Deuxième partie

Vous pouvez rentrer à la maison, mais ça coûtera cher.

Vers la fin du XXIIe siècle, les voyages entre Mars et la Terre demeuraient un luxe réservé aux entreprises ou au gouvernement, quelquefois un caprice de millionnaire. Un passager de masse moyenne faisant le voyage de la Terre à Mars ou inversement devait débourser environ deux millions de dollars triadiques pour avoir ce privilège.

Les autres devaient se contenter d’envoyer des messages à la vitesse de la lumière, et cela mettait une barrière naturelle aux conversations de personne à personne.

Entre la Terre et la Lune, le délai de réponse est d’environ deux secondes sept dixièmes, juste assez pour tourner la langue une fois dans sa bouche sans perdre le fil de la conversation. Pour Mars, l’attente variait, selon le ballet planétaire, entre quarante-quatre minutes et un peu moins de sept.

L’art de la conversation n’avait pas fait long feu entre Mars et la Terre.


2175-2176, A.M. 54–55

Dès que j’appris ma présélection pour devenir stagiaire, je me mis à réétudier frénétiquement la politique et l’histoire culturelle de la Terre. J’avais déjà largement dépassé le niveau atteint par la plupart des Martiens dans le cadre d’une éducation normale. J’étais devenue cette chose relativement rare sur Mars qu’on appelle terrophile. Il fallait maintenant que je me hisse au niveau d’un expert.

J’avais ma petite idée sur le genre de questions qui me seraient posées. Je savais qu’il y aurait des entretiens et interrogatoires serrés, mais j’ignorais qui les conduirait. Lorsque je finis par l’apprendre, je ne savais pas s’il fallait être soulagée ou nerveuse. En fin de compte, je crois que je me sentis soulagée. Le premier entretien se ferait avec Alice, le penseur principal de Majumdar.

Cela se passa à Ylla, dans un bureau réservé à des réunions plus officielles concernant les affaires interfamiliales. Je m’habillai lentement ce matin-là, en manipulant avec un soin extrême les vêtements neufs qui se formaient sous la matte de mon lit. Je m’examinai d’un œil critique dans la glace et en projection vid, cherchant la moindre imperfection à l’intérieur comme à l’extérieur.

Je m’efforçai de me calmer durant le trajet d’une centaine de mètres. Délibérément, j’avais choisi un chemin un peu plus long, qui passait par des jardins d’agrément publics. C’étaient des galeries latérales remplies de fleurs et de légumes divers, avec de petits arbres qui poussaient sous les plaques de soleil artificiel.

Les penseurs étaient invariablement courtois, dotés d’une patience infinie et d’une personnalité agréable. Ils étaient plus malins et plus rapides, de très loin, que les humains. Je n’avais jamais eu affaire, jusqu’à présent, à Alice, mais je savais que mon oncle avait établi une liste de critères spécifiques pour ses stagiaires et je ne doutais pas que l’entretien se déroulerait de manière objective et efficace. Cependant, compte tenu de mon âge et de mon inexpérience, je ne pouvais m’empêcher d’être de plus en plus nerveuse.

Avec quelques minutes d’avance, je me présentai devant le préfet de sélection, un homme d’âge moyen, au visage de moine, à l’expression imperturbable, originaire de Jiddah, qui s’appelait Peck. J’avais déjà eu affaire à lui lors de ma demande de bourse. Il s’efforça de me mettre à l’aise.

— On vient de faire le ménage chez Alice, me dit-il. Elle est d’excellente humeur.

C’était sa plaisanterie favorite. Les penseurs n’ont pas d’humeurs. Ils peuvent se façonner celle qu’ils veulent, mais ne sont jamais dominés par elle. Ce n’était pas comme moi. L’humeur qui me dominait, en l’occurrence, confinait à la panique.

Je murmurai que j’étais prête à commencer. Peck sourit, me donna une petite tape sur l’épaule comme si j’étais une enfant, puis m’ouvrit la porte du bureau.

Je n’étais jamais entrée là. Panneaux muraux en bois de rose, épaisse moquette métabolique vert tilleul, lumière douce et uniforme émanant de luxueuses appliques en cuivre.

Une petite fille aux cheveux longs vêtue d’une robe blanche avec des dentelles – l’image d’Alice – semblait assise derrière le bureau à matrice opale, les mains croisées sur la pierre polie noir et feu. Elle tirait son nom de la fillette qui avait inspiré Lewis Carroll, Alice Liddell, et dont elle choisissait généralement le portrait animé comme interface. L’image bougea, révélant son irréalité, puis se stabilisa.

— Bonjour.

Je souris. Mon sourire, comme celui d’Alice, était tremblotant, dénonçant sa nature illusoire.

— Nous avons déjà travaillé ensemble, me dit-elle, mais vous ne vous en souvenez sans doute pas.

— Non, reconnus-je.

— Vous aviez six ans. Je présentais une série de LitVids d’histoire venus de Jiddah. Vous étiez bonne élève.

— Merci.

— Depuis quelques mois, Bithras et le MA de Majumdar préparent un voyage sur la Terre, pour rencontrer en direct différentes personnalités officielles.

— Oui.

J’écoutais attentivement, essayant de me concentrer sur les mots et non sur les images.

— Bithras emmènera avec lui comme assistants stagiaires deux jeunes gens doués de la famille. Ils auront d’importantes responsabilités. Veuillez vous asseoir.

J’obéis.

— Mon image présente vous met-elle mal à l’aise ?

— Je ne crois pas.

Cela faisait un drôle d’effet de répondre ainsi à une petite fille, mais je décidai – en me forçant un peu – que cela ne me gênait pas excessivement. Il allait falloir, de toute manière, que j’apprenne à travailler avec des penseurs.

— Votre curriculum est idéal pour ce que Bithras demande à une assistante. Vous avez choisi principalement la gestion et la politique, et vous avez étudié la théorie de la gestion dans les cultures de l’information.

— J’ai essayé.

— Vous vous êtes également intéressée en détail à l’histoire, aux mœurs et à la politique de la Terre. Quels sont vos sentiments sur cette planète ?

— Je la trouve fascinante.

— Attirante ?

— J’en rêve. J’adorerais la voir en réalité.

— Et la société de la Terre ?

— À côté, celle de Mars a des siècles de retard.

Je ne savais pas – je n’ai jamais su – dissimuler mes sentiments. Je doutais qu’Alice pût se laisser berner, au demeurant.

— C’est l’idée généralement admise, je pense. Quels sont les points forts de la Terre, considérée dans son ensemble ?

— Je ne sais pas si la Terre peut être considérée comme un ensemble.

— Pourquoi pas ?

— Malgré ses réseaux de communication et d’échange, son système d’éducation unifiée et ses consultations électorales instantanées, il y a encore beaucoup de diversité. Les différences sont nombreuses entre les alliances, les États indépendants, les minorités non thérapiées…

— Y a-t-il plus ou moins de diversité sur Mars ?

— Moins de diversité et moins de cohérence, à mon avis.

— Comment expliquez-vous cela ?

— Les habitants de la Terre sont thérapiés ou natsups à plus de quatre-vingts pour cent. Depuis une soixantaine d’années terrestres, la majorité de leurs naissances sont criblées. Il n’y a probablement jamais eu dans l’histoire humaine de population plus sélective, intelligente et saine, aussi bien physiquement que mentalement.

— Et sur Mars ?

Je souris.

— Nous sommes attachés à nos imperfections.

— Sommes-nous moins cohérents dans notre gestion et dans nos décisions ?

— Sans le moindre doute. Considérez notre prétendue politique, nos tentatives d’unification.

— Dans quelle mesure estimez-vous que cela affectera les négociations menées par Bithras ?

— Aucune idée. Je ne sais même pas quelles sont ses intentions – ou plutôt celles des MA, du Conseil.

— Comment percevez-vous le caractère des États-Unis et des différentes alliances ?

Je me lançai précautionneusement dans un bref exposé, consciente de l’immensité de la mémoire d’Alice et de la nécessité pour moi d’appréhender un sujet complexe de la manière la plus simple possible.

À la fin du XXe siècle, les multinationales avaient autant d’influence sur les affaires de la Terre que les gouvernements. La Terre était en plein dans sa première révolution informatique. L’information était devenue aussi importante que les matières premières et le potentiel industriel. Vers le milieu du XXIe siècle, les usines de nanotechnologie étaient peu coûteuses. Les nanorecycleurs fournissaient des matériaux bruts à partir des déchets. C’était le règne suprême des données et de la conception.

La fiction des nations et des gouvernements séparés se maintenait, mais les décisions politiques, de plus en plus, se prenaient sur la base du profit économique et non pas de l’amour-propre national. Les guerres étaient en déclin. Le marché du travail fluctuait de manière aberrante tandis que les nations en voie de développement entraient dans la danse, exacerbées par les nanos et les autres formes d’automation, et que surgissait dans le monde de l’information une nouvelle classe de travailleurs thérapiés, superadaptés, superqualifiés, professionnellement sûrs d’eux-mêmes, qui demandaient de plus en plus à avoir leur mot à dire au même titre que les conseils d’administration des multinationales.

Durant les deux premières décennies du XXIe siècle, de nouvelles techniques de thérapie psychologique efficace commencèrent à transformer les cultures et la politique terriennes. Les thérapiés, en tant que nouvelle classe plus morale que socio-économique, avaient des réactions différentes. Au-delà de la diminution attendue des comportements extrêmes et destructifs, les thérapiés se révélèrent plus faciles, plus adaptables, objectivement plus intelligents et, par conséquent, plus sceptiques. Ils évaluaient les assertions politiques, philosophiques et religieuses en fonction de leurs propres critères de jugement. Ils n’avaient pas une foi à toute épreuve. Néanmoins, ils travaillaient en équipe, même avec les non-thérapiés, de manière efficace et sans heurts. Le slogan de ceux qui préconisaient la thérapie pour tout le monde était : « Une société saine est une société courtoise. »

Avec l’unification économique de la plupart des nations en 2070, la pression sur les non-thérapiés pour que soient extirpées les aberrations et les anomalies de la faible nature humaine devint presque insupportable. Les individus qui avaient des profils psychologiques inadéquats eurent de plus en plus de mal à trouver un emploi stable. Vers la fin du XXIe siècle, la sous-classe des non-thérapiés constituait environ la moitié de la race humaine mais ne produisait qu’un dixième de l’économie mondiale.

Les nations, les cultures et les partis politiques durent s’adapter aux thérapiés pour survivre. Les changements furent brutaux et même douloureux pour certains, mais beaucoup moins cruels, sans doute, que lors des précédents raz de marée humains de l’histoire. Comme me le rappela Alice, le résultat ne fut pas la mort des organisations politiques ou religieuses, comme certains l’avaient prévu, mais plutôt une sorte de renouveau. De nouveaux codes moraux, philosophiques et religieux plus élevés apparurent.

À mesure que les individus changeaient, les comportements collectifs se modifiaient aussi. Simultanément, par réaction, le caractère des relations commerciales mondiales évoluait aussi. Au début, les nations et les multinationales essayèrent de conserver leur indépendance, faite de vieux privilèges. Mais dans les dernières décennies du XXIe siècle, les multinationales possédées et dirigées par des représentants thérapiés du monde industriel contrôlaient l’économie mondiale derrière un mince vernis de gouvernement national démocratique. Par tradition – la masse accumulée des rêves culturels généreux –, certains masques étaient maintenus, mais les individus et les groupes lucides n’avaient aucune difficulté à voir les évidences. Les corporations possédées par les travailleurs reconnaissaient des sphères économiques communes. Les taxations professionnelles étaient unifiées de part et d’autre des frontières, les monnaies étaient standardisées, les réseaux de crédit étaient mondiaux. L’économie ne faisait plus qu’un avec la politique. La nouvelle réalité se concrétisait dans les alliances supranationales.

La GAEO – la Grande Alliance Est-Ouest – comprenait l’Amérique du Nord, la plus grande partie de l’Asie et de l’Asie du Sud-Est, l’Inde et le Pakistan. La Grande Alliance de l’Hémisphère Sud, ou GAHS (prononcer gaze) absorbait l’Australie, l’Amérique du Sud, la Nouvelle-Zélande et la majeure partie de l’Afrique. L’Eurocom était née de l’Europe unie, avec l’adjonction des États baltes et balkaniques, de la Russie et de l’Union turque.

Les pays non alignés se situaient principalement au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Ces nations avaient raté aussi bien la révolution industrielle que celle des flux de données.

Au début du XXIe siècle, de nombreux gouvernements terrestres interdirent aux non-thérapiés l’accès aux emplois dans les secteurs sensibles, à moins qu’ils ne se situent dans la catégorie des natsups, qui n’avaient pas besoin de thérapie pour être à la hauteur des nouveaux critères. Et la définition du secteur sensible devenait de moins en moins restrictive.

Il n’y avait, à cette époque-là, que des colonies martiennes et lunaires rudimentaires, avec des critères de recrutement draconiens pour les pionniers. Aucune place n’était laissée aux inadaptés sociaux. L’attrait romantique de la colonisation de Mars était si puissant que les responsables pouvaient se montrer extrêmement difficiles. Même les candidatures des thérapiés étaient rejetées en faveur des natsups. Ils constituèrent la masse des nouveaux colons.

La plupart des colonies de la jeune Triade acceptaient cependant la thérapie. Mais la plupart refusaient la thérapie forcée, qui constituait la nouvelle tyrannie en vigueur sur la Terre.

Nous quittâmes progressivement l’atmosphère étouffante de l’interrogatoire d’examen pour nous lancer dans une conversation à bâtons rompus. Le changement, provoqué par Alice, se fit si graduellement que c’est à peine si je le remarquai au début.

J’étais curieuse de savoir à quoi pouvait ressembler l’existence dans un monde d’imperfections et de parasites mentaux. Je demandai à Alice comment elle se représentait un tel monde.

— Très intéressant et beaucoup plus dangereux, me répondit-elle. D’une certaine manière, il y avait une plus grande variété dans la nature humaine. Malheureusement, une bonne partie de cette variété était inefficace ou destructrice.

— Avez-vous été thérapiée ? lui demandai-je.

Elle se mit à rire.

— Plusieurs fois. C’est une fonction de routine pour un penseur que de subir régulièrement des analyses et des thérapies. Et vous ?

— Jamais. Je ne pense pas avoir d’imperfections destructrices. Puis-je vous poser une autre question ?

— Mais bien sûr.

Je commençais à me sentir à l’aise. Si Alice me trouvait inadéquate, elle n’en manifestait pour le moment aucun signe.

— Si la Terre est si saine et si prospère, pourquoi exerce-t-elle toutes ces pressions sur Mars ? La thérapie n’améliore-t-elle pas les capacités de négociation ?

— Elle facilite la compréhension des autres individus et organisations. Mais il y a toujours des objectifs à fixer et des jugements à établir.

— Très bien, répliquai-je, échauffée par cette discussion. Mettons que nous fonctionnons toutes les deux à partir des mêmes faits de base et que je ne suis pas du même avis que vous.

— Avons-nous les mêmes objectifs ?

— Non. Disons qu’ils diffèrent. Mais ne pourrions-nous pas mettre nos ressources en commun et faire des concessions de part et d’autre, ou tout simplement nous laisser mutuellement en paix ?

— Ce serait possible, à conditions que les objectifs de part et d’autre ne soient pas incompatibles.

— La Terre exerce des pressions sur Mars. Il y a un risque de conflit. Cela signifie que nous sommes engagés dans une partie d’où il ne peut sortir qu’un seul vainqueur, qui remportera tout.

— C’est une possibilité. Le tout ou rien. Mais ce n’est pas le seul type de jeu qui puisse déboucher sur un conflit.

Je reniflai, sceptique.

— Je ne comprends pas, déclarai-je.

Je voulais dire, en réalité : je ne suis pas d’accord.

Puis-je extrapoler ?

— Allez-y.

— Je vais modéliser le conflit Terre-Mars en laissant de côté les mathématiques complexes.

— J’ai l’impression que vous avez déjà modélisé la situation à un niveau bien supérieur.

— C’est exact, murmura Alice.

Je me mis à rire.

— Dans ce cas, je ne suis plus dans la course.

— Je ne voudrais pas vous offenser.

— Je sais. Mais je me demande seulement ce que je fais ici à essayer d’argumenter.

— C’est parce que vous n’êtes jamais satisfaite de votre condition présente.

— Je vous demande pardon ?

— Vous ne devez jamais cesser de vous améliorer. À mon avis, vous êtes la partenaire humaine idéale dans une discussion, parce que vous ne me fermez jamais la porte. Les autres le font tout le temps.

— Bithras vous ferme la porte ?

— Jamais, bien qu’il me soit arrivé de le rendre furieux.

— Dans ce cas, poursuivez, lui dis-je.

Si Bithras est capable d’encaisser, j’en suis capable aussi.

Alice me décrivit, à l’aide de mots et de projections graphiques, une Terre qui allait rapidement vers les quatre-vingt-dix pour cent d’accord dans les votes express ponctuels. C’était l’intégration quasi parfaite de la plupart des objectifs individuels. La circulation des données allait fournir aux individus des accès égaux aux informations clés. Les humains seraient redéfinis en tant que modules appartenant à une entité pensante plus vaste. Les individus seraient à la fois intégrés – dans la mesure où ils pourraient atteindre rapidement un consensus sur les problèmes courants – et autonomes, car ils accepteraient la diversité des opinions et des perspectives.

J’avais envie de demander : Quelle diversité, si tout le monde est d’accord ? Mais Alice avait, de toute évidence, des définitions mathématiques plus complexes, auprès desquelles les mots n’étaient qu’une vague approximation. La liberté de n’être pas d’accord serait farouchement défendue, sur la base qu’une société, même intégrée et informée au plus haut point, pouvait toujours commettre une erreur. Cependant, des gens rationnels avaient plus de chances d’opter pour des chemins logiques et dégagés dans les solutions à leurs problèmes.

Mon point de vue martien, naturellement, se rebiffait.

— C’est tout le tableau de l’oppression politique de la ruche, murmurai-je.

— Possible, mais n’oubliez pas que c’est une culture de l’information que nous sommes en train de modéliser. Diversité et autonomie au sein de l’unité politique.

— Plus un gouvernement est petit, plus il répond efficacement aux attentes des individus. Si l’unification est totale et si vous désapprouvez le contexte politique sans pouvoir vous échapper vers un autre système de gouvernement, peut-on vraiment parler encore de liberté ?

— Dans la culture planétaire de la Terre, la circulation des informations permet aux gouvernements, même quand ils sont très grands, de répondre rapidement aux désirs des individus. La communication entre les différentes couches de l’organisation est constante et quasi instantanée.

Je répliquai que ce point de vue me semblait un peu optimiste.

— Quoi qu’il en soit, les votes sont rapides. La circulation de l’information encourage les humains à se tenir au courant des problèmes et à en discuter. Munis de leurs propres rehaussements, qui seront bientôt aussi puissants que les penseurs, et grâce aux liaisons avec d’autres penseurs encore plus avancés, les représentants des différentes couches de l’organisation humaine joueront le rôle d’un processeur massif capable d’évaluer et de mettre en œuvre une politique mondiale. La circulation de l’information relie les individus en parallèle, pour ainsi dire. En fin de compte, les groupes humains et les penseurs pourraient devenir intégrés au point qu’on ne puisse plus les distinguer les uns des autres. Mais cela dépasse mes capacités de modélisation, conclut modestement Alice.

— L’esprit de la ruche, murmurai-je sarcastiquement. Je n’ai aucune envie d’être là quand cela se produira.

— Ce serait drôle, déclara Alice. Il resterait toujours la possibilité de simuler l’isolement d’un individu.

— Mais le sentiment de solitude serait insupportable, répliquai-je avec un soudain accroc dans la voix.

D’une manière perverse, j’aspirais à une sorte d’accord avec une entente ou une certitude, afin d’avoir vraiment le sentiment d’appartenir à une vérité plus large, à un effort plus grand et unifié. Mon éducation martienne, ma jeunesse et ma personnalité me maintenaient isolée, dans une souffrance émotionnelle constante sinon extrême, sans véritable sentiment d’appartenance. Je souhaitais profondément me consacrer à une juste et noble cause, je voulais être entourée de gens – d’amis – qui me comprennent. Ne plus être seule. En quelques phrases maladroites et entrecoupées, j’expliquai la chose à Alice, comme si elle était ma confidente et non mon examinatrice.

— Vous comprenez ce besoin, me dit-elle. Peut-être mieux, en raison de votre âge, que ne le comprend Bithras.

Je frissonnai.

— Avez-vous personnellement envie d’appartenir cœur et âme à quelque chose de plus grand, quelque chose de vraiment significatif ?

— Non, me répondit Alice. Pour moi, c’est une simple curiosité.

Je me mis à rire. C’était une façon de soulager mes tensions et mon embarras.

— Mais pour les gens de la Terre…

— Le désir d’appartenir à quelque chose de plus grand est une pulsion historiquement reconnue, contre laquelle on peut lutter mais que beaucoup considèrent comme incontournable.

— C’est effrayant.

— Pour Mars, dans la situation actuelle, c’est exact, approuva Alice. Les grandes alliances terrestres désapprouvent nos « imperfections », comme vous les appelez. Elles veulent des partenaires rationnels et efficaces, socialement aussi stables qu’elles dans un Système solaire économiquement unifié.

— Ils font donc pression sur nous parce qu’ils nous considèrent comme une planète rétive… Mais vous ne pensez pas que les Martiens veulent aussi appartenir à quelque chose de plus grand ?

— Beaucoup de Martiens attachent le plus grand prix à leur indépendance individuelle, déclara Alice.

— Philosophie de pionniers ?

— Mars est remarquablement urbanisée. Les individus sont étroitement soudés en groupes économiques sur toute l’étendue de la planète. Cela ne ressemble guère aux familles ou aux individus isolés sur un territoire de pionniers.

— Avez-vous discuté des objectifs de la Terre avec Bithras ?

— Ce sera à lui de vous le dire.

— Très bien. Je vais vous expliquer ce que j’en pense, dans ce cas. D’accord ?

Alice hocha la tête.

— Je pense que la Terre a de vastes projets et que l’autonomie d’une partie de la Triade contrecarre ces projets. À long terme, elle voudra soumettre Mars et prendre le contrôle de cette planète comme elle a pris celui de la Lune. Puis elle s’attaquera aux Ceinturiers, aux astéroïdes et aux colonies spatiales. Elle ramènera tout le monde au bercail, jusqu’à ce qu’une seule autorité centrale dispose de toutes les ressources du Système solaire.

— Votre évaluation est très proche de la mienne, déclara Alice. Avez-vous passé beaucoup de temps dans un environnement terrestre simulé ?

— Non, avouai-je.

— Il y a beaucoup à apprendre en le faisant. Vous souhaiterez peut-être également endosser une personnalité terrestre simulée, afin de mieux comprendre.

— Ce genre… d’intimité technique ne m’attire pas beaucoup.

— Me permettez-vous de dire que c’est une réaction typiquement martienne ? Vous devez comprendre parfaitement vos partenaires si vous voulez négocier efficacement. Je vous garantis que les Terriens auront étudié la psychologie martienne dans tous ses détails.

— S’ils se transforment en nous, cela ne veut-il pas dire qu’ils penseront comme nous ?

— C’est une curieuse erreur que de croire que le fait de comprendre comment quelqu’un pense signifie que l’on doive approuver ses idées. Comprendre n’implique pas que l’on change ni que l’on adhère.

— Très bien. Supposons que la Terre entière se câble et que nous ayons à traiter avec une intelligence collective. En quoi cela augmente-t-il leurs besoins en ressources ?

— Les objectifs d’une mentalité intégrée seront toujours plus ambitieux que ceux d’un groupe disparate.

— Personne n’est donc jamais satisfait de ce qu’il a ?

— Pas chez les humains, en tout cas. Pas au niveau des gouvernements, ni à celui des nations ou des planètes.

Je secouai tristement la tête.

— Et vous ? demandai-je. Vous êtes plus puissante et plus intégrée que moi. Êtes-vous automatiquement plus ambitieuse ?

— Je suis conçue pour servir les humains. Je me contente de jouer ce rôle.

