qui me fit un plaisir immense. Le public se désintéressa de l’affaire. À tort.
L’une des retombées positives du scandale fut que nous n’entendîmes plus la Terre menacer la sécurité de Mars. En fait, la plupart des pressions exercées par la planète mère cessèrent. Mais le scandale n’était pas la seule raison. La Terre, pour le moment, semblait se contenter de quelques mesures palliatives.
Cailetet avait rompu avec le Conseil et négociait directement avec la Terre. Nous étions libres de tirer nos propres conclusions. Stan, lié par contrat à Jane, avait demandé son transfert dans son MA mais ignorait ce que Cailetet avait fait et quels accords avaient été signés. Je ne voulais rien demander à Charles, qui ne se cachait pas de travailler encore pour Cailetet. J’avais toujours honte de mon message où je lui demandais de me livrer des renseignements.
Mon père m’apprit que des dollars triadiques à forte odeur terrestre affluaient régulièrement sur Cailetet, mais non pas sur les Olympiens. Le financement réclamé pour les penseurs LQ n’était jamais arrivé.
Ceux de Cailetet continuaient de refuser les offres de participation au programme faites par le MA de Majumdar. Ils révélaient très peu de chose, indiquant simplement que les Olympiens travaillaient à améliorer les communications, rien de terriblement stratégique. Et qu’ils avaient échoué, compromettant l’attribution des crédits demandés.
Ma mère trouva la mort à Jiddah dans un accident du système de pressurisation. Même aujourd’hui, en écrivant ces lignes, je me sens écrasée. Perdre l’un de ses parents, c’est peut-être la plus terrible des prises de conscience de sa propre solitude et de ses responsabilités. En perdant ma mère, j’étais déracinée, toutes mes connexions étaient arrachées.
Le chagrin de mon père, silencieux et intime, le consuma comme une flamme intérieure. Je ne connaissais pas, je n’aurais jamais pu prévoir l’existence du nouvel homme qui habitait son corps. Je m’étais dit, à un moment, que cela nous rapprocherait peut-être, mais ce ne fut jamais le cas.
Chaque visite que je lui faisais m’était pénible. Il voyait trop ma mère à travers moi. Les premières semaines, ce fut insupportable pour lui. Comme la majorité des Martiens, il refusait la thérapie antichagrin. Stan et moi nous la refusions aussi. Notre douleur était un hommage à la morte.
Il fallait que je sois autonome, que je construise ma propre vie, que je profite de ce qui me restait de ma jeunesse. J’étais âgée de treize années martiennes et Majumdar ne pouvait m’offrir que des emplois médiocres. J’aurais pu travailler avec mon père à Ylla, mais je n’en avais pas envie.
Il était temps de chercher des alliances autre part.
Mon amour végétal poussa et fleurit au printemps martien.
Les plus beaux fossiles de Mars avaient été découverts pendant mon voyage sur la Terre et retour. Dans les sillons de Lycus et Cyane, répartis sur une large bande de terrain au nord du vieux bouclier volcanique Olympus Mons, les canyons percent sur un millier de kilomètres leur chemin sinueux qui les fait ressembler à l’empreinte d’un nid de vers géants et grouillants. L’ecos mère avait jadis été florissante ici, et avait survécu des dizaines de millions d’années pendant que le reste de Mars se mourait.
L’un des excavateurs en chef s’appelait Kiqui Jordan-Erzul. Et il avait un assistant nommé Ilya Rabinovitch.
Je fis la connaissance d’Ilya à l’occasion d’une grange dans un MA de Rubicon City, au pied d’Alba Patera. Il venait de sortir sa douzième cyste mère. J’avais entendu parler de ses travaux.
Les granges étaient des événements typiquement martiens. Elles se tenaient chaque trimestre dans une station différente de chaque district et associaient, dans une atmosphère de kermesse, les danses, les mondanités, les rencontres entre jeunes, les conférences, les expositions et les affaires des MA. Des renseignements étaient échangés sur l’économie triadique, des marchés étaient conclus dans un climat bon enfant, des perspectives nouvelles étaient offertes d’une famille à l’autre.
Ilya nous présenta avec brio ses découvertes de fossiles dans les sillons de Cyane. Le souvenir de ma visite avec Charles au site du Très Haut Médoc me poussa à aller lui parler après son exposé.
Il était petit de taille – un centimètre de moins que moi –, magnifiquement bien bâti, les yeux noirs et vifs, le sourire mobile et rafraîchissant. Physiquement, il me rappelait Sean Dickinson, mais leurs personnalités n’auraient pas pu être plus opposées. Il adorait danser et il adorait parler, en public comme en privé, de l’ancienne Mars. Durant une accalmie entre deux séries épuisantes de vues sur Patera, il vint s’asseoir à côté de moi dans un salon de thé sous une projection de ciel nocturne étoilé et me décrivit l’ecos mère amoureusement et en détail, déversant à mes oreilles attentives un flot de descriptions intimes de l’ancien décor martien comme s’il y avait vécu.
— Creuser Mars, c’est se marier avec elle, me dit-il.
Il devait s’attendre à ce que je lui lance un regard insensible ou à ce que je déménage dans un autre coin du salon. Au lieu de cela, j’en redemandai.
Après le bal, nous passâmes quelques heures à nous promener seuls autour d’un bassin de puits. Sans autre avertissement qu’un petit sourire malicieux et une approche de Sioux, il m’embrassa puis m’avoua qu’il ressentait pour moi une attirance irrationnelle. J’avais déjà entendu des propos du même genre, mais la technique, venant d’Ilya, semblait inédite.
— Ah ! fis-je sans m’engager, mais en l’encourageant d’un sourire.
— Je vous connais depuis si longtemps, murmura-t-il.
Puis il fit la grimace et releva les yeux vers moi, la tête à moitié tournée.
— Ça vous paraît stupide ?
— Nous avons peut-être été des Martiens, jadis, lui dis-je d’une voix légère.
Ma première réaction, chaque fois qu’un garçon me fait la cour, est d’être intriguée. Curieusement détachée et détendue, je me demande toujours jusqu’où peut aller la danse nuptiale. J’avais émis mes signaux. J’étais réceptive. À lui de faire le travail, à présent.
— Nous avons dû nous connaître il y a un milliard d’années, ajoutai-je.
Il se mit à rire, se redressa et tendit l’oreille. Nous écoutâmes ensemble les bruits de l’eau qui coulait en cascade. Des arbeiters passèrent devant nous sur des rampes, en nous ignorant complètement. Ils vérifiaient le débit et la pureté. Ilya semblait aussi détendu que moi, totalement sûr de lui sans aucune arrogance visible.
— Vous êtes allée sur la Terre il y a deux ans, c’est ça ? me demanda-t-il.
— Un peu plus de un an.
— Je parlais en années terrestres.
Il était fou de fossiles. Il comptait en années terrestres et non martiennes. L’histoire se répète, me disais-je amèrement.
— Comment était-ce ? demanda-t-il.
— Intense.
— J’aimerais tellement participer à des fouilles là-bas. Savez-vous qu’ils trouvent encore des fossiles en Chine et en Australie ?
— Je ne crois pas que j’y retournerai avant longtemps.
— Vous n’avez pas apprécié ?
— Certaines choses, oui.
— Déception d’amour ?
Je me mis à rire. Son sourire disparut. Comme la plupart des hommes, il n’aimait pas qu’on rie de lui.
— Pardon, murmurai-je. C’est la politique qui m’a déçue.
— L’histoire du loup et de l’agneau ?
— Plutôt l’embryon dans la jungle féroce.
Le lendemain et le surlendemain, nous sortîmes ensemble, dans un climat d’euphorie intense à demi consciente. Il me paya à déjeuner et nous montâmes à la surface où étaient installés des couloirs tubulaires transparents qui laissaient voir toute la vallée du Rubicon. Il ne cessait de me poser des questions.
Pour la première fois, en proie à une souffrance constante qui m’arrachait presque des larmes – des larmes de douleur ancienne et de soulagement de pouvoir parler enfin –, je confiai en détail à quelqu’un mes impressions à propos de la Terre et de ce qui s’était passé là-bas. Je lui parlai de mon sentiment d’avoir été trahie et d’être ignorante et impuissante face à l’écrasante culture terrestre.
Après déjeuner, nous louâmes un espace privé sans avoir dit ou suggéré préalablement quoi que ce soit. Ilya me conduisit par la main. Je continuai de parler encore quelque temps, puis je me laissai aller contre lui et il m’enlaça.
— On t’a traitée d’une manière odieuse, me dit-il. Tu mérites mieux que ça.
Naturellement, c’était ce que je voulais entendre, mais il l’avait dit avec la plus grande sincérité. Sondant le terrain pour savoir à quoi j’était prête ou non, il ne poussait cependant jamais trop loin son avantage.
J’avais loué une chambre à Rubicon City pour la durée de la grange. Il me suggéra d’aller habiter dans sa famille au MA d’Erzul, à la station Olympus. Mais je n’en avais plus le temps. Mon intention était de partir de bonne heure pour retourner à Jiddah reprendre mon travail sur un projet de Majumdar. Je lui promis cependant que nous nous reverrions bientôt.
Je n’allais pas laisser s’étioler nos relations. Mes sentiments envers Ilya, depuis le début, étaient on ne peut plus simples et directs. C’était l’homme le plus adorable, le plus intuitif et le plus droit que j’eusse jamais connu. J’aurais voulu continuer de bavarder avec lui pendant des heures, des jours, des mois et bien plus encore. Faire l’amour avec lui me paraissait une extension naturelle de la discussion. Nus côte à côte, épuisés par l’effort, jambes et bras encore emmêlés, nous gloussions de rire à la moindre plaisanterie de l’un de nous et nous étions navrés ensemble de l’état des MA et de l’attitude du Conseil qui se mettait à plat ventre devant la Terre.
Avec lui, je ressentais une paix et une intégrité extraordinaires. J’avais trouvé quelqu’un qui pouvait m’aider à faire le tri. J’avais trouvé un partène.
La station Olympus d’Erzul était différente d’Ylla et de toutes les autres stations que j’avais visitées sur Mars. Le MA d’Erzul avait été créé en 2130, en coparticipation, par des familles pauvres hispano-américaines, hispanioliennes et asiatiques de la Terre. Pour pouvoir financer leur voyage vers Mars, ils avaient finalement attiré dans l’aventure des Polynésiens et des Philippins. À leur arrivée sur Mars, ils avaient occupé un dôme retranché préfabriqué situé à l’ombre du versant occidental d’Olympus Rupes. Moins de cinq années martiennes plus tard, ils avaient établi des liaisons avec plusieurs autres MA, parmi lesquels le groupe ethnique russe de Rabinovitch. Erzul avait rapidement prospéré.
Petit MA de prospection minière et aréologique, respecté et non aligné, Erzul avait toujours fait face à ses contrats sur Mars. Aujourd’hui, avec quatre-vingt-dix concessions minières réparties sur quatre districts, il était toujours modeste mais efficace et considéré, apprécié de tous pour la cordialité et la confiance qui présidaient à toutes ses transactions.
À mon arrivée dans la station d’Olympus, je louai une chambre. Ilya m’avait laissé cette liberté, qui représentait pour moi une porte de sortie au cas où je ne m’entendrais pas avec sa famille. Nous visitâmes ensemble le musée du MA, qui contenait une ennuyeuse collection de vieilles machines de forage et de prospection, agrémentée par de larges panneaux muraux inspirés des mythes hispanioliens et polynésiens. Il me laissa devant un portrait de Pelée, la Petite mère des Volcans, une femme à l’air garce et passionné, d’une beauté considérable. Il revint quelques minutes plus tard, accompagné d’une femme impressionnante, plus grande que lui et deux fois aussi large.
— Casseia, je te présente notre syndic, Ti Sandra.
Elle abaissa vers moi des yeux quelque peu sévères, la lèvre inférieure retroussée. Elle était impressionnante avec ses deux mètres de haut, sa carcasse osseuse, son énorme sourire, ses yeux enfoncés et sa voix veloutée d’alto. Ti Sandra Erzul avait un port majestueux, des cheveux très noirs et très épais formant comme un halo autour de sa tête, un visage souriant et des traits décidés. Elle aurait pu jouer le rôle d’une reine guerrière dans une sim fantastique. Mais ses manières bon enfant, sa fierté naïve d’arborer des tissus voyants dissipaient toute menace que sa présence physique aurait pu impliquer.
— Vous êtes banquière ? me demanda-t-elle.
— Non, répondis-je en riant.
— Heureusement. Je ne pense pas qu’Ilya aurait pu s’entendre avec une banquière. Il serait toujours en train de vous demander une subvention pour ses recherches.
Elle me fit un sourire radieux comme le soleil. Ses yeux enfoncés se plissèrent, presque totalement fermés. Elle sortit une guirlande de fleurs d’un grand sac que portait Ilya, ouvrit grands ses bras et me dit :
— Vous serez toujours la bienvenue. Vous avez un si joli nom. Et Ilya a un bon jugement. Je le considère comme mon fils, sauf que nous n’avons pas beaucoup de différence d’âge. Cinq ans seulement.
Il y eut, ce soir-là, un grand repas chez les syndics, réunissant une vingtaine de membres de la famille. Je fis la connaissance du mari de Ti Sandra, Paul Crossley, un homme tranquille à l’air songeur, âgé de dix ans de plus qu’elle. Il n’était pas plus grand qu’Ilya et sa femme le dominait largement, mais uniquement au sens physique. Pendant le repas, ils flirtèrent comme des nouveaux mariés.
Le caractère joyeux et détendu de la réunion me charma. Les conversations se faisaient en espagnol, français, créole, russe, tagal, hawaiien ou bien, par égard pour moi, en anglais. Leur curiosité à mon propos était insatiable.
— Pourquoi ne parlez-vous pas l’hindi ? me demanda Kiqui Jordan-Erzul.
— Je ne l’ai jamais appris. Ma famille est anglophone.
— Tout le monde ?
— Certains, parmi les plus vieux, s’expriment dans d’autres langues. Mon père et ma mère ne parlaient qu’anglais dans mon enfance.
— L’anglais est une langue mesquine. Vous devriez parler créole. De la musique pure.
— Pas formidable pour les sciences, intervint Ilya. Rien ne vaut le russe pour ça.
Kiqui renifla avec mépris. Un autre « prospecteur », Oleg Schovinski, déclara qu’à son avis la langue la plus scientifique était l’allemand.
— L’allemand ! s’écria Kiqui en reniflant de nouveau. C’est bon pour la métaphysique, pas pour les sciences !
— Quel genre de thé avez-vous à Ylla ? me demanda Thérèse, la femme de Kiqui.
Ti Sandra était très aimée à Erzul. Jeunes et vieux la considéraient comme leur matriarche, bien qu’elle n’eût même pas vingt ans martiens. À la fin du repas, elle apporta un énorme plateau de fruits frais comme dessert, se campa à un bout de la table et s’adressa aux convives.
— Posez vos bières un instant, vous tous, et écoutez-moi !
— Un contrat ! Un contrat ! s’écrièrent plusieurs personnes.
— Taisez-vous. Vous êtes mal élevés. J’ai le plaisir de vous parler d’une amie d’Ilya avec qui vous avez tous échangé quelques mots. Vous l’avez impressionnée par votre savoir-faire, et elle m’a impressionnée par le sien. J’ai la joie de vous annoncer qu’elle va épouser notre petit chercheur-de-choses-inutiles ici présent.
Le visage d’Ilya s’empourpra de gêne. Ti Sandra leva les mains pour faire taire les vivats.
— Elle est de Majumdar mais ce n’est pas une banquière, continua-t-elle. Soyez gentils avec elle, et abstenez-vous de lui demander des prêts.
Nouveaux vivats.
— Elle s’appelle Casseia. Lève-toi, Cassie.
J’obéis, rougissant à mon tour. Les acclamations s’amplifièrent, menaçant de faire tomber les murs. Kiqui porta un toast à notre santé et me demanda si je m’intéressais aux fossiles.
— Je les adore, répondis-je.
Et c’était vrai. Je les adorais parce qu’ils étaient liés à Ilya.
— Heureusement, parce que Ilya est le seul homme que je connaisse qui déprime quand il reste huit jours sans creuser, déclara Kiqui. C’est un peu mon assistant.
— Elle n’a pas encore décidé en ce qui concerne les arrangements, reprit Ti Sandra, mais nous serons contents d’une manière comme de l’autre.
— C’est déjà décidé, annonça Ilya.
— Quoi ? demandèrent les convives d’une seule voix.
— J’ai proposé de me faire transférer à Majumdar.
— Parfait, déclara Ti Sandra.
Mais son expression trahissait ses sentiments.
— Cependant, Casseia me dit qu’elle est prête à changer. Elle veut bien se faire transférer à Erzul.
— Si vous m’acceptez, précisai-je.
De nouveaux vivats, encore plus bruyants, se firent entendre. Ti Sandra me serra dans ses bras. J’eus la sensation d’être prise dans l’étau des branches d’un arbre immense au tronc d’acier.
— Une fille de plus ! s’exclama-t-elle. C’est merveilleux !
Tout le monde se leva pour nous entourer, Ilya et moi, et nous féliciter. Oncles, tantes, tuteurs et amis commencèrent à me donner des conseils et à me raconter des anecdotes concernant Ilya. À mesure que les récits se succédaient, il devenait de plus en plus rouge.
— Je vous en prie ! protestait-il. Nous n’avons encore rien signé ! Vous allez lui faire peur !
Après le dessert, nous nous assîmes en tailleur autour d’une large table rotative et dégustâmes tout un assortiment de liqueurs et boissons variées. Ils buvaient plus que tous les Martiens que je connaissais, sans jamais perdre leur dignité ni leur clarté d’esprit.
Ti Sandra me prit à part vers la fin de la soirée en disant qu’elle voulait me montrer son fameux jardin tropical. Il était splendide, mais la visite ne dura pas longtemps.
— J’ai pas mal entendu parler de toi, Casseia, me dit-elle. C’est très impressionnant. Nous n’en avons pas l’air, mais nous sommes une petite famille qui a beaucoup d’ambitions. Tu savais ça ?
— Ilya me l’a laissé entendre.
— Certains d’entre nous ont étudié la charte de manière assez approfondie. Tu as une grande expérience de la politique.
— Pas tellement. Uniquement la gespol, et encore du point de vue d’un seul MA.
— Je sais, mais tu es allée sur la Terre. Nous avons un avantage unique, dans notre MA. Personne ne nous hait. Nous allons partout, nous rencontrons tout le monde, amicalement. Nos relations sont placées sous le signe de la confiance. Nous pensons avoir beaucoup à apporter à Mars.
— Je n’en doute pas, déclarai-je.
— On reprendra cette conversation plus tard.
Ses yeux pétillaient, mais son visage était grave. C’était une expression que je devais apprendre à bien connaître dans les mois suivants. Ti Sandra avait des projets plus vastes et des talents bien plus étendus que tout ce que j’aurais pu imaginer alors.
Nous allâmes en voyage de noces dans le sillon de Cyane, quelques centaines de kilomètres à l’est du sillon de Lycus. En guise de moyen de transport, nous utilisâmes le labomobile du professeur Jordan-Erzul. C’était un cylindre de dix mètres de long, qui se déplaçait sur sept énormes pneus à carcasse d’acier. L’intérieur était exigu et poussiéreux, avec deux couchettes repliables et une nanocuisine rudimentaire qui produisait de la nourriture recyclée caoutchouteuse. En guise de cabinet de toilette, il n’y avait qu’une douche-éponge. L’air était imprégné d’une odeur de grésille et de sable mou. Nous ne faisions qu’éternuer. Pourtant, je ne m’étais jamais sentie aussi heureuse et détendue de toute ma vie.
Nous n’avions pas de programme fixe. Je passais des dizaines d’heures en combinaison pressurisée, à accompagner mon mari dans les sillons de lave et au fond des ravins étroits où l’on pouvait trouver des cystes mères.
