Quatrième partie

2182–2183, A.M. 59

Extérieurement, la structure sociale de Mars – l’endroit où vivaient les gens, la manière dont ils s’associaient – avait très peu changé. Les plus grands bouleversements étaient réservés aux personnalités du gouvernement naissant, qui exploraient Mars en long et en large comme des oiseaux à la recherche d’un nid. Celui-ci fut trouvé et sélectionné sans cérémonie par la présidente intérimaire. Ti Sandra choisit le bassin de Schiaparelli, entre Arabia Terra et Terra Meridiani. La petite station des Mille Collines se mit à déborder d’activité. Ce serait la capitale de Mars.

Le mot était tout un programme. Il impliquait bien plus que le percement de galeries nouvelles et l’érection de dômes supplémentaires. Il ouvrait une ère de renaissance architecturale qui impressionnerait tout le Système solaire et servirait de symbole à la nouvelle République.

Toutes les familles martiennes se déclarèrent désireuses d’apporter leur concours technique et financier. La réelle difficulté était de faire un tri parmi une profusion d’enthousiasme et d’expertise.

Le corps législatif intérimaire créa une agence gouvernementale appelée Point Un, qui se vit assigner une double tâche : assurer la sécurité du bras exécutif et recueillir des renseignements pour le gouvernement dans son ensemble. Ti Sandra disait que les deux tâches devraient être finalement séparées, ou qu’une cinquième branche du gouvernement surgirait, celle des intrigues et des « coups de poignard dans le dos ». Pour le moment, cependant, tout semblait marcher sans problème.

Dans nos quartiers exigus des Mille Collines, j’eus une discussion avec Ti Sandra au sujet de la fin de notre gouvernement et de la transition vers un gouvernement élu. J’espérais continuer à travailler avec les Olympiens, tout au moins jusqu’à ce qu’un ministère de la Recherche scientifique soit créé et prenne les choses en main de manière efficace. Je fis part à Ti Sandra de mon intention d’acquérir un rehaussement. Elle était curieuse de savoir quel type de rehaussement j’allais choisir, mais je n’avais pas encore décidé. Elle me dévoila alors sa surprise.

Elle s’approcha des écrans qui remplissaient tout un mur de son bureau présidentiel. Les connexions médiatiques n’avaient été établies que la veille. Sur les écrans tout neufs, des statistiques concernant pratiquement toute la planète pouvaient être affichées instantanément. Il y avait aussi des interfaces avec tous les réseaux publics étendus. Des penseurs spécialisés effectuaient les recherches d’images et de concepts sur toutes les communications LitVids et prenaient continuellement la température de la planète. Nous espérions acheter plus tard des équipements analogues (mais moins exhaustifs) pour d’autres régions de la Triade, y compris la Terre.

La conversation dévia sur les élections à venir.

— Nous ne sommes pas si mal placées, tu sais, me dit-elle. Tu as vu les listes ?

De nombreux candidats s’étaient déclarés, mais aucun ne se détachait spécialement dans les sondages préélectoraux.

— Je les ai vues, répliquai-je.

— Si nous nous présentions, nous serions probablement en tête, fit-elle avec un profond soupir.

— Tu parles sérieusement ? demandai-je d’une voix tendue.

Elle se mit à rire et me serra dans ses bras.

— Que veux-tu qu’on fasse ? Qu’on se retranche dans une noble réserve martienne et qu’on se retire dans nos fermes pour conseiller les petits politiciens comme des chefs de gouvernement à la retraite ?

— Pour moi, c’est un bon programme.

Elle fit claquer sa langue de manière désapprobatrice.

— Tu as délimité ton territoire. Ce que tu veux, c’est conserver Charles Franklin à portée de main.

Je lui jetai un regard choqué.

— Je veux parler, naturellement, de ses activités.

J’avais rarement l’occasion de me fâcher contre la présidente, mais mon sang, en l’occurrence, ne fit qu’un tour.

— Il n’y a pas de quoi plaisanter. Si cette affaire n’est pas correctement menée, ce sera la plus grande source de problèmes que nous devrons affronter pendant des années.

— Je sais, fit Ti Sandra en levant les mains d’une manière conciliante. Je frissonne rien que d’y penser. Et je ne vois personne de plus qualifié que toi pour surveiller ce projet. Mais… qu’est-ce qui te fait croire qu’une promotion de politiciens nouvellement élus saurait mieux faire face ?

— Je les aiderai.

— Et s’ils refusent ton aide ?

Cette possibilité ne m’était pas venue à l’esprit.

— Une élection comporte toujours un risque, continua Ti Sandra. Nous n’avons pas encore prouvé que nous savons nous y prendre sur cette planète. Le moment le plus délicat est celui de la transition.

— La transition est corrompue par les dirigeants qui refusent de renoncer au pouvoir, lui rappelai-je.

— Et gâchée par ceux qui ne savent pas gouverner, riposta-t-elle.

— Tu voudrais que je me présente avec toi ?

— J’ai besoin de toi. Et… je te laisserais t’occuper spécialement des Olympiens. Ce serait dommage de mettre tant d’argent dans un rehaussement pour voir évoluer les choses de l’extérieur.

Je méditai durant un bon moment ce qu’elle venait de dire. Ce qui comptait pour moi, ce n’était pas tant faire partie de l’histoire que tirer Mars de la situation effrayante où elle se trouvait. Si j’acceptais son offre, il faudrait que je renonce encore à passer plus de temps avec Ilya, que j’abandonne une bonne partie de ma vie privée. Mais elle avait raison. La plupart des candidats qui s’étaient déclarés manquaient d’envergure. Nous, au moins, nous avions l’expérience.

Il fallait mettre de côté les considérations personnelles. Où serais-je le plus efficace ? J’avais espéré échapper aux contraintes de la vie des élus et prodiguer mes conseils à la nouvelle équipe, mais…

— Ce n’est pas l’enthousiasme, je vois, me dit Ti Sandra.

— Je ne me sens pas bien, murmurai-je.

Et ce n’était qu’une légère exagération.

— Les meilleurs dirigeants sont ceux qui aspirent à diriger, fit-elle d’une voix sentencieuse.

— Je n’en crois rien.

— C’est pourtant une bonne devise. Es-tu avec moi ou non ?

Je gardai le silence. Elle attendit patiemment. Solide comme un chêne, cette femme que j’en étais venue à aimer comme ma propre mère remplissait la salle de sa présence.

Je hochai finalement la tête, et nous nous serrâmes vigoureusement la main.

Sans l’ombre d’un doute, j’étais maintenant une politicienne.


Le meilleur endroit pour choisir, acheter et installer un rehaussement était Shinktown. Je pris l’avis de Charles pour déterminer le meilleur modèle martien disponible et le niveau qui convenait le mieux à mes besoins.

— Entre le minipenseur, et le modèle LitVid, me dit-il. Le meilleur de la catégorie est celui conçu par Marcus Pribiloff et commercialisé par le MA de Wah Ming. Il coûte deux cent mille dollars triadiques, mais je peux t’obtenir une remise.

Je lui demandai pourquoi il ne s’en était pas fait installer un.

— Je n’aurai pas la présomption de dire que je n’en ai pas l’usage, me répondit-il, mais ce n’est pas tellement intéressant pour la créativité. Trop fixe et linéaire.


Shinktown avait peu changé en six ans. L’atmosphère de distractions à bon marché et de gargotes pour étudiants prévalait. L’architecture incarnait toujours ce que Mars avait à offrir de pire. Mais un nouveau quartier était né dans la partie sud-ouest de la ville, qui répondait aux besoins des étudiants et membres de la profession enseignante désireux de rivaliser avec la vie universitaire terrestre.

Il y avait toujours eu sur Mars quelques adeptes du rehaussement. Les économistes avaient été les premiers, suivis des mathématiciens, physiciens, sociologues et médecins. Mais aujourd’hui, toutes sortes de Martiens venaient s’équiper à Shinktown sans nécessité professionnelle particulière. Les ventes de rehaussements avaient triplé à l’UMS au cours de ces trois dernières années.

Les comportements changeaient. Mars ressemblait un peu plus à la Terre. Encore vingt ans, me disais-je, et nous l’aurions peut-être rattrapée.