— Légalement, vous êtes une citoyenne avec les mêmes droits que moi. Cela inclut, en principe, le droit d’en vouloir plus.

— Égal en droit ne signifie pas égal en nature.

Je méditai ces paroles en silence durant un bon moment. Puis l’image d’Alice me sourit.

— J’ai beaucoup apprécié cette conversation, Casseia.

— Merci, répliquai-je, soudain rappelée à la réalité des raisons de cet entretien. J’ai trouvé ça… très excitant.

— Je considère cela comme un compliment, Casseia.

Je brûlais d’envie de poser la question qui allait de soi.

— Je communiquerai les résultats à Bithras, me dit-elle.

— Merci, fis-je avec un sourire timide.

— Naturellement, il y aura d’autres entretiens avec des humains.

— Naturellement.

— Bithras ne reçoit généralement pas les candidats.

Je l’avais déjà entendu dire, et je trouvais cela curieux.

— Il fait confiance à ses collaborateurs, à moi en particulier, me dit Alice sans cesser de sourire.

Il ne fait pas confiance à son propre jugement ?

Ah, bon.

— Nous aurons l’occasion de reparler de tout ça.

L’image d’Alice se leva. Le préfet de sélection, Peck, ouvrit la porte du bureau et entra. Je dis au revoir à Alice.

— Comment ai-je été ? demandai-je à Peck tandis qu’il me raccompagnait.

— Je n’en ai pas la moindre idée, me dit-il.


J’attendis anxieusement six jours. Je me souviens d’avoir été plus qu’impatiente. Carrément insupportable. Ma mère prit ma défense face à l’irritation de mon père. Stan m’évitait purement et simplement. Nous avions alors de nombreux parents dans nos terriers. Il y avait ma tante et ses quatre enfants adolescents. J’essayais de demeurer cachée le plus possible. J’étais incapable de décider si j’étais une sorte de lépreuse ou bien une chrysalide sur le point de devenir papillon.

Je revis Diane, qui était devenue instructrice stagiaire à Durrey, mais je ne lui parlai pas de mon entretien avec Alice. Je croyais plus ou moins au mauvais œil. Le soutien de mes amis et de ma famille, me disais-je, risquait d’attirer l’attention de divinités à l’esprit tordu, à la recherche de jeunes femmes trop gâtées par la chance et qui avaient besoin d’être remises à leur place.

Le sixième jour, mon ardoise me fit entendre sa mélodie réservée aux messages officiels. J’étais dans le couloir de l’appartement familial. Je me réfugiai aussitôt dans ma chambre, verrouillai la porte, m’étendis sur mon lit, sortis l’ardoise de ma poche, la calai devant moi et pris une longue inspiration avant de faire défiler les mots.


Chère Casseia Majumdar,

Votre candidature à un poste de stagiaire auprès du syndic Bithras Majumdar, du MA de Majumdar, a été retenue. Vous lui servirez d’assistante lors de son prochain voyage sur la Terre. Il vous convoquera bientôt. Prenez rapidement toutes vos dispositions pour partir.


Helen Dougal, secrétaire du syndic, MA de Majumdar.


Un frisson me parcourut de la tête aux pieds. Étendue sur mon lit, je ne savais pas si j’allais me mettre à rire ou à vomir.

Je suivais ma course vers les centres du pouvoir, même si ce n’était qu’en tant qu’observatrice.


L’autre heureux élu en tant que stagiaire était un garçon à l’air austère, originaire de la station de Majumdar à Vastitas Borealis. Il s’appelait Allen Pak-Lee. De deux ans mon aîné, il paraissait tranquille et motivé. Je l’avais déjà aperçu à l’UMS.

Nous emportions avec nous une copie officielle d’Alice. Le MA de Majumdar déboursait, compte tenu de la remise habituelle, environ sept millions et demi pour nous quatre. Alice II comptait comme une passagère, bien que son poids ne dépassât pas vingt kilos.

En tant qu’assistante et négociatrice stagiaire, j’étais appelée à passer pas mal de temps en compagnie de mon tiers-oncle Bithras, célibataire endurci qui avait à peu près trois fois mon âge mais dont le tempérament de coureur appartenait à la légende. Notre parenté ne représentait pour lui aucun problème. Nous n’étions pas liés par le sang. Les liaisons dans le sein d’un MA étaient mal vues, mais cela ne les empêchait pas d’être assez courantes. Je savais tout cela lorsque j’avais fait acte de candidature. Et je m’estimais capable de faire face.

On m’avait dit que ses avances avaient un caractère raisonnablement diplomatique et qu’il essuyait les rebuffades sans pour autant perdre la face ni éprouver du ressentiment. On m’avait également affirmé qu’il afficherait des sentiments paternels et protecteurs en public et que, sous bien des aspects, il avait plutôt le sens de l’honneur et savait se montrer intelligent et bienveillant.

— Mais si jamais tu couches avec lui, me dit ma mère en m’aidant à faire mes valises, tu es perdue.

— Pourquoi ça ? demandai-je.

— Parce que c’est un vieux bougre de conservateur. Il clame qu’il aime profondément les femmes, et c’est vrai, dans un sens, mais – je l’ai appris de la bouche de l’une de ses partenaires – il a horreur du sexe.

— Je n’y comprends plus rien, murmurai-je en fourrant un cylindre de tissu brut dans l’unique mallette en acier qu’on nous permettait d’emporter.

— Il est comparable à un chien qui adore les plaisirs de la chasse mais n’aime pas tuer le renard.

Je me mis à rire. Elle haussa les sourcils et plissa les lèvres.

— Crois-moi, Casseia. Il ne vit que pour son travail. Pour un célibataire de sa stature, le sexe est souvent négatif, irrationnel et potentiellement dangereux. Bithras doit s’accommoder de l’autre facette de sa personnalité, une facette qu’il n’a jamais appris à maîtriser. Mais pour toi, cela représente une extraordinaire occasion.

Je fis la grimace en glissant ma trousse médicale dans la mallette.

— Appuie dessus, me dit ma mère.

J’appuyai sur la plaque, et la trousse réagit en se déformant.

— Elle est encore bonne, murmurai-je. J’ignorais que c’était un tel monstre. Pourquoi lui passe-t-on ses caprices ?

— C’est un monstre sacré, Casseia chérie. S’il n’existait pas, il faudrait l’inventer. Considère-le comme un rite du passage familial. Résiste à ses avances avec humour et intelligence, et il sera prêt à faire n’importe quoi pour toi. Dès qu’il t’aura jaugée, il cessera d’exercer des pressions sur toi.

Elle examina d’un œil critique la mallette parfaitement rangée puis hocha la tête pour signifier son approbation.

— Je t’envie, me dit-elle d’un air songeur. J’aimerais tellement aller sur la Terre.

— Même s’il faut faire le voyage avec Bithras ?

— Il n’y a pas la moindre chance pour que toi ou moi nous couchions avec lui. (Elle me fit un clin d’œil.) Nous avons trop bon goût. Mais quelle occasion ! Résiste à la bête, et ressors pure et vierge, couverte d’or et de joyaux.

— Euh…


Deux jours avant le départ, Bithras me convoqua dans son bureau de Carter City, dans Aonia Terra. Je pris le train à Jiddah et fis le voyage jusqu’à Aonia. Je récupérai mon sac au dépôt de Carter. C’était là que la plupart des administrateurs de Majumdar avaient leur bureau. Toutes les décisions importantes s’y prenaient. Et Bithras y avait établi son domicile.

Je ne l’avais jamais rencontré. Je me sentais plus qu’un peu nerveuse.

Helen Dougal vint me chercher au dépôt. Nous prîmes un taxi pour franchir les galeries de circulation. Helen était une belle fille de vingt années martiennes qui ne paraissait pas beaucoup plus âgée que moi.

Carter abritait une population de dix mille membres des MA, à laquelle s’ajoutaient plusieurs centaines de candidats à la citoyenneté, pour la plupart des Terros qui avaient dû émigrer à cause de la législation sur les éloïs. C’était une grande ville, administrée cependant avec beaucoup d’efficacité. Les galeries et les terriers étaient spacieux et bien conçus. L’urbanisation n’était ni saturée ni erratique, comme à Shinktown. Elle n’était pas non plus agressive comme à Durrey. Toutefois, on ne s’y sentait pas aussi à l’aise qu’à Ylla. La présence de nombreux Terros – dont un certain nombre de transformés exotiques – lui donnait parfois un caractère très peu martien.

Helen bourra mon ardoise de données sur les sujets qui allaient être discutés et sur le programme de cette visite de deux jours.

— Vous étudierez ça plus tard, me dit-elle. Pour le moment, tout ce que veut Bithras, c’est faire la connaissance de sa nouvelle assistante.

— Je comprends.

Je ne décelais pas la moindre trace d’envie dans l’expression d’Helen Dougal. Je me demandais pourquoi il ne l’emmenait pas à ma place, et si elle avait l’impression que je marchais sur ses plates-bandes. Comme j’étais un peu plus jeune qu’elle d’aspect – j’avais nettement l’avantage de l’âge –, tout était possible, à en croire ce que j’avais entendu dire.

Je dus prendre un air tout à coup distant, car elle me sourit patiemment en disant :

— Vous êtes une stagiaire. Vous n’avez rien à craindre de moi, pas plus que moi de vous.

Et de Bithras ?

Et croyez-moi, ajouta-t-elle, une bonne partie de ce que vous avez entendu dire sur notre syndic, c’est de la pure poussière.

— Ah ?

— Les représentants et élus des familles tiennent une réunion cet après-midi à quinze heures. Auparavant, vous et moi, nous déjeunerons avec Bithras. Allen Pak-Lee est encore à Borealis. Il doit arriver après-demain.

Le déjeuner eut lieu dans une salle à manger des bureaux principaux de Bithras. Je m’attendais à un luxe modéré, mais le cadre était d’un confort Spartiate. Nourriture nano en boîte, peu appétissante, et thé tout préparé, servi dans des carafes cabossées et des tasses élimées, sur une table qui devait avoir du métal de pionniers dans sa composition.

Bithras entra, son ardoise à la main, grommelant et jurant dans un langage que je pris tout d’abord pour de l’hindi. Plus tard, je devais apprendre que c’était du panjabi. Il s’assit péremptoirement derrière la table. (Il n’est pas facile, sur Mars, de se laisser tomber lourdement dans un fauteuil, mais il fit de son mieux.) L’ardoise glissa de quelques centimètres devant lui et il s’excusa dans un anglais parfait au débit rapide.

Il était d’un noir presque violet, avec des yeux au regard intense et des traits harmonieux un peu bouffis avec l’âge. Sa tête était surmontée d’une courte brosse de cheveux noirs, sans le moindre blanc. Ses bras et ses jambes, particulièrement épais et musclés pour un Martien, soulignaient la petitesse de son corps. Il portait une chemise de coton blanc et un short de tennis. Cette activité en salle était son sport préféré.

— C’est trop de pressions ! Trop de pressions ! dit-il en secouant la tête avec une grimace de frustration.

Puis il leva vers moi des yeux pétillants comme ceux d’un jeune garçon et me fit un large sourire.

— On fait enfin connaissance ! Ma nièce, assistante et stagiaire ?

Je me levai et inclinai la tête. Il fit de même. Puis il tendit la main, par-dessus la table, pour serrer la mienne. Ses yeux s’attardèrent sur ma poitrine, dont on ne pouvait pas dire qu’elle invitait les regards sous l’ample épaisseur de mon survêtement.

— Vous m’êtes chaudement recommandée, Casseia, me dit-il. Je fonde en vous de très grands espoirs.

Je rougis. Il hocha la tête avec effusion.

— J’avais pensé que nous aurions le temps de déjeuner, mais tant pis. Nous allons nous mettre au travail immédiatement. Où sont les représentants légaux ?

La porte s’ouvrit. Six des administrateurs et élus les plus en vue du MA de Majumdar entrèrent. J’en connaissais quatre pour les avoir rencontrés à diverses manifestations mondaines au fil des années. Il y avait trois hommes et trois femmes, également en short et en chemise de tennis, la serviette drapée autour du cou, comme s’ils avaient tous joué avec Bithras.

Je n’avais jamais vu autant de gens importants rassemblés dans une petite salle. C’était mon premier avant-goût du centre du pouvoir.

Bithras salua chacun d’un signe de tête. Il n’y eut pas de présentations. J’étais là pour mon profit et non le leur.

— Nous pouvons commencer, déclara-t-il. Nous sommes une planète malheureuse. Nous ne satisfaisons pas la Terre. C’est triste, mais notre évolution, en fait, est trop lente à tout point de vue. Personne ne s’accorde sur la manière de remettre le bonhomme sur pied. Il y a plus d’un an que le gouvernement étatiste a abdiqué, mais nous n’avons réussi qu’à rafistoler le Conseil et à tenir des assemblées intérimaires. L’économie est en déclin, notre situation est pire qu’avant le départ de Dauble. Le commerce en a souffert. Nous n’avons pas un organisme unique pour coordonner les échanges. La Terre doit traiter séparément avec chaque MA et négocier avec des gouverneurs de district parfois trop zélés. Nous avons peur de coopérer pour défendre nos intérêts mutuels. Nous redoutons le piège de l’étatisme, de sorte que (il noua ses mains l’une dans l’autre) nous nous faisons beaucoup de mal. Il est indispensable que nous mettions un terme à nos chamailleries sur la question de savoir qui était d’accord avec Dauble et qui ne l’était pas. Nous devons cesser de punir les sympathisants de la Lune et de la Terre en les chassant du Conseil. Comme vous le savez, j’ai rencontré, ces derniers mois, les syndics des vingt plus grands MA de Mars. Ensemble, nous avons jeté les bases d’un projet d’unification martienne bâti autour du Conseil. Je pars pour la Terre avec des propositions concrètes. Ce sont elles que je présente ce soir au Conseil pour qu’elles soient débattues. Vous les avez étudiées. Elles sont directes, méchantes et pleines d’embûches. Je vous donne une dernière chance de les critiquer d’un point de vue égocentrique. Apprenez-moi des choses que je ne sais pas.

— Ces propositions empiètent sur le droit des MA à contrôler leur propre commerce, déclara Hettie Bishop, représentante générale. Je sais que nous sommes obligés de nous organiser, mais il ne faut pas retomber dans un fichu étatisme.

— Je répète que j’aimerais plutôt entendre des choses que je ne sais pas déjà.

— Cela donne aux gouverneurs de district plus de pouvoir qu’ils n’en ont jamais eu, fit remarquer Nils Bodrum, d’Argyre. Ils sont amoureux de leurs fonctions et de leurs territoires. Certains voient en Mars un paradis naturel à préserver. Nous avons perdu six prêts de la Triade parce que nous n’étions pas en mesure de garantir une réponse rapide aux demandes de ressources. Nous sommes étranglés par la bureaucratie conservatrice.

Bithras sourit.

— Venez-en au fait, Nils.

— Si les gouverneurs continuent de se tenir sur une ligne défensive et si nous leur donnons encore plus de pouvoir, nous pouvons dire adieu à des milliards de dollars triadiques. L’argent de la Triade ne financera plus nos chantiers de prospection. Nous serons obligés de limiter l’expansion de nos colonies et de refuser les immigrés terros. Personne ne sera satisfait, et surtout pas la Terre. Où enverront-ils leurs aspirants à l’éternité ? Pour chaque réfugié éloï…

— Immigrant, fit Hettie Bishop avec un sourire narquois.

— Pour chaque immigrant éloï, je me permets de rappeler à cette honorable assemblée que nous recevons un million de dollars triadiques. Et que cet argent alimente d’abord les banques de Majumdar.

Bithras écoutait avec attention.

— Je ne vois pas pourquoi la Terre souhaiterait renforcer le pouvoir des gouverneurs, conclut Bodrum en croisant les bras.

— Ils cherchent à obtenir la constitution d’un gouvernement unifié et l’affaiblissement du pouvoir des MA, déclara Samuel Washington, de Bauxite, dans les montagnes de Nereidum. C’est leur objectif depuis dix ans. Ils sont prêts à exercer des pressions considérables pour l’atteindre.

— Quel genre de pressions ? demanda Hettie Bishop.

À côté d’elle, Nance Misra-Majumdar, la plus vieille de nos représentantes, se mit à glousser et à secouer la tête.

— Deux cent quatre-vingt-dix mille immigrants terros sont arrivés sur Mars durant les dix années qui viennent de s’écouler, dit-elle. Ils se sont hissés à des positions élevées et de confiance dans tous les MA. Certains siègent au Conseil.

— Où voulez-vous en venir, Nance ? demanda Hettie.

Nance haussa les épaules.

— On appelait ça la cinquième colonne, à une époque, dit-elle.

— Tous dans le même sac, c’est ça ? demanda Bithras d’une voix sarcastique.

Nance sourit patiemment.

— Nos penseurs sont fabriqués sur la Terre. Il faudra des années pour que Tharsis puisse aligner les siens. Toutes nos usines nanos viennent de la Terre, tout au moins au niveau de leur conception.

— Personne n’a jamais trouvé aucune irrégularité dans leur conception ni dans leurs programmes, déclara Hettie. Il n’y a aucune raison de se montrer paranoïaque à ce sujet, Nance.

Bithras releva le menton du berceau de sa main et fit basculer légèrement son siège en arrière.

— Je ne vois pour le moment aucune raison de nous attendre à des ennuis de ce genre, dit-il, mais Nance a raison. En théorie, il existe de nombreuses manières de causer notre perte sans lancer une expédition guerrière à travers l’espace, chose qui, de toute manière, n’a jamais été envisageable, même par une planète aussi riche et aussi puissante que la Terre.

J’avais du mal à croire que la discussion pût porter sur un tel sujet. J’étais à la fois sceptique, horrifiée et fascinée.

— Nous ne possédons pas de défense organisée, déclara Nils Bodrum. Voilà au moins un argument en faveur d’une autorité centrale. Elle aurait moins de mal à constituer une armée pour nous défendre.

Bithras n’approuvait visiblement pas la tournure que prenait la conversation.

— Mes amis, dit-il, je ne pense pas que ce soit véritablement un problème, tout au moins à ce stade. La Terre veut simplement que nous présentions un front de négociation uni, et elle a choisi le MA financier le plus puissant – le nôtre – pour catalyser cette unification, si vous voulez bien me pardonner ce terme.

— Pourquoi le mot unification serait-il considéré comme obscène ? demanda Hettie. En tant que légiste, permettez-moi de dire que j’aimerais bien trouver le moyen de sortir du bourbier de cas particuliers et pinailleries que nous appelons notre charte.

— Il y a des dizaines d’années que la Lune est passée par là, fit Nance. Depuis le Schisme, où la Terre s’est montrée impuissante à administrer ses colonies lointaines et où nous avons pris les choses en main.

— On croirait entendre une vid historique, fit Nils avec un sourire sardonique.

Cela n’empêcha pas Nance de continuer après lui avoir décoché un regard noir.

— Nous avons lutté et peiné pour aboutir à une situation de déséquilibre perpétuel pendant que la Lune trouvait des solutions, modifiait sa constitution…

— Et se faisait finalement réabsorber par la Terre, ironisa Nils. L’indépendance n’avait été qu’un rêve.

— Nous sommes beaucoup plus éloignés, fit remarquer Hettie.

— Nous n’avons pas besoin d’une unité imposée de l’extérieur, poursuivit Nils sans se laisser démonter. Il nous faut seulement un peu de temps pour trouver notre voie et nos solutions spécifiques.

Bithras laissa échapper un profond soupir.

— Mes estimés légistes me disent ce que je savais déjà, et ils ne se lassent pas de le répéter.

— Quand vous allez présenter à la Terre votre projet de compromis, murmura Hettie, comment voulez-vous qu’ils vous croient capable de le faire adopter par le Conseil ? Un accord préliminaire, c’est une chose, mais…

L’expression de Bithras dépeignit un profond écœurement.

— Je dirai à la Terre, répondit-il, que le MA de Majumdar gèlera toutes les transactions futures en dollars triadiques émanant des MA qui refuseront de signer.

— C’est une trahison ! explosa Nils. Tous les MA de Mars nous traîneront devant les tribunaux, et à juste titre !

— Quel juge les écoutera ? demanda Bithras. Depuis Dauble, nous n’avons plus aucune structure juridique efficace. Nos propres juristes intentent des procès à Dauble devant les instances de la Terre et non celles de Mars. Quel tribunal de la Terre jugerait recevable un procès ne concernant que Mars ? (Il fit le tour de l’assistance d’un regard grave.) Mes amis, pouvez-vous me dire combien de temps s’est écoulé depuis le dernier procès intenté par un MA à un autre MA ?

— Trente et un ans, fit Hettie d’une voix sombre, le menton dans la main.

— Et pour quelle raison ? poursuivit Bithras en abattant la paume de sa main à plat sur la table.

— Pour une raison d’honneur ! s’écria Nils.

— Ridicule, fit Nance. Personne ne veut remuer l’illusion et c’est tout. Les MA sont tous des forbans incontrôlés, des hors-la-loi. Le Conseil est une façade polie.

— Mais cela fonctionne, objecta Nils. Les avocats négocient, palabrent, trouvent des arrangements avant que les affaires n’arrivent devant les juges. Nous nous passons des gouverneurs. Il serait inadmissible que Majumdar mette l’existence des autres MA en péril.

— Vous avez peut-être raison, déclara Bithras, mais nous n’avons pas le choix. La Terre nous menacera sans aucun doute si nous ne prenons pas des mesures immédiates. Et l’une des menaces qui pèsent le plus fortement sur nous est l’embargo. Plus d’exportation de savoir-faire, plus d’assistance technique. Nos industries toutes jeunes seraient gravement atteintes, peut-être compromises à jamais.

— Pour cela, nous pourrions leur intenter un procès, insista Nils, mais sans trop de conviction.

— Mes amis, déclara Bithras, je vous ai offert cette chance de faire des commentaires sur le projet de constitution. Je vous donne jusqu’à seize heures. Nous avons tous conscience des dangers. Nous connaissons tous l’état d’esprit de la Terre à l’égard de Mars.

— J’espérais vous convaincre de renoncer à cette farce, murmura Nils.

— Cela ne fait pas partie des options en présence. Je ne suis qu’une simple figure de proue sur le futur vaisseau de l’État, mes amis. Je vais sur la Terre le chapeau à la main, dans l’espoir d’éviter un désastre. Nous ne sommes que cinq millions. La Terre représente trente milliards d’âmes. Elle veut avoir accès à nos ressources naturelles. Elle veut les contrôler. La seule manière pour nous de conserver notre liberté est de faire un peu de ménage dans la maison et d’accorder suffisamment de concessions pour reporter la confrontation de quelques années, de dix ans peut-être. Nous sommes faibles. Notre meilleur espoir est de gagner du temps.

— Ils nous imposeront une forme de gouvernement étatiste, se plaignit Nils, et ils modèleront ce gouvernement en fonction de leurs propres besoin. Nous leur appartiendrons alors corps et âme.

— C’est en effet une possibilité, admit Bithras. Et c’est la raison pour laquelle il est nécessaire de prendre les devants, comme dirait Nils, pour nous poignarder dans le dos les premiers.


Bithras se présenta seul devant le Conseil pour défendre le projet qu’il avait mis au point avec les cinq MA les plus influents de Mars. Le débat fut houleux. Personne n’approuvait ces choix, mais personne ne voulait non plus être le premier à s’attirer les foudres de la Terre. Il réussit finalement à ficeler quelque chose d’acceptable par tous. Il nous envoya, dès la fin de la séance, un message qui disait :


Mes chers jeunes assistants,

Les Martiens sont tous des lâches. Le projet est accepté.

À plus tard.


Le voyage débuta par un grand dîner d’adieu dans la salle des départs d’Atwood Star Harbor, près d’Equator Rise, à l’est de Pavonis Mons. Amis, parents et dignitaires affluèrent pour nous voir partir.

Pour des raisons de sécurité, Bithras n’embarquerait dans la navette qu’à la dernière minute. Des menaces anonymes contre sa vie avaient été glissées ces derniers jours dans les boîtes aux lettres des familles, depuis que la nouvelle de son départ avait été rendue publique. Certains soupçonnaient les étatistes aigris ; d’autres regardaient plutôt dans la direction des MA de moindre importance, ceux qui avaient le moins à gagner et le plus à perdre dans cette aventure.