La diversité n’avait jamais totalement séparé les formes de vie sur Mars. Les bauplans cogénotypés, ces créatures revêtant des formes différentes mais issues du même géniteur, étaient la règle. Sur la Terre, de telles manifestations se limitaient aux différents stades de croissance des individus d’une espèce animale, par exemple, le couple chenille-papillon. Mais sur Mars, un organisme reproducteur unique pouvait, en fonction des circonstances, donner naissance à une progéniture dotée d’une grande variété de formes et de fonctions. Les créatures qui ne survivaient pas ne revenaient plus se faire « enregistrer » par l’organisme reproducteur et disparaissaient du cycle suivant. Des formes nouvelles pouvaient être créées à partir d’une pochette-surprise morphologique, selon des règles dont nous n’avions pas la plus petite idée. Les reproducteurs, de leur côté, devenaient stériles et mouraient au bout de quelques milliers d’années, après avoir pondu des œufs ou cystes dont un certain nombre s’étaient fossilisés.
Les mères représentaient le triomphe le plus éclatant de cette stratégie naturelle. Une seule cyste mère dans un environnement propice pouvait s’« épanouir » en donnant naissance à plus de dix mille variétés d’individus, plantes et animaux mêlés, conçus pour interagir en formant une ecos. Ils pouvaient occuper des millions d’hectares de terrain et survivre des milliers d’années avant d’épuiser leurs ressources soigneusement réparties. Les ecoï se rabougrissaient alors pour mourir après la ponte de nouvelles cystes. Puis une nouvelle attente commençait.
À travers les âges, les printemps martiens riches en crues soudaines et nuages issus de l’évaporation du gaz carbonique s’espacèrent puis disparurent complètement. Les cystes ne purent plus s’épanouir. Mars finit par mourir.
Les cystes mères fossiles, la plupart du temps, étaient enfouies à quelques mètres de profondeur sous la surface, révélées dans la paroi d’un ravin par un récent glissement de terrain. Dans les cas les plus typiques, les vestiges de la progéniture de la mère – des os et des coquilles calcaires légers et spongieux, des membranes, parfois, desséchées par l’exposition aux ultraviolets avant d’être enfouies – gisaient en couches compactées autour des cystes, dont elles signalaient l’emplacement par des taches plus sombres dans le sol.
Plusieurs mois avant notre rencontre, Ilya et Kiqui avaient découvert que le dernier épanouissement d’une ecos mère s’était produit non pas cinq cents millions d’années terrestres dans le passé, mais deux cent cinquante millions à peine. L’énigme demeurait cependant totale. Il était théoriquement impossible que des molécules organiques aient pu demeurer viables à travers les dizaines de milliers d’années où les cystes étaient restées, dans la plupart des cas, enfouies entre deux épanouissements.
Nous garâmes le labo à l’extrémité d’une étroite langue de terrain relativement plat. Quelques dizaines de mètres plus loin, sur cette même langue, se dessinait un véritable labyrinthe de fissures et d’arroyos. C’étaient les fameux sillons. Cinquante mètres plus loin encore, dans le lit d’un arroyo plat et particulièrement productif, se dressait un hangar de stockage de spécimens en métal ondulé, enveloppé dans d’énormes bâches en plastique.
Quelques heures après notre arrivée, Ilya me montra une cyste craquelée à l’intérieur du hangar.
— Casseia, je te présente la mère. Elle ne se sent pas très bien aujourd’hui.
Large de deux mètres, elle était posée sur un berceau d’acier au milieu du hangar non pressurisé. Ilya me fit passer la main sur sa carapace sombre à l’aspect rocheux. Il alluma une torche pour que j’y voie mieux. À l’intérieur, à travers mon gantelet, je sentis les replis tortueux du silicate et les lignes parallèles incrustées de l’argile de zinc.
— C’étaient les dernières, me dit-il. Les omégas.
Personne ne savait comment s’épanouissait une cyste. Personne ne connaissait la signification de ces structures parfaitement inorganiques. La théorie généralement acceptée voulait que les cystes aient contenu jadis des organes reproductifs uniquement constitués de tissus mous, dont aucun vestige n’avait été retrouvé.
Je palpai soigneusement l’intérieur de la cyste, espérant vaguement trouver un indice qui aurait échappé aux spécialistes.
— On a retrouvé les progénitures autour des cystes ouvertes et des mères, mais sans jamais pouvoir établir entre elles de liaison concrète, c’est bien cela ? demandai-je.
— Tout ce que nous avons découvert, ce sont les dernières portées omégas. Elles sont mortes avant que leur ecos ait pu arriver à maturité. Les vestiges étaient suffisamment proches pour convaincre n’importe qui.
J’écoutai un instant les bruits de ma respiration et les soupirs du recycleur.
— Il t’est déjà arrivé de tomber sur un pont-aqueduc ?
— Une fois, quand j’étais étudiant. C’est quelque chose de superbe.
Nous ressortîmes du hangar. Au-dessus de nos têtes, le ciel était relativement clair. Je commençais à m’habituer à la surface de ma planète. Bien qu’hostile, elle m’était devenue familière et me touchait profondément aussi bien par son passé que par son présent. J’avais appris à la voir à travers les yeux d’Ilya, et Ilya ne jugeait Mars selon aucun autre critère que le sien.
— Quelle partie de la Terre aimerais-tu visiter ? lui demandai-je.
— Les déserts.
— Et les forêts tropicales ?
Il me fit un sourire derrière la visière de son casque.
— Les fossiles se conservent mieux dans les endroits secs.
Nous grimpâmes dans le labo. Après nous être destatés et avoir aspiré la poussière, nous allâmes manger un peu de soupe dans la cuisine exiguë. Nous avions à peine fini nos bols qu’une alarme stridente résonna en même temps dans nos ardoises et sur le poste com du labo.
Des écrans s’allumèrent automatiquement sur les parois. Une voix masculine des services martiens de sécurité annonça :
— Une formation cyclonique basse pression localisée sur Arcadia Planitia produit actuellement une onde de pression de force 10 qui se déplace vers le sud-est à une vitesse de huit cent trente kilomètres à l’heure. Nous avisons toutes les stations et équipes se trouvant dans la zone située entre Alba Patera au nord et Gordii Dorsum au sud de prendre les précautions d’usage.
Des diagrammes de l’onde et des images par satellite à orbite basse apparurent en surimpression sur une carte. L’onde ressemblait à une mince traînée de charbon tracée en courbe sur la carte. Les chiffres étaient impressionnants. Deux mille kilomètres de long, trajectoire en arc de cercle large. L’atmosphère était totalement claire devant et noire derrière, avec une spirale plus sombre dans l’axe central. La pression de l’onde arrivait déjà à un tiers de bar, soit près de cinquante fois la normale.
Décelées pour la première fois au XXe siècle sur les clichés de la mission Viking, ces tempêtes étaient ce que Mars avait à offrir de pire. Créées par des ondes de choc supersoniques, les spirales de hautes pressions étaient typiques de Mars, avec son atmosphère ténue, ses jours froids et ses nuits encore plus glacées. Ici, la frontière entre le jour et la nuit pouvait se concrétiser en fronts météorologiques. Il n’y avait pas d’océans, comme sur la Terre, pour libérer progressivement leur chaleur et servir de tampon entre le sol et le ciel. Dès que la nuit tombait, le sol se refroidissait rapidement et les fines couches d’air descendaient de façon spectaculaire. Elles se réchauffaient et remontaient rapidement à l’aube. La plupart du temps, les mauvaises conditions météorologiques sur Mars consistaient simplement en ces tempêtes de vent à grande vitesse que nous connaissions tous. Elles balayaient les plaines et les bassins, recouvrant tout de poussière mais exerçant très peu d’effets sur les pressions barométriques.
Lorsque certaines conditions étaient réunies, cependant, et lorsque le terrain s’y prêtait, sur les plaines des terres basses du nord, le matin ou bien tard le soir, les vents engendrés par le terminateur pouvaient dépasser la vitesse du son, comprimant l’air jusqu’à des valeurs égales à cent fois la pression normale de quatre à sept millibars. En passant des plaines à un terrain plus accidenté, l’onde de choc pouvait acquérir un mouvement de rotation horizontale qui donnait naissance à une spirale mobile superdense. Celle-ci soulevait d’énormes volumes de poudre d’argile, de sable et même, lorsqu’elle était à son pic, de gravier ou de petits cailloux.
Après avoir remis nos combinaisons, nous abaissâmes le labo et lançâmes des ancres en profondeur, jusqu’à la roche sous-jacente. Nous passâmes des câbles d’une ancre à l’autre puis recouvrîmes la coque à l’aide des bâches en plastique qui se trouvaient à l’arrière. En les tendant au ras du sol et en les fixant à la coque, nous aurions une bonne rampe de déviation du vent. Les bâches se tendirent rapidement comme nous le voulions. Elles nous protégeraient aussi des cailloux.
— Il nous reste environ dix minutes, annonçai-je.
Nos regards, simultanément, s’étaient tournés vers l’arroyo et le hangar à spécimens. Une structure légère qui ne demandait qu’à s’envoler avec son précieux contenu.
— Il y a une autre bâche, déclara Ilya. Nous pouvons l’installer en six minutes, ou nous mettre à l’abri tout de suite.
— On l’installe, répliquai-je.
Il me saisit la main et la pressa entre les siennes.
Nous nous mîmes rapidement au travail. Les ondes martiennes peuvent être particulièrement destructrices, même pour une station, si elle n’est pas préparée. Le centre d’une spirale peut atteindre une pression d’un demi-bar, formant alors un rouleau compresseur se déplaçant à des vitesses qui peuvent atteindre plus de huit cents kilomètres à l’heure. Plus une onde se déplace, plus l’air est dense, jusqu’à ce que le front vienne heurter un volcan ou un plateau, projetant de la poussière et des cyclones sur tout un hémisphère de la planète.
Nous tendîmes la bâche sur le hangar et la fixâmes solidement au sol. Cela semblait tenir bon. Nous courûmes jusqu’au cylindre, refermant la bâche derrière nous. Un petit excavateur grimpa d’une tranchée fraîchement creusée sous le labo et se glissa dans son logement sous la coque. Nous nous glissâmes dans la tranchée et déployâmes nos feuillets protecteurs personnels. Ils ondulèrent, se raidirent et se collèrent hermétiquement aux bords de l’abri.
Ilya alluma une torche électrique. Elle projeta des reflets sur nos visières. Nous étions allongés dans la tranchée comme dans des sarcophages, avec la masse du labo au-dessus de nous, les mains crispées dans nos gantelets.
Au-dehors régnait un silence horriblement vide. Même la roche était dépourvue de toute vibration. Le front d’onde était encore à des dizaines de kilomètres de nous. Ilya sortit son ardoise de sa ceinture et commanda à la caméra de toit du labo de nous montrer ce qui se passait. Au nord-ouest, tout était gris, avec des rayures marron.
— Pas trop inconfortable ? fit Ilya.
Nos radios de casque étaient si proches que cela créait de légers bourdonnements d’interférence.
— Aussi bien qu’un lapin dans une cocotte minute, lui dis-je entre mes dents serrées.
— Désolé de t’avoir entraînée là-dedans, Casseia.
Je ne pouvais pas mettre un doigt sur ses lèvres, mais je fis le geste sur la visière de son casque.
— Chut… Raconte-moi plutôt une histoire.
Il était très fort pour improviser des contes de fées.
— Maintenant ? me demanda-t-il.
— S’il te plaît.
— Un jour, il y a très longtemps et dans très longtemps, commença-t-il d’une voix légèrement rauque, deux lapins creusèrent un trou dans le jardin du fermier et rongèrent toutes ses lignes d’eau.
Je fermai les yeux pour l’écouter.
Nos casques se touchaient et touchaient la roche. Avant qu’Ilya eût fini son histoire, je posai la main à plat au fond de la tranchée pour sentir les vibrations. Le front de la tempête de poussière et d’air comprimé, noir comme de l’encre, venait vers nous de l’ouest. L’horizon commençait à s’obscurcir. Dans quelques secondes à peine…
Tout autour de nous, à travers l’épaisseur de la roche, nous entendîmes un grondement sourd suivi d’un martèlement rythmique.
— Ils arrivent, murmurai-je. Les bisons des plaines.
Nous avions tous les deux vu des tas de westerns terros. Ilya posa sa main sur la mienne.
— Des trains de marchandises, des centaines.
Je me mis à trembler.
— Ça t’est déjà arrivé ?
— Quand j’étais gamin. Dans une station.
— Il y a eu des blessés ?
Il secoua la tête.
— C’était une petite. Un quart de bar. Mais ça a fait beaucoup de bruit en passant.
— À quoi ça ressemble, au moment où ça passe ?
Il n’eut pas besoin de m’expliquer. J’entendis moi-même. Le bruit – fantomatique – était celui d’un très fort vent martien évoquant le souffle asthmatique d’une personne âgée et alitée. Nous l’entendions à travers nos casques même au fond de la tranchée. Il était ponctué du staccato heurté des cailloux et des grains de poussière qui venaient taper sur les bâches. Les ténèbres s’étaient abattues sur tout.
Je sentis une pression dans mes oreilles. Des doigts fins pénétraient dans ma tête. J’entrouvris les yeux – mes paupières s’étaient fermées instinctivement – pour voir Ilya. Il était sur le dos, les épaules calées contre la paroi de la tranchée, regardant vers le haut, comme s’il guettait quelque chose.
— Ça va être dur, me dit-il. Je finirai mon histoire une autre fois, d’accord ?
— D’accord, mais n’oublie pas.
Je fermai de nouveau les yeux.
J’avais l’impression d’entendre des tambours lointains. Puis un cri perçant descendit dans nos monstrueuses et effrayantes régions inférieures. Je songeai à un dieu féroce arpentant la planète. C’était Mars en personne, le dieu de la guerre, courroucé et implacable, à la recherche de créatures à effrayer, des créatures mortelles.
Ma combinaison pressurisée devint flasque autour de moi puis se colla à ma peau. Une vive douleur dans mes oreilles me fit faire la grimace et gémir. La torche tomba entre nous. Ilya la ramassa, orienta son faisceau vers son visage, secoua la tête, le visage luisant de larmes, et me serra contre lui. Je sentis son cœur battre à travers l’épaisseur de nos deux combinaisons.
Les vibrations des parois des tranchées cessèrent. Nous demeurâmes quelques instants figés, attendant qu’elles reprennent. Je voulus me relever, repousser la bâche, avide de revoir la lumière du jour, mais Ilya m’agrippa l’épaule et me força à me recoucher. J’avais du mal à entendre. La torche éclaira son visage. Il essayait de me dire quelque chose en amplifiant les mouvements de ses lèvres. Dans ma peur, je finis par comprendre. Les cailloux et la poussière devaient pleuvoir à la surface. Nous risquions de nous faire tuer par des pierres volant dans la queue de la tempête à des vitesses de quatre-vingts ou quatre-vingt-dix mètres par seconde. Je me serrai contre lui, mes pensées tourbillonnant dans ma tête, grimaçant de douleur.
Le temps passa très lentement. Ma peur se transforma en engourdissement, qui à son tour fit place au soulagement. Nous n’allions pas mourir. Le pire de la tempête était passé et nous étions toujours vivants dans la tranchée. Mais une nouvelle terreur s’empara de moi. Je dus me faire violence pour m’empêcher de m’arracher frénétiquement aux bras d’Ilya. Nous allons être ensevelis sous une dune. Des tonnes de sable et de poussière et de cailloux, de plusieurs dizaines de mètres de hauteur. Nous ne réussirions jamais à remonter. Notre oxygène allait s’épuiser et nous suffoquerions. La tranchée deviendrait ce à quoi elle ressemblait depuis le début. Un tombeau.
Je commençai à m’agiter, la respiration courte et sifflante. Ilya me serra encore plus fort.
— Lâche-moi ! hurlai-je.
Soudain, j’eus un mouvement de recul et cessai de me débattre. La lumière d’une lampe m’éclairait le visage, et ce n’était pas la nôtre. Les arbeiters du labo écartaient les bâches. Ils venaient nous chercher.
L’arbeiter principal apparut au bord de la tranchée. L’un de ses bras articulés avait été arraché. La machine était couverte de déchirures et de taches rouges à l’endroit où les cailloux l’avaient heurtée. Elle était restée dehors dans la tempête jusqu’à la fin pour s’assurer que la bâche demeurait bien tendue. Elle avait dû se faire ballotter dans tous les sens comme une boîte de conserve dans un concours de tir.
Ilya m’aida à sortir de la tranchée dans un silence de mort. Le labo-mobile était intact au-dessus de nous. Il nous permettrait peut-être de gagner une station.
Nous nous époussetâmes mutuellement, plus pour nous rassurer par un contact physique que pour autre chose. Je me sentais soudain la tête légère, ivre d’être encore en vie. Nous avançâmes sous les bâches, inspectant la coque du labo, puis sortîmes à ciel ouvert.
La bâche du hangar à spécimens n’avait pas fait son office. Elle avait disparu.
Le ciel était d’une couleur anthracite d’un horizon à l’autre. La poussière tombait en épais rideaux sinueux et mobiles. Nous rassemblâmes les arbeiters sous le labo et grimpâmes les marches du sas. Après avoir aspiré rapidement la poussière grise de nos combinaisons, nous nous déshabillâmes.
Ilya insista pour que je m’étende sur l’étroite couchette amovible. Il s’installa sur la sienne, juste en face, puis se leva au bout de quelques instants pour venir s’allonger contre moi. Nous frissonnions tous les deux comme des enfants apeurés.
Nous dormîmes une heure. Quand nous nous réveillâmes, je me sentis euphorique, comme si j’avais bu plusieurs tasses de thé trop fort. Tout semblait avoir une définition et des couleurs plus vives. Même la poussière à l’intérieur du labo avait une odeur suave d’essence naturelle. La douleur dans mes oreilles n’était plus qu’un battement sourd. J’entendais les bruits autour de moi, mais atténués.
Ilya me montra les enregistreurs météo du labo. L’onde avait culminé à deux bars.
— Impossible ! m’écriai-je.
Il secoua la tête en souriant et porta un doigt à son oreille. Puis il écrivit sur son ardoise :
Compression des fluides. Encore beaucoup à apprendre.
Et il ajouta avec une moue grimaçante :
Tu parles d’un voyage de noces ! Je t’aime…
Sans autre cérémonie, et sans avoir beaucoup de vêtements à ôter, nous célébrâmes le fait d’être encore en vie.
Nous entrâmes en liaison avec les satcoms pour prévenir tout le monde que nous avions survécu et que nous pouvions rentrer par nos propres moyens. De la plaine d’Arcadia à Vallès Marineris, la tempête avait tout ravagé. L’onde s’était divisée en trois quand elle s’était heurtée aux volcans Tharsis. Vingt-trois stations avaient été touchées par le monstre à trois têtes. Il y avait eu des victimes : sept morts et des centaines de blessés. Même l’UMS avait souffert.
Ilya et moi nous inspectâmes le labo de l’extérieur après avoir retiré les amarres et remonté les pneus. Les bâches avaient dévié la plupart des projectiles. Quelques pièces suffiraient pour réparer les dommages mineurs.
Nous décidâmes de rassembler tous les spécimens que nous trouverions dans les vestiges du hangar avant de ramener le labo à la station d’Olympus. Après avoir remplacé les réservoirs et les filtres de nos combinaisons, nous nous éloignâmes du cylindre de quelques dizaines de pas en direction de l’ouest.
Ilya avait la mine sombre. Mes sifflements d’oreille avaient cessé, mais j’éprouvais toujours quelque difficulté à entendre. Sa voix dans mon système com était un bourdonnement à peine compréhensible.
— On dirait que nous avons perdu la cyste, me dit-il.
Le hangar n’était nulle part en vue. Il avait dû être emporté jusqu’à Tharsis, peut-être. Mais son lourd contenu s’était sans doute déversé.
Je scrutai le paysage qui m’entourait à travers les rideaux de poussière un peu moins denses. Le ciel, que l’on commençait à apercevoir derrière la grisaille, avait une couleur verdâtre. Je ne l’avais jamais vu ainsi. Je le montrai du doigt à Ilya, qui fronça les sourcils, se tourna vers le labo, avança le menton et me dit qu’il fallait continuer nos recherches.
La température de l’air était légèrement au-dessus de zéro. À cette latitude et à cette époque de l’année, elle aurait dû être de moins trente ou quarante degrés. Mon euphorie diminuait rapidement.