J’avais pris quelques jours pour faire ce voyage à Shinktown. En proie à une certaine appréhension, je me rendis dans les bureaux de Pribiloff. Le décor était du style pionnier-moderne, intégrant l’ingéniosité martienne de l’époque où les matières premières étaient rares, mais avec une touche presque satirique. J’aimais bien cet esprit, mais cela ne fit rien pour réduire ma nervosité.

Une secrétaire humaine, genre conservatrice et bonne mère de famille, me fit passer une rapide visite médicale et vérifia mes statuts. Puis elle m’accompagna dans le saint des saints du docteur Pribiloff. Il m’accueillit à la porte, me serra vigoureusement la main et s’assit sur un tabouret après m’avoir fait prendre place dans un fauteuil confortable au milieu d’un cercle de lumière. Tout le reste de la petite pièce était plongé dans l’ombre, y compris Pribiloff.

Il semblait avoir à peu près mon âge. Son visage était grave, son front haut, sa peau très pigmentée. C’était un homme séduisant sur le plan professionnel. Il portait un complet et des chaussures montantes. La poche d’ardoise brillait par son absence. Sans doute était-il équipé d’une ardoise interne.

— Votre choix est intéressant, madame la vice-présidente, me dit-il. Rares sont les politiciens qui nous demandent un rehaussement scientifique. Vous n’avez pas manifesté publiquement beaucoup d’intérêt pour les disciplines scientifiques, jusqu’à présent. Puis-je vous demander les raisons de ce revirement ?

Je lui souris poliment en secouant la tête.

— Elles sont personnelles, répondis-je.

— Les rehaussements de simple agrément ne sont pas toujours satisfaisants, m’informa-t-il en changeant de position sur son tabouret. La technique actuelle demande encore une bonne dose de motivation et de concentration. Le modèle que vous demandez… je ne l’ai jamais installé auparavant. C’est une adaptation d’un rehaussement terro rarement utilisé, même là-bas.

— Pourquoi faut-il que vous sachiez cela ?

— Ce n’est pas une simple question de curiosité, madame la vice-présidente. Nous avons besoin d’accorder votre syntaxe neurale au rehaussement, et ce modèle ne fonctionne de manière optimale qu’à l’intérieur d’une certaine fourchette de compléments syntaxiques. Je crois que vous correspondez à…

— J’ai déjà étudié tout cela avant de venir ici, lui dis-je.

— Bien sûr, mais le rehaussement en question demande tout de même une attention spéciale. Il est plus agressif, dirons-nous. Pour certains, il peut même être dérangeant.

— De quelle manière ?

— Pour commencer, il va modifier votre cortex visuel en traçant un chemin direct entre l’imagination mathématique et la visualisation interne. Le changement n’est pas permanent, mais si vous gardez le rehaussement plus de trois ans pour l’enlever par la suite, vous connaîtrez une période d’adaptation un peu pénible.

— Syndrome de retrait.

— On peut l’appeler comme ça. Avec le rehaussement, vous penserez de manière légèrement différente. Vous serez un peu plus analytique dans certains domaines. Même les relations sociales vous apparaîtront sous un jour nouveau.

— Mon choix semble vous mettre légèrement mal à l’aise, docteur.

— Pas du tout. Je veux seulement que mes clients comprennent bien les potentialités et les limites du produit. Si vos motivations sont suffisantes, tout marchera très bien. Mais dans le cas contraire…

— Elles le sont, affirmai-je.

— Très bien. Permettez-moi de vous décrire les différents niveaux disponibles. Ce module de taille standard comporte, contrairement aux rehaussements purement basés sur des faits, un grand nombre d’algorithmes apportant des solutions aux problèmes. Il contient aussi des concepts et des équations permettant un accès direct à la mémoire, ainsi que des aides neurales en réseau pour accéder à des niveaux de pensée élevés. Vous ne deviendrez pas un génie scientifique, mais vous comprendrez de quoi parlent les génies et vous disposerez d’une merveilleuse boîte à outils pour explorer une grande variété de sujets tournant autour de la physique théorique.

— C’est parfait, déclarai-je.

— Comme vous l’avez demandé, ce modèle sera régulièrement remis à jour afin d’inclure les tout derniers travaux. Vous pourrez également charger des suppléments à partir du réseau étendu. En fait, nous nous occupons, si vous le désirez, de vous abonner à toute une série de services de base.

— Très bien.

Pribiloff me considéra en silence durant un bon moment, puis ajouta :

— L’opération est sans douleur, naturellement. Le rehaussement est placé de manière sous-cutanée à proximité du trou occipital, dans un fourreau de protection hyperimmun. Des fibres nanos assurent les connexions neurales dans l’heure qui suit l’implantation, et vous devriez ressentir les premiers effets rehaussés – surtout en ce qui concerne les connaissances – dans les vingt-quatre heures. Il vous faudra signer plusieurs formulaires de décharge, des autorisations financières et un engagement de nous fournir un rapport quotidien sur votre évolution durant les dix premiers jours. Le rehaussement a sa propre feuille de diagnostic incorporée. Vous n’aurez plus qu’à transmettre le rapport par l’intermédiaire du réseau étendu. La non-observation de cette clause annule les garanties.

— Je comprends.

— Naturellement, la règle du secret professionnel s’applique.

— Naturellement.

— Quand voulez-vous que cela soit fait ?

— Dès que possible.

— Très bien. Je procède moi-même à toutes les insertions et implantations. Demain à quinze heures, cela vous convient-il ?


Le lendemain, plus nerveuse que jamais, je retournai dans les bureaux de Pribiloff, où l’on m’allongea sur le ventre sur une couche moelleuse de la pièce obscure. Une tache de lumière se forma sur mon cou et un petit arbeiter se mit en place, ses bras courbes et gracieux s’appliquant légèrement sur ma nuque.

Pribiloff me montra le rehaussement. C’était un disque plat et noir d’un centimètre de diamètre à peine. En dehors de la marque de fabrique inscrite en code sur une face, il ne portait aucun signe distinctif. Avant l’insertion, Pribiloff le plongea dans une solution nano de charge et d’activation, puis l’inséra dans son guide. Je fermai les yeux et m’endormis durant cinq minutes environ. La procédure était rapide et sans douleur.

En quittant les bureaux de Pribiloff, j’avais l’impression d’avoir perdu une sorte de seconde virginité. J’avais trahi mon corps et la mère qui me l’avait donné. Je me demandais s’il fallait que j’en parle à mon père. Ilya était au courant, naturellement, ainsi que Charles, mais pourquoi révéler le changement à qui que ce soit d’autre ? Au bout de quelques minutes, je me sentis honteuse de mon conservatisme stupide, mais mon humeur sombre persista.

C’est alors que ma manière de voir le monde changea progressivement.


Vieux amis, vieux adversaires, vieilles connaissances parfois chargées de beaucoup d’ambiguïté commencèrent à revenir dans ma vie et à y faire de nouvelles marques. Je n’avais pas revu Diane Johara depuis trois ans, mais mon ardoise avait reçu un message d’elle pendant que j’étais chez Pribiloff. Nous échangeâmes quelques mots par satcom tandis que je faisais mes valises dans la chambre que j’avais louée à Shinktown pour l’opération de rehaussement.

Je devais passer par la station de Diane, Mispec Moor, à l’occasion de ma campagne électorale dans Vallès Marineris. Ilya avait accepté de m’accompagner. Après les rencontres prévues avec les journalistes des LitVids, il nous resterait une demi-journée et une soirée que nous envisagions joyeusement de consacrer à un bon dîner.

— C’est magnifique de pouvoir te parler de nouveau ! fit Diane avec enthousiasme. J’hésitais tellement à te faire parvenir un mot ! J’avais peur que tu ne t’imagines que… Tu sais bien… que ce soit pour te demander une faveur ou je ne sais quoi. Casseia, ce chemin que tu as accompli !

— Pas trop mal, hein, pour quelqu’un qui pense trop ?

Elle se mit à rire.

— Nous sommes bien loin des jeunes étudiants extrémistes qui se battaient contre les étatistes.

— Aurais-tu tourné ta veste, Diane ?

— Je suis devenue respectable ! Je fais partie du Comité constitutionnel de Vallès Marineris. Crois-tu que nous soyons vraiment des étatistes ? Une telle chose est-elle possible ?

— Je préfère qu’on utilise un autre nom, d’accord ?