Ma mère, mon père et mon frère étaient assis dans un coin, près d’une large baie dominant le port. Les nez ronds et blancs des navettes dépassaient des silos à moitié ouverts. Le sable mou formait des striures rouges sur les dalles blanches. Les arbeiters de nettoyage, inlassablement, allaient et venaient sur le terrain.

Nous conversions par à-coups, avec de longues pauses de silence. Réserve martienne. Mes parents essayaient de ne pas montrer leur fierté et leur tristesse. Stan se contentait de sourire. Il souriait toujours, par bonne ou mauvaise fortune. Certains se méprenaient sur lui à cause de cela, mais c’était dû à la conformation de son visage. Le sourire lui venait naturellement.

Mon père me prit par les épaules en murmurant :

— Tu vas faire de grandes choses.

— Bien sûr qu’elle va faire de grandes choses, déclara ma mère.

— Nous allons être obligés d’adopter quelqu’un pendant ton absence, continua mon père. Une maison vide, c’est insupportable.

— D’autant plus que Stan va partir aussi dans quelques mois, renchérit ma mère.

— Moi ? fit Stan.

C’était un cri du cœur, où perçait la surprise derrière la plaisanterie.

— Nous aurons le terrier rien que pour nous, pour la première fois depuis dix ans, reprit ma mère. Qu’allons-nous faire ?

— Remplacer les moquettes, suggéra mon père. Elles ne se régénèrent plus aussi bien qu’avant.

Je les écoutais avec un mélange de gêne et de tristesse. J’aurais voulu m’enfuir pour pleurer, mais ce n’était pas possible.

— Tu vas nous rendre fiers de toi, me dit mon père.

Puis, pour bien faire passer le message, d’une voix plus forte, il répéta exactement la même chose.

— Je ferai de mon mieux, déclarai-je en scrutant son visage.

Lui et moi, nous n’avions jamais communiqué vraiment. Son amour pour moi avait toujours été évident, et il ne m’avait jamais fait du tort, mais il semblait souvent absent. Ma mère, je pensais la connaître à fond ; pourtant, elle ne manquait jamais de me surprendre, alors que ce n’était jamais le cas avec mon père.

— Inutile de prolonger ce moment, déclara ma mère d’un ton ferme, saisissant le coude de mon père pour souligner ses paroles.

Elle me serra dans ses bras. Je me blottis contre elle comme une petite fille qui attend qu’on la soulève et qu’on la berce. Elle me repoussa en souriant, les larmes aux yeux, gentiment mais fermement. Mon père prit ma main pour la serrer dans les siennes avec effusion. Il avait, lui aussi, les larmes aux yeux. Ils se détournèrent abruptement et s’éloignèrent.

Stan resta un peu plus longtemps avec moi. Nous demeurâmes à l’écart de la foule, sans beaucoup parler, jusqu’à ce qu’il penche la tête de côté pour murmurer :

— Tu vas leur manquer.

— Je sais.

— À moi aussi.

— Ça passera vite, murmurai-je.

— Je vais passer contrat, déclara-t-il en avançant la mâchoire d’un air de défi.

— Hein ?

— Avec Jane Wolper.

— De chez Cailetet ?

— Oui.

— Stan, tu sais très bien que papa déteste les gens de Cailetet. Ils sont arrogants et prolunaires. Nous n’avons jamais pu sympathiser avec eux.

— C’est peut-être pour cela que je l’aime.

Je le considérai avec ahurissement.

— Tu m’étonneras toujours, lui dis-je.

— Ouais.

Il semblait particulièrement satisfait de lui-même.

— Tu vas aller dans leur famille ?

— Ouais.

— Je suis heureuse de m’en aller maintenant.

— Je te tiendrai au courant. Si papa ne te parle pas de moi, cela voudra dire que les choses se sont mal passées. Je te donnerai les détails quand la poussière sera retombée.

Je le revoyais en train de courir dans la galerie qui séparait nos chambres quand il avait cinq ans et moi deux et demi et que je l’idolâtrais. Il faisait des bonds comme un kangourou et portait des tampons en caoutchouc aux pieds et aux mains pour rebondir sur les parois des galeries. Athlétique et calme, il avait toujours su où il allait. Il n’avait jamais fait enrager nos parents, mais ne leur avait pas laissé de répit non plus. À présent, c’était son tour de provoquer.

Nous nous embrassâmes.

— Ne la laisse pas te mener par le bout du nez, lui dis-je.

Il me fit une grimace de singe hargneux, l’effaça de son visage avec sa main à la manière d’un clown et la remplaça par un sourire rayonnant.

— Je suis fier que tu aies réussi, Casseia, me dit-il.

Il m’embrassa de nouveau rapidement, me serra les deux mains puis me donna un petit paquet avant de s’en aller.

Je m’assis dans un coin pour ouvrir le paquet. Il contenait une cartouche de toutes les vids et de tous les souvenirs de notre famille. Elle pesait cent grammes. Il avait payé le supplément de poids correspondant. Il y avait le timbre officiel sur la boîte. Je me sentis encore plus vide et plus seule que précédemment.

Je fis face au hall plein de monde avec une sorte d’angoisse sensuelle. Le départ de la navette était fixé dans deux heures. Dans moins de six heures, je serais à bord du Tuamotu. Nous quitterions l’orbite martienne pour nous injecter dans une orbite solaire dans vingt-quatre heures au plus.

Je mis le cadeau de Stan dans ma poche, carrai les épaules et me mêlai à la foule avec un grand sourire factice.


Même dans les conditions les plus opulentes, le voyage spatial n’était jamais très confortable. La navette qui nous mit en orbite constitua une rude introduction aux nécessités de l’espace lorsque l’on quitte une planète. Nous étions des poissons rouges propulsés hors de leur aquarium sur une colonne d’hydrogène ou de méthane en flammes, à l’intérieur d’une cabine cylindrique de moins de dix mètres de large. Soixante-dix passagers et deux membres d’équipage disposés en cercles superposés, les pieds vers l’extérieur, échappant peu à peu à l’attraction rassurante de Mars pour tomber sans fin, sans fin…

La duochimie temp aidait beaucoup. Les passagers qui s’étaient fait installer des bimétabolismes permanents pour s’adapter aux conditions micro-g passèrent la première heure d’orbite endormis pendant que la navette oscillait doucement pour accoster le Tuamotu. J’avais refusé, pour ma part, ce traitement trop radical – combien de fois étais-je appelée à voyager d’un monde à l’autre ? – et opté pour la temp. Je demeurai éveillée d’un bout à l’autre, sentant mon corps s’engourdir dans la sensation incertaine de chute perpétuelle.

Certaines réactions furent inattendues. Les réajustements rapides de la duochimie temp firent naître en moi une euphorie à la fois plaisante et troublante. Durant plusieurs minutes, je me sentis incroyablement lubrique. Cela passa, toutefois, et il ne me resta plus qu’un picotement vibrant dans tout le corps.

Bithras et Pak-Lee étaient arrivés à Atwood après que j’eus été placée à bord. Ils se trouvaient dans la navette quelque part au-dessous de moi. Alice II était dans la soute, sur une couchette réservée aux penseurs.

Être coupé des réseaux, pour un penseur, équivalait à une expérience de privation sensorielle. Moins d’un dixième de la capacité d’Alice II serait sollicité pendant que nous serions dans l’espace. La bande passante des communications spatiales était trop étroite pour qu’elle puisse être employée à plein temps. Elle ne dormirait pas pendant le voyage, naturellement, mais passerait le plus clair de son temps à corréler des événements de l’histoire terrestre et martienne tirés de son énorme stock de données.

Les penseurs avaient parfois créé pendant leur temps de rêve machine des œuvres LitVids impressionnantes et qui faisaient autorité. On disait que les meilleurs historiens n’étaient plus humains, mais je n’étais pas d’accord. Alice I et Alice II me semblaient parfaitement humaines. La première appelait même la seconde sa « fille ». Je n’avais jamais, jusque-là, travaillé de très près avec des penseurs, et cela me charmait.

Assise dans le noir sur ma couchette étroite avec une projection de la surface orange et rouge de Mars qui se déroulait au-dessus de moi, je songeai à Charles, en me demandant ce qu’il faisait en ce moment. Contrairement à lui, je n’avais pas encore trouvé quelqu’un qui fût susceptible d’occuper mes loisirs. La veille du départ, j’avais bavardé de cela avec Diane, et elle m’avait demandé si j’espérais nouer quelque relation romantique durant le voyage.

— Passe le chiffon, avais-je répondu. Je vais être un lapin trop occupé.

Le voyage aller durerait huit mois terrestres. Chaque passager avait le choix entre trois options : sommeil à chaud, l’esprit englobé dans un environnement sim sophistiqué (quelquefois appelé improprement cybernation), voyage en temps réel ou mélange prédosé des deux. La plupart des Martiens choisissaient le temps réel. Les Terriens qui faisaient le voyage de retour préféraient généralement les sims et le sommeil à chaud.

La vue de Mars fit soudain place à l’image du Tuamotu dans l’espace. Ses bômes repliées, ses cylindres à passagers collés contre la coque, notre maison pour les huit mois à venir paraissait minuscule sur fond d’étoiles. Des remorqueurs étaient en train d’arrimer à la proue des réservoirs de masse d’hélium-3, d’ergols, de méthane et d’eau. À la Poupe, les essais de torsion des entonnoirs de propulsion avaient déjà commencé.

Une petite voix faisait un commentaire en continu à mon oreille. Le Tuamotu était âgé de quinze années terrestres. Construit en orbite autour de la Terre, sa maintenance entièrement assurée par des nanos, il avait effectué cinq allers-retours avant d’être rénové pour le présent voyage. Les guides martiens et terriens le recommandaient. Son équipage était composé de cinq membres : trois humains, un penseur spécialisé et un penseur de secours asservi.

J’avais des poussées de fièvre claustrophobique rien qu’à la pensée d’être si longtemps confinée là-dedans. J’avais étudié les plans du vaisseau quelques heures avant d’embarquer, mémorisant les différentes parties du cylindre à passagers, visualisant la routine de l’existence à bord. Mais il me restait à vaincre l’obsession qu’il n’y avait pas de porte de sortie. J’avais pourtant passé presque toute ma vie dans des galeries et des espaces clos. Mais je savais alors qu’il y avait toujours une autre galerie communicante, un autre terrier et, en dernier ressort, la possibilité d’enfiler une combinaison, de me glisser dans un sas et de monter à la surface. Luxe interdit à bord du Tuamotu.

Le plus gênant pour moi, c’était l’idée de passer tant de mois en compagnie d’un si petit nombre de personnes. Si je ne m’entendais pas avec Bithras et Allen ?

Un mini-ascenseur transporta les passagers trois par trois, sur toute la longueur de la coque, du sas principal à une petite cabine située à l’avant des carters de propulsion. Le steward de notre cylindre, un petit homme raide, aux cheveux d’un blond presque blanc et à la peau foncée, la quarantaine terrestre, les yeux noirs et vifs, nous accueillit courtoisement et se présenta sous le nom d’Acre, tout court. Il avait la remarquable capacité de transformer à volonté ses pieds et mains et de plier ses longues jambes aussi bien en avant qu’en arrière, ce dont il nous fit illico la démonstration, avec un minimum d’explications. Il nous escorta par petits groupes jusqu’au sas secondaire. Là, nous grimpâmes dans un tube d’accès d’un mètre de large à peine jusqu’à notre cylindre, où nous nous laissâmes flotter vers le salon panoramique, entouré de baies à vision directe pour le moment obturées et blindées.

Le salon était assez vaste pour nous accueillir tous. Nous attendîmes en groupe de nouvelles instructions. Bithras arriva en tête du dernier contingent de passagers et échangea quelques mots rapides avec le steward avant de froncer les sourcils et de faire du regard le tour des présents. Lorsqu’il me vit, sa grimace se changea en un sourire radieux. Le bras replié, il agita les doigts pour me saluer.

Le steward appela mon nom près du tube d’accès. Je me laissai flotter en avant, me propulsant maladroitement à l’aide des poignées et bousculant au passage quelques-uns de mes compagnons de voyage, à qui je grommelai des excuses avant de réussir à m’arrimer.

— Il paraît que vous êtes chargée de surveiller votre ami, dit-il en poussant devant lui la boîte d’Alice.

Son chariot arbeiter pesait autant qu’elle et nous n’avions pas pu le prendre avec nous. Notre intention était d’en louer un sur la Terre.

— Merci, murmurai-je.

— Veuillez le garder avec vous jusqu’à l’attribution des cabines et l’organisation du départ, me dit-il.

— Pas le, mais la, rectifiai-je.

— Pardonnez-moi, fit-il en souriant. Nous la rangerons dans son alvéole après l’orientation.

Je pris Alice dans mes bras et m’éloignai vers un bout du salon. Elle était endo et non exo pour le moment. Ses capteurs et sa voix étaient inactifs.

— Maintenant que tout le monde est là, déclara le steward, permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue à bord du Tuamotu. Nous allons commencer par vous donner un certain nombre d’informations importantes, puis chacun gagnera sa cabine pour s’installer.

Bithras et Pak-Lee se laissèrent flotter à mes côtés.

— C’est mon deuxième voyage pour la Terre, me dit-il à voix basse. Le premier pour vous, j’imagine ?

— Le premier, confirmai-je.


La plupart des accents anglais de la Terre m’étaient familiers grâce aux LitVids. Acre, le steward, aurait pu être australien. Ses traits ressemblaient à ceux d’un aborigène. Il nous exposa clairement la « docte » en moins de cinq minutes. Il nous donna un certain nombre de consignes de sécurité pour la phase suivante du voyage, l’arrachement et la mise en orbite solaire, puis nous fit faire le tour du salon pour nous accoutumer à la procédure et aux aides en impesanteur.

— Demain, annonça-t-il, nous discuterons des différents niveaux d’immunisation et des options disponibles durant le voyage. Certaines ne pourront pas vous être proposées. Toutes les couchettes de sommeil à chaud sont occupées à titre définitif. Les couchettes temp et les permutes sont également inaccessibles. Nous espérons que cela ne vous causera pas trop de désagrément.

— Flûte, murmura Bithras.

Acre m’aida à ranger Alice dans son alvéole à l’avant du salon. Il me montra comment effectuer les tests de connexion requis par la loi. Bithras nous regarda faire durant quelques minutes, puis il appliqua un ruban d’identité contre une rainure pour empêcher toute manipulation non autorisée. Il nous laissa alors nous occuper du reste.

— Votre penseur de famille ? me demanda Acre.

— Une copie, répondis-je.

— J’adore les penseurs. Une fois rangés, ils ne posent plus aucun problème. J’aimerais qu’il y en ait plus souvent à bord. Sakya se sent parfois seule, d’après le commandant.

Sakya était le penseur de bord spécialisé. Je glissai la main dans l’alvéole, appliquant ma marque d’identité sur le port d’Alice, et demandai :

— Tout va bien ?

— C’est assez confortable, merci, me répondit-elle, passant automatiquement en mode exo. Bithras m’a scellée ?

— Oui.

— Je suis en train de bavarder avec Sakya. Je pense que le voyage sera agréable. Viendrez-vous me voir de temps en temps quand nous serons en route ?

— Avec plaisir.

Je refermai la porte de l’alvéole. Acre la verrouilla et me donna la clé.

— Nous les éduquons sur Mars, lui dis-je.

— Elle apprendra peut-être quelques bonnes manières à Sakya.

Tout à bord du Tuamotu était à base de technologie nano d’un niveau impressionnant. Le vaisseau avait été rénové, avant sa traversée vers Mars, à l’aide des techniques les plus récentes de la Terre. L’activité nano ne laissait plus son odeur caractéristique de levure iodée. Les surfaces visibles du vaisseau pouvaient revêtir des textures et des couleurs d’une variété apparemment infinie. Elles pouvaient également afficher ou projeter des images d’une résolution moléculaire.

Je me sentais environnée d’un cocon de luxe en examinant ma cabine personnelle. Elle faisait deux mètres sur trois et disposait d’un sac à vapeur individuel ainsi que de toilettes sous vide. Si je le désirais, je pouvais transformer pratiquement toute la cabine en un écran LitVid et m’entourer du décor de mon choix.

Je tirai la petite table, enfichai mon ardoise et sélectionnai mon programme. La table prit la couleur et la texture de la pierre et du bois veiné d’or. Je fis glisser mon doigt sur la zone tactile. Les sensations de chêne poli, de marbre froid et de métal lisse étaient irréprochables.

La tradition voulait que les passagers se réunissent avant l’arrachement. Comme j’avais envie d’être assise, je me dépêchai de ranger mes affaires et gagnai rapidement la poupe.

Allen Pak-Lee me rejoignit et se sangla dans le fauteuil voisin.

— Nerveuse ? demanda-t-il.

— Je ne crois pas.

— Moi si. Comprenez-moi, j’ai beaucoup de respect pour Bithras, mais il est exigeant. J’ai discuté avec l’assistant qu’il avait à son dernier voyage. Il m’a dit qu’il avait passé des mois d’enfer. C’était en pleine crise, et Bithras insistait pour couper les vagues.

Notre patron arriva à ce moment-là et se laissa tomber dans un fauteuil à côté de nous après nous avoir salués d’un bref signe de tête.

— Qu’ils aillent au diable, grommela-t-il.

— Qui ça ? demandai-je.

— Ce foutu vaisseau pue le progrès.

Le salon était maintenant plein. Un coup de gong retentit. Le steward, avec l’aide de quelques frêles et gracieux arbeiters octopodes, nous servit à boire et expliqua aux non-initiés ce qui allait se passer. L’arrachement se ferait à peine sentir. Pas plus d’un tiers de g. Durant quelques heures, nous aurions une « vague sensation de haut et de bas ». En fait, un tiers de g, c’était juste au-dessous de la norme martienne. Un peu moins que le poids habituel d’un lapin rouge.

Les passagers qui avaient pu s’offrir un siège dans le salon s’installèrent. Ceux qui restaient debout trouvèrent des poignées de maintien et des supports pour caler leurs pieds. Je les regardai avec curiosité. Ils allaient être nos compagnons pour les huit mois à venir. Notre famille serait ce cylindre. Je vis un homme à l’aspect séduisant, accompagné de sa femme et d’une fille qui devait avoir dix-sept années terrestres. Des Terros d’origine, d’après leur costume. La fille, trop belle pour être totalement naturelle, jouait avec une souris factice.

Acre consulta le bracelet-montre d’apparat qu’il portait au poignet gauche, leva la main et commença le compte à rebours avec nous.

À cinq, le vaisseau se mit à vibrer comme une cloche qui vient d’être frappée. À quatre, le plafond projeta une vue panoramique de la poupe. Tous les yeux se levèrent. Les mâchoires tombèrent. Les entonnoirs de propulsion se tordirent. C’était un réacteur auxiliaire méthane-oxygène qui nous arracherait à l’orbite martienne.

Des traînées violettes se formèrent contre le fond noir et le limbe du soleil levant de Mars : préchauffage et essai. Puis le réacteur lança sa pleine poussée, déployant derrière lui un long cône orangé qui prit rapidement une teinte d’un bleu translucide.

Progressivement, nous acquîmes du poids. La sensation de pesanteur devint presque semblable à celle que l’on éprouvait sur Mars. Les passagers debout se mirent à rire et se lâchèrent. Certains entamèrent un petit pas de danse, en battant des mains.

Nous avions coupé le cordon avec le monde où j’étais née.


Dans ma cabine, avant de m’endormir, j’étudiai quelques diagrammes techniques décrivant le fonctionnement du vaisseau. En temps normal, je n’y aurais pas accordé plus d’importance qu’à une poignée de poussière. Mais Charles s’intéressait à ces choses-là, et je ressentais comme l’obligation perverse de penser à lui. J’attribuais ces idées à l’angoisse de l’espace et au mal du pays.

Douze des passagers de notre cylindre entreraient en sommeil à chaud dès que le vaisseau aurait déployé ses bômes pour le voyage au long cours. Nous resterions vingt-trois jusqu’à la fin du voyage, en majorité des Martiens, dix femmes et treize hommes, parmi lesquels six étaient « libres », bien que, compte tenu des mœurs en vigueur sur la Terre, même les hommes mariés ou accompagnés fussent éligibles pour une liaison qui durerait au plus le temps du voyage. Mais je n’étais, personnellement, pas intéressée du tout.

Je ne ressentais aucune attirance particulière pour Allen, et Bithras était toujours une quantité inconnue sinon menaçante, pas tant au titre d’être humain qu’à celui de cause possible de difficultés futures. Je n’avais jamais été d’un tempérament particulièrement grégaire, peut-être en réaction aux différents membres bruyants de ma famille, et même à présent j’avais plutôt envie de fuir la soirée du premier jour qui nous attendait dans le salon et la salle à manger de bord.


Les moteurs à réaction chimique et à poussée ionique utilisés pour arracher le vaisseau à son orbite planétaire et lui communiquer une accélération qui l’amènera à une vitesse légèrement inférieure à son allure de croisière rejettent derrière eux des déchets en quantités négligeables. Toutefois, la traînée de fusion à chaud laissée par le propulseur principal contient des produits d’ablation de surface très radioactifs. C’est pourquoi le Code de Navigation Triadique prescrit que les réacteurs de fusion ne doivent être utilisés que si aucun autre véhicule n’est appelé à traverser ses orbites durant les quatre jours suivants.


Le vaisseau ne passerait sur ses réacteurs principaux que lorsqu’il serait à dix millions de kilomètres de Mars.


Les vents solaires, m’informa le manuel, doivent pouvoir nettoyer en quinze jours la totalité des résidus de fusion dans un secteur situé dix millions de kilomètres au-dessus et au-dessous du plan orbital. Ce délai laisse une marge suffisante dans la plupart des phases du cycle solaire, mais il arrive, dans les périodes d’activité solaire réduite, que les résidus ne soient pas balayés pendant une période pouvant aller jusqu’à quarante-cinq jours. Les vaisseaux de fusion désirant être lancés dans ces périodes doivent obtenir une permission spéciale du Contrôle de Navigation Triadique.


Des diagrammes multicolores en 3-D se déployèrent dans l’air pour illustrer le texte.


Les véhicules Terre-Mars lancés au moment où les planètes ne sont pas en configuration optimale nécessitent des poussées de fusion plus fortes et des vitesses plus grandes. Les trajectoires plus allongées et plus rapides, par opposition aux trajectoires plus « épaisses » et plus lentes, conduisent les vaisseaux de ligne dans l’orbite de Vénus et, occasionnellement, dans celle de Mercure, soumettant par là même leurs passagers à de plus fortes doses de rayonnement solaire. Mais la nanomédecine est aujourd’hui capable de réparer rapidement et efficacement les dommages causés aux passagers, en supprimant les effets pernicieux dus à un contact même léger avec…


Et si je n’étais pas faite pour les voyages dans l’espace ? J’avais subi sans problème la plupart des tests, mais on connaissait des cas d’intolérance où les passagers avaient fait tout le voyage sous sédatifs faute d’avoir pu réserver un emplacement de sommeil à chaud.

Huit mois d’horreur semblaient se dessiner devant moi. Les parois de la cabine se resserraient autour de moi, l’air devenait vicié. J’imaginai Bithras en train de me tripoter. J’allais l’assommer. Il n’allait pas se montrer aussi compréhensif que prévu, et je me ferais vider avant d’avoir posé le pied sur la Terre. Je n’aurais pas d’autre choix que de retourner à la première occasion. Encore dix ou douze mois dans l’espace. Je deviendrais folle, je me mettrais à hurler. L’arbeiter soignant du vaisseau me bourrerait de drogues et je serais plongée dans cet état horrible que décrivent les LitVids, coincée entre deux mondes, l’esprit à la dérive, séparée de mon corps, sans nulle part où aller, loin de toute sphère d’humanité, forcée de fréquenter des monstres d’un autre âge.

Je me mis à glousser d’un rire intérieur. Les monstres d’un autre âge me trouveraient extraordinairement ennuyeuse et me rejetteraient. Je n’aurais plus rien, plus personne à qui parler. Ma carrière serait ruinée. Je finirais par devenir conseillère auprès des mineurs d’astéroïdes à qui j’apprendrais à programmer leurs prosthites pour qu’elles soient plus vivantes.