— S’il te plaît, murmurai-je. Ça ne suffit pas comme ça ? Je n’ai pas tellement le goût de l’aventure.
— Hein ? fit Ilya.
— Il fait chaud là-dehors. Je voudrais savoir ce que ça signifie.
— Moi aussi, fit Ilya. Mais je ne pense pas que ce soit dangereux. Il n’y a pas eu d’autre avis de tempête.
— C’est peut-être quelque chose de local qui se prépare. Tout le monde sait qu’il y a des anomalies météorologiques dans les sillons.
Il se baissa derrière un rocher exposé au vent et ramassa un cylindre de roche brun pâle.
— Un de nos prélèvements, dit-il. Les spécimens sont peut-être tous tombés ici.
— On devrait retourner.
Ilya se redressa en fronçant les sourcils. Il était partagé entre l’envie de me faire plaisir et le besoin puissant de retrouver quelque chose, n’importe quoi, de la cyste perdue et de ses autres trésors. Je regrettai soudain ma lâcheté.
— Mais on peut chercher encore un peu, lui dis-je.
— Quelques minutes.
Je le suivis jusqu’au bord du canyon. Une centaine de mètres plus bas, une fine poussière coulait comme une rivière dans le fond du ravin. La poudre grise était entraînée parmi des tourbillons rouge et ocre de fluides non miscibles, jupitériens d’aspect. Je n’avais jamais rien vu de semblable sur Mars. Ilya s’agenouilla par terre et je m’accroupis à côté de lui.
— S’ils sont tombés là-dedans…, commença-t-il sans avoir besoin d’achever sa phrase.
Nos combinaisons étaient couvertes de poussière grise et collante. Les destats et aspis du labo allaient peut-être avoir du mal à l’empêcher de s’insinuer dans le système de recyclage et contre notre peau. Je m’imaginai couverte de plaques rouges qui me démangeraient toute la nuit.
Quelque chose embruma l’extérieur de ma visière. J’y portai la main pour l’essuyer avec mon gantelet. Une trace boueuse se forma sous mes doigts. En grommelant, je sortis un chiffon antistatique de ma ceinture. Mais il fut sans effet. Je n’y voyais plus rien.
— La poussière est humide, déclarai-je.
— Impossible. Il n’y a pas assez de pression atmosphérique.
Ilya se pencha alors pour regarder de plus près ma combinaison. Il racla de l’index un peu de poussière sur mon bras puis examina son doigt.
— Tu as raison, me dit-il. Tu es toute mouillée. Et moi ?
Sa visière était aussi embrumée que la mienne. Je touchai son casque.
— Toi aussi, murmurai-je.
— Seigneur ! Encore quelques minutes, me supplia-t-il.
Au-dessus du canyon, le soleil de l’après-midi perçait la couverture des nuages de poussière. Des rayons verdâtres balayaient les ondulations des sillons, baignant le paysage d’une lumière irréelle coupée de grands traits sombres.
Nous reculâmes pour nous éloigner des éboulis qui encombraient les bords du canyon. Ilya écarta du pied quelques gros cailloux exposés par le vent et gratta énergiquement la couche familière de sable rouge et de poussière grise superfine. Il n’y avait aucune trace de grésille. Elle s’était mélangée aux argiles non exposées aux radiations et aux sables mous. Il faudrait des années pour que les ultraviolets transforment de nouveau les couches superficielles en grésille craquante.
— La tempête a dû dégager un aquifère de glace non loin d’ici, déclara Ilya. Ce truc gris, c’est sans doute de la poussière de glace. Et au fond du ravin, il fait assez chaud pour que ça fonde…
Il s’interrompit avec un grognement soudain.
— Là-haut ! s’écria-t-il en me montrant le sommet d’une colline basse et étroite.
On apercevait, au milieu d’une roche déchiquetée de un mètre de largeur environ, un éclat de cristal qui captait les rayons obliques du soleil de l’après-midi. Nous grimpâmes.
Je regardai le labo par-dessus mon épaule. Il se trouvait à cinq cents mètres de nous. Les muscles de mon dos étaient tendus, tous mes instincts de lapin rouge me dictant de détaler pour me cacher. L’onde était passée, mais la poussière humide dépassait totalement mon expérience. Nous aurions pu tomber dans une crevasse et nous noyer. Je n’avais pas la moindre idée de la manière dont réagiraient nos filtres et nos joints d’étanchéité sous l’eau.
Ilya arriva le premier au sommet. Il se mit à genoux devant la roche.
— C’est la cyste ? demandai-je.
Il ne répondit pas. Je regardai par-dessus son épaule la face rocheuse brillante exposée par le vent. C’était bien un fragment de cyste, probablement celle qui était tombée du hangar. Elle était à demi enfouie dans un creux rempli de poussière grise. Les motifs complexes de quartz et les inclusions d’argile de zinc semblaient moins distincts, plus flous. Je me dis que c’était à cause de la lumière. Cependant, à l’endroit où le fragment de cyste touchait la flaque de poussière, une espèce de mélasse gélatineuse s’étalait en bouillonnant légèrement.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demandai-je.
— Un truc en suspension, suggéra Ilya.
Il avança un doigt pour toucher la substance gélatineuse. Elle colla à son gant.
— De la bave d’escargot, murmurai-je.
— De première qualité, renchérit Ilya en retirant sa main.
— Pourquoi est-ce que ça ne sèche pas ?
Il me regarda, le front pâle, les joues empourprées, les yeux agrandis. J’entendais sa respiration rauque et rapide dans mon système com.
— Il y a de l’eau tout autour, me dit-il. La poussière grise, c’est de la glace et de l’argile. L’argile empêche la glace de se sublimer. Mais quand la température est assez élevée pour que la glace se liquéfie, la cyste a accès à l’eau. C’est le mélange idéal. Elle a ce qu’elle cherchait.
La bave s’épaississait à vue d’œil. Par transparence, on voyait de petits filets blancs à l’intérieur, comme de la dentelle.
— Quelle peut être sa masse, à ton avis ? me demanda Ilya en mesurant le fragment avec son bras.
— Environ un quart de tonne, peut-être.
— On ne peut pas la porter si loin. Mais le labo pourrait arriver jusqu’ici. En faisant grimper un arbeiter…
Je sortis mon ardoise et la réglai pour un enregistrement visuel.
— Bien pensé, fit Ilya.
Il préleva un échantillon de bave avec des filets blancs et le mit dans un flacon.
— Tu crois qu’elle est… ? demandai-je.
— Ne prononce pas ce mot, surtout, fit Ilya. Je ne sais pas ce qu’elle est, mais c’est une vraie petite merveille.
Il ressemblait à un enfant devant un nouveau jouet.
Je levai les yeux vers les rideaux de grisaille. Le soleil perçait toujours à travers les nuages. Jamais le ciel de Mars n’avait été si proche de la pluie.
— Ce n’est qu’un fragment, continua Ilya en essayant de faire bouger la cyste dans sa gangue de poussière et de cailloux. Qu’est-ce que tu crois qu’un fragment peut reconstituer ? L’ecos tout entière ?
Il me tendit le flacon. Tandis qu’il collectait d’autres échantillons, je contemplai le réseau de dentelle blanche à l’intérieur du prélèvement liquide. Il ne mesurait pas plus de deux centimètres de large et avait la finesse d’une toile d’araignée. Je n’avais aucune idée de ce que cela pouvait être. Un morceau de squelette cellulaire, un canevas de cytoplasme, une graine, un œuf, un fœtus.
Peut-être celui d’un Martien.
Moins de deux jours après notre retour à la station d’Olympus, nous étions déjà célèbres. Les journaux des LitVids et des réseaux à travers la Triade nous louaient pour avoir fait la découverte de l’époque, la première forme de vie non terrestre et viable mise en évidence dans le Système solaire. Que nous eussions fait cette découverte pendant notre lune de miel ajoutait encore du piment à l’aventure.
La communauté scientifique de Mars fut d’abord quelque peu embarrassée. Ilya était un chercheur de fossiles, un aréologue habitué à creuser et non à faire des recherches biochimiques. Il y eut pas mal de ressentiment et de scepticisme. On nous reprochait presque de nous être trouvés au bon moment et au bon endroit pour voir éclore une cyste.
Nous passâmes une bonne partie des deux semaines suivantes à accepter ou à fuir des interviews. Les messages affluaient. On nous offrait des fortunes en échange d’une cyste entière. (Ilya n’était pas propriétaire de celles qu’il avait trouvées ; elles appartenaient, naturellement, à Erzul.) Des écoliers nous demandaient des renseignements, des maisons d’édition nous proposaient de nous acheter les droits de notre histoire pour en faire des LitVids ou des sims.
Le grand public se fichait pas mal que le cytoplasme de notre cyste soit mort avant notre retour à Olympus. Notre « Martien » avait dégénéré, en quelques heures, à l’état de simples protéines et de monosaccharides, ce qui était déjà assez remarquable de la part d’un agglomérat d’argile, de quartz et d’eau riche en minéraux. Mais ce n’est pas de cela que sont faites les histoires romantiques.
Nous avions tout de même démontré deux choses. Premièrement, que les cystes pouvaient encore être viables ; et deuxièmement, que toutes les informations génétiques concernant une ecos martienne étaient contenues dans les formations minérales qui se trouvaient à l’intérieur de la cyste, enfermées dans les délicates complexités enchevêtrées de l’argile et du quartz. Il n’y avait probablement jamais eu d’autres organes reproducteurs pour assurer la dissémination des ecoï.
Les fragments de cyste, cependant, étaient incapables de reproduire même une portion limitée d’ecos. Il fallait pour cela une cyste entière.
Les biologistes disaient comprendre une partie du processus mais non pas la totalité. L’astuce du mode de reproduction leur échappait toujours. Les cystes entières n’avaient jamais réagi quand on les plongeait simplement dans l’eau. Il fallait sans doute une combinaison d’eau, de minéraux hydrosolubles et de température pour déclencher l’éclosion, et ces conditions s’étaient trouvées réunies à Cyane. Mais aucune tentative de les reproduire en laboratoire n’avait jusqu’ici été couronnée de succès.
Dans les sillons, la poussière de glace grise était depuis longtemps retombée, absorbée par le sol ou évaporée. Le décor de canyons sinueux n’offrait aucune clé immédiate. L’instant était passé, et aucune cyste, exhumée ou non, n’avait réussi à germer.
Peut-être leur époque était-elle révolue, après tout.
Je reçus un message de Charles.
Chère Casseia,
Félicitations et bienvenue au Club de la Science ! Je suis heureux que tu continues de t’intéresser aux fossiles. Je vous adresse, à Ilya et à toi, mes meilleurs vœux de bonheur. J’admire beaucoup ses travaux. Mais un truc comme ça !
Puisse la fortune vous sourire ainsi éternellement.
Ma réponse, brève et polie, resta sans écho. J’étais vraiment trop occupée pour m’en soucier. Ma nouvelle vie me donnait beaucoup plus de satisfactions que l’ancienne, et j’étais particulièrement fière d’Ilya, qui gérait la brève nova de notre célébrité avec brio. Son ego n’avait pas gonflé.
Il répondit aux lettres d’écoliers avant de répondre aux scientifiques. Je l’aidai à formuler ses messages.
Miss Anne Canmie
Section élémentaire de l’École technique
Darwin, Australie, GAHS EF2-ER3-WZ16
Chère Anne,
Je me souviens d’avoir été transporté de joie lorsque nous avons trouvé notre fragment de cyste et constaté qu’elle « revenait à la vie ». Mais Casseia et moi nous savions qu’il y aurait encore beaucoup à faire et que, très franchement, nous aurions peu de chances de continuer nous-mêmes le travail.
Ton projet de venir sur Mars étudier les cystes est admirable. Tu seras peut-être un jour celle qui résoudra le problème, et il est de taille, crois-moi ! Casseia et moi nous espérons visiter un jour ton pays. Nous pourrions peut-être alors nous rencontrer pour échanger nos notes.
(Documents annexés : imprimatur LitVid, message d’amitié aux élèves et aux professeurs de la Section élémentaire de l’École technique de Darwin.)
Le halo de célébrité qui nous entourait s’estompa. Nous déclinâmes les offres des sims et des LitVids, sachant que très peu de projets auraient des chances de se réaliser éventuellement et n’ayant pas besoin, de toute manière, de cet argent. Le MA d’Erzul était prospère et je me sentais de nouveau attirée vers la gespol. Bientôt, nous n’aurions plus beaucoup le temps d’être ensemble.
D’avoir frôlé la mort avait déclenché quelque chose de profond en moi. Il me fallut des semaines pour le définir. J’étais sujette à une série de cauchemars où je suffoquais. Parfois, mes rêves de vol extatique s’achevaient en pure terreur tandis que je plongeais pour m’enfoncer dans le sol rouge et étouffant. Il m’arrivait de me réveiller à côté d’Ilya, entortillée dans mes draps, en me demandant si je n’avais pas besoin d’une espèce de thérapie. Mais la cause de mes cauchemars n’était pas la peur provoquée par notre aventure.
Je me disais que tout ce que je voulais, c’était une occupation professionnelle qui me permettrait de vivre près d’Ilya et de mener l’existence émotionnellement très riche d’une femme mariée, en évitant le plus possible les feux des LitVids, ce que nous n’avions pas tellement réussi à faire jusqu’à présent. Mais en regardant derrière moi, je voyais clairement que mes vœux de surface et mes besoins profonds ne coïncidaient pas. L’accalmie après la crise sur la Terre n’était que provisoire. Les choses n’en resteraient pas là. Nul ne savait combien de temps durerait le répit. Si Mars devait se dresser contre la planète mère, aucun Martien dans le coup n’avait le droit de s’écarter en disant qu’il voulait mener une vie privée tranquille et désengagée.
Ti Sandra ne cessait de faire allusion à de plus vastes desseins.
J’avais appris sur la Terre que je possédais quelques dons en politique. Mes cauchemars venaient du sens grandissant que j’avais de mes responsabilités. Ti Sandra y était certainement pour quelque chose, mais ce n’était pas elle qui avait implanté ce sentiment en moi.
Ilya aurait été heureux de me faire partager ses recherches et ses déplacements pour tout le reste de notre existence, mais je résistais déjà.
Ce n’était pas que je m’ennuyais en sa compagnie. Je l’aimais tant, au contraire, que cela m’effrayait parfois. Comment pourrais-je continuer à vivre si je le perdais ? Je songeais à mon père après la mort de ma mère. La moitié de sa vie s’était étiolée, il était la plupart du temps plongé dans une sorte de rêverie quand Stan, sa femme Jane et moi lui rendions visite, et sa conversation revenait toujours à ma mère.
L’amour comportait des risques horribles, mais Ilya ne semblait pas les voir. Il se concentrait si intensément sur son travail qu’un long voyage en tracteur à travers des régions inexploitées jusqu’à un ancien site probable d’aquifère (et, par la même occasion, de fossiles) ne lui causait pas le moindre souci personnel. Rester seule à Erzul pour faire de la gestion pendant qu’il s’en allait était plus que je ne pouvais supporter. Je me distrayais donc en donnant des consultations à l’extérieur d’Olympus, ce qui me faisait rencontrer des syndics et gestionnaires d’autres MA avec qui nous échangions des vues sur l’avenir et les perspectives de l’économie et de la politique martiennes. Une fois de plus, les membres du Conseil essayaient de faire parler les syndics sur le sujet épineux de l’unification. L’atmosphère était riche de spéculations.
Ilya ne se souciait pas de ce que je faisais quand je partais. Lorsque je l’accusais d’indifférence, il répondait : « J’adore tes absences. » Et en voyant la moue théâtrale que lui attirait cette déclaration, il ajoutait : « Parce que cela met tellement de passion dans nos retrouvailles. »
Et c’était vrai.
La légende, aujourd’hui, entoure un grand nombre de personnes que j’ai connues, mais de toutes c’est Ti Sandra qui, même à l’époque, semblait la plus qualifiée pour devenir légendaire.
Je la voyais souvent à l’occasion des réunions destinées à régler les affaires de la famille. Nous aimions travailler ensemble, et il nous arrivait de dîner à quatre avec Ilya et son mari, Paul. Les deux hommes pouvaient passer des heures à spéculer sur l’ancienne Mars. Paul avançait des théories audacieuses et sans aucun fondement. Vie intelligente, cités enfouies, légendes de pyramides fabuleuses. Ilya renversait la tête en arrière pour éclater de rire et le rejoignait à mi-chemin.
Ti Sandra et moi, nous parlions de la nouvelle Mars.
Elle décida que je serais désormais son assistante – promotion qui me rendit quelque peu nerveuse –, puis me nomma ambassadrice d’Erzul auprès des cinq MA les plus importants.
— Tu es célèbre, me dit-elle tandis que nous buvions encore de son thé au jasmin trop fort dans son bureau de la station d’Olympus. Tu représentes quelque chose de spécial sur Mars, quelque chose que nous avons tous en commun. Tu as des relations avec Majumdar et Cailetet. (Elle faisait allusion à mon frère Stan.) Tu as une formation en gestion politique. Et tu es allée sur la Terre, contrairement à moi.
— Ça n’a pas été une réussite, lui rappelai-je.
— C’était le premier pas d’un long parcours.
Elle s’exprimait avec précision, pesant chacun de ses mots, en me regardant droit dans les yeux. Jamais elle n’avait été aussi sérieuse.
— Tu as contracté un mariage heureux, poursuivit-elle.
— Tout à fait.
— Mais tu es capable de passer un certain temps loin d’Ilya, si ton travail l’exige.
— Il me manque.
— Je vais être franche avec toi. En raison de ta notoriété, tu peux m’aider… et aider Erzul. Tu as dû remarquer que je suis ambitieuse.
— Et toi, que je ne le suis pas, répliquai-je en riant.
— Tu as des capacités. Mais tu ne les connais pas toujours toi-même. Il y a quelqu’un en toi qui ne demande qu’à se manifester pour faire des choses de premier plan, mais les occasions et les relations t’ont manqué, n’est-ce pas ?
Je détournai les yeux, gênée d’être ainsi analysée.
— J’ai lu les rapports de Majumdar sur votre voyage sur la Terre. Tu t’es bien comportée. Bithras ne s’est pas trop mal débrouillé, lui non plus, mais il a ses points faibles, et il a trébuché. Il n’en fallait pas plus. Si la Terre avait voulu signer un accord avec lui, elle l’aurait fait, indépendamment de ce qui s’est passé. Tu n’as donc pas à te reprocher ce qui s’est passé là-bas.
— Il y a longtemps que je ne fais plus des choses comme ça, déclarai-je.
Ti Sandra hocha la tête.
— Erzul est prêt à jouer son rôle. Le moment est propice, et le temps n’attendra pas que les lâches passent à l’action. Nous sommes respectés et conservateurs, martiens jusqu’au bout des ongles. Notre situation nous permet de jouer à fond le rôle d’un catalyseur. Les gouverneurs de district sont d’accord pour accepter un compromis avec les MA. Les propositions que fait la Terre à Cailetet et aux autres MA nous inquiètent et…
— Vous voulez accélérer l’unification ?
Elle eut un large sourire.
— Cette fois-ci, nous pouvons y arriver. Pas de tractations de couloir, nos représentants négocieront directement les uns avec les autres. Il pourrait y avoir une assemblée constitutionnelle, à laquelle tout le monde participerait… par l’intermédiaire des délégués.
— Ça ressemble beaucoup à la Terre, tout ça. Les MA ne sont pas habitués à étaler au grand jour leurs disputes de famille.
— Nous pouvons apprendre.
Elle me décrivit mon travail. La partie la plus importante consistait à faire la tournée des syndics des MA les plus importants pour sonder officieusement leurs positions et jeter les bases d’une constitution mieux adaptée et acceptable par un plus grand nombre.
Erzul ne perdait rien à soutenir la création d’une assemblée constitutionnelle… à laquelle seraient invités tous les MA, même ceux qui avaient de puissantes attaches avec la Terre. Celle-ci, affirmait Ti Sandra, patienterait pendant nos travaux et se contenterait d’exercer des pressions là où elle le jugerait nécessaire pour rendre la constitution acceptable.