— Et je me suis mariée, aussi. C’est plus qu’un contrat. Beaucoup plus. J’ai demandé mon transfert à Steinburg-Leschke. Je me suis convertie au judaïsme de la Nouvelle Réforme. Je te présenterai Joseph. C’est quelqu’un de très spécial.

— Je pense qu’Ilya te plaira, également. C’est vrai que les choses ont changé, Diane.

Ayant conclu nos arrangements, nous coupâmes la communication. Assise dans ma chambre solitaire, mes bagages à mes pieds, je méditai sur la nature du temps. Je n’étais pas vieille, à peine quinze ans, mais si je mesurais le temps comme une chaîne d’événements mémorables, j’avais l’impression d’être quasiment croulante.

J’avais la tête remplie de temps comme reflet du mouvement, arbitre du changement, convecteur et dissipateur de l’information. Le temps, c’est ce qui reste quand rien ne se passe ; c’est la distance entre alors et maintenant. Le temps était marqué d’une brume d’équations multicolores. Malléable et non existant aux yeux de particules sans masse, il n’était pour elles qu’un éternel présent, un univers aussi plat et aussi direct qu’une mince feuille de papier.

C’est alors que je reconnus les signes. Le rehaussement s’intégrait et explorait. Il organisait des zones de connaissance et de capacités partagées dans mon cerveau. Le processus était sans danger. Des milliards de Terros et quelques centaines de milliers de Martiens l’avaient subi. Certains, comme Orianna, y étaient revenus des dizaines de fois. Pour moi, cependant, c’était nouveau, dérangeant et quelque peu hypnotique.

Je passai une heure sur cette chaise, dans cette lugubre chambre de Shinktown, à réfléchir sur le mouvement et la gravitation. Je m’émerveillais de ce qu’une pression du doigt sur le mur signifiait que le mur répondait par une pression de force égale. Je me demandais comment le moment angulaire et le couple pouvaient être analogues à un moment et à une force en ligne droite. Je songeai à la manière dont une roue soumise à une force perpendiculaire à son axe se comporte quand elle tourne et quand elle ne tourne pas. Je morcelai des systèmes physiques en plusieurs parties et appliquai mentalement toutes les forces possibles et imaginables à ces parties en analysant les changements de leurs caractéristiques les plus infimes et la manière dont ces changements affectaient le système tout entier.

Contemplant la moquette métabolique, je traçai le chemin imaginaire d’un photon traversant une fibre translucide, ralentissant et se réverbérant. Je visualisai tous les chemins possibles de ce photon qui convergeaient vers le chemin réel final. La somme avant l’historique. Puis je vis le photon émerger de l’autre côté de la fibre avec une suprême économie d’énergie et de mouvement. Action minimale, temps le plus court.

La chambre tout entière, sinistre et nue, devint une nuée de forces aussi fascinantes qu’une réception pleine de gens en train de discuter. Derrière la façade d’interactions électromagnétiques – tout ce qu’il me serait jamais permis de toucher, voir, sentir ou percevoir par mes sens – s’étendait un vide plénipotentiel beaucoup plus riche et beaucoup plus étrange que la matière et l’énergie, le substrat où mon être était si faiblement esquissé qu’il en devenait négligeable. Pourtant, je voyais, et je donnais par là même une forme et une signification à l’ensemble.

Faisant un effort pour sortir de ma rêverie, je me levai, pris mes bagages et ordonnai à la porte de s’ouvrir. Puis j’avançai dans le couloir en m’efforçant de canaliser le flot de mes visions intérieures.

Charles pensait-il et voyait-il tout le temps de cette manière ?


L’Office d’information de la République avait programmé pour moi trois interviews sur une période de six heures débutant quinze minutes après mon arrivée à Mispec Moor. Ilya accentua légèrement la pression de sa main sur la mienne tandis que nous grimpions sur la plate-forme de la navette dans une bouffée d’air humide imprégné de l’odeur des usines de protéines. Mispec Moor se consacrait exclusivement à la production laborieuse de protéines et à ses exploitations de carbone.

— À toi de jouer, maintenant, murmura-t-il à mon oreille. Je déteste les feux de la rampe.

— Merci, bougonnai-je. Profite bien du spectacle.

Il était prévu qu’il fasse le tour des sites à fossiles plutôt quelconques de Mispec Moor pendant que je rencontrerais les journalistes. Sa présence ici était tout aussi officielle et politique que la mienne, mais nous faisions comme s’il était au-dessus de la mêlée.

L’officier du service des infos qui m’accompagnait me présenta trois journalistes. Les deux premiers étaient de Mars et le troisième de la Squinfo triadique, une agence LitVid modérée mais influente qui attachait beaucoup d’importance à la substance et aux révélations. Je n’avais été, jusqu’à présent, interviewée que par des journalistes de MTS, et ça n’avait pas été une partie de plaisir.

L’officier, un jeune homme sympathique lié par le mariage au MA de Klein, m’escorta jusqu’à un salon à l’ameublement Spartiate en compagnie des journalistes.

Ces derniers arrivaient de Noachis Nord, d’où ils avaient été acheminés ici par train à moyenne vitesse. Un voyage de huit heures à travers une morne plaine parsemée de cratères. Ils ne semblaient pas d’humeur particulièrement joyeuse.

Nous nous assîmes sur des couchettes au revêtement râpé et le plus âgé posa son ardoise sur la table entre nous deux, voix et vid activées. La plus jeune, une fille à l’air intimidé et aux cheveux noirs abondants, commença à me questionner.

— Votre gouvernement intérimaire n’a plus que deux mois pour ramener Cailetet et les autres MA récalcitrants au bercail, me dit-elle. Certains membres de l’équipe de transition murmurent que Cailetet n’attend qu’une chose, c’est qu’on lui tende la perche, mais que vous avez personnellement une dent contre Ahmed Crown Niger.

Je haussai les sourcils puis lui adressai mon plus beau sourire. Je venais de décider en hâte de lui couper l’herbe sous les pieds en neutralisant ce qu’elle devait considérer comme sa trouvaille personnelle.

— Mr. Crown Niger, à une époque, représentait Freechild Dauble, pour le compte de qui il a fait incarcérer un certain nombre d’étudiants de l’Université de Mars-Sinaï. Je suppose que vous faites allusion à ces événements ?

Elle hocha la tête, les yeux rivés sur sa proie.

— Cela s’est passé il y a bien longtemps, continuai-je. Mars a changé depuis. Moi aussi j’ai changé.

— Mais pensez-vous que Crown Niger ait changé également ? intervint le premier journaliste en se penchant en avant.

J’avais l’impression d’être une souris encerclée par des vautours.

— Il a grimpé dans le monde, déclarai-je. L’altitude modifie les points de vue.

— Et vous pensez que le gouvernement pourra travailler avec lui, le ramener dans le troupeau avant les élections ? demanda le plus âgé des trois.

Celui qui n’avait pas encore parlé semblait se contenter d’écouter, comme s’il se réservait pour plus tard.

— Nous souhaitons une participation de tous les Martiens. Nous ne voudrions pas que cette planète soit divisée plus longtemps.

— Mais Cailetet affirme que le gouvernement intérimaire soutient des projets susceptibles de mettre en danger l’équilibre de la Triade, déclara alors le deuxième journaliste.

— Première nouvelle.

— Il s’agit d’un communiqué à toutes les LitVids, destiné à être diffusé sur le réseau étendu et sur la Squinfo à vingt-deux heures, temps triadique.

Il me tendit une deuxième ardoise où s’affichait un message que je lus rapidement.

— Avez-vous établi des contacts avec les Olympiens ? me demanda le premier journaliste.

— Je ne puis vous répondre ni dans un sens ni dans un autre.

— Comment pourraient-ils mettre la Triade en danger ?

Je me mis à rire.

— Je n’en sais rien.

— Nous avons creusé un peu la question, reprit le premier journaliste. Et nous avons découvert que Cailetet avait financé quelque temps ces chercheurs avant de leur couper les vivres. Ils sont partis ailleurs, à l’UMS, dit-on. Mais ils sont venus vous trouver, en fait, n’est-ce pas ?

— Cailetet semble en savoir plus que moi sur la question, répliquai-je. Avez-vous interrogé Crown Niger ?

— Nous l’avons fait, déclara le deuxième journaliste. Officieusement. Il pense que le gouvernement intérimaire se comporte de manière assez irresponsable et risque de s’attirer les foudres de la Terre. Il donne l’impression d’avoir très peur.