Le gloussement se transforma en fou rire. Je roulai sur moi-même dans ma couchette pour étouffer le bruit. Mon rire n’avait rien d’agréable. Il sonnait âpre et forcé, mais était efficace. Je roulai sur le dos, mes angoisses momentanément apaisées.


Acre et son homologue chargé de l’autre cylindre organisèrent une soirée pour fêter le « jour du Demi-Degré ». Acre excellait dans ce genre d’occasions. Il ne semblait jamais s’ennuyer, jamais être à court de conversation polie. Les seuls moments où il restait seul étaient ceux où les passagers dormaient. Son unique défense paraissait consister en une certaine absence d’expression qui n’encourageait pas les bavards. J’étais à peu près certaine qu’il n’était pas un androïde fabriqué sur la Terre, mais le doute ne s’effaça jamais complètement.

Les passagers des deux cylindres se réunirent dans le grand salon, en se mêlant joyeusement, pour voir Mars se réduire à la taille de la Lune vue de la Terre. Les Terriens trouvèrent le spectacle enchanteur. On chanta « Harvest Mars », bien que la planète ne fût encore visible que dans son premier quartier{« Harvest Mars » : calqué sur « Harvest Moon », « lune des moissons », titre de chanson et expression désignant la pleine lune de l’équinoxe d’automne. (N.d.T.)}… Le commandant brisa le col d’une bouteille de champagne français. La première de cinq, précisa-t-il.

La jeune fille se présenta à moi au petit déjeuner du troisième jour. Elle s’appelait Orianna et ses parents étaient citoyens des États-Unis et de l’Eurocom. Son visage me fascinait. Ses yeux étaient relevés aux coins, légèrement asymétriques ; ses pupilles évoquaient le brun-rouge flamboyant de l’opale d’Arcadie ; sa peau était d’un brun multiracial sans défaut. Elle paraissait parfaitement à l’aise sous une microgravité et flottait comme un chat. Elle me recommanda les meilleurs sims du vaisseau et parut amusée lorsque je lui expliquai que les sims n’étaient pas mon fort.

— Les Martiens sont des êtres adorables et curieux, me dit-elle. Vous allez être une grande attraction sur la Terre. Les Terros adorent les Martiens.

Je ne pensais pas que j’allais l’aimer beaucoup.


La première semaine, Bithras passa une grande partie de son temps à faire des exercices physiques, à travailler dans sa cabine ou à attendre impatiemment des communications avec Mars. Il nous parlait rarement. Allen et moi nous passâmes, au début, pas mal de temps ensemble, à faire de la culture physique ou à étudier. Mais il n’y eut rien d’autre entre nous, et nous nous tournâmes bientôt, chacun de son côté, vers d’autres passagers pour la conversation.

Je connaissais maintenant notre cylindre de long en large et, malgré mes réticences du début, j’avais parlé à peu près à tout le monde. Côté sentimental, les occasions étaient limitées. Les hommes étaient plus âgés que moi, et aucun ne m’intéressait. Tous, comme Bithras, étaient des déplaceurs de montagnes, occupés à des choses dont ils ne pouvaient pas vraiment parler.

Je fantasmais à l’idée que j’aurais pu me trouver à bord d’un vaisseau d’immigrants, au milieu d’hommes de toutes provenances dont le passé secret les pousserait soudain à me faire leurs confidences. Des gens dangereux, énigmatiques, passionnés.


Fixé à la coque, il y avait un télescope de quatre mètres, escamoté dans son logement durant les premiers millions de kilomètres mais déployé ensuite pour le plaisir des passagers. Je l’avais réservé pour quelques heures. Les loisirs à bord du Tuamotu étaient quelque chose d’extraordinaire pour qui voulait se recycler, particulièrement en astronomie.

Le poste d’observation de notre cylindre se trouvait dans le salon panoramique. C’était une petite cabine où il y avait de la place pour quatre. J’avais espéré pouvoir étudier seule, m’entraîner à la navigation céleste et au repérage des astres, observer les systèmes planétaires des étoiles les plus proches. Je voulais essayer de découvrir toute seule les corps célestes les plus classiques et les plus accessibles, mais je tombai sur Orianna dans le salon.

De but en blanc, elle me demanda si elle pouvait venir avec moi.

— Je n’ai pas réservé, se plaignit-elle, et c’est complet pour toute la semaine. J’adore l’astronomie ! J’aimerais me faire transformer pour aller dans les étoiles.

Elle écarta les mains de quelques centimètres, évoquant la taille des humains modifiés pour une vie de voyages interstellaires.

— Ça vous dérange ? me demanda-t-elle.

Cela me dérangeait beaucoup, mais les bonnes manières martiennes me firent répondre qu’elle était la bienvenue. Elle me suivit avec un sourire.

Elle savait parfaitement utiliser les commandes et me gâcha le plaisir en découvrant, experte, en quelques minutes, tous les corps célestes que je m’étais proposé de repérer. Je lui exprimai mon admiration.

— Ce n’est rien, me dit-elle. Mes parents m’ont offert sept rehaussements différents. Si je veux, je peux jouer de n’importe quel instrument de musique après quelques jours de pratique. Pas en virtuose, bien sûr, mais au moins aussi bien qu’un amateur doué. Dans quelques années, si la législation change, je pourrai me faire installer un minipenseur.

— Ça ne vous gêne pas d’avoir tous ces talents ? demandai-je.

Elle se mit en boule et, d’un doigt, se propulsa de manière à se retrouver la tête en bas par rapport à moi. Puis son orteil agrippa une barre et elle cessa de tourner.

— J’ai l’habitude, murmura-t-elle. Même sur la Terre, il y a des gens qui trouvent que mes parents et moi nous allons trop loin. Tout ce que je leur ai demandé, ils me l’ont donné. Il faut que je m’abaisse pour me faire des amis.

— Vous vous abaissez en ce moment ?

— Bien sûr. Je ne frime jamais. Ce n’est bon qu’à compromettre toute chance de se faire des relations. Vous êtes une naturelle, je suppose ?

J’acquiesçai de la tête.

— Certaines de mes amies vous envieraient. C’est une chance de pouvoir être uniquement ce que l’on est. Mais cela me ralentirait trop. Vous ne vous sentez pas ralentie ?

Je me mis à rire. Elle était trop éthérée pour en prendre ombrage, tout au moins pendant bien longtemps.

— En permanence, lui répondis-je.

— Pourquoi ne pas vous faire rehausser, dans ce cas ? C’est possible, vous savez. Même sur Mars. D’ailleurs, vous êtes de Majumdar, le MA financier, si je ne me trompe, n’est-ce pas ?

Son intonation me disait qu’elle savait parfaitement qui j’étais et d’où je venais.

— Oui, répondis-je. Vous êtes restée longtemps sur Mars ?

— Juste entre deux vaisseaux. Deux mois. Nous sommes arrivés sur orbite rapide, par Vénus. Mes parents n’étaient jamais allés sur Mars. Ils voulaient voir comment c’était réellement, en chair et en os. Nous avons vu aussi la Lune.

— Mars vous a plu ?

— Énormément. C’est sauvage et très beau. On dirait que la planète est en train d’atteindre sa puberté.

Je n’avais jamais entendu dire cela de Mars. Les Martiens avaient tendance à se considérer comme une société ancienne et bien établie. Ils confondaient peut-être notre bref passé humain avec l’âge réel de la planète.

— Qu’avez-vous visité ? demandai-je.

— Nous avons été invités dans une demi-douzaine de villes. Nous avons même visité quelques stations isolées, peuplées de récents immigrants terros. Mon père et ma mère connaissent un certain nombre d’éloïs. Mais nous ne sommes pas allés à… (de nouveau, elle fit une pause introspective) Ylla ou Jiddah. C’est bien de là que vous venez, n’est-ce pas ?

— Où prenez-vous vos références ? demandai-je.

Mon adresse personnelle n’était pas sur le manifeste public.

— J’ai absorbé les annuaires martiens, me dit Orianna. Je ne les ai pas encore effacés.

— Pourquoi faire un truc pareil ? N’importe quelle ardoise peut les contenir.

— Je n’utilise pas d’ardoise. Je fais ça directement. Pas d’interface. J’adore être immée.

— Immée ?

Elle croisa les bras.

— Immergée. C’est comme si j’évoluais dans un autre domaine, de pure information, en temps accéléré.

— Ah !

— Le savoir distillé. Apprendre, c’est être.

— Oh !

Je refermai la bouche.

— Je crois que j’ai fait la touche avec la plupart des Martiens. J’en ai même cartonné quelques-uns qui avaient mon âge. Les Martiens sont plutôt coincés sur la mode, n’est-ce pas ?

— C’est ce que disent certains.

— Et vous ?

— Je suppose que je suis assez conservatrice.

Elle déplia ses longs bras et jambes et agrippa les poignées de la cabine avec une grâce irréelle.

— Je n’ai trouvé personne d’intéressant à bord de ce vaisseau. Pour partener, je veux dire. Et vous ?

— Moi non plus.

— Vous avez eu beaucoup de partènes ?

— Vous voulez dire des amants ?

Elle sourit, avec la sagesse d’une ancienne.

— Le mot est joli, mais pas toujours exact, n’est-ce pas ?

— Quelques-uns, déclarai-je, espérant qu’elle comprendrait et n’insisterait pas.

— Mes parents adhéraient au programme de partenage en bas âge. Je partène depuis l’âge de dix ans. Vous trouvez peut-être que c’est trop tôt ?

Je dissimulai le choc que cela me causait. J’avais entendu parler de ce programme, mais il n’avait pas du tout pris sur Mars.

— Pour nous, les enfants ne doivent pas être privés de leur jeune âge, murmurai-je.

— Croyez-moi, me dit Orianna, je ne suis plus une enfant depuis l’âge de cinq ans. Cela vous trouble ?

— Vous avez eu des relations sexuelles depuis l’âge de dix ans ?

Cette conversation me rendait très mal à l’aise.

— Non ! Je n’ai jamais eu de relations sexuelles.

— En sim ? demandai-je timidement.

— Quelquefois. Le partenage… Oh ! Je vois votre confusion. Je veux parler d’une proximité mentale où l’on découvre ensemble toutes sortes de plaisirs. J’adore les sims totales. J’en ai fait deux. C’est une expérience extrêmement enrichissante. Je sais tout sur le sexe, naturellement. Même quand il serait physiquement impossible. Le sexe entre des formes humaines à quatre dimensions, par exemple…

Elle prit soudain une expression de détresse. Sa présence était si charismatique que j’eus aussitôt envie de m’excuser. J’aurais fait n’importe quoi pour qu’elle soit contente.

Mon Dieu ! me disais-je. Une planète remplie de gens comme elle !

Je n’ai jamais partagé mon esprit avec personne, avouai-je.

— J’aimerais beaucoup partager avec vous.

La proposition était si désarmante que je fus incapable de trouver une réponse.

— Vous avez une présence si naturelle, poursuivit Orianna. Je pense que vous feriez une partène idéale. Je vous observe depuis le début du voyage.

Elle fronça les lèvres et s’adossa contre la paroi.

— J’espère que je ne suis pas trop directe, ajouta-t-elle.

— Mais non, murmurai-je.

Elle tendit la main pour m’effleurer la joue du dos des doigts.

— Tu partènes ?

Je rougis violemment.

— Je ne… fais pas de sims, bafouillai-je.

— On bavardera, dans ce cas. Pendant le voyage. Et quand on arrivera, je te montrerai des choses… à côté desquelles les touristes martiens passent généralement. Je te présenterai mes amis. Ils seront tous fous de toi.

— Si tu veux, acquiesçai-je.

Je me disais que, si la situation me dépassait, je pourrais toujours me dérober au dernier moment en faisant état d’un malentendu culturel.

— Tu verras, la Terre, c’est vraiment quelque chose, me dit Orianna avec un clin d’œil extraordinairement sensuel. Je m’en aperçois beaucoup plus clairement maintenant que je connais Mars.


Nous nous rapprochions des dix millions de kilomètres qui marquaient la fin de la troisième semaine de voyage. Les réacteurs de fusion allaient bientôt entrer en action. La coque ne serait plus praticable quand ils fonctionneraient.

À l’issue d’une fête mémorable, au cours de laquelle fut servi l’un des plus somptueux banquets du voyage, le commandant nous fit ses adieux et se prépara à se retirer dans l’autre cylindre. Les passagers qui avaient leur cabine là-bas ne pourraient plus venir nous voir. Nous nous serrâmes la main avec effusion et ils se retirèrent en même temps que le commandant.

La plupart des occupants de notre cylindre allèrent se coucher dans leur cabine pour rendre la transition plus facile. Quelques esprits plus hardis, dont je faisais partie, restèrent dans le salon. Il y eut l’inévitable compte à rebours. J’avais horreur de me sentir touriste, mais je me joignis néanmoins aux autres. Acre était trop gentil pour que je lui gâche ses effets.

Nous étions de nouveau en impesanteur, mais nous allions bientôt assumer, pour plusieurs heures, le même poids que sur la Terre. Le compte à rebours arriva à zéro et nous poussâmes tous les huit une clameur au moment où un grand bruit creux se répercutait à travers le vaisseau. Nous pouvions maintenant poser les pieds sur le sol du salon. Orianna, près de ses parents, semblait au bord de l’extase. Elle me faisait penser à la Sainte Thérèse du Bernin, transpercée par l’inspiration.

La flamme de fusion nous suivait comme la traîne somptueuse d’une mariée. D’un bleu éclatant au centre, bordée d’orange provenant de l’ablation et de l’ionisation des revêtements des réacteurs et de l’entonnoir, elle nous poussa inexorablement vers une gravité d’un g, égale à près de trois fois celle qui régnait sur Mars.

Quelques personnes, parmi lesquelles les parents d’Orianna, grimpèrent dans la proue du cylindre pour s’adonner vaillamment aux joies de la culture physique, en raillant les mollusques que nous étions.

J’optai pour un compromis. Je grimpai partout dans le cylindre durant une heure. Les traitements de duochimie temp que j’avais suivis rendaient la nouvelle gravité supportable, mais elle n’en était pas moins pénible. J’avais lu, dans la prep du voyage, que la sensation d’oppression pouvait durer une bonne semaine sur la Terre pour ceux qui avaient fait la temp. Orianna m’accompagnait. Elle avait également choisi la temp, et elle s’exerçait à regagner sa force comme sur la Terre.

Pendant que nous grimpions de la plate-forme d’observation à la passerelle de contrôle de la bôme de proue, Orianna me parla des modes vestimentaires sur la Terre.

— Je ne suis plus tout à fait dans le coup depuis deux ans, naturellement, me dit-elle, mais je ne crois pas avoir tout perdu. Il y a toujours les vids.

— Qu’est-ce qui se fait en ce moment ? demandai-je.

— Bon genre et fanfreluches. Vert pastel et dentelles. Les masques ne sont plus de mode cette année, à l’exception des flotteurs, qui sont des masques projetés ornés d’icônes personnelles. On ne porte plus de projections matricielles. Je les aimais bien. Tu peux ne rien avoir sur toi ou presque et rester quand même discrète.

— Je peux refaire toute ma garde-robe. J’ai apporté assez de tissu brut avec moi.

Elle fit la grimace.

— Cette année, attends-toi à des ensembles fixes. Exit les nano-formes. Le mieux, ce sera les vieux matériaux. Déchirés, si poss. Je sens qu’on va fouiner dans les boutiques recycles. Le genre élimé, tu vois ça ? Les imitations nanos seront plus que déviées.

— Il faut vraiment que je sois à la mode ?

— Nib de nib ! C’est choco de passer à côté ! Quand je suis là-bas, je navigue du solo au slavo tous les six mois.

— Les Terros doivent attendre d’un lapin rouge qu’il soit ringo un top, non ?

Orianna m’adressa un sourire d’amicale pitié.

— Avec ton langage, tu fais déjà le plein. Écoute-moi et tu fileras le courant.

Haletantes sur la passerelle autour du connecteur de la bôme de proue, nous observâmes une pause de quelques instants.

— Corrige-moi, lui dis-je en reprenant ma respiration.

— Vous dites encore « un top » sur Mars. C’est toto nib, milieu du XXIe. À l’oreille d’un Terro, ça sonne comme du Chaucer. Si tu ne choques pas dans le multilingue, et tu n’as pas intérêt, sans rehaussements, contente-toi du classique début du XXIIe. Tout le monde comprend le XXIIe, à moins que tu ne sois stiquée au français, à l’allemand ou bien au hollandais. Ils crêtent tout ce qui a une vingtaine d’années pour le choco. Les Chinois adulent à peu près huit sortes d’europidgins mais les zigotent in patria. Ils préfèrent utiliser là-bas une vingtaine de formes de putonghua. Les Russes…

— Je me contenterai de l’anglais.

— C’est ce qu’il y a encore de plus sûr, me dit-elle.


Les réacteurs de fusion furent coupés et l’impesanteur régna de nouveau. Le moment était venu de séparer les cylindres de la coque et de commencer la rotation. Le Tuamotu déploya lentement ses longues bômes entre la coque centrale et les cylindres. Elles étaient solidaires d’un rotor, et les cylindres avaient leurs propres réacteurs à méthane pour leur donner l’impulsion nécessaire.

Une fois en position d’extension, les cylindres étaient orientés perpendiculairement à la coque. De même que pendant l’accélération, pour passer d’un pont à l’autre, nous devions monter ou descendre, physiquement ou par l’ascenseur. La force centrifuge créait une gravité d’environ un tiers de g dans le salon panoramique, au pont extérieur ou « inférieur ».

Lorsque les cylindres eurent atteint leur rotation maximale, les dormeurs à chaud se retirèrent dans leurs emplacements. Une petite fête d’adieu avait été préalablement organisée en leur honneur. Dans notre cylindre, nous ne restâmes plus que vingt-trois à être actifs, avec sept mois devant nous.


Orianna avait rempli sa cabine de pictos de projection, chacun commandant une sim ou une LitVid en position d’attente. Il y en avait une bonne vingtaine en suspens dans l’air. Ils faisaient penser à des sculptures. Certains puisaient, d’autres émettaient une faible mélodie. Orianna se mit à rire.

— Ridicule, n’est-ce pas ? Je vais les désactiver.

Elle agita la main. Les icônes disparurent, et je pus voir le reste de la cabine. Tout était en ordre, mais encombré. Un sweater était étalé dans un coin. Ou plutôt la moitié d’un sweater. Deux petites baguettes y étaient plantées, et une pelote de fibre – du fil, je me souvins qu’on appelait ça comme ça – était posée à côté.

— Tu tricotes ? demandai-je.

— Oui. Il y a des moments où je ne sais plus où je suis ni ce que je fais, et le tricot ou le crochet m’aident à regagner la réalité. C’est choco à Paris, où habite mon père.

— Ta mère vit avec ton père ?

— Quelquefois. Ils sont à la coule. Je vis avec mon père pendant la plus grande partie de l’année. Il m’arrive aussi d’aller en Éthiopie chez ma mère. Elle est agent commercial chez Iskander Prom. Ils fournissent de la main-d’œuvre temp spécialisée dans le monde entier.

— Et ton père ?

— Il est ingénieur des mines au Conservatoire Européen des Eaux. Il passe beaucoup de temps dans les sous-marins. J’ai une sim trophée sur la mer du Nord. Tu veux la voir ?

— Pas tout de suite. Tu ne préférerais pas vivre toujours au même endroit ?

Elle écarta les bras.

— Pourquoi ?

— Pour avoir le sentiment d’appartenir à quelque chose, de savoir où tu es, par exemple.

Elle eut un sourire radieux.

— Je connais la Terre entière. Et pas seulement en sim, note bien. Je suis allée partout, avec ou sans mes parents. Il faut quatre heures pour voler de Djibouti à Seattle en choqueur. Le changement d’air est trophique. Ça te remue les sucres.

— Tu n’as jamais rampé ? lui demandai-je.

— Rampé ? (Elle lissa le couvre-lit du plat de la main.) Tu veux dire au sol ? À des vitesses à deux chiffres ?

— Un chiffre.

— Bien sûr. J’ai fait la France à bicyclette il y a deux ans avec des Kényans. Feux de camp, coucher à la belle étoile, vendanges en Alsace. Tu es un peu décodée sur la question, j’ai l’impression.

— Si tu veux dire que j’ai des œillères, c’est évident.

— La Terre n’a rien de décadent, Casseia, je t’assure. Je ne suis pas une pauvre petite fille de riches. Pas plus que toi, en tout cas.

— Ce doit être la jalousie.

— Plutôt une sorte de timidité, je pense. Mais si tu as des questions à poser sur la Terre, en temps réel, sur sa petite histoire et sa culture, n’hésite pas. Nous avons des mois devant nous, et je n’ai pas envie de les passer uniquement en gym et en sims.

Ce que j’avais récemment appris de la Terre, ajouté à mes conversations avec Alice, m’avait laissé l’impression d’une société sans faille, d’une froide efficacité. Mais les propos d’Orianna semblait contredire tout cela. Il y avait des dissensions importantes parmi les Terros. Les nations qui faisaient partie de la GAEO ou de son équivalent méridional, la GAHS, se chamaillaient sans cesse, leurs systèmes de moralité entrant en conflit avec les déplacements de personnes, fort à la mode vers la fin des années 70. Certains peuples comme les Fatimides islamistes, les Chrétiens de la Verte Idaho, les mormons ou les Saoudiens wahhabites, entre autres, conservaient des attitudes qui auraient passé pour conservatrices même sur Mars, se raccrochant obstinément à leur identité culturelle face à la désapprobation de tout le reste de la Terre.

Les paléochrétiens de la Verte Idaho, qui formaient pratiquement une nation dans la nation des États-Unis, avaient décrété que les droits des femmes étaient inférieurs à ceux des hommes. Leurs femmes se battaient pour que leur pouvoir légal soit réduit, malgré l’opposition des autres États. Par contre, au Maroc et en Égypte fatimides, les hommes cherchaient à glorifier l’image de la femme, qu’ils considéraient comme le Calice de Mahomet. Dans la Grande Albion, ex-Royaume-Uni, les transformés adultes assumant l’âge apparent d’un enfant s’étaient vu retirer le droit d’exercer un mandat politique, ce qui avait donné lieu à des soulèvements de passion que j’avais du mal à essayer de démêler. En Floride, à l’encontre de tous les règlements, certains humains se transformaient en se donnant des corps évoquant les mammifères marins. Et pour payer leurs frais, ils organisaient des spectacles pour touristes intitulés Sexe sous la mer.

Dans le domaine du langage, la grande mode des années 60 et 70 consistait à inventer le plus possible de mots. On mélangeait les vieilles langues, on en inventait de nouvelles, on mêlait électroniquement la musique aux mots, de sorte que personne ne savait plus où finissait la tonalité et où commençait le phonème. On créait des langages visuels qui entouraient celui qui parlait de symboles projetés complexes. Tout cela semblait conçu pour séparer et non réunir. Cependant, on pouvait se procurer des rehaussements en phase avec les Réseaux du Nouveau Langage, ou RNL. Une fois ces rehaussements implantés par nanochirurgie, on devenait capable de comprendre à peu près n’importe quel langage, naturel ou inventé, et même de penser en vernaculaire.

Les langages visuels semblaient particulièrement chocos dans les années 70. Plus d’une soixantaine avaient été créés dans la seule GAEO. Le plus en vogue était utilisé par quatre milliards et demi de personnes.

Malgré ce que m’avait dit Alice, je ne voyais pas tellement où était l’unification dans tout cela. Pour un Martien, et même pour une autochtone comme Orianna, la Terre offrait une étonnante image de diversité et même de folie déchaînée.

Pour Alice, cependant, la planète mère entrait seulement dans les premiers stades de sa nouvelle histoire.


Au bout de six semaines de voyage, Bithras me fit appeler dans sa cabine. Prête à livrer combat, j’apposai la paume de ma main sur le port d’accès. La porte s’ouvrit. Il me fit signe d’avancer. Il portait un pantalon long et une chemise en coton à manches longues, tout en blanc. Il grommela entre ses dents durant quelques minutes, affectant de chercher des cubes-mémoires, comme si je n’étais pas là.