— Mais nous leur taperons sur les doigts à mesure qu’ils les pointeront, me dit-elle avec un large sourire. Deux femmes fortes, une planète obstinée et résolue, et beaucoup de travail entre ici et l’heure du thé. Tu marches avec moi ?
Comment aurais-je pu ne pas marcher ?
— Dingues comme la grésille, murmurai-je.
— Volages comme le sable mou.
Éclatant de rire, nous nous serrâmes vigoureusement la main.
Nous aurions été stupides de croire qu’Erzul serait le seul acteur dans le jeu de la création d’une assemblée constitutionnelle. D’autres y travaillaient depuis un certain temps. Comme toujours en politique, certains étaient les prisonniers de vieilles théories, d’idéaux surannés et de doctrines pernicieuses. Les vieux habits qui n’allaient plus à la Terre étaient repris par Mars qui essayait d’y rentrer.
L’année où nous essayâmes de mettre sur pied une assemblée constitutionnelle fut une période dangereuse. Les élitistes – soit en ressortant les idées politiques des étatistes, soit en se drapant dans les plis de théories encore plus suspectes – croyaient avec ferveur que les privilèges de telle ou telle faction, obtenus par des processus historiques ou organiques non planifiés, devaient être gravés sur des tablettes de pierre et que ces tablettes devaient être descendues de la montagne pour être révélées au peuple. Les populistes, de leur côté, pensaient que les masses devaient dicter leurs besoins à tout individu dont la tête dépassait du troupeau, et que cette tête devait rentrer illico, à l’exception, bien sûr, des dirigeants d’un éventuel gouvernement populiste au pouvoir, qui auraient droit, en tant que messies politiques, à des privilèges particuliers.
Les religions relevaient la tête. Les factions chrétienne, musulmane et hindouiste, restées de longue date un courant mineur et poli dans la vie martienne, même au MA de Majumdar, virent là une occasion historique d’émerger sur le devant de la scène politique.
Nous nous dirigions, naturellement, vers la fin des familles d’affaires propriétaires du sol et exploitantes des ressources naturelles par droit d’antériorité. L’avènement des gouverneurs de district et d’un Conseil, même faible, avait amorcé le processus, quelques dizaines d’années plus tôt, mais le compléter était une tâche horriblement difficile. Les institutions, comme n’importe quel organisme, cherchent à persévérer dans leur être.
Durant six longs mois épuisants, Ti Sandra et moi, accompagnées d’une demi-douzaine de collègues pareillement motivés issus d’une alliance de circonstance entre Erzul, Majumdar et Yamaguchi, parcourûmes la planète de long en large, assistant aux réunions de syndics, essayant de convaincre, d’atténuer les exigences déplacées, de passer du baume sur les blessures politiques et l’amour-propre des familles, et assurant les uns et les autres qu’ils souffriraient de manière équitable et engrangeraient des profits confortables.
Quelques MA, en particulier Cailetet, nous opposèrent plus qu’un refus.
Cailetet faisait depuis longtemps figure de cavalier seul parmi les MA de Mars. Lunaire à l’origine, il avait établi une succursale sur Mars au début du XXIIe siècle, et cette succursale conservait d’étroits liens avec la Lune et la Terre. Cailetet s’était développé plus vite que la plupart des Multimodules Associatifs grâce à l’argent que lui injectaient la Lune et la Terre. Lorsque les établissements de la Lune avaient été absorbés par la planète mère, Cailetet était devenu le porte-parole des intérêts de la Terre. Durant un bon moment, l’argent triadique avait de nouveau afflué dans les réserves du MA, et il avait l’odeur douteuse de la Terre.
Cailetet avait financé et absorbé les Olympiens. Il s’était proclamé MA de recherche expérimentale et offrait les meilleures installations de la planète. Mais cela n’avait pas été plus loin.
La Terre, semblait-il, ne voulait plus rien avoir à faire avec Cailetet Mars. L’argent qui venait de la Terre ou de la Lune s’était tari. Les investissements et le plan de développement marquaient le pas. Cailetet avait rempli son rôle et se trouvait écarté comme une vieille chaussette. Naturellement, son syndic et ses représentants avaient toutes les raisons d’être amers. Ils rêvaient de revenir sur le devant de la scène, et Mars était le seul territoire économique et politique où l’expansion fût encore possible.
Le syndic de Cailetet Mars mourut en 2180, juste au moment où Ti Sandra et moi nous commencions notre tournée. Il fut remplacé par quelqu’un que je ne connaissais que très peu mais que je détestais cordialement. Il revenait d’un long exil sur la Terre et s’était empressé d’établir des liens avec les représentants les plus terrophiles du MA.
Un mois après la mort de leur syndic, ils lui avaient donné son poste.
Le vote avait été serré, mais les responsables de Cailetet s’étaient laissé séduire par ses promesses de retour d’influence et de pouvoir.
Il s’appelait Ahmed Crown Niger. La dernière fois que je l’avais vu, c’était à l’université de Mars-Sinaï, des années auparavant, alors qu’il était accroché aux basques du gouverneur Freechild Dauble. Celle-ci lui avait confié la direction de l’université durant son bref passage au pouvoir, le plaçant au-dessus de la chancelière Connor. Lorsque le mouvement étatiste s’était effondré, il avait suivi Connor et Dauble sur la Terre, s’était réhabilité en travaillant pour la GAEO et la GAHS, puis était revenu sur Mars où il avait épousé une fille de Cailetet originaire de la Lune. Il n’avait pas mis longtemps à se hisser au pinacle.
Crown Niger était bien plus brillant que n’importe lequel de ses collègues étatistes. Contrairement à eux, il n’avait pas en lui le moindre soupçon d’idéalisme ni la moindre trace de sentiment.
Je redoutais cette rencontre depuis des jours, mais elle était inévitable. Cailetet pouvait jouer un grand rôle dans la création d’une assemblée constitutionnelle.
Lorsque je lui rendis visite dans son bureau de la station Kipini, dans la zone désertique au sud d’Acidalia Planitia, il ne me reconnut pas, et ce n’était guère surprenant. Je n’avais été pour lui qu’un visage d’étudiante parmi des dizaines d’autres qui s’étaient fait arrêter et détenir à l’UMS.
Avec sa figure pâle et ses cheveux noirs coupés en brosse au-dessus de son front haut, Crown Niger m’accueillit à la porte de son bureau, me serra la main et me sourit d’un air entendu. Je crus, l’espace d’un instant, qu’il m’avait reconnue, mais son attitude, lorsqu’il m’offrit un siège et une tasse de thé, m’indiqua le contraire.
— Erzul est devenu bien important ces temps derniers, n’est-ce pas ? me dit-il.
Sa voix, douce et légèrement nasale, avait acquis plus d’accent de la Terre que lors de notre dernière rencontre. Il semblait parfaitement maître de lui, avec une élégance froide et raffinée que rien ne pouvait surprendre ou déranger. Il avait déjà tout vu.
— Cailetet s’intéresse à votre évolution, poursuivit-il. J’aimerais que vous m’en disiez plus.
Je déglutis, lui adressai un sourire faux et m’assis. Je ne croisais son regard que lorsque c’était nécessaire, ni plus ni moins, et examinai son bureau tout en parlant. Il était neutre et bien rangé. Table nue en acier, moquette grise métabolique, murs tapissés de motifs géométriques serrés. Ce bureau ne m’apprenait absolument rien sur Ahmed Crown Niger, excepté, peut-être, qu’il n’aimait pas les décors luxueux.
Je conclus mon exposé en disant :
— Nous avons l’accord de quatre des plus grands MA et de douze Modules plus petits. Nous aimerions fixer une date dès à présent. Cailetet est le seul à n’avoir pas donné de réponse.
— Nous préférons réserver notre choix, fit Crown Niger en tapotant le dessus du bureau de son index.
Il m’offrit de nouveau du thé, que j’acceptai.
— Franchement, poursuivit-il, le projet proposé par le MA de Persoff nous semble plus intéressant. Si le nombre des MA participants est réduit, cela élimine les risques d’engorgement structurel. L’idée d’une autorité financière centrale distribuant les ressources des districts et travaillant directement avec la Terre et la Triade nous paraît très séduisante. Ce sont d’ailleurs à peu près les positions défendues par Majumdar juste avant votre visite à la Terre.
Il semblait curieux de voir comment je réagirais à cela. Je me contentai d’un petit sourire ironique.
— Cette approche fait peu de cas des droits individuels après la dissolution des MA, déclarai-je. Certains districts n’auraient pas du tout leur mot à dire.
— Il y a des inconvénients, c’est vrai, mais votre proposition n’en est pas dépourvue.
— Pour le moment, nous mettons sur pied un processus. Nous ne faisons pas de propositions.
Crown Niger secoua la tête comme s’il avait pitié de moi.
— Que vous le vouliez ou non, Miss Majumdar, la mise sur pied d’une constitution inspirée des vieilles démocraties de la Terre, c’est déjà une proposition en soi.
— Nous espérons limiter les abus des gouvernements qui ne répondent devant aucune autorité.
— Très fédéraliste comme conception. Franchement, je fais davantage confiance à des institutions fortes. Elles n’ont aucune raison, sur Mars, de chausser des souliers à clous pour piétiner les visages des gens.
— Nous préférons un gouvernement responsable devant le peuple.
— Vous préconisez des changements radicaux. Je me demande comment tous ces MA ont pu dire amen à l’idée de se faire rogner les couilles.
Sa vulgarité m’irrita.
— C’est parce qu’ils en ont marre de la faiblesse et de l’indécision martiennes, répliquai-je.
— Là-dessus, je suis tout à fait d’accord. Mars a besoin d’une planification et d’une autorité centrales. Exactement ce que nous proposons.
— Sans doute, mais…
— Nous pourrions discuter ainsi pendant des heures, Miss Majumdar. En fait, je suis lié par des décisions prises au niveau de nos représentants. Je peux organiser des entrevues individuelles entre vous et eux, si vous le désirez.
— J’en serais ravie.
— Notre penseur réglera les détails.
— Entendu. J’aimerais maintenant avoir une conversation officieuse avec vous.
— Je ne conduis pas d’entretiens officieux dans ce bureau, fit Crown Niger sans s’émouvoir. C’est le moins que je doive aux membres de la famille Cailetet.
— Il y a certaines accusations que vous ne désirez peut-être pas leur faire entendre.
— Ils entendent tout ce que j’entends, fit Crown Niger en me remettant proprement à ma place.
— Certains MA mineurs nous ont dit que Cailetet avait annulé d’importants contrats avec eux après avoir appris qu’ils acceptaient d’envoyer des représentants à notre assemblée.
— C’est possible. Des contrats, nous en établissons beaucoup.
— La proportion est intéressante. Cent pour cent.
— Ruptures de contrat après accord préalable ?
Il semblait sincèrement étonné et secouait la tête d’un air préoccupé.
— Pouvez-vous expliquer cette remarquable coïncidence ? insistai-je.
— Pas pour le moment, fit-il d’une voix neutre.
Je quittai son bureau les mains vides, glacée jusqu’aux os.
Vers la fin de l’hiver de l’année martienne 57, soixante-quatorze MA sur quatre-vingt-dix avaient accepté d’envoyer des représentants à l’assemblée constitutionnelle. Douze gouverneurs de district sur quatorze comptaient y assister en personne. Les deux autres enverraient des observateurs. Nous avions le vent en poupe. L’opinion progressait comme une amibe géante. Mars était prête, que Cailetet le veuille ou non.
Je me trouvais au centre, et le centre avançait.
L’assemblée constitutionnelle se réunit dans la salle des délibérations de l’Université de Mars-Sinaï le 23 du Bélier, treizième mois de l’année martienne. Ce serait le calendrier martien qui serait utilisé dans les débats, sanctionnant pour la première fois l’utilisation officielle des onze mois supplémentaires baptisés d’après les constellations.
La salle des délibérations était un vaste amphithéâtre capable de contenir un millier de personnes. Au centre, la grande table ronde modulaire permettait à cent personnes de siéger à l’aise.
Des études détaillées de l’assemblée constitutionnelle et de ses travaux ont été publiées. Je suis professionnellement astreinte à la réserve en ce qui concerne les détails des débats, mais je peux dire que le processus ne fut pas aisé. Les MA répugnaient à céder leur pouvoir et leur autorité tout en reconnaissant que c’était devenu nécessaire. Nous suivîmes tous un parcours plus ou moins tortueux, préservant des privilèges par-ci, les retirant par-là. Nous écoutions patiemment les requêtes angoissées, élaborions compromis sur compromis sans jamais – nous l’espérions – compromettre le cœur d’une constitution démocratique viable.
Les premiers cris de la naissance d’une nouvelle ère furent ceux de dizaines de femmes et d’hommes discutant âprement, jusqu’à en devenir aphones, tard dans la nuit et à partir du petit matin, argumentant, cajolant, persuadant, défendant des positions passionnées pour les abandonner ensuite en faveur d’autres, se prenant à partie, hurlant, en venant presque aux mains, s’arrêtant de temps à autre pour prendre une collation autour de la table ronde, détendus, la main sur l’épaule de celui qui, quelques minutes avant, aurait pu passer pour un ennemi juré, fixant les affichages d’un regard de marbre tandis que les résultats des votes étaient donnés, souriant, les mains crispées de joie dans la victoire, paralysés d’épuisement dans une situation de blocage. Et cela, durant des jours et des semaines.
Les délégués tenaient continuellement les membres de leur MA au courant des progrès, sollicitant parfois des instructions sur les questions cruciales. Ti Sandra m’envoya à Argyre et à Hellas présider des débats publics et répondre aux questions sur l’assemblée. De tous les coins de Mars nous parvenaient des suggestions, des dossiers et des vids issus tantôt d’individus, tantôt de commissions ad hoc. Mars, naguère politiquement moribonde, était devenue méconnaissable.
Au-dessus de tout cela, créant un sentiment permanent d’urgence, était la Terre. Nous savions qu’il y avait dans cette assemblée des gens qui faisaient quotidiennement leur rapport aux autorités de la planète mère et qui leur étaient même vendus. Nous n’entretenions pas l’illusion d’être à l’abri des atteintes de la Terre. Si cette assemblée était sabotée, cela n’arrangerait pas ses intérêts. Mais nous ne pouvions pas non plus accepter, de notre côté, une forme de gouvernement qui affaiblirait Mars.
Nous ne pouvions qu’espérer voir les choses tourner au mieux.
Deux jours durant, les délégués passèrent en revue les modèles constitutionnels analysés par les humains et les penseurs dans les années 2050. Le Bureau Terrestre des Modèles Politiques et Sociaux avait mis au point un langage appelé Logique Légale qui comportait trois mille concepts de base tirés des lois internationales ou interplanétaires. Ce langage était spécialement destiné à l’analyse statique. L’interprétation devenait de moins en moins un art et de plus en plus une science.
Armés de leur Logique Légale, les délégués passèrent une semaine à examiner les grandes lignes de l’histoire des nations, à étudier des tranches tridimensionnelles à travers des diagrammes à cinq ou six dimensions et à chercher les structures de gouvernement les plus flexibles et les plus durables. Les tranches ressemblaient à des clichés de scanner mais reflétaient l’histoire et non l’anatomie. Personne ne fut surpris de voir que les deux systèmes qui fonctionnaient le mieux étaient la démocratie parlementaire, comme au Royaume-Uni, aujourd’hui partie de l’Eurocom, et la démocratie fédérale, comme au Canada, en Australie, aux États-Unis et en Suisse. Nous retraçâmes l’histoire légale de ces nations, en étudiant les déviations extrêmes par rapport aux principes de base, et nous les intégrâmes sous forme d’entrées composées dans la Logique Légale. Nous traitâmes aussi les différentes crises et l’évolution finale de ces systèmes.
Les grandes lignes de la future constitution martienne purent alors être esquissées. Le modèle le plus souple et le plus durable était la constitution des États-Unis, mais la plupart des délégués s’étaient mis d’accord sur le fait que de substantielles modifications seraient nécessaires pour l’adapter aux particularités martiennes.
Six jours durant, l’assemblée donna forme aux différentes branches du gouvernement martien central. Il y en aurait exactement quatre : l’exécutive, la législative, la judiciaire et l’extraplanétaire. Les deux dernières seraient responsables devant la branche législative, de même que le pouvoir exécutif, dans la plupart des cas. Le rôle de la branche exécutive serait largement atténué par rapport aux modèles du XVIIIe siècle. L’exécutif servirait principalement de porte-parole pour les grands problèmes. Son rôle serait de débattre et de persuader. Le président serait secondé par un vice-président qui serait placé à la tête de la Chambre du Peuple.
Le corps législatif ou congrès serait réparti en deux chambres, celle du Peuple et celle des Gouverneurs. La Chambre du Peuple réunirait des représentants élus dans des districts découpés en fonction de la population. Les gouverneurs, deux par district, tiendraient une assemblée séparée. Agissant en tandem, ils seraient chargés de légiférer sur Mars.
La branche extraplanétaire représenterait Mars dans ses relations avec la Triade et ne répondrait pas directement devant le corps exécutif, mais serait nommée par le corps législatif. (Cette disposition devait plus tard se révéler impraticable et être sévèrement amendée, mais cela sort du cadre de la présente histoire.)
Le pouvoir judiciaire serait divisé en une Cour Administrative, chargée de superviser les activités globales de cette branche, une Cour de Salut Public, dont la juridiction engloberait les comportements individuels et sociaux, une Cour Économique, chargée de veiller sur les contrats civils, les affaires prud’homales et les questions financières, et une Cour Gouvernementale, qui ne se réunirait que pour régler les affaires de nature spécifiquement politique.
La défense planétaire serait définie, coordonnée et mise en œuvre par les branches exécutive et législative. Un débat existait déjà sur la question de savoir si Mars pouvait s’offrir, ou même avait vraiment besoin de forces permanentes de défense. Une autre question en suspens était celle du renseignement et de la sécurité intérieure : protection des juristes, législateurs et membres de l’exécutif.
Le gouvernement fédéral et les districts seraient habilités à lever des impôts sur les citoyens et les sociétés. Les districts seraient responsables de la construction, de l’amélioration et de l’entretien des cités et autres infrastructures. Ils pourraient demander des prêts au gouvernement fédéral.
Toutes les transactions économiques avec la Triade passeraient par une banque centrale planétaire contrôlée par le corps législatif et habilitée à réguler la création de monnaie martienne. Toute la monnaie serait standardisée. Les MA renonceraient à posséder leurs propres systèmes de crédit. Les MA financiers pourraient demander à se reconvertir en filiales de la Banque Planétaire Fédérale, à condition de se conformer aux chartes et aux règlements approuvés par la législation.
Aucun district ne pourrait voter de lois allant à l’encontre de celles du gouvernement fédéral. Aucun district ayant ratifié la constitution ne pourrait se retirer par la suite de l’union fédérale pour quelque raison que ce soit. (Cela me faisait penser à Richmond et aux statues de généraux morts qui encombraient les lieux publics.) Les districts et MA qui n’auraient rien ratifié resteraient soumis aux anciennes lois et dispositions. Le gouvernement fédéral pourrait ordonner que certains districts acceptent comme citoyens tous ceux qui voulaient se dissocier des MA dissidents.
Une Déclaration des Droits garantissait que la liberté d’expression des humains et penseurs ne serait jamais bridée ni détournée par quelque corps gouvernemental que ce soit. La question souleva de nombreux débats, mais Ti Sandra guida d’une main sûre l’assemblée à travers les méandres épineux de la discussion.
Il était prévu que toutes les lois ainsi que la constitution elle-même seraient enregistrées en Logique Légale, qui serait ensuite interprétée par des penseurs civiques spécialement conçus pour cette tâche. Chaque branche aurait ses penseurs. Un pour l’exécutive, deux pour la législative, un pour l’extraplanétaire et trois pour la judiciaire. Les opinions des penseurs seraient prises en considération par toutes les branches et rendues publiques.
Pour le moment, cependant, il n’y avait pas de penseurs de première catégorie en fabrication sur Mars. Mais plusieurs MA étaient en passe de changer cela. Jusqu’à ce que des penseurs martiens suffisamment puissants et libres de tout soupçon soient éduqués et installés, aucun ne pourrait avoir accès à de hauts niveaux de décision. L’histoire d’Alice était encore présente dans les mémoires.