— Si Mr. Crown Niger veut exprimer sérieusement ses vues, sur quelque sujet réel ou imaginaire que ce soit, pourquoi ne s’adresse-t-il pas directement à nous plutôt qu’au réseau étendu ?

Le premier journaliste battit des paupières et hocha la tête.

— Crown Niger n’est pas si stupide. Que cherche-t-il à faire ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, croyez-moi, murmurai-je.

Je jetai un coup d’œil à l’officier de l’information, et il mit rapidement et efficacement un terme à l’entretien.


Il n’y avait pas beaucoup d’attraits dans la vie des petites stations comme Mispec Moor. Dans une cabine délabrée lancée à travers les vieilles galeries saturées de l’odeur lourde de levure des nanos actives, l’officier de l’information me jeta un regard circonspect avant de me demander :

— À quoi devons-nous nous attendre ?

Je secouai lugubrement la tête.

— Crown Niger essaie de saboter les élections.

— Y a-t-il quelque chose d’autre que l’OIR aurait besoin de savoir ? insista-t-il.

— Pas pour le moment, déclarai-je.

Je me laissai aller en arrière contre le dossier dur de la banquette et sentis vibrer mon rehaussement. Les souvenirs de mes entretiens avec les Olympiens se mêlaient à l’exacerbation nouvelle de mes facultés. Les questions se bousculaient sans répit dans ma tête. Je visualisai certaines équations des dossiers que Charles avait transférés dans mon ardoise. Les symboles apparurent en surbrillance rouge, verte ou violette, s’ordonnant dans le rehaussement avant d’émerger dans mon esprit conscient. Je ne savourais pas encore la sensation. C’était troublant d’avoir en permanence un puissant expert relié directement à la pensée consciente et subconsciente.

Les équations, que je ne comprenais encore que vaguement, la substance du rehaussement n’ayant pas encore pénétré en profondeur, attiraient mon attention vers de vagues contradictions. Je fermai les yeux, essayant de libérer mes pensées de ce facteur de distraction pour me concentrer sur Crown Niger, mais les équations refusèrent de disparaître.

Il y a autre chose.

Je secouai la tête en grommelant entre mes dents.

— Vous vous sentez bien ? me demanda l’officier.

— Je réfléchis.

C’était la meilleure réponse que je puisse donner pour le moment.


Diane Johara avait pris quelques kilos depuis notre dernière rencontre, remontant à plusieurs années. Son expression était plus sereine, plus avisée, mais c’était toujours Diane, et nous nous embrassâmes comme au temps où nous partagions une chambre universitaire. Joseph et Ilya assistèrent, gênés, à nos effusions. Ils se serrèrent la main comme deux mâles qui s’évaluent du regard. L’appartement comprenait trois chambres et un coin toilette. Les installations étaient spartiates même au regard des normes en vigueur à Mispec Moor, mais elles étaient propres et agréables, décorées de patchwork aux couleurs de la famille de Diane et de peintures bigarrées dues aux talents de Joseph.

Diane portait une longue robe de velours noir et une minuscule kippa qui lui prenait seulement le sommet de la tête. Dans le judaïsme de la Nouvelle Réforme, hommes et femmes devaient cacher leur tête au regard de Dieu. Elle avait ramassé ses cheveux en un chignon en forme de colombe sur un côté de sa tête, et je trouvais ce style à la fois séduisant et digne. Elle avait découvert sa vraie beauté.

J’étais si heureuse de la revoir et d’être détournée du tourbillon presque douloureux des pensées qui m’assiégeaient que j’avais envie de me mettre à pleurer de joie et de soulagement. Je versai effectivement quelques larmes sur l’autel de notre amitié retrouvée. Joseph nous fit entrer dans la chambre du milieu, une excavation circulaire de sept mètres de diamètre environ, aux parois rocheuses striées de rouge et de noir au-dessus du revêtement isolant. Ilya reconnut immédiatement le minerai et cela fit un sujet de conversation entre Joseph et lui. C’était un dépôt d’oxyde de fer datant des premiers temps de l’histoire martienne et dû aux fluctuations des organismes producteurs d’oxygène dans l’ancienne mer vitrifiée, combinés avec les réactions chimiques de leurs déjections.

J’étais heureuse que Joseph et Ilya aient trouvé un sujet d’intérêt commun pour s’occuper. Diane et moi, nous avions beaucoup de temps à rattraper. Le temps passa agréablement jusqu’au dîner, qui nous réservait une surprise. Après avoir respiré toute la journée cette odeur de levure qui ne présageait rien de bon, nous fûmes ravis de constater que le dîner préparé et servi par Diane et Joseph était particulièrement savoureux. Il consistait en légumes frais, salade délicieuse, la meilleure que j’eusse goûtée depuis des mois, gâteaux de protéines premier choix superbement épicés de curry et de chutney. Nous en mangeâmes jusqu’à ce que notre estomac crie grâce, puis nous ajoutâmes quelques bouchées pour faire passer le tout.

— Nous avons nos propres cuves alimentaires, expliqua Joseph.

Chaque fois qu’il regardait Diane, son visage rayonnait de plaisir. Je n’avais jamais vu un couple aussi amoureux.

— La famille de Joseph a les siennes depuis trente ans, m’expliqua Diane en souriant à son mari.

En les regardant et en les écoutant parler, je ressentais un étrange pincement au cœur. Mes sentiments pour Ilya étaient forts et nous étions bien ensemble. Par nécessité, nous avions trouvé des moyens de ne pas trop souffrir d’être continuellement séparés, mais je doutais que Diane et Joseph se soient quittés plus de quelques heures durant les années qu’avait duré leur mariage.

Ils étaient adorables.

Après le dîner, pendant que Joseph et moi débarrassions la table, Ilya et Diane se retirèrent dans un coin pour bavarder. Un désir de simplicité et d’autonomie maintenait les arbeiters domestiques à l’écart de l’appartement. Joseph me posa quelques questions polies sur le nouveau gouvernement. J’avais maintenant l’habitude de ce genre de demande, et j’y répondis machinalement. Mais il fronça les sourcils, posa la dernière assiette et se tourna vers moi pour me faire face.

— J’aimerais te parler d’une chose, me dit-il. Diane n’a pas jugé utile de t’embêter avec ça, mais mon instinct me dicte le contraire.

— Ah ?

— Il y a eu des demandes de sources différentes concernant la prospection minière de territoires appartenant à Steinburg-Leschke et l’installation d’analyseurs à distance.

— C’est inhabituel ?

— Euh… non, mais la demande n’a aucun sens.

— Pourquoi ?

— Toutes les demandes d’exploitation concernent des territoires cartographiés il y a une vingtaine d’années par la Commission de recensement des ressources naturelles. Aucune prospection nouvelle ne semble justifiée.

La planète tout entière paraissait s’attendre à trouver un voleur sous son lit. Le bureau de la présidente recevait plus d’une centaine de mises en garde par semaine. Si le seul défaut de Joseph était de s’inquiéter un peu trop de la santé de la République, j’étais prête à l’accepter. Je l’encourageai même.

— Et alors ?

— J’ai fait ma petite enquête sur l’origine des demandes. Elles viennent toutes d’anciennes antennes de Cailetet et de sous-traitants étroitement liés à Cailetet.

— D’anciens MA ?

— Tous signataires de la constitution républicaine. Aucun ne représente directement Cailetet, mais… tous le représentent indirectement.

— Intéressant, déclarai-je.

Mais tout cela ne me paraissait guère anormal. Cailetet ne voulait pas attirer l’attention d’un gouvernement qu’il ne soutenait pas. En outre, il ne désirait pas se mettre à dos les gouverneurs de district, et cela se comprenait.

— J’ai posé des questions à droite et à gauche, me dit Joseph en refermant le lave-vaisselle pour le mettre en marche. Neuf districts sur dix gérés par Steinburg-Leschke ont reçu des demandes. Cela représente des milliers de sites. La moitié de Mars.

Je dressai subitement l’oreille.

— Pourquoi tant que ça ?

— Je suppose qu’ils veulent à tout prix découvrir de nouvelles ressources pour faire valoir leurs droits avant les élections. Ils ont peur que les règles ne changent par la suite. Mais j’avoue que ça me laisse perplexe. Ils ne peuvent pas raisonnablement exploiter tous ces sites en même temps.