— Oui, dit-il finalement, les cubes retrouvés à la main, en se tournant vers moi. J’espère que le voyage n’est pas trop monotone pour vous.

Je secouai la tête.

— J’ai passé le plus clair de mon temps à étudier et à faire de la culture physique, murmurai-je.

— Et aussi à bavarder avec Alice ?

— Oui.

— Elle a une personnalité brillante, mais on trouve chez elle la même naïveté que chez la plupart des penseurs. Ils sont incapables de juger les humains avec assez de sévérité. Pour ma part, je ne partage pas ces illusions. Le moment est venu, ma chère, de travailler ensemble, et cela concerne votre passé, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

Je le regardai fixement, en hochant presque imperceptiblement la tête.

— Que savez-vous des chercheurs scientifiques martiens et de la théorie du continuum de Bell ?

— Je ne pense pas savoir quoi que ce soit là-dessus, répliquai-je.

— Le MA de Majumdar a pris langue avec Cailetet Mars au sujet du financement de certaines recherches. Ils ont besoin de ce que l’on appelle des penseurs en Logique Quantique. La Terre en exporte, mais ils coûtent très cher. Trente-neuf millions de dollars, expédiés endos et inactivés. Il reste ensuite à leur donner la personnalité que nous voulons, et cela prend des mois, des années, parfois.

Je ne disais toujours rien, même si je commençais à voir à peu près où il voulait en venir.

— Vous avez connu, à une époque, un étudiant doué du MA de Klein, nommé Charles Franklin, exact ?

— Oui.

— Vous étiez amants ?

Je déglutis, puis avançai le menton d’un air de défi en répondant :

— Cela a duré très peu de temps.

— Il a passé contrat, depuis, avec une femme de chez Cailetet.

— Ah !

Il étudia soigneusement ma réaction avant de continuer.

— Charles Franklin est aujourd’hui à la tête d’un groupe de jeunes chercheurs en physique théorique de l’Université Expérimentale. Ils se font appeler les Olympiens.

— Je l’ignorais.

— Rien d’étonnant, vu que leurs travaux sont tenus sous le manteau. Ils ne rendent de comptes qu’à leurs administrateurs financiers et n’ont rien publié jusqu’à présent. Je voudrais que vous preniez connaissance de ce rapport venu de la Terre. Il n’a que quelques jours et a été transmis chez Cailetet par l’université de Stanford.

— Comment est-il arrivé entre vos mains ? demandai-je.

Bithras sourit en secouant la tête et me tendit son ardoise. Le message ne contenait que du texte.


Avons établi lien très net entre pincements temporels et pincements spatiaux. Pourrait expliquer en grande partie la relat. spéciale. Troisième pincement découvert, peut-être à action simultanée mais à finalité inconnue. Pincements temporel, spatial ou de troisième type varient automatiquement. Explique probablement la relat. générale en ce qui concerne la courbure, mais troisième pincement induit un quatrième, plus faible et sporadique… Expliquerait la conservation de la destinée ? Cinquante pincements découverts jusqu’à présent. D’autres à venir. Envisageriez-vous partager découvertes ? Bénéfice mutuel si réponse positive.


— C’est ce qui s’appelle faire scientifiquement sa cour, déclara Bithras. Tout à fait inhabituel. La Terre courtisant Mars. Charles Franklin a-t-il discuté de ces choses avec vous ?

— Non. C’est-à-dire… euh… Je crois qu’il m’a parlé du « continuum de Bell » et de quelque chose d’autre. Des « voies interdites », un truc comme ça. Il n’a pas insisté. Ça ne m’intéressait pas tellement.

— Dommage, fit Bithras. Vous aviez une occasion en or, à la fois de vivre une aventure sentimentale avec Franklin et d’apprendre quelque chose d’extrêmement important. Il aurait pu vous confier un secret.

— Même s’il l’avait fait, je n’aurais rien compris.

— Le continuum de Bell, d’après mes documentalistes, est la clé d’une théorie révolutionnaire en physique. Les Olympiens appellent les univers des « destinées ».

Je secouai la tête. Je ne comprenais toujours rien à tout ça.

— Nous sommes tous concernés, Casseia, parce que Cailetet Mars est en train de subir des pressions pour se couper de tout financement tharsique, quelle qu’en soit la provenance.

— Cailetet est une compagnie lunaire.

— Bien sûr, mais dominée par la GAEO, et Cailetet Mars aimerait bien jouir d’un peu plus d’indépendance. En même temps, Franklin a été contacté par l’université de Stanford pour que leurs recherches soient fusionnées en un seul programme et qu’il aille sur la Terre continuer ses travaux. On lui fait miroiter l’accès aux penseurs les plus avancés, y compris les LQ. Naturellement, son salaire personnel grimperait en conséquence, et ils promettent également de faire quelque chose pour aider à résoudre les difficultés financières de Klein. Qui sont largement dues, inutile de le préciser, aux agissements de la GAEO.

— Il accepte ?

— Il a transmis la proposition à Klein, ce qui est la moindre des politesses au sein d’une famille, et Klein en a informé le Conseil, également par courtoisie. Le Conseil, à son tour, a fait passer l’information aux principaux commanditaires de la recherche tharsique. Non, il n’a pas accepté. C’est un jeune homme remarquable. Alice en conclut que la Terre est profondément engagée dans les recherches sur le continuum de Bell et dans un autre truc que l’on appelle la « théorie des descripteurs ». Plusieurs autres indices concourent à le prouver.

— C’est important ?

Bithras sourit.

— La Terre n’aura pas Charles Franklin ni les autres Olympiens. Majumdar coopérera avec Cailetet pour financer l’achat de trois penseurs LQ qui seront mis à leur disposition.

— Oh !

Charles avait fait le bon choix, et il avait obtenu en même temps ce qu’il voulait. Admirable.

— Je regrette que votre liaison n’ait pas été plus loin, me dit Bithras. Pourquoi avez-vous rompu ?

Il était passé sans transition à ma vie privée, et cela s’était si bien fait sur le même ton que je faillis répondre. Mais je me contentai de sourire, de tourner la main droite paume en l’air, de plisser le front et de hausser les épaules d’un air de dire : c’est la vie.

Avez-vous une grande expérience des hommes à l’esprit brillant ? me demanda Bithras.

— Non.

— Des hommes tout court ?

Je continuai de sourire sans rien dire. Bithras m’observait avec attention.

— J’ai constaté, me dit-il, que les jeunes femmes acquièrent la plus grande partie de leur connaissance des hommes durant les cinq premières années de leur vie sentimentale. C’est une période cruciale. J’ai idée que vous vous trouvez dans cette période. Négliger votre éducation serait criminel. Un vaisseau spatial offre si peu d’occasions.

Je te vois venir.

Si vous vous souvenez de quelque chose d’autre sur Charles Franklin, veuillez me le faire savoir. Je suis obligé, malgré moi, de me recycler en physique, et je ne suis pas très fort en mathématiques. J’espère qu’Alice sera un bon professeur.

Il me remercia et m’ouvrit la porte de la cabine. Dans la coursive, je croisai Acre, qui avait l’air affairé, le saluai d’un murmure et me rendis dans la salle de culture physique. Là, en compagnie de quatre hommes en sueur à peu près de l’âge de Bithras, j’exorcisai durant une heure ma rage et mon dépit.

Charles s’était marié. Il avait acquis l’ancre dont il avait besoin. Il allait devenir quelqu’un d’important, pour la Terre et pour Mars sinon pour moi.

Tant mieux pour lui.


Orianna brûlait comme une flamme intense attisée par des vents rapides. Je ne pouvais jamais connaître d’avance la direction de ces vents ni l’humeur dans laquelle elle serait. Mais je ne la voyais jamais morose ou découragée, jamais pontifiante à l’excès. Quand elle fixait son attention sur moi, quand elle m’écoutait ou me regardait, je savais ce qu’un chat devait ressentir sous le regard inquisiteur d’un humain.

Ce n’était pas qu’elle fût beaucoup plus brillante que moi, mais son accès instantané à l’information, son joyeux éventail de talents, non appris ou gagnés mais achetés, avaient quelque chose de merveilleux. Ce qui lui manquait, et qui me manquait aussi, c’était une chose que toute la gloire de la Terre ne pouvait pas nous donner : une expérience ancrée dans l’esprit et dans la chair. Malgré tous ses rehaussements, malgré toute son éducation de pointe, elle n’avait pas la conviction passionnée que donne une motivation réelle.

Nous bavardions, partageant notre temps entre le télescope, les images projetées de nos cabines, les LitVids, les différents jeux du salon et l’observation des étoiles sur la plate-forme panoramique. Orianna était le miroir de mon passé immédiat. Elle m’apprit énormément de choses sur la Terre, et peut-être encore plus sur moi-même. À travers elle, je crus discerner plus clairement le chemin que j’avais à parcourir.

J’étais toujours réticente à faire une sim en compagnie d’Orianna. Elle n’avait cependant pas renoncé à me convaincre.

— J’ai réussi à en passer quelques-unes au nez des douaniers de la Terre, me confia-t-elle. Elles sont aux as. Je n’ai rien dit à mes parents.

C’était le jour de Jill, le 30 décembre. Nous étions dans notre cinquième mois de croisière, et je venais de terminer l’une des séries d’exercices les plus exténuantes qui fussent : trois heures de gym en combinaison magnétique, à courir sur place dans des champs simulant la gravité terrestre.

— Tu n’en parleras à personne ? fit Orianna.

— C’est vraiment interdit ?

— Pas exactement, mais les compagnies qui les fabriquent s’entourent de protections. Elles me rayeraient de leurs listes si elles s’apercevaient de quelque chose. Elles ne veulent pas qu’on fasse de copies en dehors de la Terre.

— Les sims ne sont populaires que sur la Terre.

Orianna écarta l’argument d’un haussement d’épaules.

— Il y en a une qui te plairait sûrement. Elle est très graduelle. Elle te ferait sentir les différences culturelles entre nous. Elle se situe sur la Terre actuelle, sans être didactique. Le genre oscille entre le fantastique léger et le romantique. Toi qui as accès à Alice, tu pourrais… Elle serait idéale pour cribler nos sims. Mieux que nos ardoises. Avec elle, on toucherait le fond.

— Je ne sais pas si elle serait d’accord.

— Je n’ai jamais vu de penseur qui n’ait pas envie d’acquérir plus de données sur la nature humaine. De plus, aujourd’hui c’est le jour de Jill. Il faut fêter ça. Alice a aussi besoin de se détendre un peu.

Jill, le premier penseur de la Terre à atteindre l’état de conscience, le 30 décembre 2047, avait servi de modèle à toute une génération de penseurs. C’était l’ancêtre d’Alice en droite ligne. Il était toujours en activité sur la Terre. Alice avait l’intention de rendre visite à sa bande passante sur les réseaux dès que nous arriverions sur la Terre, si notre emploi du temps le permettait.

Nous passâmes l’une après l’autre dans le sac à vapeur de ma cabine et nous séchâmes.

— Tu fais une fixation sur les sims, lui dis-je. Et la vie réelle ?

— Quand j’aurai dix-huit ans, la vie réelle aura peut-être une signification pour moi. Quand je serai indépendante et que mes parents ne seront plus responsables de mes actions, je pourrai prendre le risque de vivre dangereusement. En attendant, je ne suis qu’une côtelette.

— Une côtelette ?

— Une tranche de poitrine parentale. Les sims sont un exercice pour mon existence à venir.

— Même celles qui sont du genre fantastique ?

Elle sourit.

— Disons… qu’elles sont marrantes.

Je déclinai de nouveau son offre, le plus gentiment possible, mais en laissant entendre que ce n’était pas définitif.


La routine de l’existence dans l’espace devenait hypnotique. Après mes quatre ou cinq heures de sommeil – un peu moins chaque mois –, je me réveillais au son d’une agréable musique, me faisais projeter le programme de bord pour la journée et consultais un menu où je pouvais choisir aussi bien mes repas que mes activités. Je faisais ensuite un peu de culture physique, prenais mon petit déjeuner et passais quelques heures en compagnie d’Orianna ou d’Alice. J’allais parfois dans le grand salon bavarder avec les autres passagers. Les conversations dans l’espace étaient reposantes, rarement stimulantes ou polémiques. Je faisais quelques nouveaux exercices, un peu plus vigoureux, avant l’heure du déjeuner, que je prenais à la table d’Orianna et de ses parents.

Allen et moi, nous nous réunissions avec Bithras tous les deux ou trois jours. Son carnet de rendez-vous sur la Terre grossissait. Nous passions nos après-midi à étudier les dossiers. Bithras nous donnait toutes sortes de documents et de LitVids à examiner. Parfois, il s’agissait de questions confidentielles concernant Majumdar. Je me gardais bien de révéler quoi que ce soit dans mes conversations avec Orianna et les autres.

Le soir, je dînais avec Allen, Bithras et diverses personnes de la Terre que ce dernier connaissait. Je me retirais ensuite dans ma cabine pour regarder les LitVids, assoiffée de nouvelles de l’extérieur. Je faisais quelques nouveaux exercices, puis je rejoignais Allen ou Orianna pour une dernière collation avant de dormir.


Il ne me fallut pas longtemps pour voir les failles dans certaines affirmations, faites par les Terros qui voyageaient avec nous, sur l’avenir de la Terre en général ou sur les projets de la GAEO et de la GAHS. J’étais proche du centre, à présent, et ce que j’apprenais me troublait et m’impressionnait tout à la fois.

Une conversation m’est restée particulièrement en mémoire, à cause de son caractère un peu plus brutal que les autres. C’était vers la fin du cinquième mois. Après m’être plongée durant une heure dans l’économie de la Terre en relation avec le reste de la Triade, qui évoquait pour moi un gros chien remuant une queue très courte mais grossissant à vue d’œil, j’étais descendue dîner et je venais de choisir mon menu. Quelques minutes plus tard, un plateau couvert d’une excellente nourriture nano, supérieure à tout ce que l’on pouvait se procurer sur Mars, me fut apporté par l’arbeiter de la salle à manger, qui l’avait pris dans le distributeur à la gueule illuminée.

Orianna était restée dans sa cabine, plongée dans une sim. Nous avions rendez-vous un peu plus tard dans la soirée. J’étais assise à côté d’Allen, à une extrémité de la table ovale. Les parents d’Orianna étaient en face de moi. Renna Iskandera, sa mère, une grande Éthiopienne à l’air majestueux, portait un ample survêtement orange vif et violet foncé, avec des motifs imprimés dans le brun. Son mari, Paul Frontière, français de naissance et citoyen de l’Eurocom, était vêtu d’une élégante combinaison spatiale dans les tons gris et vert tilleul, légèrement bouffante à la taille et aux jointures, serrée aux chevilles et aux poignets.

Allen s’était lancé dans une conversation avec Renna et Paul. Je prêtai l’oreille.

— Nous sommes un peu intimidés par la Terre et ses coutumes, disait-il. Tout ce monde, toutes ces cultures, toutes ces modes… Plus j’en apprends, plus c’est la confusion.

— Les Martiens n’étudient pas la planète mère à l’école ? s’étonna Renna. Pour se préparer, par exemple, à un voyage comme celui-ci.

— Nous l’étudions, mais nous avons nos propres préoccupations.

Allen me jeta un coup d’œil, plissant les paupières de dérision.

— Sur la Terre, nous sommes fiers d’accepter le changement et l’unité dans la diversité, déclara Paul. Les Martiens semblent fiers de l’héritage commun.

Je décidai d’accentuer la provocation, dans le but de mieux comprendre les Terros, naturellement, et non pas à cause de l’accusation voilée selon laquelle nous étions des provinciaux.

— On nous a toujours appris que la Terre était politiquement plus calme et plus stable que jamais, déclarai-je.

— C’est exact, fit Paul en hochant la tête.

— Mais toutes ces discussions ! Toutes ces dissensions !

Renna se mit à rire, d’une manière joyeuse et cristalline. Elle avait deux fois mon âge, mais elle semblait beaucoup plus jeune. Elle aurait pu passer pour la sœur de sa propre fille.

— Nous nous en réjouissons ! dit-elle. Nous mettons un point d’honneur à nous lancer des arguments à la figure.

— Vous voulez dire que ce n’est qu’une façade ? demanda Allen.

— Non, nous sommes réellement en désaccord sur un grand nombre de choses, mais nous n’allons pas jusqu’à nous tuer quand il y a un conflit. Naturellement, vous avez appris l’histoire du XXe siècle ?

— Bien sûr, répondis-je.

— Le siècle le plus sanglant de toute l’histoire humaine. Un vrai cauchemar. Une seule longue guerre pratiquement d’un bout à l’autre. Une pépinière pour toutes les formes de tyrannie imaginables. Jusqu’à la fin de ce siècle, les passions entre peuples de différentes cultures, races ou religions, ou même de simples questions de voisinage, ont conduit au meurtre de masse et à l’escalade des représailles à une échelle véritablement horrible. Pourtant, c’est aussi la période de notre histoire où un maximum de gens se sont libérés du joug des structures de pouvoir traditionnelles, ont pu exprimer leur scepticisme, ont affiché leurs désillusions et leur désespoir et… ont appris à devenir adultes.

Je fronçai les sourcils.

— Parce qu’ils étaient désespérés ?

— Parce qu’ils ne pouvaient pas faire autrement. Impossible de retourner en arrière. Personne n’osait plus se le permettre. La destruction ne conduisait plus au profit. Le grand dieu Mammon était devenu un dieu de paix. C’est à ce moment-là que nous avons commencé à regarder plus loin que le bout de notre nez et à coloniser la Lune, Mars et les petites planètes extérieures. Tout le monde y voyait beaucoup plus clair.

— Mais vous vous disputez toujours, murmurai-je.

Je me mordis doucement la lèvre, dans l’espoir de donner l’impression que ma candeur s’étalait devant eux sur la table. Bithras était en train de m’enseigner l’art du coupage, qui consistait à feindre la confusion ou la faiblesse pour profiter d’une situation.

— J’espère que je ne parle pas pour tous les Terriens, naturellement, fit Paul en riant. Discuter ne signifie pas se disputer, pour un esprit sain. Nous avons le respect de nos adversaires. Ils nous stimulent en nous incitant à faire mieux. Si nous perdons une bataille, nous savons qu’il y aura d’autres guerres à mener, d’autres combats sans effusion de sang, des joutes intellectuelles débouchant sur d’autres issues que la défaite ou la victoire.

— Et si vous êtes en conflit avec Mars ? Si nous ne sommes pas d’accord ? demandai-je en assumant un masque innocent d’anxiété provinciale.

— Il est vrai que nous sommes des adversaires redoutables, reconnut Paul.

Renna ne sembla pas beaucoup apprécier cela.

— Ce qui est bon pour tous est bon pour la Terre, dit-elle en posant sa main sur la mienne. La Terre est très variée, très riche en possibilités de développement et d’adaptation, très fertile en controverses, en disputes, comme vous dites ; mais si vous regardez bien la politique, les réactions des gens, où qu’ils vivent, vous constaterez d’étonnants consensus en ce qui concerne les objectifs majeurs.

Les objectifs. Le mot résonnait en moi comme un son de cloche. Comme tu avais raison, Alice.

Lesquels, par exemple ? demandai-je tout haut.

— Pour commencer, nous ne pouvons pas nous permettre de manquer de discipline. L’univers n’est pas si convivial que cela. Les faiblesses, les maillons fragiles…

— Comme Mars ?

Les pupilles de Renna se rétrécirent. J’abattais peut-être mon jeu un peu trop lourdement.

— Nous devons agir ensemble pour réaliser les objectifs communs à tous les mondes humains, dit-elle.

— Contre quoi faut-il nous unir ?

— Contre rien, mais pour quelque chose. Pour la prochaine vague. La grande migration vers les étoiles. Il y a suffisamment de mondes pour que tous ceux qui divergent puissent essayer d’entreprendre de grandes choses, en avançant à grands pas. Mais nous n’y arriverons jamais si nous ne sommes pas unis aujourd’hui, si nous manquons de discipline.

— Et si nos objectifs différaient ? demandai-je.

— Tout change, répliqua Renna.

— Qui devra changer ses objectifs ?

— C’est le sujet même du débat.

— Et si le débat ne suffit pas ? Certaines discussions peuvent être prolongées à perte de vue.

— Il est vrai que le temps est parfois limité.

— S’il faut trancher, demandai-je, qui maniera le couperet ?

Elle me regarda d’un air narquois. Elle semblait s’amuser, mais j’avais envie de lui demander si, malgré tout leur raffinement, malgré le séjour qu’ils venaient de passer sur Mars, ils étaient vraiment sûrs de comprendre la mentalité des Martiens.

— Quand une société n’est pas suffisamment choco, pour parler comme Orianna, quand elle refuse de faire face à ses responsabilités, il est parfois nécessaire d’avoir recours à d’autres moyens.

— La force ? demandai-je.

— Renna adore polémiquer, confia tout bas Paul à Allen. L’atmosphère de ce vaisseau, jusqu’ici, était trop calme, trop polie.

— Si Mars et la Terre ne sont pas capables de se mettre d’accord, il y aura toujours du temps pour laisser mûrir le débat, me dit Renna en me considérant d’un regard tout à fait amical et ouvert. La force est un comportement ancien que je n’approuve en aucun cas.

Visiblement, elle s’attendait à ce que je la contre, mais quelque chose avait entamé mon assurance et je ne souhaitais plus aller dans son sens. Je lui souris fraîchement, inclinai la tête et tapai le bord de mon assiette pour indiquer à l’arbeiter que j’avais fini.

— Quelquefois, dans notre enthousiasme, nous oublions les sensibilités des autres, murmura Paul d’une voix circonspecte.

— Ce n’est pas grave, déclara Allen. Nous reprendrons cette discussion plus tard.


Bithras avait beaucoup de choses en tête. Sa conduite avec moi était exemplaire. Il ressemblait plus à un oncle par le sang qui se préoccupait de moi qu’à un patron. Tantôt professeur, tantôt étudiant comme nous, il travaillait à résoudre les énigmes que posait la Terre. Il était loin du monstre sacré que m’avait décrit ma mère.

Le changement, au milieu du sixième mois, fut suffisamment abrupt pour me prendre totalement à découvert. Il m’avait fait venir dans sa cabine pour me consulter à propos de je ne sais plus quoi. Il s’était remis à porter des vêtements de tennis. Lorsque j’entrai, il était assis sur son lit, en short et tricot de coton blanc, les pieds calés contre la paroi opposée, l’ardoise sur les cuisses.

— Beaucoup de tensions sur Mars, cette semaine, me dit-il.

— Je n’ai rien vu dans les LitVids.

— Bien sûr que non. (Il tordit la bouche.) Ça ne va pas jusque-là. Pas encore, tout au moins. Deux MA ont décidé de faire leurs propres propositions d’unification.

— Lesquels ?

— Mukhtiar et Pong.

— Ils ne sont pas parmi les cinq plus grands.

— Et ils n’ont guère de chances d’attirer l’attention… sur la Terre. Mais j’ai été obligé de faire pas mal de concessions et de solliciter pas mal de faveurs avant mon départ pour pouvoir présenter nos propositions à la Terre. Certains indécis sont devenus nerveux. Si je me fais court-circuiter, si quelqu’un décide de lancer une campagne sur Mars avant notre arrivée, de faire des concessions à la Terre, de nous trahir… (il leva les bras et me considéra en plissant les yeux), ce ne sera pas marrant. Cailetet, en particulier, m’inquiète. On dirait qu’ils sont persuadés d’avoir des atouts cachés dans cette partie.

Je hochai la tête pour marquer ma compréhension. Il se laissa aller de quelques centimètres de plus en arrière et me dévisagea soigneusement.

— Qu’avez-vous appris sur les Terros ?

— Pas mal de choses, je pense.

— Savez-vous qu’ils reculent sans cesse, depuis trente ans, l’âge de leur première expérience sexuelle, et qu’un nombre croissant d’entre eux, jusqu’à dix pour cent aujourd’hui, n’ont jamais eu de rapport sexuel physique ?

Il plissa de nouveau les yeux, comme s’il se livrait à des spéculations importantes.

— Je l’ai entendu dire, déclarai-je.

— Certains se marient et ne font l’amour que dans les sims.