En attendant que la constitution soit ratifiée par les délégués et par le peuple de Mars, un gouvernement intérimaire serait mis en place, composé d’un président et d’un vice-président choisis par les délégués ; les gouverneurs de district et un représentant de chaque MA constitueraient le corps législatif, l’appareil judiciaire existant continuant à fonctionner. Ce gouvernement aurait une durée d’existence égale à vingt-trois mois au maximum.
Si, à l’expiration du délai, aucune constitution n’était ratifiée par le peuple, une nouvelle assemblée se réunirait et le processus recommencerait.
Durant la dernière semaine de l’assemblée, les candidats aux postes intérimaires furent désignés. Ti Sandra Erzul reçut le plus grand nombre de voix et sa nomination fut ratifiée par les délégués. Elle me choisit comme vice-présidente.
L’une des dernières décisions de l’assemblée concerna le nom qui serait donné à la nouvelle union planétaire. Quelqu’un proposa celui d’Union martienne, mais nombre de ceux qui avaient lutté contre les étatistes émirent des objections. Aucune dénomination comportant les mots « union » ou « uni » ne trouva de majorité pour la défendre. Finalement, l’assemblée se mit d’accord sur « République fédérale de Mars ».
Trois projets de drapeau furent rejetés. Un quatrième fut agréé après maintes hésitations, et un modèle fut cousu à la main et présenté à l’assemblée pour ratification. Il représentait Mars la rouge et ses deux lunes sur champ bleu au-dessus d’une diagonale, la partie inférieure, blanche, symbolisant la nécessité de grandir encore.
Un par un, les délégués, syndics, représentants, gouverneurs, assistants, secrétaires et citoyens privés défilèrent dans la salle des délibérations pour signer les documents instituant la fédération, abolissant les Conseils des MA, la charte, et renonçant à l’indépendance d’un siècle. Ti Sandra était à côté de moi au pupitre, la main posée sur mon épaule, un sourire radieux aux lèvres.
Tandis que chacun des signataires apposait son paraphe au bas des documents, je commençai à y croire vraiment. Les premiers pas cruciaux avaient été accomplis, la majorité des MA nous soutenait, et nous n’avions pas rencontré d’opposition majeure.
Le bruit courait que Cailetet essayait de mettre sur pied une assemblée parallèle, mais cela ne se réalisa jamais. On disait aussi, durant les heures qui précédèrent la signature, qu’un représentant serait envoyé par Ahmed Crown Niger pour engager des discussions avec le gouvernement intérimaire, mais personne ne se présenta.
Paul, le mari de Ti Sandra, entra dans la salle avec Ilya tandis que la cérémonie s’achevait. Tout le monde s’embrassa ou se serra la main. Les journalistes des LitVids de toute la Triade enregistrèrent pour la postérité les signatures et nos embrassades.
— Mars la fossile renaît à la vie, chuchota Ilya à mon oreille.
Nous suivîmes la foule vers le banquet organisé dans cette même salle où j’avais naguère été retenue prisonnière par les étatistes.
— Je suis fier de toi, ajouta Ilya en pressant ma main dans les siennes.
— Tu parles comme si tout était fini.
— Certainement pas, fit-il en secouant la tête. Je sais ce qui va se passer maintenant. Je ne vais plus avoir de femme. Nous ne nous verrons plus qu’une fois par mois, et… sur rendez-vous.
— J’espère que tu exagères.
Nous nous assîmes au centre d’une longue table de réfectoire parmi les gouverneurs de district et approuvâmes les toasts des délégués et des syndics. Ti Sandra fit un bref discours, humble et émouvant, vibrant d’une juste note, pas plus, de patriotisme nouveau. Puis nous mangeâmes.
Je regardai les délégués, syndics et gouverneurs. Leurs visages étaient fatigués mais détendus. Ils discutaient en mangeant et en hochant la tête. Je connus, ce jour-là, quelque chose que je n’avais jamais éprouvé avant, pas avec une telle intensité du moins.
Le temps semblait s’être ralenti, et toute mon attention était centrée sur ces quelques singulières secondes, sur une main qui portait une fourchette pleine à la bouche, des yeux brillants levés vers le visage voisin, des rires, une exclamation de protestation devant une plaisanterie dépréciative, une voix s’élevant contre les libéralités du crédit, une autre, féminine, exprimant, avec un léger froncement de sourcils, son émotion au moment de signer. Tous étaient chaleureux. Le moment historique, tant attendu, était arrivé, le processus historique les avait emportés et déposés ici.
Je ressentais pour eux, en cet instant hors du temps, des choses que je n’avais jusqu’ici éprouvées que pour des membres de ma famille ou pour mon mari. Quant à ceux qui se tenaient en dehors de nos accomplissements ou qui s’y opposaient, je les considérais de la même manière, sans doute, qu’une mère oiselle considère le serpent qui vient lui voler ses œufs dans son nid.
Amour et suspicion, suave réussite contre l’angoisse dévorante de ce qui pouvait advenir…
Je me tournai vers le coin de la salle à manger où j’avais été parquée, des années auparavant, en compagnie de Charles, Diane, Sean et Gretyl. Et je me fis le serment que plus jamais ce genre d’injustice ne se produirait sur Mars.
Les délégués se répandirent sur toute la planète pour faire connaître le projet de constitution à leur entourage. Dans des assemblées de district d’un pôle à l’autre, les Martiens examinèrent attentivement le document et étudièrent les diagrammes et les analyses en Logique Légale.
Il y eut quelques incidents. Un délégué fut attaqué par une foule en colère de prospecteurs d’eau dissidents au cratère de Lowell, près d’Aonia. Trois collaborateurs d’un autre délégué furent exilés par leur famille. Des procès furent intentés à la faveur de l’ancien appareil judiciaire du Conseil, qui n’avait pas encore été dissous. Et pendant tout ce temps, Cailetet se retranchait dans son district, attirant sous son aile protectrice les MA dissidents, faisant à la Terre des ouvertures qui demeurèrent, pour un temps, courtoisement ignorées.
Les Terros étaient patients.
Je voyais Ilya un jour sur cinq. Quand il était en déplacement, je le voyais encore moins.
On lui avait demandé de diriger l’équipe de recherche sur la reproduction des cystes à Olympia. Il travaillait en étroite collaboration avec le professeur Jordan-Erzul et le docteur Schovinski. À l’occasion de l’une de mes rares journées libres, il me montra un canyon, dans les sillons de Cyane, où ils envisageaient de mener une expérience majeure sur les cystes mères. Leur plus beau spécimen serait exposé à l’atmosphère martienne, aspergé de poussière de glace et minérale, chauffé par de puissantes lampes infrarouges puis recouvert d’un dôme et soumis à une pression d’un dixième de bar. Après plusieurs mois de préparation, les biologistes de Rubicon City étaient optimistes. Ils s’attendaient à des résultats.
Chaque fois que nous pouvions nous rejoindre, en dehors de chez nous, nous allions dormir dans des résidences privées ou des auberges où nous étions soumis à la créativité culinaire régionale. De longs mois durant, nous voyagions d’assemblée de district en assemblée populaire, de station en station, rencontrant les gens, persuadant, expliquant les éléments de la future politique martienne.
Au début du printemps de l’année martienne 58, les citoyens de Mars votèrent pour ratifier la constitution. Notre patient travail de préparation avait porté ses fruits. Les oui l’emportèrent à soixante-six pour cent contre trente pour cent de non et quatre pour cent d’abstentions.
Sept Multimodules Associatifs, parmi lesquels celui de Cailetet, refusèrent de participer, laissant ainsi trois gros districts et des portions de quatre autres dans une condition d’incertitude, momentanément en dehors du processus.
Le gouvernement intérimaire en avait encore pour cinq mois. Les candidats aux nouveaux offices furent désignés puis élus. Il fallait maintenant choisir une capitale ou en construire une. Les districts allaient devoir se soumettre à un recensement fédéral officiel. Le flot des volontaires pour les fonctions gouvernementales nouvellement créées devait être canalisé, et des dispositions devaient être prises pour faire entrer les structures du gouvernement intérimaire dans celles du gouvernement élu à venir. En même temps, les conflits législatifs entre les différents districts et MA devaient être aplanis.
Les grandes alliances économiques de la Terre transmirent leurs félicitations et promirent d’envoyer des ambassadeurs auprès de la nouvelle République fédérale. La Lune et les Ceintures firent de même.
Durant un temps, il nous sembla possible d’ignorer purement et simplement Cailetet et les autres dissidents.
Bouclant le cercle, un repas de célébration fut organisé à l’Université de Mars une semaine après la ratification. Tous les gouverneurs, ex-délégués, syndics et représentants y assistèrent en même temps que les nouveaux élus et les ambassadeurs. Cinq cents convives étaient ainsi réunis dans l’ancien grand réfectoire de l’UMS pour célébrer leur victoire.
Patiemment assis à côté de moi, Ilya regardait les vids de félicitations que l’on faisait passer l’une après l’autre. Je lui pris la main, et il me montra discrètement son ardoise où s’affichaient les premiers résultats de l’expérience en cours sur les cystes. Je fis défiler rapidement les photos et les résultats des analyses chimiques.
Et la bave d’escargot ? mimai-je muettement en remuant les lèvres.
Il sourit. Elle grandit, écrivit-il sur l’ardoise.
Ti Sandra me jeta un coup d’œil tandis que le nouvel ambassadeur de la Terre commençait son discours, et je lui consacrai toute mon attention, du moins en apparence. Ilya me caressa la cuisse, et je songeai à la longue soirée qui nous attendait – une fois de plus dans une chambre d’hôtel – après le repas.
À la fin du dîner, un représentant de Yamaguchi – les vieilles étiquettes et affiliations étaient tenaces – prit Ti Sandra à part dans la galerie attenante au réfectoire et lui murmura quelques mots à l’oreille. Elle hocha la tête et vint me dire à voix basse :
— Demande à Ilya de te chauffer le lit. Tu seras de retour dans quelques heures. Il paraît que c’est important.
J’embrassai Ilya. Sans rien dire, il pressa ma main dans les siennes. Il craignait que quelque chose de grave ne se soit passé.
Ti Sandra embrassa Paul. Ils échangèrent des mimiques de souffrance stoïque. Le gouverneur de district de Syria-Sinaï, le représentant de Yamaguchi et deux gardes en armes nous escortèrent, Ti Sandra et moi, dans les profondeurs du complexe scientifique de l’UMS.
Les gardes portaient des uniformes de la sécurité publique de Sinaï, sur lesquels on avait cousu à la hâte des écussons aux couleurs de la nouvelle République. Ti Sandra les ignora sereinement.
En chemin, on nous présenta un homme en qui je reconnus un représentant de Cailetet. Il s’appelait Ira Winkleman. Ni Ti Sandra ni moi ne savions exactement dans quoi on était en train de nous attirer. De vagues soupçons de coup de force ou de traquenard organisé par Cailetet commençaient à s’insinuer dans ma tête. Après notre dîner bien arrosé, ce mystère me donnait un peu la nausée.
— Nous sommes loin des labos principaux de l’université, fit Winkleman avec un sourire nerveux. C’est la première fois que je descends ici.
Son expression était soucieuse. Il donnait l’impression de n’avoir pas dormi depuis des jours.
Nous arrivâmes devant une lourde porte coulissante en acier.
— Mes amis, au-delà de ce point, la présidente, la vice-présidente et moi sommes seuls admis, déclara Winkleman. Je suis navré, mais il est important de respecter les règles de la sécurité.
Le gouverneur et le représentant de Yamaguchi secouèrent la tête, mais ne protestèrent pas. Ils s’écartèrent pour laisser Winkleman apposer la paume de sa main sur la plaque de la serrure.
— La nouvelle présidente et la vice-présidente sont priées de présenter la paume de leur main pour codage de sécurité, demanda la porte. Après quoi Ira Winkleman placera de nouveau sa main sur la plaque pour confirmer l’identification.
Nous fîmes ce qui nous était demandé. La porte s’ouvrit. Les gardes, eux aussi, demeurèrent dehors. Nous franchîmes un couloir court qui nous conduisit à un laboratoire au plafond haut, rempli de comptoirs d’expérimentation, de tuyauteries soigneusement isolées, de faisceaux de câbles électriques et de fibres, avec, dans un coin, de grosses bouteilles de gaz liquide. La plus grande partie de ce matériel, de toute évidence, n’avait pas été utilisée depuis longtemps. Certains appareils étaient couverts de housses, d’enduits d’étanchéité ou de produits anticorrosion. Seul un petit coin du labo semblait avoir servi récemment.
— Ces recherches sont en cours depuis trois ans, expliqua Winkleman en se tournant vers moi. Vous en avez peut-être entendu parler, Miz Majumdar ? Je pense que vous avez au moins eu connaissance de certains aspects du programme. Les chercheurs et participants ont unanimement décidé de rompre avec Cailetet il y a environ six mois. J’ai quitté Cailetet, moi aussi, pour rejoindre avec eux l’Université Expérimentale de Tharsis. Aujourd’hui, nous avons passé un accord avec l’UMS et nous sommes en train de transférer ici une partie de notre matériel.
— Mais de quoi s’agit-il ? demanda Ti Sandra en fronçant les sourcils avec impatience.
Winkleman s’efforça de ne pas se montrer trop empressé. Mais il était trop nerveux pour y parvenir.
— Nous avons décidé – nous, c’est-à-dire les Olympiens – que Cailetet était soumis à trop de pressions de la part de la Terre. À la suite d’un vote, nous avons choisi d’abandonner officiellement le programme de recherche, comme si nous avions échoué. (Il secoua la tête et ferma les yeux dans une expression de grande frustration.) Nous ne voulions pas donner tout ce pouvoir à Ahmed Crown Niger, conclut-il.
Il nous guida vers l’autre extrémité du labo, dans la section utilisée. Là, derrière un paravent, trois hommes et deux femmes étaient assis autour d’une table, en train de boire du thé et de manger des beignets. Lorsqu’ils nous virent, ils se levèrent, époussetèrent leurs vêtements des miettes qui y adhéraient et nous saluèrent respectueusement.
Le visage de Charles Franklin s’était émacié. Son regard était devenu plus intense et plus inquisiteur. Il avait gagné en dignité et en maturité. Ses collègues semblaient nerveux et mal à l’aise en notre présence, mais il était d’un calme serein.
Winkleman fit les présentations. Charles sourit en me serrant la main et murmura :
— Nous nous sommes déjà rencontrés.
— Ce sont les fameux Olympiens ? demanda Ti Sandra.
— Il y en a encore quatre à Tharsis. Et nous ne sommes pas si fameux que ça, à présent, répliqua Charles. Je n’ai jamais vraiment aimé ce nom. C’était plus pour les relations publiques que pour autre chose…
— Surtout pour un projet censé demeurer secret, fit observer Chinjia Park Amoy, une petite brune aux grands yeux.
J’aurais été curieuse de savoir si elle était la maîtresse de Charles, et où se trouvait sa femme.
On apporta des chaises et nous prîmes place autour de la table. Seul Charles demeura debout. Winkleman abandonna, avec soulagement, semblait-il, son rôle de guide, et s’assit dans l’ombre à l’écart de la table.
Nos ardoises reçurent des renseignements succincts sur la carrière de chacun de nos interlocuteurs. Tandis que nous faisions plus ample connaissance, je m’efforçai de mémoriser les détails les plus importants. C’étaient des mathématiciens et des physiciens théoriques, tous spécialisés dans le continuum de Bell et la théorie des descripteurs. Leur doyen était Stephen Leander. Il avait une épaisse tignasse de cheveux gris argent et des manières affables quoiqu’un peu abruptes. Chinjia Park Amoy était originaire des Ceintures d’où elle avait émigré sur Mars. Elle avait les longs bras, les longues jambes et le torse épais des Ceinturiers. Tamara Kwang, la plus jeune, avait de grands yeux noirs et un teint couleur de thé oolong. Elle portait plusieurs rehaussements externes sous forme de torques autour du cou et de la partie supérieure de l’avant-bras. Nehemiah Royce, enfin, venait du MA de Steinburg-Leschke et avait de grands yeux à l’éclat limpide sous une chevelure coupée court et coiffée d’une kippa de soie.
Je reportai mon attention sur la table. Plusieurs boîtes noires rectangulaires de vingt centimètres à un mètre de hauteur en occupaient une extrémité. À l’autre bout, une boîte blanche à la surface brillante se tenait toute seule, reliée aux autres par d’épais câbles optiques. La boîte blanche, de toute évidence, était un penseur, mais ne portait aucune marque d’origine ou d’affiliation.
Ti Sandra se pencha en arrière sur son siège en soupirant.
— Je ne sais pas si je vais apprécier, dit-elle.
— Au contraire, fit Leander en s’asseyant au bord de la table. Vous allez assister à quelque chose d’unique. C’est peut-être la chance la plus fabuleuse de toute l’histoire humaine.
Ti Sandra secoua fermement la tête.
— Plutôt dangereux, à vous entendre présenter ainsi la chose. La chance est l’avers du désastre. (Elle se pinça la lèvre inférieure.) Il s’agit de bien plus que d’un problème de communications, si je comprends bien.
Leander hocha la tête et se tourna vers moi.
— D’après Charles, Miz Majumdar a déjà une petite idée de la nature de notre découverte.
— Toute petite, déclarai-je. C’est en rapport avec les pincements, je suppose.
Charles sourit, en me regardant droit dans les yeux. Avec l’âge, il avait acquis quelque chose que je ne l’aurais jamais cru capable de posséder un jour : pas seulement de l’aplomb et de l’assurance, mais du charisme.
— Un jour, Charles m’a dit… commençai-je, pour m’interrompre aussitôt, le visage empourpré.
Leander se tourna vers lui.
— Ce que j’ai dit à la vice-présidente, c’est que j’avais bon espoir de briser le statu quo et de découvrir les secrets de l’univers, expliqua-t-il.
Leander se mit à rire.
— Pas si loin du compte, murmura-t-il. Le statu quo, c’est certain, a été réduit en miettes. On n’a rien découvert d’aussi révolutionnaire depuis la nanotechnologie, et celle-ci est bien pâle en comparaison. Charles est notre théoricien pivot. Il a le don d’expliquer les choses très simplement. Voudrais-tu donner aux dirigeantes de notre nouvelle République quelques informations sur ce que nous leur offrons ?
Avec une mimique sévère dont elle n’avait pas l’habitude, Ti Sandra tourna lentement et délibérément son corps massif vers Charles.
— Nous avons découvert un moyen d’accéder au continuum de Bell et de régler la nature des composants de l’énergie et de la matière, commença Charles. Tous ensemble, nous avons mis au point une théorie globale de l’énergie et de la matière. Une théorie sur les flux de données. Nous savons pénétrer le cœur descriptif d’une particule et le modifier.
— Le cœur descriptif ? demanda Ti Sandra.
— Chaque particule existe comme élément d’une matrice d’information. Elle contient des descripteurs de toutes ses caractéristiques significatives. En fait, la somme totale des descripteurs est la particule. Elle transmet les informations concernant sa nature et ses états à d’autres particules au moyen d’échanges de bosons – des photons, par exemple – ou encore à travers le continuum de Bell, qui est une sorte de système comptable assurant l’équilibre de certaines qualités de l’univers.
— Quel genre de matrice ? demanda Ti Sandra.
— Une matrice de flux de données, répondit Charles. Par ailleurs non définie.
— Comme une mémoire d’ordinateur ?
— C’est une comparaison utile dans certains cas, fit Leander.
— Nous ne définissons pas la matrice, insista Charles.
— L’ordinateur de Dieu ? demanda Ti Sandra, plissant le front de plus belle.
Charles sourit comme pour s’excuser.
— Les dieux n’ont rien à voir là-dedans.
— Dommage, fit Ti Sandra. Continuez, je vous prie.
— La plupart des particules qui constituent la matière ont une description qui consiste en deux cent trente et une unités binaires d’information parmi lesquelles figurent la masse, la charge, le spin, l’état quantique, les composantes de l’énergie cinétique et de l’énergie potentielle, la position dans l’espace et le moment de temps par rapport aux autres particules.