— Un tir de mitraille ? demandai-je.

Je faisais allusion à la technique éprouvée qui consiste à réserver plusieurs concessions dans l’espoir de tomber sur une ou deux qui soient productives. La tactique n’était pas étrangère à Erzul, au demeurant. La prospection minière acharnée n’était pas une entreprise de tout repos.

— Mais pourquoi dans des secteurs si désolés ? répliqua-t-il. Savent-ils sur l’aréologie des choses dont le gouvernement ou peut-être ma famille devraient avoir connaissance ?

Je secouai la tête en souriant.

— Je me renseignerai.

— Désolé d’avoir parlé boutique, me dit-il. Mais j’ai toujours écouté mon instinct.

— Et il ne s’est jamais trompé ?

— Oh ! souvent, fit-il en riant. Je l’écoute, mais cela ne veut pas dire que je lui obéisse aveuglément.

Nous rejoignîmes Ilya et Diane dans le petit séjour. La conversation glissa de l’économie à la politique. Rien de discourtois ni d’indiscret, ce dont je fus reconnaissante à tout le monde. Je commençais à être fatiguée, en vérité, de mon personnage public, et j’aspirais à un peu de détente. Ilya saisit très vite la chose et fit porter la discussion sur la nourriture et l’agriculture. Diane m’observa à la dérobée pendant que Joseph mordait à l’hameçon et commençait à exposer les vues de Mispec Moor concernant son expansion future.

Je fis une pause toilette histoire de me retrouver seule quelques instants pour réfléchir. Le moment finirait par venir, je le savais, où je ne supporterais plus du tout ce rôle de personne publique à l’oreille de qui tout le monde avait quelque chose à chuchoter, dont la vie privée était le point de mire des LitVids et qui ne passait pas assez de temps avec son mari pour remplir un quart de mariage.

D’un commun accord tacite, Ilya et moi avions provisoirement renoncé à avoir des enfants dans l’immédiat. Je comprenais parfaitement que toute vie de famille serait impossible, peut-être pendant des années, si je me présentais avec Ti Sandra et si nous étions élues.

Je songeai à Joseph, si calme, si poli et si sincère, qui redoutait toutes sortes d’embûches sur notre parcours. Je songeai aux mille autres avertissements que nous avions reçus, ridicules ou sinistres, et aux responsabilités sans fin concentrées de manière impossible sur des gens qui ne pouvaient faire autrement que de les déléguer et, en les déléguant, n’avaient pas le droit de se tromper, ce qui arrivait nécessairement de temps en temps. Ils élaguaient alors sans pitié à la recherche d’un idéal difficilement quantifiable et sur lequel toutes les personnes concernées n’étaient évidemment pas d’accord. La chose me faisait penser à une grande meule broyante et je me prenais politiquement en pitié.

Cela passa. Je retournai dans le salon après m’être rincé le visage. Ilya, trop conscient de mes émotions cachées, tapota les coussins sur le canapé à côté de lui et me serra contre lui lorsque je m’assis.

— Nos hommes sont formidables, n’est-ce pas ? demanda Diane.

Passant un bras autour de la taille d’Ilya, je souris tandis que Joseph rougissait.


Je convoquai le groupe des Olympiens aux Mille Collines quinze jours après avoir fait installer mon rehaussement et leur fis part de mes soupçons selon lesquels tout n’avait pas été dit.

Je n’avais pas vu Ilya depuis une semaine. Sillonnant Mars en long et en large, faisant ma campagne avec ou sans Ti Sandra, serrant des milliers de mains et écoutant avec le plus grand sérieux des milliers de voix bien intentionnées, ignorant ceux qui détournaient les yeux sans tendre la main, je me demandais si la vie réelle m’ouvrirait un jour de nouveau ses bras et si je serais capable de la reconnaître alors.

La réunion eut lieu dans mon bureau de vice-présidente, qui venait tout juste d’être achevé. Il était vaste mais sans luxe inutile, conformément au style de notre campagne.

Plus qu’un peu intimidée, je fis du regard le tour des neuf Olympiens assemblés autour de la grande table ovale chargée de fruits frais et de céréales pour le petit déjeuner. C’était la première fois que je voyais certains d’entre eux. Mitchell Maspero-Gambacorta, massif, le crâne dégarni, entièrement vêtu de noir, venait d’un petit MA de Hellas. Yueh Liu, grand et athlétique, était un transformé léger originaire de la Terre qui s’était joint aux Olympiens deux ans auparavant. Amy Vico-Persoff, du MA de Persoff à Amazonis, était une jeune femme à l’air assuré, aux traits résolus et à la voix calme et sereine. Danny Pincher, un homme d’âge mûr, au visage sans expression, semblait totalement indifférent à son aspect physique ou aux vêtements qu’il portait. Charles était assis à l’autre bout de la table par rapport à moi, et son expression était à la fois calme et alerte tandis que je leur exposais les raisons pour lesquelles j’avais soigneusement relu leur rapport.

— Il manque quelque chose, conclus-je. Quelque chose de très important. J’ai entendu tomber la première botte, mais pas encore la deuxième.

Charles me regarda avec un sourire au coin de l’œil.

— Quelle deuxième botte ? demanda-t-il.

Je fis un effort pour trouver les mots que mon rehaussement me suggérait.

— La botte de sept lieues, déclarai-je.

Un silence pesant se fit dans la salle. Personne n’osait parler. Je fis marcher deux doigts sur la table devant moi.

— Vos équations impliquent beaucoup plus que vous ne voulez bien le dire, déclarai-je. Mon rehaussement m’a permis d’arriver à cette conclusion. Et si cela me préoccupe, cela doit préoccuper aussi certaines personnes sur la Terre.

— Aucun Terro n’a eu accès à nos travaux, protesta Charles.

— Combien de temps une découverte de cette importance peut-elle rester secrète ? Quelques semaines ? Quelques mois ? Il y aura nécessairement un Terro qui finira par comprendre. Il en existe des millions qui sont bien plus calés que moi.

— Il est certain que quelqu’un finira par tomber par hasard sur notre découverte, admit Leander, mal à l’aise, mais cela prendra quelques années. Une grande partie de nos recherches a un caractère purement spéculatif et…

— Je ne suis pas d’accord, fit Yueh Liu en levant ses bras musclés au-dessus de sa tête pour les étirer. Les implications sont très claires, comme vient de le dire la vice-présidente Majumdar. Nous ne serons jamais trop prudents. Je connais beaucoup de nos collègues de la Terre, et il ne fait pour moi aucun doute qu’ils découvriront tout le tableau bien plus tôt que nous ne le voudrions.

— Le pincement de la destinée, murmurai-je.

Charles secoua vigoureusement la tête.

— Oublie ça, dit-il. Ça n’a aucune signification.

— Nous devrions tout révéler à tout le monde pour mettre Mars, la Terre et les Ceintures à égalité, estima Chinjia Park Amoy. Je me sentirais bien mieux si nous faisions cela.

— Nous avons décidé une fois pour toutes de garder le secret, protesta Leander avec un froncement de sourcils.

La cohésion du groupe menaçait de s’effriter. Tout le monde semblait mal à l’aise, effrayé, même. J’avais l’impression d’avoir mis la main dans un nid de frelons que j’avais dérangés.

— Des bottes de sept lieues, murmura Maspero-Gambacorta. Le vieux rêve.

— Ça suffit, dit Charles d’une voix ferme mais tranquille.

Il avait retrouvé son calme, du moins en apparence. Il se pencha en avant, les coudes sur la table, et me fixa comme si j’étais la seule personne qui existât au monde.

— Qu’est-ce que nous te cachons, Casseia ? demanda-t-il. Tu as ton rehaussement, à présent. Peux-tu nous dire de quoi il s’agit ?

— Je ne prétends pas être un génie. Il y a des tas de choses que je ne comprends pas encore.

— Justement. Tu peux nous donner une idée de ce que les autres penseront quand ils seront au courant des dernières découvertes. Et ils le seront inévitablement. Dis-nous ce que tu as dans la tête.

Je lui en voulais de me renvoyer ainsi la balle. J’avais l’impression d’être en train de passer un examen.

— Si vous avez accès au continuum de Bell et à tout ce qui détermine la nature de la réalité…, commençai-je.