J’étais si peu méfiante, après sa conduite exemplaire durant de nombreuses semaines, que je ne voyais encore rien venir.

— Il y a même eu des mariages entre humains et penseurs, me dit-il. Physiquement, c’est le célibat total, mais mentalement c’est l’orgie. Il y a des gens qui ont des enfants sans jamais avoir fait l’amour et sans accouchement. Pour un lapin rouge, c’est à la fois merveilleux et effrayant.

— Nous avons des bébés éprouvettes sur Mars, déclarai-je tranquillement, en me demandant où il voulait en arriver.

— Je préfère la méthode traditionnelle, dit-il en me fixant de ses noirs yeux ronds. Ça commence à manquer dans ce voyage. Travail, travail et rien d’autre. Vous non plus, vous n’avez pas eu beaucoup d’aventures romantiques, je crois.

Un signal d’alarme se déclencha enfin. Je ne lui répondis pas. Je me contentai de hausser les épaules, espérant que mon silence inconfortable suffirait à dévier le cours de cette conversation.

— Nous allons être amenés à travailler ensemble durant de longs mois, reprit-il.

— Exact.

— Est-il possible d’être totalement à l’aise quand on se côtoie si longtemps ?

— Il le faut bien, surtout quand on est les seuls lapins rouges parmi les Terros.

Il hocha vigoureusement la tête.

— Parmi des étrangers bizarres et tout-puissants. Cela va causer des tensions bien plus fortes que celles que je ressens en lisant ces messages. Nous sommes en pleine guerre des nerfs, Casseia… nous avons bien le droit de soulager – mutuellement – nos tensions induites par la guerre.

— Je voudrais lire ces messages.

— Cela m’ennuierait d’avoir à chercher le réconfort auprès d’une femme de la Terre.

— Je ne suis pas sûre que le moment…

Il écarta ma protestation d’un petit mouvement de tête.

— Supposons que je me donne à fond dans une liaison temporaire, car elle ne pourra que l’être, et que je m’aperçoive que cette femme de la Terre n’accepte d’avoir des relations sexuelles avec moi que dans les sims ?

Il me regarda avec effarement.

La colère montait lentement en moi, mais je me souvenais du conseil de ma mère : agir avec humour et intelligence. Je ne me sentais ni intelligente ni d’humeur à plaisanter, mais je ne me laissai pas totalement gagner par l’indignation.

— J’aime bien résoudre les difficultés et prendre des dispositions très tôt, continua Bithras.

Il avança la main pour me caresser le bras, puis remonta rapidement à mon épaule, qu’il lâcha pour passer un doigt léger sur le tissu quelques centimètres à peine au-dessus de mon sein.

— Vous signifiez beaucoup plus… pour moi, murmura-t-il.

— Étant de la même famille ?

— Ce n’est pas un obstacle.

— Ah ! Un arrangement de convenance.

— Bien plus que ça. Nous nous concentrerons mieux sur le travail, une fois cette question réglée.

— Une relation puissante.

— Très certainement.

Délicatement, j’écartai son bras.

— Ce que vous voulez dire, c’est que nous devons fonder une famille sans attendre, murmurai-je avec enjouement.

Il mit la tête en arrière, perplexe.

— Une famille ?

— Notre devoir est de faire tout plein de petits lapins rouges, pour contrebalancer les milliards de la Terre. Simple question de patriotisme, n’est-ce pas ?

— Casseia ! Vous vous méprenez délibérément ! Je n’ai jamais…

— Il n’entrait pas dans mes projets de procréer si tôt, l’interrompis-je, mais si c’est par patriotisme, c’est autre chose.

Humour ou pas humour, je m’efforçais de rester stoïque. Je portai la main à mon front en ajoutant :

— Dans la crise actuelle, Bithras, tout ce que l’on peut demander à une lapine rouge, c’est qu’elle se couche sur le dos et qu’elle ne pense plus qu’à Mars.

Il fit une grimace écœurée.

— Ce n’est pas du tout drôle, Casseia. Je parlais des difficultés que nous rencontrons dans notre vie privée.

— Il faudra que je mette à jour mes nanos médicales. La duochimie n’est pas la même chez les femmes enceintes.

— Vous vous méprenez complètement sur mes intentions.

Il tendit de nouveau le bras, posa la main sur mon épaule et la fit glisser vers le haut de mon sein sans me quitter des yeux, cherchant à me convaincre que ce n’était pas ce que je croyais.

— Je ne vous plais pas ? demanda-t-il.

Je haussai les sourcils en écartant de nouveau sa main.

— Vous devriez parler à mon père. Il comprend mieux que moi les impératifs familiaux et la haute stratégie politique, surtout en matière d’alliances et… de progéniture.

Bithras laissa retomber ses épaules et agita mollement la main.

— Je vais transférer les documents dans votre ardoise, dit-il. Alice les a déjà.

Il secoua la tête avec une tristesse non feinte et peut-être un regret. Je ne ressentais, pour ma part, ni culpabilité ni apitoiement pour lui.

Je quittai sa cabine l’esprit léger, la tête chavirant un peu. Une femme avertie en vaut deux. Lorsque je fus dans ma cabine, mon humeur légère fit place à la colère. Assise sur mon lit, je donnai des coups de poing si fort sur le matelas que mon derrière se souleva de plusieurs centimètres. Je m’allongeai sur le dos et me mis à compter à l’envers, les yeux fermés, les dents serrées. Il ne se contrôle pas plus qu’un bébé dans ses couches, me disait une voix intérieure calme et froide, la partie de moi-même qui continuait à penser clairement quand j’étais à bout de nerfs.

— Il n’a pas plus de technique qu’un excavateur, murmurai-je tout haut. Il est nul.

Je me rassis en me frottant les yeux et pris une longue inspiration.


Les communications vids ou vocales entre le Tuamotu et Mars étaient trop chères pour qu’on en abuse. Je me contentais d’envoyer des messages de texte, collectivement adressés à ma mère, mon père et Stan. Mais la dernière lettre que j’expédiai, au début du huitième mois de voyage, avant le ralentissement précédant la mise en orbite terrestre, s’adressait uniquement à ma mère.


Chère maman,

J’ai survécu jusqu’à présent, et j’ai bien aimé la plus grande partie du voyage, mais je crains que les messages que j’ai envoyés jusqu’à présent n’aient pas été complètement sincères. L’éloignement par rapport à Mars, les conversations avec les Terros, le fait de regarder travailler Bithras, tout cela me fait prendre de plus en plus conscience du décalage qui existe entre les Terros et nous. Les Martiens sont aveuglés par leurs traditions et leur conservatisme. Ils sont handicapés par leur naïveté. Pauvre Bithras ! Il est passé à l’abordage, comme tu l’avais prédit, une seule fois jusqu’à présent, Dieu merci, en se montrant balourd, direct et sans souplesse. Un homme si érudit, si large d’esprit, si important ! Une amie me disait un jour que les Martiens n’éduquent pas leurs enfants dans les domaines les plus importants de la vie : l’art de courtiser, de se faire des relations, d’aimer. Ils comptent sur la découverte individuelle, sur la méthode des essais et des erreurs, surtout des erreurs. S’il vivait sur la Terre, Bithras serait bon pour une thérapie sociale. Il passerait du temps dans les sims, aurait l’esprit plus clair et améliorerait ses talents. Pourquoi notre sens de l’individualité nous empêche-t-il de corriger nos faiblesses ?

Je passe pas mal de temps en compagnie d’une jeune Terrienne. Elle est vive et a beaucoup d’esprit. Comparée à moi, elle a mille ans. Pourtant, elle n’est âgée, en réalité, que de dix-sept années terrestres. Pour son dix-huitième anniversaire, j’ai l’intention de faire une sim avec elle et d’explorer la bonne vieille Terre à travers ses fantasmes. J’ignore au juste ce que c’est qu’une sim, mais j’ai peur que cela ne me mette mal à l’aise. Pour elle, ce ne sera qu’une formalité, mais j’en suis terrorisée d’avance. Terrorisée. Tu seras peut-être choquée en lisant ces lignes. Mais je m’attends à être tout aussi choquée en le faisant. Je me suis toujours crue, jusqu’à présent, stable et imperturbable, mais je me rends compte que mon innocencemon ignorance – est tout simplement effrayante.

Alice m’avait déjà suggéré d’essayer. J’espère que cela légitimise la chose dans une certaine mesure à tes yeux. Sinon…, comme dit Orianna, mon amie, je ne suis plus une côtelette.


Je codai le message avant de l’envoyer. Avant que maman ait pu répondre, le jour du dix-huitième anniversaire d’Orianna, deux jours avant notre transfert sur une navette qui nous conduirait sur la Terre, nous plongeâmes dans sa sim de contrebande.

— Mieux vaut tard que jamais, me dit Orianna.

Nous étions en train de connecter nos ardoises sur un canal privé, dans la bande passante du vaisseau, pour nous relier l’une à l’autre et toutes les deux avec Alice, qui avait accepté, et même avec enthousiasme, de superviser l’expérience.

— Tu ne m’as pas encore dit en quoi ça consiste.

— C’est un roman à quarante personnages.

— Du texte ?

— On l’appelle roman parce qu’il y a une intrigue et pas seulement du décor. Tu fais partie d’un flux. Tu peux te déplacer d’un personnage à l’autre, mais chaque personnage s’impose à toi. Tu ne penses plus à ta manière. Tu deviens lui. Ce qui ne t’empêche pas d’avoir un point de vue extérieur. En d’autres termes, une partie de toi saura toujours que tu es toi. Ce n’est pas une sim d’immersion totale.

— Ah ?

— Tu peux te retirer quand tu veux. Tu peux sauter, aussi.

— Tu as déjà fait celle-là ?

— Non. C’est pour cette raison que je ne voulais pas passer uniquement par l’ardoise. Alice nous fournira plus de protection et une plus grande précision dans les détails. S’il y a des bogues, elle nous extirpera en douceur au lieu de couper brutalement la connexion. Une décon, ça me donne à tous les coups la migraine.

Ce qu’elle disait m’effrayait de plus en plus. J’envisageais sérieusement de tout laisser tomber, mais en voyant l’enthousiasme d’Orianna tandis qu’elle mettait en place les nanofiches je me sentais honteuse. Si elle pouvait le faire, pourquoi pas moi ?

— Tu arriveras plus vite que moi dans l’action, me dit-elle en me tendant mon câble. Mon programme devra d’abord désactiver mes rehaussements pour établir des liaisons de coopération.

Je plaçai le câble à proximité de ma tempe. Le bout s’allongea de plusieurs centimètres et se colla à ma peau, en se lovant de manière à équilibrer son propre poids. Les poils de mon bras se hérissèrent. Cela évoquait pour moi les préparatifs d’une thérapie majeure. Quelque chose vibra dans ma tempe. Les liaisons nanos étaient en train de se glisser sous la peau, dans le crâne et dans le cortex. Les arborescences s’insinuaient dans les zones principales du cerveau.

— Qu’est-ce qui se passe si ce truc est arraché accidentellement ? demandai-je en tirant légèrement sur le câble avec deux doigts.

— Rien du tout. Les connexions se dissolvent. Toto inoff. Très vieille technique.

— Et s’il y a une bogue dont Alice ne peut pas venir à bout ?

— Elle est capable de reprogrammer n’importe quelle partie de la sim. Elle te gardera quelques secondes avec elle pendant qu’elle fait la réparation.

Elle a raison, me dit Alice à l’intérieur de ma tête.

— Ouah ! m’écriai-je en sursautant.

J’avais déjà fait des LitVids avec Alice, naturellement, mais une liaison directe, cela donnait des sensations très différentes.

Essaie de me parler sans remuer les lèvres et silencieusement.

Comme…

Comme ça ?

Exactement. Détends-toi.

Tu approuves ce genre de chose ?

Toute mon existence, à un poil près, est une sim, Casseia.

J’ai dit à ma mère que nous allions faire ça. Je ne sais pas ce qu’elle va en penser.

Je voyais toujours avec mes yeux. Orianna avait fini de mettre son câble. Elle ferma les paupières. Un muscle tressaillit sur sa joue.

— Prête, dit-elle à haute voix.

Début de la sim dans trois secondes.

Je fermai les yeux. Pour la première fois de ma vie, j’avais la sensation de déconnecter mes oreilles, mes doigts et tout mon corps. L’icône du concepteur apparut : trois entailles rouges parallèles surgissant d’un sol noir, ne représentant aucune société ni aucune compagnie qui me fût familière. Puis l’obscurité totale.

Lorsque je rouvris les yeux, j’avais toute une série de souvenirs nouveaux, auxquels se rattachaient des préoccupations, des projets et des sentiments.

La transition s’était faite si doucement que je n’avais pratiquement senti aucune rupture.

J’étais Boudhara, fille de la famille Saoud de l’Alliance Wahhabite, héritière de l’une des vieilles fortunes de la Terre. Je savais, quelque part, que Boudhara n’avait jamais existé, qu’il s’agissait d’une pure fiction, mais cela n’avait aucune importance. Son monde était réel, plus réel que le mien, avec toute l’intensité que peut prendre l’art exacerbé. Mon rôle dans sa vie commençait cinquante ans dans le passé et se frayait un chemin avec une netteté jamais en défaut à travers sept épisodes riches en péripéties pour se terminer sur son lit de mort dix ans dans le futur.

Les intrigues croisées, la duplicité, les trahisons et le sexe – très discret et peu explicite – ne manquaient pas. Il y avait une profusion de détails sur la vie des wahhabites modernes dans un monde d’incroyants. Boudhara ne faisait pas partie de cette dernière catégorie, mais elle n’était pas non plus conformiste. Elle n’avait pas la vie facile. Ce n’était pas l’impression que j’avais, en tout cas, et l’intensité de ses malheurs, par moments, n’était adoucie que par ma certitude que cela aurait une fin.

Sa mort fut d’une violence inouïe. Elle était étranglée par son amant en proie à un complexe d’infériorité. Mais l’expérience ne fut pas plus révélatrice que le sexe. Mon corps savait qu’il n’était pas mort, de même qu’il savait qu’il ne faisait pas vraiment l’amour.

Après cela, mon esprit flotta dans un espace terminal, gris et puissant, et je sentis la présence d’Orianna.

— Tu peux devenir n’importe quel personnage que tu as vu, me dit-elle. Jusqu’à quatre par séance, quand c’est un penseur qui supervise.

— Nous sommes restées longtemps en sim ?

— Une heure.

J’avais l’impression que cela avait duré plus de temps. Je n’aurais pas su dire exactement combien, mais l’idée me vint, dans mon espace gris, que nous ne nous étions pas rencontrées dans la sim. Tout ce que je trouvai à dire fut :

— Je croyais qu’on devait partager cette sim.

— C’est bien ce qui s’est passé. J’étais ton dernier mari.

— Oh !

Une rougeur m’envahit. Elle avait changé de sexe. Et elle savait que c’était moi. Je trouvais cette idée particulièrement dérangeante. Cela remettait en question un trop grand nombre de mes conceptions de base.

— On peut changer le lieu de l’action, également, me dit-elle. Établir la liaison avec Boudhara par des canaux occidentaux. En faire un personnage secondaire.

— Je voudrais être son perroquet, dis-je en plaisantant.

— C’est hors jeu, fit Orianna.

Elle voulait dire que ce n’était pas dans la sim.

— Dans ce cas, j’aimerais remonter à la surface, déclarai-je.

Ce n’était pas l’expression correcte, mais elle me semblait naturelle.

— Quitter, fit Orianna.

Elle me guida dans la grisaille. Lorsque nous rouvrîmes les yeux, nous étions de nouveau dans la cabine, à des dizaines de millions de kilomètres de deux mondes, ce qui semblait bien monotone en comparaison de la vie que menait Boudhara.

Je sifflai doucement et me frottai les mains pour m’assurer que c’était bien la réalité.

— Je ne sais pas si j’aurai jamais envie de recommencer, murmurai-je.

— Oui. La première fois, c’est sacré. On a tellement envie d’y retourner. La réalité semble fade à côté. Les fois suivantes, c’est beaucoup plus facile de se retirer. Il y a plus de perspective. Autrement, il y a longtemps que ces trucs-là auraient été nibés par la loi. Je ne fais jamais de sims nibées.

— Inhibées ? demandai-je.

— Pirates. Interdites.

— Ah !

Je n’avais pas encore l’esprit tout à fait clair.

— Je n’ai pas appris grand-chose sur la Terre, murmurai-je.

— La dynastie Saoudite a un sacré plomb dans l’aile, hein ? Finies les extravagances de la fortune. Plus personne ne veut de leurs dernières gouttes de pétrole. C’est le summum parmi les sims de fiction. Boudhara est vraiment ma préférée. J’ai fait deux douzaines d’épisodes avec elle. Elle est solide, mais capable de plier. J’adore le passage où elle se présente devant le Madjlis pour le supplier de la laisser absorber les fortunes de ses frères… après leur mort à Bassora.

— Étonnant, commentai-je.

— Tu n’as pas l’air d’aimer, Casseia.

— Laisse-moi le temps de reprendre mes esprits.

— J’ai fait le mauvais choix ?

— Ce n’est pas ça, Orianna.

On ne pouvait pas dire, cependant, qu’elle eût fait un choix très intelligent. Malgré tous ses raffinements, elle était encore très jeune, et j’avais trop souvent tendance à l’oublier.

— J’espérais simplement en apprendre un peu plus sur la Terre normale, et non sur la périphérie, lui dis-je.

— La prochaine fois, peut-être. J’ai des scénarios plus conventionnels, et même des docus. Mais tu peux te les procurer sur Mars.

— Peut-être.

Je n’avais cependant aucune intention de renouveler l’expérience. Sur la Terre, des milliards de personnes dévoraient quotidiennement des sims. Et moi, j’avais du mal à garder mes idées en place après m’être plongée dans une histoire à l’eau de rose.


J’étais avec Allen dans la cabine de Bithras. Il se regardait dans une projection miroir en grommelant :

— C’est le moment que je déteste le plus. Dans quelques jours, ce ne sera plus un exercice, mais un vrai boulet au pied. Et je ne parle pas seulement du poids, bien que ce soit dur à tirer. Ils attendent trop de nous. Ils nous observent sans répit. J’ai toujours peur qu’une nouvelle technologie ne les fasse entrer dans ma tête pendant mon sommeil. Je ne me sentirai mieux que quand nous serons sur le chemin du retour.

— Vous n’aimez pas la Terre, lui dit Allen.

Bithras lui jeta un regard mauvais.

— Je la déteste. Les Terros sont trop gais et trop polis, trop portés sur la technologie. Ils ont des machines pour remplacer le cœur, pour remplacer les poumons, des nanos pour ceci, des nanos pour cela…

— Ce n’est pas tellement différent de Mars, à ce point de vue, murmurai-je.

Il m’ignora. Son conservatisme de base affleurait à la surface. Il fallait qu’il sorte. Mieux cela, me disais-je, que d’essayer encore de me culbuter.

— Ils ne laissent rien en paix, reprit-il. Ni la vie, ni la santé, ni la pensée. Ils remuent tout sans arrêt, ils ont trop de perspectives différentes. Je vous jure que pas une des personnes à qui nous avons affaire n’est un véritable individu. Chacune est une foule en soi, et son jugement est celui d’une foule dirigée par un dictateur bienveillant qu’on appelle l’ego et qui n’est jamais sûr d’être vraiment aux commandes tant il est prudent et rusé.

— Nous avons des gens comme ça sur Mars, fit remarquer Allen.

— Mais je n’ai pas à négocier avec eux, rétorqua Bithras. Vous avez choisi vos immunisations ?

Allen fit la grimace. Je me contentai de rire bêtement.

— Vous les refusez toutes ? s’étonna Bithras.

— Euh…, fit Allen. J’envisageais d’acquérir le virus du langage et de la persuasion.

— La persuasion ? répéta Bithras en nous considérant avec ahurissement.

— Le don du bagout, expliqua Allen.

— Vous êtes en train de vous foutre de moi, tous les deux, nous dit Bithras en repoussant la projection miroir. Voyez de quoi je vais avoir l’air. Mais quelle différence ? De toute manière, ils seront à leur avantage, et moi, dans le meilleur des cas, je serai toujours affreux. C’est ce qu’ils attendent d’un Martien. Vous savez comment ils nous appellent, quand ils ne sont pas trop polis ?

— Comment ? demandai-je.

Orianna m’avait déjà appris plusieurs termes : argilois, rat d’égout, Tharkien.

— Des colons, fit Bithras en détachant chaque syllabe.

Allen ne sourit pas. C’était un mot que personne n’employait jamais sur Mars. On y parlait de pionniers, mais jamais de colons ni de colonisation.

— Une colonie, continua Bithras, c’est quelque chose que l’on cherche à diriger à distance.

Je secouai la tête.

— Croyez-moi, murmura Bithras. Vous avez entendu Alice, vous avez entendu les gens qui sont à bord de ce vaisseau. Écoutez maintenant la voix authentique de l’expérience. La Terre est très équilibrée, la Terre se porte à merveille, mais cela ne veut pas dire que la Terre soit gentille, ni qu’elle nous aime, ni même qu’elle nous respecte.

Je me disais qu’il exagérait un peu. J’étais encore naïvement idéaliste. Après tout, Orianna était une amie, et elle ne ressemblait pas beaucoup à ses parents.

Elle laissait subsister un espoir.


Les cylindres furent tirés et rangés contre la coque. L’univers en rotation se stabilisa. Une grande partie de notre vitesse acquise se perdit rapidement à deux millions de kilomètres de la Terre. Nous restâmes au lit pendant tout ce temps, sous l’étau persistant de deux g de décélération.

À cette distance, la planète mère et la Lune étaient clairement visibles d’un seul regard. À mesure que les jours passaient, le spectacle devenait de plus en plus charmant.

La Lune était de pur argent à côté du quartz et du lapis de la Terre. Il n’y a pas de planète plus belle, dans le Système solaire, que la Terre. J’avais l’impression de la voir telle qu’elle était des milliards d’années plus tôt. L’éclat intermittent des plates-formes captives autour de l’équateur, qui puisaient l’énergie électrique à même le champ magnétique de la planète, ne diminuait aucunement mon émerveillement. C’était un lieu magique, le lieu où tout avait commencé.

L’espace d’un instant, pas trop longtemps mais suffisamment tout de même, je partageai le point de vue terrocentrique. Mars était minuscule et insignifiante au regard de l’histoire. Nous exportions très peu sur la Terre, nous importions peu, notre contribution se résumait à peu de chose. Nous étions une puissance plus politique que géographique. Nous étions tout petits. Une piqûre d’insecte insistante sur la joue de la puissante mère qui avait depuis longtemps ramené au bercail son autre enfant prodigue, la Lune.

Orianna et moi, nous passions tout le temps que nous pouvions à admirer la Terre et la Lune entre deux questionnaires des douanes. J’avais fini de remplir mes demandes d’immunisations destinées à bloquer le travail d’éducation conviviale des microbes améliorés qui flottaient dans l’air de la Terre.

J’étais remplie d’excitation. Allen était comme moi. Bithras boudait et parlait peu.

Cinq jours plus tard, nous nous retrouvâmes en transit sur la station orbitale principale en orbite basse, Peace III, où nous devions prendre un engin qui, s’appuyant sur une atmosphère épaisse, nous descendrait sur la Terre vers le magnifique coucher de soleil que nous admirions.


Même à présent, à soixante années et dix mille années-lumière de distance, mon cœur bat plus vite et mes yeux se remplissent de larmes au souvenir de mon premier jour sur la Terre.