— Leur portefeuille de valeurs, fit Leander.
— Plutôt leur crédit, plaisanta Royce, mais son humour tomba à plat.
— Très bien, murmura Ti Sandra. Tout cela est très intéressant. Mais pourquoi ne pas m’avoir fait parvenir simplement un rapport avec vos résultats ?
Leander redevint grave.
— Ce n’était qu’un préambule, dit-il. Cette théorie est en grande partie connue et acceptée aujourd’hui par les physiciens de haut niveau.
— Dans certains cercles, elle est toujours controversée, expliqua Charles en se frottant les mains.
— Les imbéciles, fit Royce en secouant la tête avec pitié.
— Mais nous sommes les seuls, précisa Charles, qui ayons réussi à manipuler les données des particules en passant par le continuum de Bell. Nous savons convertir les particules en leurs propres antiparticules.
— Dans la mesure où nous sommes capables de conserver leur charge, ajouta Royce.
— Exact. Nous produisons de l’antimatière ou matière miroir directement à partir de la matière ordinaire.
Il s’interrompit pour nous donner le temps de digérer ce qu’il venait de dire. Ti Sandra regarda les Olympiens d’un air critique. Elle avait toujours des doutes.
— Et ce serait une source d’énergie ? demanda-t-elle.
— En quantités énormes, fit Leander. Nous n’avons pas encore construit de réacteur à grande échelle, mais il n’y a théoriquement pas de limites à l’énergie que nous pouvons libérer. Ou exploiter.
— De l’or avec du plomb ? demanda Winkleman.
— Nous ne pouvons pas créer de la masse, lui dit Charles. Pas encore, tout au moins.
Ti Sandra parut éberluée par cette déclaration.
— Pas encore ? répéta-t-elle. Un jour, peut-être ? Bientôt ?
— Nous n’en savons rien, répliqua Charles. Ce n’est pas impossible, à mon avis. Mais les avis divergent là-dessus.
Royce et Kwang écartèrent les bras en souriant comme pour s’excuser.
— Nous ne voudrions pas que cela monte à la tête de certains, déclara Royce.
— Je suis ouvert à toutes les possibilités, fit Leander.
— Une autre chose significative est que nous pouvons opérer la conversion à distance, reprit Charles. C’est-à-dire que nous pouvons viser une région spécifique et y convertir la matière en matière miroir, à des distances pouvant aller jusqu’à neuf ou dix milliards de kilomètres, soit, en pratique, n’importe quel point du Système solaire.
Le groupe demeura plongé dans le silence durant un long moment. Les Olympiens nous regardaient et se regardaient, mal à l’aise, comme des jeunes accusés de quelque chose de honteux.
Je fixai sur Charles un regard à la fois horrifié et accablé.
— La Terre est au courant de votre… découverte ? demandai-je.
Les Olympiens secouèrent la tête comme un seul homme.
— Il est possible qu’ils soupçonnent quelque chose, murmura Charles, mais nous avons été très discrets. Les seuls qui sachent jusqu’où nous sommes allés sont les neuf membres du groupe et Ira. Les derniers développements – ceux qui sont le plus significatifs – ne datent que de six mois à peine.
— Et Cailetet ? demandai-je.
— Nous leur avons fait croire que nous avions réalisé une percée mineure dans le domaine des communications après les avoir quittés. Rien de plus.
— Quelle percée ?
— Nous leur avons dit que nous pouvions avoir accès aux descripteurs pour corréler les communications à distance avec leurs états d’origine. Ce qui revient à nettoyer les signaux émis de tous leurs parasites.
— Et vous pouvez faire ça ? demandai-je.
— Bien sûr.
Il me mettait mal à l’aise, avec sa façon à la fois curieuse et détachée de me détailler.
— Nous pouvons faire beaucoup mieux, même, continua-t-il. Nous pouvons transmettre des signaux à travers le Système solaire de manière instantanée.
— Vous l’avez fait ?
— Non. Uniquement à travers Mars. Évidemment, il faut deux appareils pour réaliser cela, et il n’y en a pas sur la Terre ni dans le reste du Système solaire.
— Qu’attendez-vous de nous ? demanda Ti Sandra.
Leander et Charles ouvrirent la bouche en même temps pour parler, et Charles s’effaça devant Leander. Il devenait de plus en plus apparent à mes yeux que Charles était le chef du groupe, mais qu’il avait choisi Leander, à l’aspect physique peut-être plus mûr, pour être son porte-parole. Ce qui ne l’empêchait pas de l’interrompre tout le temps.
— Madame la présidente, fit Leander, vous êtes à la tête du premier gouvernement effectif de l’histoire de Mars. Il y a des années que nous sommes préoccupés par l’idée que notre travail pourrait porter ses fruits dans un climat politique inadéquat, et être mal utilisé. Nous ne voudrions pas, en particulier, que ce soit la Terre qui en profite au lieu de Mars. Dans quelques années, peut-être plus tôt que nous ne le pensons, les chercheurs de la Terre en sauront autant que nous, et cela pourrait être dangereux.
— Le fait que nous soyons les seuls au courant est tout aussi dangereux, répliquai-je. Si la Terre venait à savoir que nous disposons de toute cette puissance…
— Je suis d’accord, fit Charles. Mais nous ne pouvons pas faire comme si ça n’existait pas.
Ti Sandra frotta ses larges épaules de ses bras croisés.
— Notre gouvernement est intérimaire, dit-elle. Nous ne sommes là que pour quelques mois.
— Nous ne pouvions pas nous permettre d’attendre plus longtemps, fit Leander.
Charles pencha la tête de côté et la secoua lentement avant de se tourner de nouveau vers moi.
— Je suis désolé de vous prendre ainsi de court, sans préparation, dit-il. Je ne sais comment t’expliquer, Casseia, l’importance que tout cela a pour nous. Je n’ai aucune visée personnelle, tu me connais…
— Bon, fit Royce en souriant.
Mais Leander posa une main sur son épaule, et Charles poursuivit.
— Quand tu étais sur la Terre, tu m’as posé une question à laquelle je n’ai pas pu répondre. Je te présente mes excuses pour cela. Mais tu dois comprendre à présent mes raisons.
— Cailetet n’a pas les moyens de vous financer, et vous vous tournez vers nous, déclarai-je d’un ton plus accusateur que je ne l’aurais voulu. C’est parce que vous avez besoin d’argent.
— En fait, nous sommes déjà dans la phase de développement et d’application, expliqua Leander. Grâce à une subvention de l’Université Expérimentale de Tharsis, nous avons dessiné les plans d’un réacteur de vaisseau spatial long-courrier, qui pourrait être une navette ou un vaisseau de ligne aménagé. En théorie, quelques tonnes de propergol devraient suffire pour traverser le Système en quelques semaines, dans d’excellentes conditions de confort…
Charles écarta les bras, comme pour se faire plus convaincant.
— C’est à peine un début, dit-il à voix basse, comme s’il ne s’adressait qu’à moi. Les implications de tout ce que nous avons appris sont immenses. Nous ne savons peut-être pas tout…
— Certainement pas, intervint Leander.
— Mais nous avons ouvert la porte, reprit Charles, achevant sa phrase. Ce n’est pas pour avoir un financement que nous vous disons tout cela. J’ai estimé que mon devoir de Martien était d’informer les dirigeants du premier gouvernement officiel. Ensuite, c’est à vous de décider de ce qui va se passer.
— Très bien, jeune homme, fit Ti Sandra.
Elle n’était pas beaucoup plus vieille que Charles ou moi, mais son attitude ne semblait pas déplacée.
— Vous nous offrez l’univers sur un plateau, reprit-elle. Ai-je raison ou non de dire cela ?
Leander voulut répondre, mais Charles le devança une fois de plus, laissant le chercheur aux cheveux gris avec aux lèvres un sourire tordu, les mains levées en signe d’agitation.
— Nous pourrions organiser une démonstration, reprit Charles. Quelque chose de modeste mais de convaincant. Nous pourrions faire éclater les nuages de vapeur en orbite, comme des feux d’artifice. Aucun danger, pas de radiations indésirables, mais…
— La Terre pourrait soupçonner quelque chose d’anormal, fit Leander.
Ti Sandra laissa retomber ses épaules et croisa les mains sur ses genoux.
— Nous n’avons pas besoin d’une démonstration spectaculaire, dit-elle. Je voudrais que d’autres scientifiques jettent un coup d’œil à vos travaux. C’est nous qui les choisirons. Nous déciderons ensuite de ce qu’il convient de faire.
— Les questions de sécurité sont importantes, murmura Charles, vigoureusement approuvé par ses collègues.
— De la plus haute importance, souligna Chinjia Park Amoy.
— Certaines parties de notre découverte sont très subtiles, reprit Charles. Nous avons eu beaucoup de chance. Mais le gros de nos connaissances fait partie du patrimoine scientifique de la Terre, et il ne leur sera pas difficile de reconstituer le reste s’ils ont quelques clés.
— Ne vaudrait-il pas mieux que tout le monde soit mis au courant ? demanda Ti Sandra.
— Je ne suis pas de cet avis, fit Winkleman en s’avançant. La Terre en ferait une arme pour forcer le reste de la Triade à se plier à ses désirs.
— Ne pourrions-nous pas nous défendre ?
— Aucune défense n’est possible dans l’état actuel de nos connaissances, murmura Charles. Il faut bien connaître les détails de notre découverte pour comprendre pourquoi. En tant qu’arme, ses utilisations possibles sont véritablement terrifiantes. La conversion à distance de la matière en matière miroir… Sans parade.
— D’où provient toute cette énergie ? demanda Ti Sandra comme si, soudain, un nouveau doute lui donnait l’espoir que tout cela n’était qu’une mystification. Vous dites que vous pouvez violer les lois de base de la physique ?
— Non, répliqua Leander. Nous modifions seulement les livres, en ajoutant ici ce que nous enlevons là. Cela s’équilibre.
— Mr. Leander, d’où venez-vous ? demanda Ti Sandra.
— Je suis également un ancien de Cailetet.
— Vous avez rompu complètement avec eux ?
Le groupe entier hocha la tête.
— Aucun de nous ne fait confiance à Ahmed Crown Niger, déclara Winkleman.
— Et vous avez besoin de plus d’argent ? demandai-je.
— C’est au gouvernement de décider, fit Charles. C’est vous qui voyez.
— Pas du tout, répliquai-je. Nous n’avons pas la moindre idée de vos besoins, ni de…
La voix me manqua pour continuer. Ti Sandra me prit la main et la serra vigoureusement dans la sienne.
— Nous avons besoin d’un peu de temps pour réfléchir, dit-elle. Et de documents à étudier. Je voudrais l’avis d’autres membres de notre communauté scientifique. Pas de démonstration jusqu’à nouvel ordre. Et je suis certaine que ma vice-présidente sera d’accord avec moi pour vous conseiller de réfléchir sérieusement aux applications pratiques de votre découverte et de nous préparer un rapport conséquent.
— Mais il est déjà prêt, fit Leander. Et accompagné de plans détaillés.
Ti Sandra secoua fermement la tête.
— Pas maintenant, s’il vous plaît. Je vais déjà faire des cauchemars cette nuit. Nous devons retourner à nos occupations, à nos maris… À nos réflexions. Et aussi, ajouta-t-elle, à nos prières.
Charles nous tendit la main, de même que les autres membres du groupe, et nous prîmes congé.
— Nous ne ferons rien sans l’accord du gouvernement, nous dit Winkleman en nous raccompagnant jusqu’à la porte en acier puis dans la galerie au-delà.
— Je l’espère bien, murmura Ti Sandra.
La présidente me fit appeler dans ses quartiers, l’ancien appartement de la chancelière, pour m’offrir une tasse de thé de fin de journée. Son visage était gris tandis qu’elle versait le liquide fumant.
— J’ai fait un rêve, il n’y a pas longtemps, me dit-elle. Un très bel homme s’est approché de moi pour déposer un seau plein d’or sur mes genoux. J’aurais dû être heureuse.
— Et tu ne l’étais pas ?
— J’étais plutôt terrifiée. Je ne voulais pas de cette responsabilité. Je lui ai demandé de reprendre son seau.
Elle redressa la tête et regarda fixement les murs de la pièce. Ici même, quelques années plus tôt, la chancelière Connor avait ordonné le vidage des étudiants qui avait été à l’origine de nos manifestations.
— Tu connais Charles Franklin ? me demanda-t-elle.
— Nous avons été amants, à une époque. Pas pendant longtemps.
Ti Sandra hocha la tête, appréciant ma confidence.
— J’ai eu quatre amants avant Paul, me dit-elle. Aucun d’eux n’était prometteur. Charles Franklin, ce devait être différent.
— Il était tendre et enthousiaste.
— Mais tu ne l’aimais pas.
— J’ai cru l’aimer, à un moment. Je n’avais pas l’esprit très clair.
— Et si tu avais passé contrat avec lui ?
— Il me l’a demandé.
— Ah ?
Elle s’assit sur le canapé à côté de moi et nous bûmes notre thé en silence durant quelques instants.
— Dis-moi que ces chercheurs nous jouent un mauvais tour, mur-mura-t-elle finalement.
Je ne répondis pas.
— Madame la vice-présidente, la vie est en train de devenir un vrai sac à merde.
— Et ça ne sent pas la rose.
— Non, la merde, répéta-t-elle avec emphase. Nous ne sommes que des enfants, Casseia. Nous ne pouvons pas manipuler un tel pouvoir.
— Les humains ne sont pas prêts ?
Elle renifla avec mépris.
— Je ne parle pas pour l’humanité. Je parle pour nous, pour les simples Martiens que nous sommes. Je suis terrifiée à l’idée de ce que pourrait faire la Terre si elle s’apercevait… et de ce que nous pourrions faire en retour.
— Si jamais ils…
— Oui, dit-elle sans me laisser finir.
— Il faut voir les choses du bon côté.
Elle ignora mes paroles d’un geste brusque de la main et d’un presque imperceptible mouvement d’épaule.
— Charles Franklin ne t’a jamais parlé de ça, au fil des années ? me demanda-t-elle. Tu lui as écrit, n’est-ce pas ? Tu lui as posé des questions.
— Une seule fois, sur la demande insistante de mon oncle. Il m’a simplement dit qu’il travaillait sur quelque chose de très important et que… cela causerait ou pourrait causer des remous politiques. En fait, ce qu’il m’a dit exactement, c’est que les choses n’allaient pas être faciles. Et moi qui croyais qu’il exagérait !
— Devons-nous parler en privé avec Charles Franklin ou Stephen Leander ?
— Je pense que c’est Charles qui commande.
— Est-ce quelqu’un d’avisé, Casseia ?
Je souris en secouant la tête.
— Je ne sais pas. Il ne l’était pas tellement quand nous étions plus jeunes. Mais moi non plus, à vrai dire.
— Ça m’ennuie que Cailetet soit mêlé à cette affaire. Je ne serais pas étonnée que Crown Niger en sache plus que ne le croient ces jeunes savants. Et tu peux être sûre que, s’il est au courant, il saura monnayer l’information. Nous l’avons poussé dans ses retranchements. Politiquement et financièrement, il est acculé.
— Nous n’avons pas de principe directeur pour préserver les secrets du gouvernement. À qui faisons-nous confiance ?
— Confiance ? Même à moi-même, je ne fais pas confiance, murmura Ti Sandra en faisant la grimace. Que Dieu nous aide tous !
Cette nuit-là, étendue à côté d’Ilya, je le regardai dormir. Il avait le sommeil profond, comme un enfant. J’imaginais sa tête pleine de visions de fouilles et de découvertes restant à faire dans les sillons. Je l’enviais tellement que des larmes de frustration enfantine me venaient aux yeux.
Nous avions bu ensemble un verre de porto et mangé du fromage frais. Les deux avaient été confectionnés à Erzul et offerts au nouveau gouvernement. Ilya avait plaisanté sur le privilège infini dont jouissaient ceux qui étaient au centre de tout. Je n’avais pas réagi, et il m’avait demandé pourquoi j’étais si sombre.
— Tout va pour le mieux, avait-il décrété. Vous ne méritez que des félicitations.
J’avais essayé de sourire, mais l’effort n’était pas convaincant.
— Ça t’ennuie si je suis un peu indiscret ? me demanda-t-il en se rapprochant de moi dans le lit.
Je secouai la tête.
— Tu viens d’apprendre quelque chose qui t’a bouleversée. Quelque chose dont tu n’as pas le droit de me parler.
— J’aimerais pouvoir le faire, murmurai-je avec ferveur. J’ai tellement besoin de sagesse et de conseils.
— C’est quelque chose de dangereux ?
— Je ne peux même pas te le dire.
Il se laissa aller en arrière contre le traversin, les mains derrière la tête.
— Je serai bien content quand…
— Quand tu retrouveras enfin ta femme ? achevai-je vivement en le fixant d’un regard accusateur.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, fit Ilya d’une voix neutre. Enfin, oui, c’est à peu près ça. Mais ta question était piégée. Je ne t’ai pas encore perdue.
— Non, répliquai-je, toujours nerveuse. Mais je ne peux pas aller avec toi sur les fouilles. Nous n’avons plus le temps d’être ensemble. Je voudrais t’accompagner partout. J’en ai assez des réunions et des dîners officiels, assez des discours, assez d’être appelée la « sage-femme de la nouvelle Mars ».
Ilya refusa de se mettre en colère. Cela me rendit encore plus furieuse. Je quittai le lit d’un bond et me mis à marcher de long en large dans la chambre d’auberge, en levant les poings vers le plafond.
— Bon Dieu de bon Dieu de bon Dieu ! hurlai-je. Je ne voulais pas ça ! Je ne méritais pas ça !
Je me tournai de nouveau vers lui, les bras tendus, les doigts courbés comme ceux d’une sorcière.
— Tout marchait bien ! Nous étions autonomes ! Et voilà que tout est foutu par terre à cause de…
Ilya me regardait d’un air navré.
— S’il y a quelque chose que…
— Tu ne peux rien faire !
Mettant fin à mes imprécations grommelées, je me laissai glisser contre le mur, les genoux sur le côté, et fixai, hagarde, un coin du lit. Ilya vint se mettre à genoux à côté de moi, la main posée sur mon épaule. Un peu plus tard, peut-être pour me faire pardonner, je fis l’amour avec lui, avec une véhémence un peu forcée. Mais ma performance sur commande ne parut pas suffisante. Agrippée à lui, je lui parlai de mes projets à l’expiration de la période de gouvernement intérimaire.
Je voulais, lui avais-je expliqué, demander un poste d’institutrice dans une école indépendante. Il m’avait rassurée, en me disant que ces postes-là étaient faciles comme tout à obtenir. Je n’avais qu’à ouvrir la bouche.
— Sage-femme de la nouvelle Mars, avait-il murmuré. Ça te va comme un gant. Tu n’as aucune raison de t’en vouloir pour quoi que ce soit.
Je l’avais regardé s’endormir, en songeant aux enfants que nous aurions un jour. Mais je n’étais plus si sûre, à présent, qu’un tel jour arriverait.
Il n’était pas difficile d’imaginer à quoi pouvait mener un tel pouvoir. Images d’Ahmed Crown Niger et de Freechild Dauble, dirigeants corrompus. Souvenirs de la Terre, si violente et si entière. Que ferait-elle quand elle saurait que Mars, la faible, la naïve et dangereuse Mars, possédait toute cette puissance ?
Elle le savait peut-être déjà. Elle avait peut-être pris des dispositions contre lesquelles nous ne pouvions rien.
Les Olympiens édifièrent un petit labo isolé à Melas Dorsa avec des fonds qu’ils possédaient déjà et sur un terrain offert par le MA de Klein. Melas Dorsa est une région relativement pauvre en cratères, coupée du Sud par des canyons peu profonds et parsemée de dunes basses. Elle n’a pas beaucoup d’eau ni de ressources naturelles.
Même selon les critères de Mars, elle peut être considérée comme un désert.