— Aux variables cachées, uniquement, interrompit Nehemiah Royce.

Mais Charles leva aussitôt la main pour l’empêcher de parler.

— Que pouvez-vous modifier d’autre ? continuai-je. Les descripteurs des moments, des moments cinétiques, des spins, des charges… (Je fis un geste vague des deux mains.) Que pouvez-vous changer ou maîtriser d’autre ?

— Tous les descripteurs ne sont pas susceptibles de pincement, fit Charles.

— Pas encore, précisa Royce.

Charles inclina légèrement la tête pour lui concéder ce point.

— Mais tu as raison, dans l’ensemble, me dit-il. Et ta référence aux bottes de sept lieues est intéressante.

Le creux que j’avais à l’estomac se dilata soudain.

— Je suppose que ton rehaussement t’en dit plus que tu ne peux l’exprimer consciemment, reprit Charles. Tu n’es pas la première à avoir ce problème. C’est un défaut de conception, à mon avis. Ils le supprimeront peut-être un jour.

— S’il te plaît, suppliai-je.

— Nous pouvons accéder à une particule en pinçant le descripteur de sa position spatio-temporelle. En modifiant ce descripteur, nous déplaçons la particule.

— Pour la faire aller où ? demandai-je.

— Où nous voulons. Le problème, en réalité, c’est que nous n’avons rien fait bouger du tout. (Il baissa les yeux vers la table.) Nous ne sommes pas capables de déplacer quelque chose d’aussi petit. Nous ne comprenons pas pourquoi, mais le continuum de Bell amalgame les descripteurs de position par paquets. C’est en rapport avec l’échelle et avec les lois de la conservation de l’énergie. Nous ne pouvons pas séparer les particules. Nous n’avons pas accès aux descripteurs individuels – ni collectifs – des objets de taille insignifiante.

Il s’humecta les lèvres et leva les yeux vers moi pour me regarder en face avant de continuer.

— Mais nous savons pincer simultanément un nombre élevé de descripteurs, même si, pour le moment, notre théorie ne nous permet pas de faire bouger ce bol de riz, par exemple.

D’un doigt, il fit glisser le bol de quelques centimètres sur la surface polie de la table.

— La plupart d’entre nous ont dès maintenant la certitude de pouvoir déplacer, éventuellement, un gros objet, ajouta-t-il.

— Gros comment ? demandai-je.

— Les paramètres sont déterminés par la taille et la densité. Le minimum que nous puissions mouvoir est un objet de densité unitaire, soit une vingtaine de kilomètres de diamètre en moyenne.

— Nous sommes prêts à tenter l’expérience, fit Leander tandis que l’atmosphère de la salle se chargeait soudain d’une sorte d’excitation perverse. Phobos est le plus petit objet correspondant à ces critères dans notre entourage. Son axe le plus long fait vingt-huit kilomètres. Sa densité est de deux grammes par centimètre cube. Notre idée est d’accomplir un voyage sur ce satellite.

J’ouvris muettement de grands yeux. Charles pencha la tête de côté et haussa un sourcil comme pour m’encourager à parler.

— Jusqu’où ? demandai-je.

— Triton, disons. Autour de Neptune. Personne ne l’a revendiqué. Et il a la bonne taille.

— Pourquoi Triton en particulier ?

— À cause de ses éléments volatils. Nous pourrions l’amener ici pour l’exploiter. Il offrirait des ressources à Mars pendant des millions d’années.

— Nous le placerions en orbite, expliqua Maspero-Gambacorta. Nous lui pèlerions sa glace. Les flocons tomberaient dans l’atmosphère de Mars. Avec le temps, elle finirait par devenir plus dense.

— Nous pourrions également nous en servir comme véhicule d’exploration, intervint Leander.

— L’un n’empêche pas l’autre, fit Royce en regardant ses collègues avec une expression de jeune garçon se livrant à des spéculations enthousiastes.

— Je vois que vous avez longuement réfléchi à la question, murmurai-je. Pourquoi n’en avoir pas parlé avant ?

Ce fut Royce qui me répondit.

— Nous n’avons pas encore procédé à des expériences. Jusqu’à ce que nous ayons acquis une certitude – en déplaçant réellement un objet –, la chose est difficile à admettre, vous devez le comprendre.

Je hochai lentement la tête, plus éberluée que jamais.

— Si c’est ça, déclarai-je, toute distance est abolie. Il n’y a plus d’espace-temps.

Danny Pincher eut un petit rire abrupt.

— Il y a un moment que je travaille sur les pincements du temps, dit-il. De manière théorique, bien sûr. Les descripteurs sont étroitement agglutinés. Coréactifs, comme nous disons dans notre jargon. Ils maintiennent une carapace de causalité homogène. Le système logique des descripteurs est d’un classicisme étonnant. Mais la balance des comptes globale conduit à d’énormes complexités si l’on se contente d’observer la nature au niveau macroscopique. Il n’y a qu’au niveau des descripteurs que la globalité devient plus simple.

— En fin de compte, ajouta Charles, nous serons peut-être capables un jour de réduire notre connaissance de l’univers à une seule équation brève.

— Qui conclura la physique, fit Leander en hochant la tête comme si c’était déjà chose faite.

— Mais tout de même… Déplacer une lune entière… D’où vient l’énergie ? demandai-je.

Malgré mon rehaussement, j’étais incapable de tirer une réponse claire des équations de leur rapport.

— Les descripteurs vectoriels et énergétiques gouvernant la conservation sont liés à des échelles de plus en plus vastes, déclara Charles. Si nous déplaçons un objet de grande taille, nous puisons dans un système beaucoup plus grand. En déplaçant Phobos, par exemple, nous forcerions le livre des comptes automatique du continuum de Bell à modifier les descripteurs de toutes les particules en mouvement dans la galaxie pour retirer une minuscule quantité de leur moment total, de leur moment angulaire et de leur énergie cinétique. Le résultat net serait une réduction des quantités correspondantes pour la galaxie tout entière. Personne ne s’apercevrait de rien.

— Pas sur des millions d’années, en tout cas, précisa Royce. Il nous faudrait faire aller et venir des millions d’étoiles à travers la galaxie pour que cela représente une différence notable.

— C’est tellement simple, à vous entendre. Vous pourriez déplacer des étoiles ?

— Non, répondit Leander. Nous pensons qu’il y a une limite supérieure.

— Qui semble pour l’instant égale aux deux tiers de la masse de la Terre quelle que soit la densité, précisa Royce. Mais il ne s’agit peut-être que d’un problème temporaire.

— Certains d’entre nous ont cependant la conviction que cette limite est absolue, déclara Chinjia Park Amoy.

Danny Pincher et Mitchell Maspero-Gambacorta hochèrent la tête pour approuver.

— Vous pourriez le faire avec le matériel dont vous disposez actuellement ? demandai-je.

Les Olympiens se tournèrent vers Charles pour qu’il donne la réponse.

— Nous aurions besoin de penseurs plus puissants, dit-il. Nous y travaillons déjà. Dans quelques semaines, Tharsis nous livrera ce qu’il nous faut. L’expérience pourrait avoir lieu dans deux ou trois mois.

— Tu en es sûr ? insistai-je.

— Oui.

Il semblait irrité de mon incrédulité.

— Vous pourrez déplacer Phobos ?

— Nous déplacerons Mars, si tu nous le demandes, répliqua-t-il avec un regard de défi.


Les révélations des Olympiens se décantèrent lentement dans ma tête durant toute la semaine suivante, alimentées en chemin par un courant constant de faits et d’interprétations fournis ou renforcés par mon rehaussement. Je comprenais peu à peu, malgré les distractions représentées par mes obligations officielles, tout ce que les découvertes du groupe impliquaient, y compris les certitudes, les probabilités, les possibilités… et les improbabilités.

Rien, en fait, ne semblait impossible.

La nuit, toute seule dans mon lit, ou bien à côté d’Ilya, en une occasion cette semaine-là, après avoir fait l’amour, je songeais à mille choses que j’aurais voulu dire à Charles. À des protestations, entre autres, semblables à celles que j’avais déjà exprimées sous le coup de la fureur à l’idée d’avoir été trahie. Pourquoi moi, pourquoi juste maintenant, pourquoi toute cette responsabilité ?