Je me rappelle, comme une succession d’instantanés vivaces, la confusion du hall des douanes sur Peace III, où les passagers de deux vaisseaux formaient des queues flottantes délimitées par de petites lumières rouges. Orianna et moi nous nous étions dit rapidement au revoir, après avoir échangé nos numéros de référence individuels. Le mien venait de m’être attribué en tant que touriste, et le sien avait été changé en numéro d’adulte, dépourvu de toutes les restrictions précédentes. Nous nous étions promis de nous appeler dès que tout serait réglé, quelle que soit la durée des opérations. Il fallait transférer Alice II du Tuamotu à la station en la portant au bras, convaincre les douaniers qu’elle ne contenait pas de marchandises en violation de la Loi du Réseau Mondial de 2079, refuser poliment, en vertu de notre statut diplomatique, l’offre de l’officier de contrôle des penseurs de la scanner pour déceler des éléments étrangers dont nous pourrions ne pas être au courant, obtenir nos visas diplomatiques sous la tutelle des États-Unis, traverser le couloir de la Porte de la Terre aux parois tapissées d’œuvres d’art créées par des enfants de la planète mère, s’introduire dans le sas de la navette de transfert, trouver son siège en même temps que soixante autres passagers, fixer des yeux, durant dix minutes, l’image en gros plan et en direct de la Terre, se détacher de la plate-forme, descendre, sentir le hublot, à côté de moi, devenir brûlant au toucher, être ballottée par un océan d’air assez violent pour me faire agripper les bras de mon fauteuil, lapin rouge rentrant à la maison, cœur battant, aisselles mouillées d’attente et d’une angoisse particulière : serai-je à la hauteur ? La Terre peut-elle m’aimer, moi qui ne suis pas née dans Sa maison ?

Le coucher de soleil glorieux, rouge et orangé, l’arc enveloppant comme un collier les superbes épaules bleu et blanc de la Terre, entrevue à travers des éclairs flamboyants d’ionisation rouge tandis que nous rebondissions, ralentissions et descendions dans le vaste lac artificiel près d’Arlington, dans le vieil État de Virginie. La vapeur d’eau monta, blanche et bouillonnante, tandis que nous roulions doucement sur le dos, exactement comme les premiers astronautes attendant qu’on vienne les chercher. Des arbeiters remorqueurs aussi gros que le Tuamotu flottaient sur l’onde bleue. De l’eau ! Toute cette eau ! Les remorqueurs saisirent notre navette dans leurs pinces délicates et nous entraînèrent vers les terminaux de la rive. D’autres navettes tombaient plus loin, venues de la Lune ou de plates-formes orbitales, leur impact adouci par les torches projetant sur le grand bassin d’énormes gerbes d’écume et de vapeur.

Allen me tenait la main et je la serrais fort. Nous étions frère et sœur d’émerveillement et de peur. Face à nous, de l’autre côté de l’allée centrale, assis à côté d’une Alice soigneusement rembourrée et arrimée, Bithras était perdu dans ses pensées, l’œil vague et l’air morose.

C’était maintenant que notre vrai travail commençait.

Nous n’étions pas seulement des Martiens, des lapins rouges embringués dans quelque improbable virée, nous étions des symboles de Mars, destinés à connaître une célébrité temporaire, enrobés de l’enthousiasme manifesté par les citoyens de la Terre à l’égard de leurs visiteurs d’une autre planète. Nous allions être les hardis pionniers regagnant la civilisation porteurs d’un message au Congrès des États-Unis. Nous aurions le sourire aux lèvres et la bouche close face à dix mille questions posées par les LitVids. Nous ferions des réponses aimables à des demandes ridicules. Que ressent-on quand on revient au pays ? Ridicule, mais pas si ridicule que ça. Mars était mon pays, et elle me manquait déjà dans ce merveilleux cadre exotique, mais…

Je connaissais aussi la Terre.

Quittant la navette, nous installâmes Alice sur le chariot loué, et elle put bientôt nous suivre.

Presque tout le monde préféra marcher au milieu des chênes et des érables, au milieu des prairies de pâturin résistant. C’était la première fois que nous respirions du grand air. Nous traversâmes ainsi Ingram Park, qui portait le nom du premier être humain qui eût foulé le sol de Mars, Dorothy Ingram. Dorothy, je comprends ce que tu as ressenti. Je humai l’air, humide d’une récente averse, et vis les nuages qui arrivaient du sud, riches de pluie généreuse. Au-dessus d’eux, le bleu d’un œil de chat, sans limite, sans dôme ni paroi ni verre.

Je te connais. Mon sang te reconnaît.

Allen et moi, nous fîmes dans l’herbe quelques pas de valse autour du chariot d’Alice. Bithras sourit d’un air tolérant en se rappelant comment la première fois avait été pour lui. Nos pitreries confirmaient le statut de reine de la Terre. Nous étions ivres d’elle.

— Je ne rêve pas ? demanda Allen.

J’éclatai de rire, je le serrai dans mes bras et nous dansâmes de nouveau sur le moelleux tapis d’herbe.

La duochimie nous servait bien. Nous pouvions nous tenir droit en pesant plus de deux fois et demie notre poids habituel. Nous nous déplacions rapidement sur des jambes et des pieds qui ne nous causaient aucun tiraillement, aucune douleur. Pour le moment, tout au moins. Et avec tout ça, nous gardions l’esprit clair.

— Regarde le ciel ! m’écriai-je d’une voix rauque.

Bithras s’avança entre nous.

— Les yeux de la Terre vous observent, murmura-t-il.

Cela nous calma un peu, mais je me fichais pas mal des caméras Lit-Vids qui enregistraient les arrivants. Que la Terre connaisse ma joie.

Mon corps savait où j’étais. Il avait déjà été là avant ma naissance. Mes gènes m’avaient faite pour cet endroit. Mon sang portait en lui la mer, mes os portaient en eux la terre. La terre de la Terre. Mes yeux étaient faits pour la lumière jaune du jour de la Terre et pour le bleu du ciel de la Terre et aussi pour la nuit miroitante sous l’éclat de la Lune et de Mars.

Nous passâmes au milieu de journalistes, humains et arbeiters. Bithras répondit pour nous très diplomatiquement, un large sourire aux lèvres, nous sommes contents d’être de retour, nous sommes sûrs que les entretiens avec les gouvernements de la Terre, nos partenaires dans le développement de l’arrière-cour solaire, seront agréables au possible. Il se montra très bon et je l’admirai. Tout était pardonné, presque oublié. Après les journalistes, dans un hall de réception privé, nous fîmes la connaissance de notre guide, une superbe femme à la voix chaude et légèrement voilée, nommée Joanna Bancroft. Elle était tout ce que je n’étais pas. Cependant, je l’aimai tout de suite. Je n’arrivais pas à croire que je pourrais détester un jour quelqu’un qui vivait sur ce monde béni.

Sortis de l’astroport, nous prîmes une voiture automatique envoyée par la Chambre des Représentants. Bancroft nous accompagna. Elle nous demanda de quoi nous avions besoin et fournit à nos ardoises les programmes mis à jour. Alice avait droit, en tant qu’invitée, à un accès gratuit à la Bibliothèque du Congrès. La voiture s’attacha à une servo-route parmi dix mille autres véhicules asservis, trains mille-pattes et camions de transport. J’écoutais attentivement tous les bruits, mais la pluie tombait sur les vitres et les arbres et luisait d’un beau vert foncé contre la grisaille. Lorsqu’il y eut une accalmie, je demandai si je pouvais baisser ma vitre.

— Naturellement, fit Joanna avec un beau sourire de ses lèvres pulpeuses et de ses joues bien remplies.

La voiture baissa la vitre.

Je sortis la tête pour sentir la brise, reçus quelques grosses gouttes sur le visage et les paupières, tirai la langue et goûtai à la pluie. Joanna se mit à rire.

— Les Martiens sont extraordinaires, dit-elle. Vous avez l’art de nous faire apprécier ce que nous qui vivons ici considérons comme acquis.

Nous qui vivons ici.

Ces mots m’avaient glacée. Je jetai un regard à Bithras et il haussa les sourcils ainsi qu’un coin de sa bouche. Je compris son message muet.

La Terre ne nous appartenait pas. Nous étions des invités, présents selon le bon vouloir complexe des grandes entités politiques, les véritables propriétaires et gestionnaires de la planète mère.


Joanna nous conduisit dans la Grande Krète de la Tour, un immense complexe vert et blanc de vingt mille maisons, hôtels et commerces conçus pour rendre service à des visiteurs venus de toute la Terre et, quasiment comme une arrière-pensée, de l’espace également. La krète couvrait deux kilomètres carrés du site où le redoutable Pentagone s’était jadis élevé, au centre des formidables défenses des vieux États-Unis d’Amérique.

On nous avait réservé des chambres dans la suite présidentielle du Grand Hôtel du Potomac, au pied de la muraille nord de la Tour, avec vue sur le fleuve.

Joanna nous quitta après s’être assurée que nous ne manquions de rien. Allen et moi nous restâmes plantés au milieu de la suite, hésitant sur ce que nous devions faire après. Bithras se mit à marcher de long en large en fronçant les sourcils. La suite était encore en train de faire la démonstration de ses capacités. Chambres, lits et mobilier nous donnaient un festival de décors et d’agencements. Les LitVids défilaient sous nos yeux. Lesquelles allions-nous choisir, quelle présentation ludique ou éducative voulions-nous réserver ? Les arbeiters se présentèrent devant nous par trois sur deux rangs, en livrée d’apparat typiquement terrienne : costume de velours vert et de soie noire, petit chapeau rouge. Sur Mars, les arbeiters ne portaient que leur peau de plastique, de céramique et de métal.

Nous fîmes nos choix, maladroitement, aussi vite que possible. Bithras nous laissa faire, Allen et moi. Il s’était laissé choir dans un fauteuil qui, finalement, s’était stabilisé dans le style suédois du XXe siècle.

— Sacrées mœurs, ces Terriens, murmura-t-il. Si seulement ces foutues chambres voulaient se tenir tranquilles !

— Aucune chance, fit Allen.

Il regarda par la baie à vision directe qui dominait le fleuve. Au-delà, la capitale des États-Unis de l’Hémisphère Occidental était visible entre les krètes réparties le long des rives virginiennes du Potomac. Rien à Washington DC proprement dit ne pouvait s’élever plus haut que le dôme du Capitole. C’était la loi depuis des siècles. J’avais hâte de me promener à travers le Mall, les parcs et les vieux quartiers, sous les arbres qui déployaient leur feuillage comme des moquettes vertes ondoyantes.

— Il pleut toujours, fis-je remarquer, fortement impressionnée.

— C’est de la bruine, je pense, me dit Allen. Il faudra que nous révisions notre vocabulaire météorologique.

— Météorologique, répétai-je d’une voix grave, et nous éclatâmes de rire.

Bithras se leva en s’étirant nerveusement.

— Nous avons huit jours avant de passer au Congrès, dit-il. Dans trois jours, les entretiens commencent avec les sous-commissions du Sénat et de la Chambre des Représentants. Cela nous laisse deux jours pour nous préparer et rencontrer nos partenaires des MA, plus un pour faire du tourisme. Je suis trop énervé et épuisé pour commencer aujourd’hui. Je reste ici avec Alice. Vous avez quartier libre.

Allen et moi nous nous regardâmes.

— Nous allons marcher un peu, déclarai-je.

— Tout juste, fit Allen.

Bithras secoua la tête comme si nous lui faisions pitié.

— La Terre m’use vite, murmura-t-il.


Le ciel s’était éclairci lorsque notre sertax arriva à Washington DC. Allen et moi, qui avions plutôt gardé nos distances durant le voyage, étions maintenant à tu et à toi, comme frère et sœur. Nous avions en commun le vent, l’air frais et vif, le soleil sur la figure et surtout, glorieux spectacle, les cerisiers en fleurs. Ils fleurissaient une fois par mois, même en hiver, nous apprit-on. Les touristes voulaient voir ça.

— Ce n’est pas naturel, tu sais, me dit Allen. Avant, ils fleurissaient seulement au printemps.

— Je sais, lui dis-je en faisant la moue. Ça m’est égal.

— Il y a des arbres en fleurs sur Mars, murmura-t-il d’un air de reproche. Pourquoi nous extasier particulièrement devant ceux-là ?

— Parce qu’il n’y a pas un seul arbre sur Mars qui pousse à ciel ouvert et tende ses branches vers le soleil.

L’astre du jour baignait de sa douce chaleur nos visages et nos bras nus. La brise était rafraîchissante. La température variait de seconde en seconde. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser, et merde pour la politique et les hasards de la naissance, que j’étais amoureuse de la Terre et que celle-ci me le rendait.

La journée était splendide. Je me sentais en pleine forme. Avec Allen, nous flirtâmes, mais pas sérieusement. Nous nous attablâmes à une terrasse pour boire un café, déjeunâmes de bonne heure, allâmes à pied jusqu’au Washington Monument, grimpâmes jusqu’en haut des longues marches (j’ignorai les tiraillements douloureux dans mes jambes) et redescendîmes pour marcher encore. Flânant le long du bassin dont les eaux ressemblaient à un miroir, nous nous arrêtions de temps en temps pour voir passer des joggeurs transformés qui filaient comme des lévriers.

Nous lûmes attentivement les leçons d’histoire en projection et grimpâmes les marches du Lincoln Memorial. Puis nous nous figeâmes devant la statue géante d’Abraham Lincoln. Je contemplai longtemps son visage triste et las, ses mains noueuses. Je ne m’attendais pas à sentir mes yeux s’embuer à la lecture des mots écrits à côté de lui, inspirés par la guerre de Sécession durant laquelle il était Président et qui finit par le tuer.

Les gens dévorent leurs dirigeants, me disais-je. Le roi doit mourir.

Allen avait un point de vue différent.

— Il voulait forcer l’Amérique du Sud à faire allégeance, dit-il. Politiquement, il est beaucoup trop terro pour mon goût.

— Il n’y a pas d’esclaves sur Mars, lui rappelai-je.

— Ne fais pas attention à moi, murmura-t-il. J’ai toujours pris le parti des victimes.

Nous retournâmes au bord du bassin pour voir le soleil se coucher.

— Que penserait Lincoln des lapins rouges ? me demanda Allen.

— Que penserait-il de l’union aujourd’hui ? répliquai-je.

Malgré quelques problèmes avec ma duochimie – nous forcions un peu trop –, le grand air m’enivrait. Toute cette architecture à ciel ouvert, tout le poids de l’histoire…

Nous retournâmes à la krète pour dîner avec Bithras au restaurant principal de l’hôtel. La nourriture y était encore meilleure qu’à bord du Tuamotu. La plupart des aliments étaient frais au lieu d’être nanos, et je cherchai à faire la différence. J’eus l’impression de la déceler.

— Ça a un goût terreux, je pense, dis-je à mes compagnons par-dessus la nappe blanche et les chandeliers en argent.

— Un parfum de moisi, approuva Allen. C’était vivant il n’y a pas si longtemps.

Bithras faillit s’étrangler.

— Ça suffit ! dit-il en toussant.

Allen et moi nous échangeâmes des sourires de conspirateurs.

— Il ne faut pas nous conduire en provinciaux, fit Allen.

— Je me conduirai comme j’en aurai envie, grommela Bithras.

Mais il n’était pas fâché. C’était simplement une affirmation.

— Le vin est bon, dit-il en levant son verre. Buvons aux lapins rouges hors de leur élément.

Nous levâmes nos verres avec lui.

En regagnant nos appartements, sortant de l’ascenseur, Bithras me prit le bras et m’attira vers lui. Voyant cela, Allen s’empressa de faire la même chose de l’autre côté. J’eus d’abord l’impression d’être un objet de litige entre deux chiens en rut. Mais je compris l’intention d’Allen.

Bithras serra les lèvres et me lâcha le bras. Allen l’imita aussitôt et je lui lançai un regard de gratitude.

Bithras se conduisit, après cela, comme si rien ne s’était passé. Et il ne s’était, effectivement, rien passé. La soirée avait été trop agréable pour que quiconque pût penser autrement.


— Je vis ici depuis vingt-sept ans, nous dit Miriam Jaffrey en nous invitant à entrer chez elle. Mon mari est devenu éloï il y a dix ans, et je crois, sans en avoir la certitude, qu’il est sur Mars. Quelle ironie ! Je suis martienne sur la Terre et il est terro sur Mars.

Bithras et Allen s’installèrent, sur son invitation, dans des fauteuils du vaste salon. La fenêtre donnait sur les vieilles krètes de Virginie et sur des gratte-ciel encore plus anciens. Nous étions dans la partie sud de la Grande Krète de la Tour, face à notre hôtel.

— Je suis toujours curieuse quand je rencontre des lapins rouges, dit-elle en s’asseyant à côté de Bithras, dont elle semblait avoir à peu près l’âge. J’adore me tenir au courant des changements là-bas. Non pas que j’envisage d’y retourner un jour. Je suis trop habituée à la Terre, à présent. J’ai peur d’être devenue terro.

— Notre séjour a été passionnant, jusqu’ici, lui dit Allen.

Elle redressa fièrement la tête. Ses longs cheveux noirs retombaient sur de minces épaules carrées que révélait une ample robe en coton vert.

— Je suis heureuse que vous ayez pu prendre un peu de temps sur votre programme, que j’imagine extrêmement chargé, ajouta-t-elle.

— Tout le plaisir est pour nous, fit Bithras en se tortillant pour caler ses fesses entre les coussins à ajustement automatique. Ça ne risque rien, maintenant ?

— Aucun problème, fit Miriam en se redressant, l’air soudain grave.

— Bon. Il faut qu’on parle sérieusement. Casseia et Allen, sachez que Miriam n’est pas juste une figure mondaine. C’est la Martienne la mieux informée de la Terre pour tout ce qui touche aux affaires washingtoniennes.

Miriam battit modestement des paupières.

— Elle suit la tradition d’une longue lignée d’hôtesses de cette ville, qui connaissent et reçoivent tout le gratin. Elle a été, dans le passé, d’une assistance sans égale au MA de Majumdar.

— Merci, Bithras, murmura-t-elle.

Il sortit son ardoise d’une poche de sa chemise et la plaça devant elle.

— Nous avons amené avec nous une copie d’Alice, dit-il. Elle est dans la chambre d’hôtel.

— Elle est protégée contre les derniers gadgets ?

— Nous le pensons. Nous avons refusé qu’elle soit scannée par les douanes.

— C’est bien. Elle est de fabrication terro, naturellement. Il y aura toujours un petit soupçon.

— Je fais confiance à Alice. Elle a été examinée par nos meilleurs spécialistes, qui l’ont trouvée entièrement conforme aux spécifications.

— D’accord, fit Miriam d’une voix qui indiquait qu’elle n’était pas entièrement convaincue. Mais tu dois savoir que les penseurs sont généralement trop bien intentionnés et innocents pour comprendre les motivations de la Terre. C’est surtout vrai pour ceux qu’on autorise à l’exportation – ou à l’émigration, si tu veux.

— C’est exact, reconnut Bithras. Mais elle ne fait que conseiller. Elle ne commande pas.

J’écoutais cet échange dans un état de choc.

— Vous êtes une espionne ? demandai-je naïvement.

— Par les étoiles, certainement pas ! fit Miriam en riant.

Elle se tapa sur les cuisses puis redressa théâtralement la tête, lançant ses cheveux en arrière, laissant une main sur un genou, une épaule plus basse que l’autre.

— Vous l’avez vraiment cru, n’est-ce pas ?

— Nous aurons une entrevue, plus tard dans la journée, avec les représentants de Cailetet et de Sandoval, annonça Bithras.

— Cailetet s’est un peu agité dans les brancards, ces derniers temps, fit Miriam. Ils ont racheté des parts et des filiales des autres MA. Ils cherchent à réduire leurs risques dans le marché libre de la Triade.

— Je ne m’attends pas à ce qu’ils me fournissent des réponses, déclara Bithras, mais j’agite le drapeau, pour ainsi dire. Nous sommes disposés à continuer de parler.

Miriam estima que cela ne pouvait pas faire de mal.

— Je te préviens quand même, dit-elle. Je n’ai jamais vu Cailetet agir de cette manière. On dirait que quelque chose leur fait peur.

— J’aimerais en savoir plus sur ces membres de la commission des affaires spatiales, fit Bithras en lui tendant son ardoise.

Des noms dansèrent devant ses yeux, accompagnés d’icônes politiques et d’identifiants de famille et de groupe social. Miriam étudia la liste d’un air songeur.

— Ce sont des gens bien, dit-elle. Droits. Au-dessus de la plaque.

Je cherchai discrètement dans mon ardoise la signification de l’expression « au-dessus de la plaque ». La définition s’afficha : 1. Calme et imperturbable. 2. Qui ne se laisse pas impressionner par la hiérarchie.

Ce sont des personnes dévouées à leur travail, qui n’ont pas fait de faux pas depuis que je suis ici, continua Miriam. Les élus de la Terre sont une espèce à part, comme tu le sais déjà.

— C’est exact. Nous avons eu des rapports avec quelques-uns d’entre eux sur Mars dans le cadre des gouvernements de district et…

— La différence, c’est que les élus de la Terre sont thérapiés, l’interrompit Miriam. À l’exception de John Mendoza, qui figure sur ta liste. Il est à la tête d’une minorité au Sénat. C’est un mormon. Les Terros n’ont pas réservé à Dauble une réception très chaleureuse, mais le groupe de Mendoza a organisé une réception en son honneur avec Deseret Espace. Ce sont eux qui l’ont hébergée ici durant quelques semaines. Pour l’interroger sur Mars, j’imagine.

— Ils n’ont pas de vues sur la planète, en tout cas, fit Bithras.

— Peut-être pas, mais Mendoza va te demander pourquoi tu n’es pas prêt à accorder à la Terre un plus grand contingent de ressources de la Ceinture contrôlées par Mars, et pourquoi tu refuses d’entrer dans le groupe de Gestion des Ressources Solaires. Deseret Espace a jeté quelques passerelles vers la Verte Idaho, qui a fini par s’intéresser à l’économie spatiale. Toutes deux sont en train d’établir des liens officiels avec la GAEO, en court-circuitant les États-Unis.

Bithras annota la transcription des commentaires de Miriam puis releva la tête en disant :

— Nous avons également besoin de renseignements sur Cuba, Hispaniola, le Nouveau-Mexique et la Californie.

— Tout cela est déjà sur ta liste, répliqua Miriam.

Elle plissait le front en tapotant son ardoise d’un ongle très long. Je m’aperçus soudain qu’il y avait une vid en train de défiler sur cet ongle. J’aurais été curieuse de savoir ce que c’était.

— Je vais te dire ce que je sais, dit-elle. Ma bibliothèque te transmettra le reste.

Nous l’écoutâmes et partageâmes ses données durant les deux heures qui suivirent. Lorsqu’elle eut fini, Bithras reprit son masque d’homme du monde, et Miriam parut réceptive. Ce fut un soulagement pour moi.


Les entrevues avec Cailetet et Sandoval, qui se déroulèrent dans notre suite, furent cordiales et totalement improductives. Le syndic associé de Cailetet Terre laissa entendre qu’ils n’envisageaient pas forcément de soutenir nos propositions d’unification et que Cailetet Mars avait donné son accord sans aval à l’échelle triadique.

Après cela, Bithras se montra agité. Presque inconsciemment, il se collait à moi, sans cesser de me frôler. Allen le regardait faire avec inquiétude. Je l’ignorais stoïquement.

Apparemment, Miriam ne lui suffisait pas. Et la pression montait, montait.


Le lendemain matin, seule dans ma chambre, j’eus un problème avec ma duochimie. Nausées, frissons, mon métabolisme essayait de s’adapter aux exigences du programme de la manière qui lui semblait la meilleure. Cela ne dura qu’une heure. Je me sentis beaucoup mieux ensuite. La gravité me sembla moins oppressante, plus naturelle.

Je regardai le Potomac et le Mall qui s’étendait au-delà. L’air était cristallin, avec de hauts nuages cotonneux qui flottaient dans le ciel. Washington DC n’était plus qu’un village, ses monuments et son vieux Capitole surmonté d’un dôme n’étaient que des grains de riz au milieu des bruns et de la verdure qui l’entouraient.

Vastes, froids et hostiles intellects…

Un sourire niais se peignit sur mon visage. J’étais une Martienne, venue envahir la Terre.

Alice présenta son rapport. Confortablement installés dans le salon de notre suite, nous passâmes en revue les points principaux. Bithras attira notre attention sur certains éléments cruciaux avant de murmurer :

— Ce n’est pas très encourageant.

— Le besoin de centralisation de la gestion des ressources solaires se fera peut-être sentir de manière aiguë dans une quinzaine d’années terrestres, déclara Alice. Il est généralement admis que la Terre a besoin d’un objectif d’envergure pour garder intacte toute sa vigueur économique et psychologique. Cet objectif – ce point de focalisation social – ne peut être que l’exploration interstellaire à grande échelle.