J’y allai seule pour assister à la démonstration. Ti Sandra avait à Elysium une réunion imprévue destinée à récolter des soutiens pour le nouveau gouvernement parmi des délégués soudain nerveux et un gouverneur de district aux compétences marginales et à la cervelle étroite. Elle comptait sur moi pour que je sois ses yeux et ses oreilles, mais je sentais aussi qu’elle était terrorisée à l’idée de ce qu’ils pourraient nous montrer et devant l’importance lourde de conséquences du cadeau inattendu et non désiré qui nous était fait. Je n’étais pas plus courageuse qu’elle, mais j’avais peut-être un peu moins d’imagination.
Charles et Stephen Leander m’accompagnèrent sur le vol de la navette au départ de l’UMS. L’appareil portait les emblèmes du gouvernement : le drapeau martien et la mention « RFM » qui signifiait qu’il y avait des personnalités à bord. Nous avions rendez-vous au labo de Melas Dorsa avec deux savants impartiaux de Yamaguchi et Erzul, venus séparément de Rubicon City.
Il n’y avait pas de train à Melas Dorsa, et la station la plus proche se trouvait à plus de quatre cents kilomètres du labo. Charles tint à m’avertir qu’il n’y aurait pas beaucoup de confort.
Je lui jetai un regard accusateur.
— Crois-tu que le luxe soit si important pour moi ? Il ne l’est pas. Plus maintenant.
Leander, sentant que l’atmosphère était orageuse, s’appliquait à étudier le paysage qui défilait plusieurs dizaines de mètres en dessous de nous. Le vaisseau survola une crête basse puis prit de l’altitude pour éviter une succession de tourbillons de poussière diffuse.
Charles me regarda en battant des paupières, surpris par le ton de ma voix. Puis il prit son ardoise.
— Nous avons du retard à combler, me dit-il.
— J’ai lu tes articles. La plupart me dépassent largement.
Il hocha la tête.
— Les idées sont simples, cependant.
Il fronça les lèvres et haussa un sourcil.
— Es-tu prête à accepter certaines choses sur la seule base de la confiance ?
— Je n’ai pas le choix, n’est-ce pas ?
— Non.
— Dans ce cas, je suppose que je suis prête.
— Tu es fâchée ?
— Pas contre toi en particulier.
Leander défit son harnais et se leva.
— Je vais m’asseoir à l’avant pour mieux voir, dit-il.
Nous l’ignorâmes. Il haussa les épaules et choisit un fauteuil hors de portée d’oreille.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Tu es fâchée parce que nous vous donnons une responsabilité trop grande.
— Oui.
— J’aurais préféré l’éviter.
— Tu voulais changer l’univers, Charles.
— Je voulais le comprendre. D’accord. Je voulais le changer. Mais mon intention n’était pas de t’accabler de responsabilités.
— Merci quand même.
Il se laissa aller en arrière et détourna les yeux, vexé et irrité. L’ardoise était sur ses genoux.
— Ne sois pas injuste, Casseia, me dit-il.
— Tu sais, murmurai-je, l’esprit très loin de l’idée de justice ou d’injustice, c’est vous qui avez fait capoter les premières négociations sur la Terre. Vous les Olympiens. Vous rendez tout le monde nerveux. Vous nous avez stressés. Personne ne comprenait où vous vouliez en arriver.
Il gloussa.
— En arriver ? Mais nous ne le savions pas nous-mêmes à l’époque. Apparemment, les implications étaient plus claires aux yeux de la Terre qu’aux nôtres.
— C’est possible. Et vous pensiez réaliser tout ça dans le vide ?
Il secoua la tête.
— Le vide ?
— L’éthique, Charles.
— Ah ! L’éthique… (Son visage s’empourpra.) Tu es vraiment injuste, cette fois-ci, Casseia.
— Laisse-moi tranquille avec la justice. Te rends-tu compte de ce que tout ça va nous faire ?
— Que voulais-tu que je décide ? De tourner le dos à la connaissance ? J’ai essayé d’être aussi juste et éthique que possible. Le groupe a toujours eu des idéaux élevés.
— C’est pourquoi vous avez rejoint Cailetet.
— Ce ne sont pas… Ce n’étaient pas de vrais méchants. Lorsque Crown Niger a pris le train en marche, nous avons décidé de tout arrêter. Et Cailetet nous a bien aidés. Avec un petit coup de pouce de la Terre, évidemment. Crown Niger ne s’intéressait pas tant à ce que nous pouvions lui apporter qu’à satisfaire ses patrons de la Terre.
— Vous êtes partis quand ils ont réduit les subventions.
— Nous ne leur avons rien dit, même avant ça.
Je souris.
— Es-tu sûr qu’ils n’ont pas une copie de vos résultats quelque part en lieu sûr ? Même avant l’époque de Crown Niger ?
— C’est possible. Mais même s’ils examinent nos travaux là-bas dans le détail, ils ne peuvent pas avoir la moindre idée de ce que nous avons découvert ensuite. C’est très trompeur. Nous avons exploré des tas de canyons aveugles, Casseia. La Terre est encore en train de s’y perdre.
Durant quelques secondes, je demeurai sans réponse. Puis ma colère disparut et je frissonnai.
— Tout ça ne te fait pas peur, Charles ?
Il réfléchit un instant puis me regarda dans les yeux.
— Non, me dit-il. Vous avez fait le ménage dans la maison. Ou vous êtes en train de le faire. Un gouvernement responsable, c’est tout ce que…
— Un gouvernement encore dans l’enfance, vulnérable, maladroit et inexpérimenté. Nous ne savons même pas si ces institutions provisoires pourront donner naissance à un vrai gouvernement représentatif. Nous n’avons pas encore essuyé les plâtres, Charles !
— J’ai confiance en toi.
— Confiance en Mars ?
Je croisai les bras, les mains autour de ma taille pour m’empêcher de trembler. Il se rapprocha de moi pour me toucher, mais je lui jetai un regard noir et il retira ses mains.
— Te rends-tu compte, Charles, que tu nous as donné le pouvoir de détruire nos ennemis et que nous ne savons même pas qui ils sont ? La Terre possède des moyens subtils de faire de nous ce qu’elle veut, et tu nous offres un marteau-pilon !
— Beaucoup plus que ça, murmura Charles. De l’énergie en quantités énormes, un contrôle des ressources à distance. Nous avons nos limitations, mais cela ne veut pas dire que nous ne soyons pas capables de nous défendre contre n’importe quoi ou presque.
— Par la menace, peut-être. Vous savez convertir la matière en antimatière, à une très grande distance et avec une précision remarquable.
Il hocha la tête.
— Nous pourrions rayer des cités entières de la carte terrestre. Tu nous ramènes à l’horreur du XXe siècle.
— C’est un peu mélodramatique, ce que tu dis là, fit-il en grimaçant.
— Tu crois que Freechild Dauble aurait hésité à abuser d’un tel pouvoir ?
— Je sais que tu l’utiliseras sagement. Nous ne t’aurions rien dit si nous avions pensé différemment.
Je demeurai sans réponse durant un bon moment. Finalement, j’agitai les mains et pointai un doigt vers lui sans savoir si j’allais me mettre à rire ou à hurler.
— Bon Dieu, Charles ! Je suis contente d’avoir fait une telle impression sur toi ! Je suis peut-être une sainte, mais as-tu songé à tous ceux qui viendront après moi ? Durant des générations ?
— Bien avant cela, tout le monde sera au courant. Un équilibre se fera. Écoute, Casseia, tout ça n’a aucun rapport avec…
— Je ne vois pas les choses de la même façon, murmurai-je.
— Ça n’a aucun rapport parce que la connaissance est là et qu’elle ne disparaîtra pas comme ça, reprit Charles avec une expression de grande lassitude sur son visage. Il ne peut pas y avoir de paix, il ne peut pas y avoir de fin à la nouveauté et à la peur en ce bas monde.
Je me mordis la langue pour m’empêcher de répliquer : Un peu tard pour philosopher, Charles.
— Je sais bien, poursuivit-il. Il y a des années que je me le répète. Que se passera-t-il si la théorie fonctionne et si nous trouvons un accès au continuum de Bell ? Si nous manipulons les descripteurs ? C’est un cauchemar pour nous tous depuis pas mal de temps.
Leander revint prendre sa place, en évitant de nous regarder.
— Nous sommes parvenus à un accord ? demanda-t-il.
Je souris faiblement en secouant la tête.
— Seulement à de mauvais rêves, murmurai-je.
— Ô Dieu ! Je pourrais être confiné dans une coque de noix et me sentir quand même roi des espaces infinis s’il n’y avait ces mauvais rêves, murmura Charles.
— Nous pensons beaucoup à cette citation{Shakespeare, Hamlet, acte II, scène 2. (N.d.T.)}, fit Leander en s’installant confortablement dans son fauteuil. L’univers est, en vérité, confiné dans une coque de noix. La distance et le temps ne représentent rien d’autre que des variations de simples descripteurs. Celui qui sait cela peut être pour de bon le roi des espaces infinis.
— Et les mauvais rêves ? demandai-je.
L’expression de Leander se fit brusquement grave, et même triste.
— Charles m’a mis en avant parce que j’ai la tête de l’emploi et que les bureaucrates réagissent mieux devant moi. Cela ne signifie pas que je ne sois pas circonspect en toute occasion. Nous sommes dans la même galère, Miss Majumdar. Du haut de votre montagne, vous pouvez toujours nous accuser de naïveté et d’hubris intellectuelle, mais vous ne nous apprendrez rien que nous n’ayons médité et ressassé mille fois en privé.
— Ne te fais pas de fausses idées, Stephen, murmura Charles. Casseia n’est pas aussi simpliste.
Leander reprit le contrôle de lui-même avec un effort visible, fit un grand sourire peu convaincant et déclara :
— Désolé. Il se trouve que je fais partie de ceux qui pensent que les « mauvais rêves » sont simplement un signe de manque d’imagination.
— Pourquoi la présidente n’est-elle pas venue avec toi ? me demanda Charles. Elle aurait dû faire passer cela avant tout le reste.
— Un problème majeur a surgi. Si elle ne le résout pas, la toile risque de s’effilocher et il n’y aura pas de gouvernement constitutionnel pour décider de ce qu’il faut faire de vos travaux. Je lui rapporterai mes conclusions et elle me fait confiance.
— Elle a très peur, n’est-ce pas ? demanda Charles.
Je reniflai.
— Je l’ai vu dans ses yeux, continua-t-il. Elle est faite à l’échelle humaine. Elle n’est pas à l’aise devant ce genre d’immensité.
Je hochai la tête.
— C’est possible.
— Et toi, es-tu capable de surmonter tes angoisses et de voir les choses avec les yeux d’un enfant ?
— Ne m’en demande pas trop, ni trop tôt, Charles.
La zone choisie pour la démonstration avait été équipée d’un abri temporaire pour vingt personnes, aménagé la veille par des arbeiters. Quatre membres du groupe des Olympiens – Leander, Charles, Chinjia et Royce – étaient présents. Les deux derniers étaient sur place depuis deux jours pour préparer l’expérience.
Le paysage alentour était plus désolé que toutes les images de Mars que j’avais vues lors de mes études d’aréologie. Melas Dorsa n’avait ni le caractère spectaculaire des sillons, ni les couleurs de Sinaï, ni les roches, ni les fossiles.
Une heure après notre arrivée, les scientifiques choisis pour assister à la démonstration arrivèrent par une autre navette. Fervents partisans de la constitution, Ulrich Zenger et Jay Casares avaient de solides qualifications universitaires. Ils étaient tous les deux professeurs de physique théorique à Icare, institut de recherche indépendant cofondé par six MA. On nous fit entrer dans l’abri, et Charles leur expliqua aussitôt en quoi consistait l’expérience.
Le champ d’essai proprement dit se trouvait sous une tente non pressurisée en forme de dôme. Après avoir revêtu des combinaisons étanches, Charles, Chinjia, Royce, Zenger, Casares et moi sortîmes de l’abri pour gagner le dôme. Charles prit une bouteille d’hydrogène pur spécialement préparée et apportée par Zenger et Casares. Il la plaça avec précaution au creux d’un bandeau suspendu à l’armature du dôme. Zenger et Royce sortirent alors un compteur neutronique et différents appareils. Les arbeiters enregistrèrent les préparatifs sur vid.
— Qu’allons-nous voir ? demanda Casares à Charles.
— Vous avez étudié notre dossier théorique ? Vous comprenez bien ce que affirmons avoir réalisé ? demanda Charles en guise de réponse.
Casares hocha affirmativement la tête.
— Êtes vous convaincus ?
Casares secoua la tête.
— La théorie est fascinante, mais je résiste pour l’instant au changement de paradigmes.
— Est-il possible que votre bouteille pleine d’hydrogène produise de l’énergie ?
— Dans son état présent, c’est impossible.
— Nous allons pourtant lui en faire produire une grande quantité.
Tout le monde retourna dans l’abri. Après avoir retiré nos combinaisons étanches, nous rejoignîmes Leander et Zenger dans la salle des équipements. Là nous attendaient la large table en acier et le penseur blanc sans signes distinctifs que je connaissais déjà. Plusieurs boîtiers noirs plus petits lui étaient reliés par des câbles optiques.
Leander demanda au penseur si tous les appareils fonctionnaient correctement. Il répliqua d’une voix de jeune homme que tout allait bien.
Charles s’assit sur un tabouret devant la table.
— Notre penseur nous procure une interface avec un penseur en Logique Quantique, également contenu dans le boîtier, dit-il. Tous les deux ont été fabriqués et éduqués sur Mars, par des Martiens.
— Qui ? demanda Zenger.
Visiblement, la nouvelle l’intéressait beaucoup.
— Danny Pincher et moi-même, à Université Expérimentale de Tharsis.
— Rien que cela, ça valait le voyage, fit Zenger. Si toutefois vos penseurs sont stables et productifs.
— Ils sont fragiles et peu puissants. Mais Danny et moi nous sommes en train de mettre au point une nouvelle génération plus performante. Nous avons probablement violé plusieurs lois en les fabriquant de cette manière, mais nous avions besoin d’un contrôle LQ de notre dispositif et nous avons épuisé tous les moyens légaux de nous procurer un penseur de ce type.
Zenger hocha la tête.
— Poursuivez, dit-il.
— Une partie de notre travail est inspirée d’un mystère scientifique bien connu. Nous avons tous étudié l’accident de la Fosse à glace. Cela s’est passé il y a un peu moins d’une cinquantaine d’années. Un chercheur de la Lune appelé William Pierce a essayé de réduire la température de quelques atomes de cuivre jusqu’au zéro absolu. Il y a réussi, mais les conséquences ont été désastreuses. Sa femme et lui sont morts. Un observateur a réussi à s’en sortir, mais avec de graves blessures. La caverne de la Fosse à glace est devenue un vide incompréhensible.
Zenger ne sembla guère impressionné.
— Qu’allez-vous faire de notre hydrogène ? demanda-t-il. L’envoyer au pays des merveilles ?
— L’expérience n’a jamais été reproduite, déclara Casares. Personne n’a pu prouver que le zéro absolu avait été atteint. C’est peut-être un autre phénomène qui est responsable de l’accident.
— Nous savons que le zéro absolu a été atteint, affirma Charles.
Zenger retroussa la lèvre inférieure et tapota du doigt l’accoudoir de son siège.
— Comment le savez-vous ? demanda-t-il.
— Laissons ces détails, pour l’instant, fit Leander.
— Nous allons convertir une partie de l’hydrogène de cette bouteille en matière miroir, expliqua Charles. La réaction entre l’hydrogène normal et l’hydrogène miroir produira des neutrons, un rayonnement gamma et de la chaleur.
— Qu’attendez-vous pour le faire ? demanda Casares avec impatience.
Charles s’assit à côté du penseur. Un panneau de commande apparut en projection au-dessus du boîtier blanc.
— Le penseur est en train d’établir les coordonnées descriptives de l’échantillon, dit-il. Les descripteurs n’utilisent pas de mesures ou de coordonnées absolues. Chaque descripteur de l’espace-temps est relatif aux descripteurs de l’observateur. En un sens, cela nous facilite la tâche. Une fois que nous avons localisé notre échantillon, nous pouvons confirmer en demandant d’autres descripteurs qui nous indiquent de quoi est fait l’échantillon. Ce qui nous permet de savoir que nous pinçons bien ce que nous voulions pincer.
— Vous ne voulez pas nous dire comment vous faites, déclara Zenger en désignant l’équipement. Mais vous le faites à distance. Quelle est votre limite de portée ?
— Impossible également de vous donner des informations là-dessus, intervint Leander. Je regrette beaucoup.
Zenger tourna vers moi un visage de plomb.
— Nous ne pouvons pas procéder à l’évaluation demandée si nous n’avons pas suffisamment d’informations.
— Nous avons demandé au groupe de ne pas divulguer certains détails, répliquai-je.
Zenger rentra le menton et secoua la tête.
— Vous nous avez fait venir pour avoir une opinion d’expert. Mais si vous nous refusez ces renseignements, c’est comme si vous tentiez d’impressionner une paire de chimpanzés.
Casares se montra plus conciliant.
— Voyons toujours ce que vous avez à nous montrer, dit-il. Si vous arrivez à produire de l’énergie à partir de notre bouteille, vous aurez déjà accompli quelque chose d’intéressant. Nous débattrons plus tard de l’opportunité du secret.
Une partie de moi-même s’était attendue à quelque chose de beaucoup plus spectaculaire. Il y avait en fait dans cette petite pièce beaucoup de curiosité, un peu de scepticisme et rien de spectaculaire. Charles n’essayait pas de créer des effets psychologiques. Il travaillait rapidement et posément avec Leander, transmettant ses instructions au penseur, puis nous invitant finalement à observer attentivement ce qui se passait.
L’affichage au-dessus du penseur nous montra un diagramme en 3-D du cylindre, rempli de couleurs indiquant les gradients de température. La bouteille, nous expliqua Charles, était encore en train de se refroidir à la température ambiante, d’environ - 60 ˚Celsius. Le gaz qu’elle contenait tournoyait lentement.
— La charge est conservée, naturellement, nous dit Leander. Nous ne sommes pas capables de convertir des particules chargées, sauf quand elles vont par paires avec des particules opposées de la même charge exactement. Les atomes et molécules neutres sont idéaux pour cela. Les descripteurs distinguant la matière miroir de la matière sont attachés à d’autres descripteurs indiquant le spin et la composante de temps de la particule. Nous sommes obligés d’accéder en même temps à tous ces descripteurs couplés. Le résultat est une conversion qui ne viole aucune loi physique. Mais dans la mesure où de la matière entre en contact avec de la matière miroir, il y a dégagement d’énergie.
— Comment faites-vous pour modifier les descripteurs ? demanda Casares.
Charles lui adressa un sourire presque timide.
— Désolé. Je ne peux pas vous le dire pour le moment.
— Que nous reste-t-il à évaluer ? demanda Zenger. Vous allez peut-être nous montrer un magnifique tour de prestidigitation. Tout est peut-être truqué d’avance.
— Nous espérons que vous ferez suffisamment confiance à notre réputation pour accepter la réalité de ce que vous allez voir, déclara Leander.
— Il nous est impossible de porter un jugement sans pouvoir évaluer la théorie derrière les effets, affirma Casares en croisant les bras. La science ne s’occupe que de résultats reproductibles. Si un seul groupe a fait le travail et obtenu des résultats, ce n’est pas de la science. Ce que j’ai entendu jusqu’à présent n’est pas très encourageant.
Charles laissa son regard errer au loin. Il était, de toute évidence, horriblement frustré.
— Si cela ne tenait qu’à moi, je vous dirais tout ce que je sais, fit-il. Mais vous comprendrez que c’est à la vice-présidente Majumdar et non à moi de décider en la matière.
Je me sentais totalement hors de mon élément, mais je ne pouvais pas me permettre la moindre indécision.
— Les parties cruciales de la théorie doivent être tenues confidentielles, affirmai-je.
Charles écarta les mains d’un air de dire : Qu’est-ce qu’on fait ?
Zenger et Casares secouèrent la tête. Finalement, Zenger remua les doigts comme pour m’écarter du chemin mais déclara :
— Très bien. Ça ne me plaît pas du tout, mais montrez-nous ce qu’il y a à voir et nous discuterons des détails plus tard.
— Merci, lui dit Charles. Projetons l’échantillon tel que le voit à présent notre penseur, ajouta-t-il en s’adressant à Leander.