D’horribles spéculations suivirent. Comment réagirait la Terre si elle apprenait que Mars était à ce point avancée ?

Tu dis que tu peux précipiter des lunes sur la Terre, Charles. Que nous pouvons le faire. Nous les Martiens fantasques et immatures. Ils n’ont jamais eu confiance en nous. S’ils savaientsi jamais ils apprenaientils feraient n’importe quoi pour nous arrêter. Ils n’essaieraient même pas de négocier. Ils ne peuvent pas se permettre de jouer la carte de la prudence et d’attendre que nous devenions politiquement mûrs.

Toutes ces possibilités existaient avant cela, lorsque seule la découverte du couple matière/antimatière entrait dans la balance politique. Mais à présent les pressions se faisaient trop fortes, insupportables, sur le point d’éclater.


Les préparatifs des élections se poursuivaient. Le gouvernement intérimaire avait instauré une caisse noire dont les fonds étaient employés à la discrétion de la présidence. Seule une commission spéciale du corps législatif avait droit de regard sur ces fonds, mais elle n’était pas encore constituée. Cette procédure, évidemment, n’était pas prévue dans la constitution, en dehors des périodes de crise, mais aucun état d’urgence n’avait été proclamé. C’était moi qui avais convaincu Ti Sandra d’agir ainsi. La caisse noire nous fournit les fonds nécessaires pour construire un laboratoire plus grand à Melas Dorsa. On devait y faire de la recherche en vue de fabriquer des versions plus grandes de manipulateurs-pinceurs de matière miroir. Il était également prévu que nous financerions la conversion d’un petit vaisseau décrépit de classe D saisi par l’administration fiscale pour non-paiement de taxes orbitales.

Le vaisseau devint en fait l’enfant chéri des Olympiens. Ils le rebaptisèrent Mercure. Il était destiné, en effet, à emprunter la voie sacrée – réservée aux messagers des dieux – du continuum de Bell.

Quatre semaines avant les élections, j’eus avec Ti Sandra une réunion à l’occasion de laquelle nous lançâmes officiellement notre campagne. Elle me demanda des nouvelles du Mercure. Nous prîmes une navette de campagne qui devait nous conduire de Syria à Icaria pour assister à un meeting de grange.

— Nos amis se sont trouvé un nouveau jouet, me dit-elle tandis que nous prenions place dans nos fauteuils et qu’un arbeiter nous offrait une tasse de thé.

— En effet, répondis-je. Et les premiers tests vont bientôt avoir lieu.

— Naturellement, tu comprends comment ça marche.

Elle avait perdu du poids au cours de ces dernières semaines. Son expression était moins joviale. Son regard rencontrait rarement le mien quand elle me parlait.

— Mieux qu’avant, répondis-je.

— Et les arrangements te satisfont ? Je n’ai pas eu le temps de les étudier. Je me repose entièrement sur toi pour ça.

— Les arrangements ne posent pas de problème.

— La sécurité ?

— Pour autant que je puisse en juger, ça va.

Ti Sandra hocha la tête.

— Quand tu m’as envoyé ton dernier rapport, j’ai eu soudain envie de me retirer de la campagne.

— Moi aussi. Je veux dire que ça m’a fait cet effet-là.

— Mais tu es restée.

Je hochai la tête.

— Le plus affreux, reprit-elle, c’est que je ne crois pas du tout à ce qu’ils font. Pas vraiment, en tout cas. Et toi ?

Je réfléchis quelques secondes, afin de répondre le plus honnêtement possible.

— Oui, j’y crois.

— Et tu comprends ce qu’ils font.

— En grande partie, oui, je crois.

— Je t’envie pour ça. Mais je n’ai quand même pas l’intention d’acheter un rehaussement, à moins que tu ne me le demandes. Tu crois que je devrais le faire ?

Connaissant Ti Sandra, je savais qu’un rehaussement l’irriterait en permanence. Elle fonctionnait plus par instinct que par cheminements de pensée clairement définis.

— Ce n’est pas nécessaire, lui dis-je.

— Je vais être obligée de m’appuyer sur toi, m’avertit-elle. Tu seras mon bâton de marche, mon gourdin et mon bouclier – si ça tourne mal.

— Je comprends.

Elle regarda par le hublot. Pour la première fois ce jour-là, son visage se détendit et elle laissa échapper un profond soupir.

— Dieu du Ciel, Casseia… Nous pourrions faire de Mars un paradis. Nous pourrions rendre la vie plus agréable pour tout le monde, et pas seulement pour les Martiens… Nous pourrions devenir des dieux.

— Mais nous ne sommes encore que des enfants, murmurai-je.

— Ce n’est qu’un cliché. Nous serons toujours des enfants. Il doit y avoir des civilisations, dans les étoiles, bien plus vieilles et plus avancées que la nôtre. Elles doivent savoir ces choses. Elles pourraient nous apprendre à utiliser ces instruments avec sagesse.

Je secouai la tête d’un air de doute.

— Tu ne crois pas qu’il existe de plus grandes civilisations que la nôtre ?

— C’est bien d’y croire, répliquai-je. C’est bien d’avoir la foi.

Quelques semaines plus tôt, j’aurais peut-être partagé ses vues.

— Pourquoi parles-tu de foi ? me demanda-t-elle.

— Je n’arrive pas à imaginer des dizaines de milliers de civilisations qui auraient les connaissances que nous avons. La galaxie serait embouteillée comme une autoroute un jour de départ en vacances. Dans cent ans, que serons-nous capables de faire ? Mouvoir des planètes ? Changer les étoiles de place ?

Ti Sandra médita un instant mes paroles.

— Tu penses que nous sommes vraiment seuls ?

— C’est ce qui me paraît le plus probable.

— Je trouve ça encore plus effrayant. Mais cela signifie que nous ne sommes pas des enfants. Nous sommes les meilleurs et les plus brillants.

— Les seuls et uniques.

Elle sourit puis secoua la tête.

— Ma chère colistière, tu devrais me remonter le moral au lieu de piétiner ma future tombe. Tu n’as pas un sujet de conversation plus gai ?

J’étais sur le point de lui décrire les jardins en construction aux Mille Collines lorsqu’elle m’arrêta d’un geste et sortit son ardoise de sa poche.

— Je voudrais d’abord te donner quelques réponses à propos de Cailetet. Tu m’as fait parvenir un rapport sur leurs demandes de concessions.

— Oui ?

— J’ai conseillé aux districts de refuser tout net. Je ne vois pas pourquoi nous empêcherions Crown Niger de se faire du souci à l’idée qu’il restera à l’écart de tout.

— Tu penses que nous pourrions les couper de toute ressource naturelle ?

— C’est une décision politique qu’il ne nous appartient pas de prendre tant que nous ne serons pas élues.

— Mais tu y as réfléchi sérieusement.

— Si tu veux savoir, après les élections, lorsque tout se sera stabilisé – et si nous gagnons, bien entendu –, nous traiterons les MA dissidents comme des puissances étrangères sur un territoire à part. Mais c’est au gouvernement de répondre aux requêtes venues de Cailetet et des autres MA, de juger des mérites de chacun et de fixer les taxes et charges afférentes. Cela dit, il n’est pas question de les couper des ressources dont ils ont besoin.

— Aucune des concessions demandées ne me paraît nécessaire à leur fonctionnement.

Ti Sandra ferma de nouveau les yeux et eut un sourire triste.

— Les districts n’ont pas besoin de nos encouragements pour se montrer suspicieux.

— Cailetet veut peut-être tester nos relations avec les gouverneurs, suggérai-je.

— Crown Niger connaît de meilleures façons de procéder pour cela.

— En fin de compte, nous ignorons quelle idée ils ont derrière la tête.

— Complètement, en ce qui me concerne, fit Ti Sandra.


Je n’avais pas eu de nouvelles de mon frère depuis six semaines. Pour des Martiens habitués aux grandes familles, aux transferts d’un MA à l’autre et au mélange de loyauté familiale et de secret des affaires, cela n’avait rien d’alarmant. Cailetet était en conflit avec une nouvelle sorte de famille plus grande et plus puissante, le gouvernement. Je n’attendais pas de Stan qu’il m’apporte une aide quelconque, et la meilleure manière pour lui d’éviter toute critique en la matière était de ne pas se manifester.

Mais il n’avait pas non plus contacté mon père. C’était pourtant un fils modèle, qui s’entendait mieux que moi avec lui. Je savais Stan en bonne santé, je savais qu’aucune calamité ne s’était abattue sur Jane ou sur lui, mais à part cela c’était le noir total.

La campagne mobilisait toute mon attention. Je vivais dans les navettes ou dans des chambres aménagées à la hâte, entourée de gardes de la sécurité Point Un et de la crème de la politique martienne, nos conseillers, qui apprenaient aussi vite que nous.

Le chef de mon peloton de sécurité était un homme imposant nommé Dandy Breaker. Et son nom était conforme à son physique{Breaker : équivalent de « casseur » en français. (N.d.T.)}. Il avait des épaules de taureau, des mains larges aux doigts épais et une chevelure coupée court d’un blond très clair. Sa présence parmi les gouverneurs et les personnalités de la République semblait déplacée. Il était presque toujours à mes côtés. Par bonheur, Ilya et lui s’entendaient bien. Dandy avait toujours une ou deux questions à poser sur l’aréologie, et Ilya ne se faisait jamais prier pour répondre.

Leander n’avait pas pu éduquer des penseurs assez vite pour fournir à la République des substituts à tous ceux qui venaient de la Terre. Nous prenions quelques risques, mais nous tenions toutes les informations concernant les Olympiens et leurs travaux strictement à l’écart de tous les penseurs.

Alice II, prêtée par Majumdar, devint le coordonnateur de notre campagne. C’était pour moi un plaisir que de travailler de nouveau avec elle. Ti Sandra et moi, nous passions des heures à bavarder en sa compagnie durant nos interminables déplacements de station à station.

Alice déterminait l’ordre de nos apparitions d’après la démographie et les sondages ponctuels. Nous nous posions dans une petite station de l’extrême Nord, pour y rencontrer soixante ou soixante-dix prospecteurs d’eau endurcis, plutôt sceptiques et quelque peu repliés sur eux-mêmes, Ti Sandra leur faisait son numéro de dure à cuire avec un côté fortement maternel, et nous repartions quelques heures plus tard pour faire des sauts de puce qui nous conduisaient de l’une à l’autre des six exploitations prospères de lanthane sur les plaines d’Amazonis et d’Arcadia. Les plus difficiles à convaincre, naturellement, étaient les petits MA alliés de Terra Sirenum, fermement sous la coupe de nos principaux adversaires.

Ceux-ci menaient une campagne vigoureuse et même agressive, mais les Martiens étaient encore trop polis pour être très méchants en politique. Tout le monde, cependant, avait lu des livres sur les campagnes présidentielles du XXe siècle aux États-Unis d’Amérique, avant l’avènement du vote populaire, et certains de nos opposants s’inspiraient ouvertement de personnages historiques comme Richard Nixon ou Lyndon Johnson. Personnellement, je les trouvais tous les deux tragiquement révoltants, et je préférais le style rude et improvisé des candidats de l’Union économique de la Baltique au XXIe siècle.

Ces bains de poussière de la politique martienne dans son enfance jouaient, à vrai dire, en notre faveur. Nos opposants avaient tendance à se bouffer le nez sans vraiment s’attaquer à Ti Sandra à cause de son statut de « mère de la République ». Nous émergions des débats et autres rencontres en nous retrouvant de plus en plus haut dans les sondages.

Ces déplacements continuels, cependant, nous usaient. Ti Sandra, en privé, exprima le souhait que Charles et son groupe puissent rapidement transporter instantanément des objets de taille plus petite.

— Je sais que je suis grosse, murmura-t-elle, mais ça ne suffit pas encore pour me faire entrer dans la bonne catégorie. Je donnerais n’importe quoi pour un petit répit.

Le répit n’était pas près d’arriver.


J’occupais les rares minutes de temps libre dont je disposais chaque jour à lire des livres de maths, à regarder les vids disponibles sur le réseau étendu et à charger des suppléments d’abonnement. Alice m’avait établi un programme pour accélérer l’assimilation des fonctions du rehaussement, qui évoluaient déjà très vite sans cela. Ce qui m’avait naguère semblé monotone et arbitraire devenait à présent un jeu fascinant, beaucoup plus stimulant et enrichissant que la politique. J’approfondis ainsi la théorie officiellement acceptée des flux de données, l’interaction des élément neuraux, la transvection de l’information en connaissance, effectuant une liaison croisée avec ce que Charles et les Olympiens avaient réalisé en physique. Tout cela dans les brèves minutes de rêverie aux côtés de Ti Sandra endormie tandis que Mars enténébrée flottait sous nous comme une couverture moelleuse sous un ciel constellé de joyaux. Le cognement sourd et régulier des élévateurs de la navette me berçait dans un état second où je devenais les nombres et les représentations graphiques.

La seule chose que j’étais incapable de faire, cependant, c’était comprendre de manière linéaire comment Charles avait accompli le saut entre la théorie des flux de données et la nature du continuum de Bell. Et plus j’en savais là-dessus, plus je m’émerveillais que Charles eût réussi. Cela tenait du miracle surnaturel.

Le saut accepté, il devenait de moins en moins étrange de croire que nous pouvions déplacer des planètes et communiquer instantanément, qu’un paradigme pouvait mourir et être aussitôt remplacé par un autre. La théorie des descripteurs fleurissait en moi et envoyait ses radicelles dans tous les impondérables de la physique, éliminant les contradictions et les infinitudes de la mécanique quantique.


Quand j’avais du temps libre, j’allais voir Ilya. L’équipe de Cyane avait achevé la construction du dôme géant qui devait abriter les premières expériences grandeur nature avec les cystes mères intactes. Ilya nous fit faire, à Ti Sandra et à moi, le même tour des installations qu’il avait fait faire précédemment à d’autres couples de candidats présidentiels.

— J’ai besoin d’assurer mes arrières, fit-il avec un clin d’œil dans ma direction. La politique est si incertaine en ce moment.

Sous le dôme de cinq hectares, nous contemplâmes la poussière de glace grise qui tombait lentement sur tout, formant des flaques poudreuses autour des cystes exposées. Rien d’autre n’avait été produit, jusqu’à présent, qu’un peu de bave et quelques incrustations de silicate qui ressemblaient à des spicules d’éponge. Mais le groupe d’Ilya était optimiste. De la salle d’observation et de contrôle où nous étions, nous les vîmes faire varier par degré et pourcentage les conditions régnant sous le dôme, transformant la poussière de glace grise en pluie boueuse, changeant les concentrations minérales et les gaz atmosphériques.

— Nous attendons le jour des élections pour annoncer notre succès, confia Ilya à Ti Sandra, afin de vous voler la victoire dans les LitVids.

Elle hocha la tête avec le plus grand sérieux.

— J’aimerais mieux être ici ce jour-là, murmura-t-elle.

— S’il te plaît, demandai-je à mon mari, garde tes plaisanteries sur l’élevage des électeurs martiens.

— Loin de moi l’idée de suggérer…, commença Ilya.

Ti Sandra le fixa de ses yeux agrandis, les lèvres plissées.

— Ne l’écoute pas, dit-elle. Tout peut aider.

Les cystes ressemblaient à de gros œufs noirs à demi enfoncés dans le sable rouge. Des invaginations linéaires striaient la surface noire, remplies de flocons de neige. L’ombre des armatures du dôme gaufrait le paysage. Partout se faisaient entendre les bruits sourds des machineries d’incubation expérimentale.

Mars couve dans tous les domaines, me dis-je tandis que nous nous préparions à repartir. Si seulement nous pouvions tomber sur la bonne combinaison.

J’embrassai longuement Ilya. Puis je suivis Ti Sandra. Les gardes de la sécurité et deux arbeiters blindés nous entourèrent dans la galerie qui menait au terminal des navettes.

Nous n’avions pas prévu de nous revoir jusqu’à la veille des élections. Levant la tête, j’aperçus Ilya qui me regardait du haut du parapet du terminal, entouré par l’arrière-garde de notre peloton de sécurité. Il agitait la main dans notre direction générale et ses pensées semblaient ailleurs. Je ressentis un élan de reconnaissance pour la patience dont il avait fait preuve et pour sa beauté. Nous avions prolongé ce baiser en sachant qu’il n’y en aurait pas d’autre avant des semaines.

Cela faisait à peine deux ans qu’il était mon mari.

Mon cher mari.

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