Ce dernier toucha le panneau de commande insubstantiel. Une surface hérissée de pics et creusée de vallées apparut. Des flèches dansèrent d’un pic à l’autre. Elle en choisirent finalement un, qui grossit rapidement. Un petit cube rouge se forma. À l’intérieur, des lignes bleues esquissèrent la forme de la bouteille. De nouveau, celle-ci se remplit de couleurs. Dans les zones colorées apparurent des lettres grecques et des chiffres qui se mirent à voleter comme des mouches emprisonnées dans un bocal.
— Le penseur LQ est en train d’évaluer l’échantillon, expliqua Charles. À présent, c’est lui qui fait tout. Dans quelques secondes, nous devrions voir la production d’énergie qui s’opère dans la bouteille.
Nous regardâmes par la fenêtre. La bouteille suspendue sous le dôme n’était visible qu’en projection vid. La salle où nous étions s’emplit soudain de bourdonnements, de cliquetis distincts et de grondements.
— Les atomes de matière et de matière miroir se rencontrent, expliqua Chinjia en réglant le son. Ils rebondissent sur les parois du conteneur. Le cylindre s’échauffe. (Ses doigts tracèrent une nouvelle courbe sur l’affichage.) Vous voyez là l’apparition d’un rayonnement gamma. Nous escomptons un rendement de dix pour cent. Naturellement, il y aura des interactions avec la bouteille… Et voilà maintenant le flux neutronique.
— Jusqu’à présent, relaya Charles, nous avons créé environ un billion de molécules d’hydrogène miroir. Et la réaction a produit environ cinquante-quatre joules.
— Cela devrait suffire, déclara Zenger. Il semble qu’il y ait effectivement production de chaleur et de neutrons.
Charles demanda à Leander d’arrêter l’expérience. Ce dernier toucha le panneau de commande, et le cube rouge et le diagramme disparurent.
— Nous avons songé à différents moyens d’accroître le rendement, expliqua Charles. Nous savons convertir la moitié des molécules de la bouteille en matière miroir sous une forme qui se verrouille avec l’hydrogène normal. La pression ambiplasmatique dispose d’elle-même les molécules et particules en fuite selon la meilleure configuration pour des interactions ultérieures. Nous aurions alors quatre-vingt-dix pour cent de destructions. Mais cela aurait pour effet de vaporiser la bouteille ainsi qu’une bonne partie de l’appareillage et du dôme.
Zenger hocha la tête.
— Dans la mesure où nous pouvons porter un jugement, il semble que vous ayez accompli quelque chose d’intéressant.
— Nous allons faire prendre la bouteille par un arbeiter, déclara Charles. Il la mettra à l’arrière du labo, où vous pourrez l’examiner à distance.
— Nous ne pouvons pas l’emporter avec nous, je suppose ? fit Zenger.
Toutes les têtes se tournèrent vers moi.
— La bouteille reste ici, décrétai-je.
— De mieux en mieux, murmura Zenger d’une voix unie.
Un arbeiter transporta la bouteille dans un caisson d’isolation à l’arrière du labo. Pendant que Zenger et Casares l’examinaient en discutant à voix basse, Charles s’assit en face de moi dans le coin repas. Je plantai ma fourchette dans un bol de nourriture nano assez peu engageante.
— Un peu déçue ? me demanda-t-il.
— Pas du tout, répondis-je en levant vers lui des yeux qui n’exprimaient, je l’espérais, que le calme et la dignité. Tu sais, je ne m’attendais pas à voir surgir la Sainte-Trinité.
Il eut un rire bref.
— Je vois que tu as des lettres, toi aussi. Ça t’ennuie que je mange à côté de toi ?
Je secouai la tête. Il alla se chercher un bol. J’avais presque fini le mien, mais il était clair qu’il voulait me parler.
— Tu nous en veux toujours pour ce que nous avons fait ? me demanda-t-il.
— Je n’en ai jamais voulu à personne.
— Non, fit-il sur un ton à mi-chemin entre l’acceptation et l’interrogation. Mais ça ne va pas être facile.
— Tu as déjà dit ça il y a des années.
— Je me trompais ?
— Tu avais raison.
Il goûta à la pâte, fit la grimace et laissa retomber sa fourchette dans le bol.
— Il y a mieux. C’est une tradition, semble-t-il. Les chercheurs sur Mars n’ont droit qu’à des nano-aliments éventés. Ça doit être en rapport avec la créativité. Tu te souviens de cet horrible vin du Très Haut Médoc ? J’en suis encore confus aujourd’hui.
— Du vin, crus-je bon de préciser.
— Pas seulement du vin.
Je penchai la tête de côté, décidée à changer de conversation, et sortis mon ardoise.
— Tu as d’autres démonstrations en vue ? demandai-je. Celle-ci…
— N’est pas de nature à impressionner des politiciens, je le sais. Nous pourrions vaporiser Olympus Mons, si tu préfères.
Pendant quelques secondes, j’aurais été incapable de dire s’il plaisantait ou non.
— Ce serait… plus adulte, déclarai-je.
Il se mit à rire et passa un doigt sur le bord de son bol en l’inclinant.
— Nous pouvons faire beaucoup plus. Comme le disait Stephen en venant ici, nous pourrions construire un réacteur à matière miroir super-rapide et plus efficace que tous ceux que la Terre fabrique. Installé sur un vaisseau de ligne standard, il permettrait de faire le tour des planètes du Système solaire en quelques mois au lieu de dizaines d’années. Avec des installations adéquates, nous serions prêts dans soixante-dix jours au maximum.
— Un vaisseau pareil serait trop voyant dans le Système solaire. Tu ne peux pas trouver plutôt quelque chose qui n’attire pas l’attention de la Terre ?
Il mit les coudes sur la table et se prit la tête à deux mains.
— Bien sûr. Stephen et moi nous envisageons plusieurs démonstrations, à différents niveaux de sophistication. Experts aussi bien que béotiens. Tu peux les amener tous, si tu veux.
Je le trouvais un rien désinvolte en regard de la nature de notre problème, mais j’en avais assez de le brusquer.
— Je n’ai pas des connaissances suffisantes en physique, déclarai-je.
— C’est réparable. Je n’en utilise pas moi-même, mais je peux te recommander un bon rehaussement, si tu veux. Fabrication cent pour cent martienne.
— Non, merci. Pas pour le moment. (Je m’assurai d’un bref coup d’œil que les autres étaient toujours hors de portée d’oreille.) Mais je suis curieuse de savoir une chose. Comment en es-tu arrivé là ?
Il se pencha en avant, les yeux brillants comme ceux d’un enfant, et posa les mains à plat sur la table.
— J’ai toujours aimé m’attaquer à des problèmes stupides. Les plus gros. Stupides parce que, la plupart du temps, ils se ramènent au langage utilisé pour les définir, et c’est un cercle vicieux. Mais il y en avait un, en particulier, qui me semblait intéressant. Fondamental. Les mathématiques, c’est quelque chose de puissant. Tu crées des équations pour décrire la nature et tu les utilises pour prédire ce qui va se passer. Qu’est-ce qui fait que les maths ont un tel pouvoir ? Il m’a fallu des années pour arriver à une réponse. Et quand je l’ai trouvée, je n’en ai parlé à personne, parce que ma réponse était trop simple et que j’étais trop jeune, sans aucun moyen de prouver quoi que ce soit. J’ai donc attendu. J’ai étudié la Fosse à glace ainsi que tout ce que j’ai pu trouver sur William Pierce et ses travaux, sur sa découverte fatale. Je savais que ma réponse toute simple pouvait s’intégrer à ses théories, les étayer et les compléter. J’ai établi des contacts avec des gens qui semblaient être sur la même longueur d’onde que moi, et je les ai poussés. Mes idées pouvaient commencer à être testées.
« Les mathématiques constituent un ensemble de règles. L’univers semble obéir aussi à un ensemble de règles, peut-être pas aussi précises, mais les mesures ne sont jamais bien précises dans la nature. Cette constatation en soi aurait dû mettre la puce à l’oreille de tout le monde. Les règles qui régissent les mathématiques donnent à cette science les caractéristiques d’un ensemble de traitement informatique. Nous sommes capables de fabriquer des ordinateurs qui utilisent des concepts et des règles mathématiques uniquement parce que les maths constituent un ensemble de traitement. Le fonctionnement d’un ordinateur n’est pas très différent de la science mathématique elle-même. Ce sont des maths implantées dans la lumière et dans la matière. Et si ces maths sont utiles pour décrire et pour prédire la nature, c’est que celle-ci est elle-même régie par un ensemble de règles. La nature se comporte exactement comme un système informatique. Lorsque nous faisons des maths dans notre tête, nous emmagasinons les résultats – et les règles elles-mêmes – dans notre mémoire ou sur le papier, ou encore sur divers autres supports. Notre cerveau devient un ordinateur. L’univers, lui, emmagasine les résultats de ses opérations dans la nature. Et je fais la distinction entre nature et réalité. À la base, la réalité est l’ensemble de règles dont les interactions résultent dans la nature. Une partie du problème consistant à concilier la mécanique quantique avec les phénomènes à plus grande échelle vient du fait que l’on prend trop souvent les résultats pour des règles. C’est un réflexe implanté de longue date dans notre cerveau. Bon pour la survie, mais pas pour la physique.
« Les résultats changent lorsque les règles changent. Notre univers est sorti, il y a des milliards d’années, d’un chaos de règles possibles… de fondations grouillantes de toutes sortes de possibilités. Les ensembles de règles étaient perdus dans ce chaos parce qu’ils n’avaient aucune cohérence. Ils ne pouvaient survivre face à des ensembles plus rigoureux, plus organisés. Et je ne parle pas d’une survie dans le temps. Ils s’annulaient et s’annihilaient au regard d’une éternité intemporelle. Mais des ensembles de règles ont tout de même émergé, qui n’étaient pas immédiatement contradictoires et qui ont pu se grouper dans des matrices autonomes de type informatique. Et parmi ces ensembles, ceux qui étaient en contradiction formelle, ceux dont les règles ne pouvaient produire de résultats durables, ne furent tout simplement pas “enregistrés”. Ils disparurent. Tandis que ceux dont les résultats pouvaient interagir au lieu de se contrarier survécurent, au moins pour un temps. L’univers que nous observons autour de nous est soumis à un ensemble de règles évolué et cohérent, et les règles mathématiques y sont plus ou moins conformes. La science mathématique est une matrice informatique. Son pouvoir de décrire et de prédire ne doit pas étonner si l’univers observable est lui-même le résultat d’une matrice informatique. Aucun mystère dans tout ça, simplement une clé fondamentale. »
Je l’avais écouté attentivement, en essayant de suivre son raisonnement. Une partie était relativement claire, mais j’avais du mal à garder le fil de ses intuitions discontinues. Il leva les yeux au plafond en murmurant :
— Je n’avais jamais parlé ainsi à personne, Casseia. J’ai baissé devant toi mon caleçon théorique.
— Ça ne me gêne en rien, je ne comprends pas ce que je vois.
— Nous n’avons cessé de ressasser les problèmes de responsabilité de la découverte, ainsi que ceux que la théorie des descripteurs soulève pour la présidente et toi. Je voudrais t’exposer longuement mes raisons et mes justifications. Dieu ne fait pas nécessairement partie du problème, mais ça ne veut pas dire que je ne le cherche pas. Je n’ai pas encore trouvé la clé, c’est tout. Il n’y en a peut-être pas. Mais quand je pense à toutes ces choses, quand je travaille sur ces problèmes, ce sont les seuls moments où je me sens digne d’exister. Je ne me plains pas de la vie que j’ai eue jusqu’à présent. Je ne suis pas un monstre, mais j’estime que j’ai suffisamment de problèmes affectifs pour un être humain. Quand je m’isole dans mon travail, je transcende ces problèmes. Je me sens pur. C’est comme une drogue. Je ne peux pas m’arrêter de penser uniquement pour faire face à mes responsabilités et mettre fin au changement. J’ai besoin de la pureté de ce genre de pensée et de découverte. Je ne connaîtrai peut-être jamais d’amour rédempteur, je n’arriverai peut-être jamais à me comprendre moi-même, mais il me restera au moins cela, ces moments où j’aurai posé des questions sur la réalité et obtenu des réponses sensées.
— Quand t’es-tu dit pour la première fois que ta théorie était justifiée ? demandai-je.
— C’est moi qui ai rassemblé les Olympiens. Stephen a toujours accordé la plus grande attention à la politique, surtout lorsque nous sommes allés travailler à Cailetet. Pour commencer, nous avons reproduit l’expérience de William Pierce. Nous avons revu toute la conception de son appareillage, en améliorant l’atténuation de champ et en utilisant des extracteurs entropiques. Nous avons travaillé sur une plus faible quantité d’atomes. Et nous les avons portés au zéro absolu. À cette température, le continuum de Bell se confond avec l’espace-temps. Ils fusionnent. Les descripteurs à l’intérieur des particules peuvent être changés.
— Et c’est tout ? demandai-je.
— C’est déjà beaucoup. Mais tu as raison. Ça ne suffirait pas. La Terre est persuadée que ces fameux descripteurs sont de simples boutons de type oui/non. Mais j’ai décidé que cela ne pouvait pas être si simple. Tout d’abord, j’ai essayé de les imaginer sous la forme de fonctions à variation continue. Mais ça n’a pas marché non plus. Ce n’étaient pas des bascules oui/non, mais ce n’étaient pas non plus des ondes continues. Ils étaient simplement codépendants. Chacun était lié aux autres. Ils étaient organisés en réseau. Chaque particule dotée d’une masse contient le même nombre de descripteurs, mais ce nombre n’est pas un entier. Ni même un rationnel. Les descripteurs, d’un bout à l’autre, n’obéissent qu’à la logique quantique. (Il me regarda en plissant le front.) Je t’ennuie ?
— Pas du tout, répondis-je.
J’étais attirée par le son de sa voix, imprégnée à la fois de puissance et d’un enthousiasme de petit garçon.
Des enfants qui jouent avec des allumettes. La fascination des flammes.
— Si tu veux pincer un descripteur, tu dois tout d’abord le persuader d’exister, reprit-il. Tu dois l’isoler de la nuée de descripteurs potentiels codépendants. Pour cela, il faut un penseur LQ.
— Mais comment y as-tu accès ?
— Bonne question. Tu raisonnes déjà comme une physicienne.
— Pour moi, c’est plutôt des pâtés de sable.
— Ne te sous-estime pas, dit-il en me tapotant la main.
Je la retirai prestement.
— Comment ? répétai-je.
— Quand on abaisse la température d’un groupe d’atomes jusqu’au zéro absolu, l’espace analogue qui l’entoure assume les caractéristiques d’une particule géante unique, que nous appelons « espace de Pierce » ou « pinceur ». Cette particule possède sa propre charge, son propre spin et sa propre masse, égale à e fois la masse du groupe d’atomes de départ. Naturellement, l’excédent de masse est virtuel, de même que les autres caractéristiques. Nous avons pu suspendre cette pseudo-particule, ce pinceur, sous vide. Nous avons alors découvert qu’en manipulant le pinceur, nous sélectionnions un descripteur en l’isolant de la nuée, et que nous pouvions alors le modifier directement. Mais il ne s’est encore rien passé. Nous étions tombés par hasard sur le descripteur d’identité unique qui distingue les particules les unes des autres.
— Et alors ?
— En pinçant l’identité unique, nous pouvions convertir notre pseudo-particule en n’importe quelle particule située en un endroit quelconque. La pseudo-particule proprement dite n’existe pas réellement dans la matrice. Celle-ci ne la reconnaît pas. C’est donc une autre qui assume les caractéristiques assignées par nous. Il peut s’agir d’une particule unique et éloignée, ou bien d’un ensemble de particules occupant un volume bien défini.
Cela avait presque un sens pour moi.
— Ce pinceur, cet espace analogue, devient le substitut d’un autre. Les modifications que tu lui fais subir se répercutent sur l’autre.
— Exactement. En réalité, tu comprends, il n’y a pas de particules. L’espace et le temps n’existent pas. Ce ne sont que des fragments du vieux maintenant paradigmatique. Il ne reste plus rien d’autre que les descripteurs qui interagissent avec une matrice indéfinie.
Il s’interrompit pour regarder, par-dessus mon épaule, Casares et Zenger, silhouettés derrière le paravent translucide. Chinjia et Leander étaient en train de les aider.
— Nous sommes capables d’exciter une particule lointaine d’une manière qu’elle peut interpréter comme un signal, poursuivit-il.
— À quelle vitesse ? demandai-je.
— À la vitesse du signal, c’est-à-dire instantanément. Souviens-toi que la distance n’existe pas.
— Est-ce que tu ne violes pas un certain nombre de lois majeures ?
— Tu parles ! s’écria Charles avec enthousiasme. Changement de paradigme. Et je ne dis pas cela à la légère. Nous avons jeté la causalité par la fenêtre. Nous l’avons remplacée par un élégant numéro d’équilibrisme dans le continuum de Bell. Un vrai travail de comptable. (Il arrondit les lèvres, aspira une goulée d’air sifflante et croisa les mains sur la table dont il frappa légèrement la surface.) Voilà l’explication, conclut-il. Dans une coque de noix.
— Toute l’explication ? demandai-je.
Il y avait quelque chose qu’il ne me disait pas.
— Tout ce qui importe pour le moment. Et tout ce que tu as envie d’entendre.
— Tu veux dire tout ce que je suis capable de comprendre. Mais encore une question. Qu’est-ce que c’est que le « pincement de la destinée » ?
Il battit des paupières.
— Toi, tu as lu la lettre de Stanford, me dit-il.
— Oui.
— C’est pour cela que tu m’as envoyé ce message, il y a quelques années.
— Oui.
— Ce n’était qu’une spéculation. Gratuite et sans fondement.
— Rien d’autre ?
Il secoua la tête.
— Les recherches de ton mari avancent ?
— Très bien, répliquai-je.
— Vous avez un goût curieux pour les scientifiques, Miz Majumdar, me dit-il avec un sourire énigmatique.
Avant que j’aie pu répondre, Leander et Casares passèrent de notre côté du paravent. Ils s’assirent à côté de nous et Casares déclara :
— Nous avons terminé. Le revêtement intérieur du conteneur est marqué, comme s’il avait été gravé à chaud. Je suis convaincu. Il y a bien eu création d’énergie à la suite d’une interaction de matière miroir dans une bouteille scellée. Le docteur Zenger est convaincu aussi.
— Disons que j’accepte provisoirement votre explication, fit Zenger.
— Nous pouvons envoyer directement notre rapport à la présidente, ou bien…
— Je m’en occupe, déclarai-je.
— Avez-vous pris les dispositions de sécurité d’usage ? demanda Leander. Nous avons besoin de savoir à qui nous pouvons parler.
— Nous sommes en train de mettre les détails au point.
— Le gouvernement, c’est une affaire de détails, estima Charles.
Dans la navette qui nous ramena, j’observai longuement Charles et Chinjia, étudiant leurs mimiques, leurs regards, leurs coups d’œil dérobés en direction de Zenger, de Casares ou de moi-même. Nous survolions Solis Dorsa, passant au large d’une tempête de sable légère mais étendue. Je ressentis un frisson de malaise.
Il y avait quelque chose d’important que personne ne disait et qui restait dans l’ombre.
Les détails, ce n’était pas seulement une affaire de gouvernement.
Mon humeur s’assombrit. Moins je comprenais de choses, moins j’étais capable d’interpréter ce qui se disait, et plus Ti Sandra et moi risquions d’être vulnérables. Nous ne pouvions pas nous permettre d’être faibles. Il fallait à tout prix que nous améliorions notre compréhension afin d’anticiper au mieux les événements.
Il n’y avait pour moi qu’une seule manière d’y arriver. Je n’avais pas les dispositions innées de Charles. J’étais incapable de suivre son parcours d’intuitions. Il fallait que je ressemble un peu plus à Orianna. Charles lui-même me l’avait suggéré. C’était la chose évidente et indispensable à faire, mais mes réticences étaient encore grandes.
Il me fallait un rehaussement.
Il me fallait arriver, aussi vite que possible, au niveau de compréhension de Charles, sinon à son niveau de brillance.