Allen se montra perplexe devant une telle affirmation.

— Vous dites que c’est admis par toute la Terre ? Tout le monde est d’accord ?

— Un consensus existe au sein des groupes qui prennent les décisions cruciales dans la Triade. Particulièrement au niveau de la direction des grandes alliances.

— Nous allons faire l’objet de pressions destinées à nous faire participer à l’effort général, qu’il y ait ou non des retombées positives pour Mars, déclara Bithras.

— Les faits rendent cette conclusion plus qu’évidente, commenta Alice.

Bithras se laissa aller en arrière dans son fauteuil.

— Rien qui puisse nous empêcher de poursuivre notre chemin. Mais vous ne trouvez pas cela un peu trop évident ? ajouta-t-il.

Il semblait perturbé.

— Il n’y a pas assez de substance pour tirer d’autres conclusions, déclara Alice.

— C’est à peu près ce que disaient certains des passagers avec qui j’ai discuté, intervins-je.

— Emballez, c’est pesé, fit Bithras en se mordant la lèvre inférieure d’une manière qui le faisait ressembler à un bouledogue. Demain, j’ouvre les discussions, et vous en ferez partie. Je veux que vous compreniez pleinement ce que nous avons le droit de dire et quelles concessions nous avons le droit de faire à chaque étape de la négociation. (Il se redressa.) Désormais, vous êtes plus que des assistants stagiaires. Vous représentez la planète Mars à naître. Vous êtes des diplomates.

Nous jouâmes notre rôle. Nous nous rendîmes à des soirées et à des réceptions, nous en donnâmes deux de notre côté, nous rendîmes visite aux directeurs des grandes compagnies et aux agences temp, nous assistâmes à des banquets organisés par des groupes de soutien à Mars.

Miriam supervisa la réception donnée à notre hôtel. Je passai des heures à bavarder avec des extraplanétaires, à écouter leurs histoires sur l’ancienne Mars et à répondre de mon mieux aux questions qu’ils posaient sur la nouvelle Mars. Est-ce que Mackenzie Frazier a finalement réussi à unir les MA canadiens de Syrte ? Que sont devenues les familles Prescott et Ware à Hellas ? Ma sœur vit toujours sur Mars, dans Vallès Marineris Sud, mais elle ne répond jamais à mes lettres. Savez-vous pourquoi ?

La plupart du temps, je ne pouvais que sourire en arguant de mon ignorance. Il n’y avait pas de centralisation des messages ni de banque de données accessibles à partir de la Terre. Je pris note, dans mon ardoise, de demander à Majumdar de créer un bureau central. C’était excellent pour les relations publiques. Les ex-Martiens de la Terre pouvaient constituer pour nous des alliés précieux. Nous ne les utilisions pas assez, à l’exception, bien sûr, de Miriam.

Profitant d’un moment de répit dans la réception, je demandai à cette dernière combien de fois les MA de Mars l’avaient contactée directement.

— Environ une fois par an, me dit-elle avec un sourire.

Je répondis que c’était lamentable, et elle me tapota l’épaule en murmurant :

— Nous sommes des créatures trop confiantes, à la mentalité trop insulaire. Lorsque vous repartirez d’ici, vous ne saurez que trop bien contre quoi nous nous battons et quel chemin il nous reste à parcourir pour être dans le coup.

Je notai dans mon ardoise que Majumdar ferait bien de demander à Miriam de lui réserver par contrat l’exclusivité de ses jugements, mais n’était-ce pas contradictoire avec l’esprit d’unité que nous faisions tant d’efforts pour acquérir ?

Lors de nos visites aux permanences des membres du Congrès, je ne tardai pas à remarquer un manque d’attention évident face aux allusions répétées de Bithras à la teneur possible de nos propositions. À la fin de cette pénible journée de porte à porte, Bithras était d’une humeur sombre et massacrante.

— On dirait qu’ils s’en fichent, dit-il en prenant le verre de vin que lui tendait Allen dans le salon de notre suite. Je ne comprends pas ce qui se passe.


Le matin, il y avait les interviews des LitVids et des réseaux, organisées par un studio du Capitole. L’après-midi, c’étaient d’autres interviews dans un studio de l’hôtel. Venaient ensuite les déjeuners avec les financiers qui écoutaient en souriant mais sans rien promettre puis, finalement, les dîners avec les membres des états-majors du Congrès, pleins de curiosité et d’enthousiasme, mais qui révélaient peu et ne promettaient pas plus que les autres.

Quelques visites d’écoles, à Washington et en Virginie, généralement sur les réseaux édus à partir de notre chambre d’hôtel. Un saut en train en Pennsylvanie pour rencontrer les Amis Amish de la Terre Sylvane, qui avaient fini par accepter l’usage des ordinateurs mais pas celui des penseurs. Puis retour à Washington, visite guidée de la Bibliothèque du Congrès et du Musée Smithsonien de l’Air et de l’Espace.

La Bibliothèque du Congrès des origines était scellée dans de l’hélium, accessible uniquement, aujourd’hui, en combinaison pressurisée. On ne nous proposa pas d’y entrer. Les arbeiters allaient et venaient dans ses galeries, conservant et gérant ses milliards d’ouvrages et de périodiques sur papier. Elle avait cessé d’accepter les exemplaires papier en 2049. La plupart des recherches se faisaient maintenant à partir des archives électroniques, qui remplissaient une petite salle située à quelques centaines de mètres sous l’ancienne bibliothèque. Alice absorbait tout ce dont elle pouvait avoir besoin, mais même ses immenses capacités de mémoire auraient vite été saturées si elle avait voulu tout enregistrer.

Au Musée de l’Air et de l’Espace, nous prîmes la pause pour la postérité au pied de la réplique grandeur nature du premier véhicule spatial qui s’était posé sur Mars, le Captain James Cook. J’avais vu l’original quand j’étais toute petite, avec mon école. Pour moi, la réplique était plus impressionnante, sous son dôme transparent, que l’original, qui se dressait en plein air à Elysium.

La Terre avait trop de choses à nous montrer. Nous étions en danger d’être épuisés avant l’arrivée du jour crucial.

Nous entrâmes dans la salle des audiences, tout en pierre majestueuse et bois foncé, avec des fauteuils en similicuir noir. Bithras, Allen et moi nous nous étions délibérément habillés à la mode martienne conservatrice. Alice était sur son chariot poli de fraîche date.

Avec nos vêtements synthés et nos physiques non modifiés, nous devions ressembler à des péquenots sortis tout droit d’une comédie Lit-Vid. Mais nous fûmes respectueusement accueillis par cinq sénateurs de la Commission permanente du Système solaire et des Affaires spatiales pour les Régions proches de la Terre. Durant quelques minutes, nous bavardâmes avec les sénateurs et quelques membres de leurs états-majors. L’atmosphère était courtoise mais guindée. De nouveau, j’eus l’impression de quelque chose d’anormal. Bithras devait ressentir la même chose, car ses narines palpitaient tandis qu’il prenait place derrière une longue table en érable. Allen se pencha vers moi pour me demander :

— Pourquoi ne sommes-nous pas entendus par la commission au complet ?

J’ignorais la raison. Je m’assis à gauche de Bithras, sur une chaise en bois. Allen s’assit à sa droite. Alice fut reliée au penseur du Sénat, Harold S., qui servait le Congrès depuis soixante ans.

La galerie était vide. De toute évidence, il s’agissait d’une séance à huis clos.

Le sénateur Kay Juarez Sommers, du Nouveau-Mexique, présidente de la commission, ouvrit la séance en frappant la table d’un petit coup de son marteau.

— Je souhaite la bienvenue à nos distingués visiteurs de Mars, dit-elle. Vous ne pouvez pas savoir quel effet cela fait, même aujourd’hui, à une vieille Terro comme moi. J’ai peut-être besoin de rehaussements pour mon imagination. Je sais que certains collègues le pensent depuis longtemps…

Elle avait environ soixante-quinze ans, mais il était difficile de juger sur les apparences lorsque celles-ci étaient souvent le résultat d’un choix. Petite et noueuse, les traits nets et simples, la voix douce, austèrement vêtue de noir et de gris, le sénateur Juarez Sommers n’avait pas choisi les voies les plus faciles dans sa vie, et elle refusait les transformations physiques visibles.

Il y avait autour de la table les sénateurs John Mendoza, de l’Utah, grand de taille, peau chocolat, carrure massive et imposante, David Wang, de Californie, blond clair, teint doré, visiblement transformé, et enfin Joe Kim, de la Verte Idaho, taille moyenne, cheveux gris, affichant une perpétuelle expression de suspicion, à moins que ce ne fût du discernement.

— Mr. Majumdar, comme vous pouvez le constater, cette séance se déroule à huis clos, déclara Juarez Sommers. Nous avons fait venir, pour entendre votre déposition, des membres importants de la Commission permanente. Nous nous exprimerons sans détours, car notre temps est limité. Nous sommes désireux de savoir quels progrès Mars est prête à réaliser dans les cinq ans pour parvenir à l’unification.

— Nous avons à faire face à de nombreux obstacles, répondit Bithras. Et tous ne sont pas d’origine martienne.

— Pourriez-vous être un peu plus explicite ?

Bithras décrivit les interactions complexes entre l’organisation financière des MA et la politique. Les ressources martiennes n’étaient exploitées qu’à deux pour cent environ. Les compagnies qui avaient leur siège sur la Terre et des filiales sur Mars contrôlaient, avec les MA basés sur la Lune, quinze pour cent du capital martien et dix pour cent des ressources exploitées. Les MA de Mars recherchaient fréquemment des capitaux de sources triadiques extérieures. Des liaisons temporaires s’établissaient ainsi, et les sources extérieures avaient de plus en plus leur mot à dire dans les affaires intérieures de Mars. Tout le monde semblait avoir au moins un doigt dans le gâteau martien. Mettre de l’ordre dans des intérêts aussi disparates était une tâche plus que difficile. C’était un véritable cauchemar. Et la tâche était compliquée par la réticence des MA prospères et rentables à se soumettre à une autorité centrale.

— Est-ce que les MA de Mars ont le sentiment d’avoir des droits inaliénables, des droits d’entreprise, si l’on peut dire, indépendamment des besoins de leurs membres individuels ? demanda le sénateur Mendoza, de l’Utah.

— Rien de si arrogant, répondit Bithras. Les Multimodules Associatifs fonctionnent plutôt comme des groupes de petites entreprises ou familles que comme les compagnies de la Terre appartenant à leurs employés. Les membres de nos familles sont tous actionnaires, mais ils n’ont pas le droit de vendre leurs parts à des intérêts extérieurs. On n’entre dans les familles que par le mariage, la naissance ou une élection spéciale. Le transfert par élection ou par mariage vous retire tous vos droits dans votre MA d’origine. Au sein de la famille, seuls les échanges de crédits de travail se pratiquent. Il ne s’agit pas d’argent à proprement parler. Et les investissements en dehors de la famille se font sous la responsabilité des directeurs financiers du syndic.

Les sénateurs paraissaient s’ennuyer à mort. Bithras se hâta de conclure.

— Je pense que tous ces principes vous sont assez familiers. Ils sont également en vigueur sur la Lune et dans les Ceintures.

— La connaissance d’un mécanisme suppose la capacité de le changer, déclara Mendoza.

— Notre témoin vient d’admettre qu’il existe des réticences, fit remarquer le sénateur Wang, de Californie, en regardant ses collègues, le front plissé.

— Le Multimodule Associatif de Mr. Majumdar a lui-même manifesté de sérieuses réticences avant d’accepter l’éventualité d’une unification, déclara Juarez Sommers. Peut-être pourrait-il nous éclairer sur la nature de ces réticences et sur la manière de passer progressivement à une nouvelle organisation sociale sur sa planète.

Bithras pencha la tête sur le côté avec un petit sourire, pour prendre acte de sa soudaine promotion au rang de témoin réticent.

Nous travaillons dur, depuis longtemps, à déterminer notre propre destin, commença-t-il. Nous nous comportons en individus indépendants et libres, dans la perspective de notre avantage mutuel. Notre nature ne nous incite pas à placer nos destins et nos vies entre les mains d’entités qui ne sont pas directement responsables devant nous.

— Vos Multimodules Associatifs se nourrissent de cette illusion depuis des décennies, intervint le sénateur Joe Kim, de la Verte Idaho. Êtes-vous en train de nous dire que c’est vraiment ainsi que fonctionnent les institutions de Mars ? Par l’interaction directe de chaque individu avec les autorités des familles ?

— Non, fit Bithras.

— Vous possédez certainement un système judiciaire auquel tous les MA souscrivent. Comment traitez-vous vos non-thérapiés, vos inadaptés ?

— Ne croyez-vous pas, sénateur, que nous nous écartons légèrement de notre sujet ? demanda Bithras avec un sourire.

— Faites-moi plaisir, répondez-moi, demanda Kim en consultant l’ardoise posée devant lui.

Bithras se montra obligeant.

— Ils ont leurs droits. Si leur inadaptation est jugée sévère, leurs familles essaient de les persuader de demander de l’aide. Une thérapie, si nécessaire. Si leur… euh… crime sort des limites de leur famille, on peut les faire comparaître devant les juges du Conseil, mais…

— Les Martiens ne sont pas amoureux des techniques de thérapie, articula Mendoza en nous regardant tour à tour. Et certains d’entre nous, dans l’Utah, partageons leurs doutes.

— Nous n’embrassons pas ce concept comme si c’était une mode, précisa Bithras. Nous n’y sommes pas non plus opposés par principe.

— Nous pensons que, peut-être, une amélioration de la mentalité des Martiens en tant qu’individus pourrait conduire à l’acceptation d’une organisation sociale plus efficace, déclara Juarez Sommers en jetant à Mendoza un regard où perçait l’irritation.

— Le sénateur a le droit de penser ainsi, murmura tranquillement Bithras.

Cette ligne d’interrogatoire fut abandonnée. Les sénateurs s’accordèrent quelques instants de répit, peut-être pour conférer avec Harold S., puis reprirent leurs questions.

— Vous savez sans doute que les alliances majeures de la Terre ont exprimé leur regret de voir que Mars était si en retard, déclara Juarez Sommers. Il y a même eu des mouvements d’humeur, et il a été question de sanctions économiques. Mars est très dépendante de la Terre, si je ne me trompe, en ce qui concerne ses approvisionnements essentiels ?

— Pas exactement, madame, répliqua Bithras.

Elle savait aussi bien que nous que ce n’était pas le cas. Elle voulait en venir quelque part, mais je ne voyais pas où.

— Vos Multimodules Associatifs conduisent-ils leurs affaires uniquement avec leurs propres cerveaux, ou utilisent-ils des penseurs ? demanda-t-elle.

— Nous nous appuyons sur nos penseurs, mais les décisions sont prises par nous, bien sûr, fit Bithras. Exactement comme ici… au Congrès. Je ne pense pas que votre Harold S. soit plus qu’un conseiller écouté.

— Tous ces penseurs sont fabriqués sur la Terre, continua Juarez Sommers.

— Dans quelques années, nous fabriquerons les nôtres.

Bithras baissa les yeux vers la table. Il frotta nerveusement du doigt le bord de son ardoise. Son visage s’était légèrement empourpré quand elle avait proféré ce qui pouvait passer pour une menace voilée.

— La nanotechnologie martienne, de l’avis général, a dix ans de retard sur celle de la Terre. Vos installations industrielles sont à l’avenant, poursuivit Juarez Sommers.

— Oui.

— Les entreprises de la Terre et les sociétés nationales de brevets répugnent à céder des licences nanos à une société aussi peu centralisée que la vôtre.

— Les Martiens ne se sont jamais livrés à la contrebande technologique. Ils n’ont jamais enfreint aucune réglementation sur les brevets. Nous exerçons une stricte surveillance, dans tous les MA, sur tout ce qui concerne le respect des licences et le paiement des droits. Nous ne nous sommes jamais opposés à des contrôles ni à des inspections de la Terre dans toutes les entreprises qui travaillent sous brevet ou copyright.

— Mais le concept existe, et cela nuit à l’industrie et au développement de Mars, n’est-ce pas ?

— En toute humilité, murmura Bithras, permettez-moi de vous dire que nous subvenons largement à tous nos besoins.

Ce qu’il oubliait de préciser, c’était que le concept le plus répandu sur Mars voulait que la Terre cherche à rogner les ailes du développement économique de Mars, pour mieux le tenir sous sa coupe.

— Votre planète n’a donc pas envie de grandir ? demanda Mendoza, les yeux élargis d’étonnement. Les dirigeants de Mars – les syndics des MA et les gouverneurs des districts – ne veulent pas se joindre à l’effort général de la Triade ?

— Au mieux de nos possibilités, oui. Mais que la Terre ne s’attende pas à ce que Mars lui cède ses droits et ses ressources, ou qu’elle se vende pour devenir soumise aux caprices de son acheteur.

Mendoza se mit à rire.

— Mes collègues et moi nous n’y songerions jamais. Nous avons trop envie de nous ménager un endroit où nous pourrions nous réfugier si nous n’étions pas réélus.

— Parle pour toi, John, lui dit Juarez Sommers.

La discussion s’éparpilla alors sur des points de détail, sans importance. Dix minutes durant, les sénateurs bombardèrent Bithras de questions dont les réponses, tout le monde le savait, figuraient dans leurs ardoises. L’exercice eut le don de me mettre les nerfs à fleur de peau.

Cette première séance, qui n’aboutit à aucune conclusion, dura quarante-sept minutes.

La deuxième, le lendemain, en présence des mêmes sénateurs, dura quinze minutes. On nous laissa un sursis de huit jours avant l’audience finale, sans qu’il soit précisé à aucun moment si nous aurions affaire ou non à la Commission au complet.

Jusqu’à présent, personne n’avait demandé à Bithras de soumettre ses propositions. La chose ne semblait pas avoir d’importance. Nous avions fait le voyage pour entendre des plaisanteries polies mais désagréables, des menaces voilées et des questions remarquablement anodines.


Allen et moi nous fîmes ensemble un petit recyclage duochimique et prîmes une bière le soir de la seconde audience. Bithras était allé directement dans sa chambre.

— Qu’est-ce que tu en penses ? demandai-je.

Il ferma les yeux d’un air las et se renversa dans son fauteuil, les jambes allongées devant lui.

— C’est une perte de temps, me dit-il.

— Ils se comportent comme s’ils n’avaient aucun plan.

— Ni plan ni rien d’autre.

— C’est exaspérant.

— Ce n’est qu’une couverture. Une diversion.

— Qu’est-ce que vous entendez par diversion ?

Bithras venait d’arriver en pyjama, ébouriffé, en se frottant les yeux comme un petit enfant.

— Donnez-moi un peu de ça, dit-il en faisant claquer ses doigts en direction du flacon d’entretien duochimique. J’ai les jointures qui craquent.

— Nous vous avons réveillé ?

— Avec des murs pareils ? C’est silencieux comme un tombeau, là-dedans. J’ai fait un foutu cauchemar. Je déteste les sims.

Nous ne savions pas qu’il avait fait une sim. Il s’assit, et Allen lui remplit une tasse qu’il avala avec force mimiques.

— Oui, dit-il. Miriam m’a persuadé d’essayer une sim avec elle. C’est quelque chose d’horrible.

J’aurais été curieuse de savoir de quelle sorte de sim il s’agissait.

— Nous étions en train de discuter de ces audiences, lui dit Allen.

— Vous avez parlé d’une diversion. Vous pensez que ces séances avec la Commission c’est du pipeau ?

— J’ai mes soupçons.

— Oui ?

— La GAEO.

Bithras fronça les sourcils.

— Notre calendrier ne prévoit pas de rencontre avec des représentants de la GAEO.

— Nous ne sommes pas assez importants pour eux ? demanda Allen.

J’étais un peu perdue dans tout ça.

— Et si nous…, commençai-je, mais Bithras leva la main pour m’arrêter.

— Wang et Mendoza représentent la Commission permanente du Sénat auprès de la GAEO, déclara Bithras. Parti majoritaire et minorité.

Allen hocha gravement la tête.

— Messieurs, je suis dans la poussière, déclarai-je.

Bithras se tourna vers moi pour me parler comme à un enfant.

— Certains disent que les États-Unis abandonnent leurs intérêts dans l’espace à la GAEO dans son ensemble. Les MA qui ont des contrats et des relations commerciales avec les États-Unis sont censés, désormais, répondre directement à l’autorité de la GAEO.

— Quelle différence pour nous ? demandai-je.

— La GAEO, dans son ensemble, est beaucoup plus agressive que les États-Unis en ce qui concerne la question de l’exploration spatiale. Elle est plus impliquée dans ce domaine que n’importe quelle autre alliance. Mais il y a, au sein de la Grande Alliance Est-Ouest, de nombreuses petites nations et entreprises qui ne possèdent aucune implantation spatiale. Et elles en veulent. Si Mars s’unit, il nous faudra établir des relations avec la GAEO sur de nouvelles bases. Leurs partenaires les moins importants voudront que nous leur vendions une part de notre gâteau. Et ils nous offriront en échange…

Bithras se pinça le nez et plissa le coin des yeux pour se concentrer.

— Que peuvent-ils nous offrir ? demanda-t-il.

— Le statu quo, murmura Allen.

— Le statu quo. Nous leur donnons une plus grande part dans l’exploitation des ressources du Système solaire, et en échange l’alliance s’abstient d’absorber complètement Mars et les MA.

— C’est ce qui arrivé à la Lune, fit Allen.

— C’est horrible, déclarai-je. Et vous vous attendez à tout ça simplement parce qu’ils vous ont posé des tas de questions brutales ?

Bithras agita les mains.

— Les indices sont minces, je le reconnais.

Allen semblait électrisé par ces affreux scénarios.

— Nous n’aurions aucune chance de l’emporter dans un affrontement de ce genre, dit-il. Si nous réalisons l’union, et si nous sommes forcés de nous intégrer à une alliance, quelle qu’elle soit, notre puissance au sein de cette alliance sera forcément proportionnelle à notre population, qui…

— Excepté en ce qui concerne les nations fondatrices, comme les États-Unis, l’interrompit Bithras. Nous formerions la base du totem.

Il finit de vider sa tasse d’entretien duochimique. Allen lui offrit une bière, qu’il accepta.

— Dans quinze ou vingt ans, peut-être moins, si Alice voit juste, quatre-vingt-dix pour cent des nations de la Terre, quelle que soit l’alliance dont elles font partie, seront profondément intéressées par la Grande Vague en direction des étoiles.

— Ne devrions-pas nous y intéresser aussi ? demanda Allen en se penchant en avant, les mains nouées devant lui comme un pénitent.

— Au prix de notre héritage planétaire ? De notre âme ? demanda Bithras.

— La totalité de la race humaine… C’est un noble objectif, murmura Allen.

Bithras saisit la balle au bond.

— C’est sûr qu’il semble noble, pour un monde assoiffé de progrès, de développement et de changement. Mais nous serions dévorés tout crus.

— Quel est l’objet de tout cela ? demandai-je.

Bithras haussa les épaules.

— Si nos spéculations sont correctes, et si notre visite ici a un sens, nous allons rencontrer, avant de repartir, des représentants de la GAEO, mais en privé. Cette audience à huis clos n’est qu’un prétexte. Les politiques ne sont pas encore en place, inutile d’ouvrir le débat en public, inutile, aussi, de mener des négociations à long terme en faisant semblant de ne pas voir ce que serait la situation plus tard. Mendoza et Wang ne sont que des sentinelles. La raison pour laquelle nous avons été convoqués ici n’est peut-être qu’une fiction commode. Nous risquons de nous laisser surprendre le pantalon baissé. Je suis venu ici avec des propositions. Mais ils vont peut-être vouloir nous forcer à signer un accord ferme.

Il tendit la main à Allen, qui la serra vigoureusement.

— Bien pensé, Allen. À leur place, c’est ce que j’aurais fait.

Tout en les regardant échanger leur poignée de main, je sentis monter en moi une flamme de jalousie. Serais-je capable, un jour, de nourrir des pensées politiques aussi contournées, de me lancer de cette manière dans le vide conjectural et d’impressionner Bithras ?

Je frappai Allen sur l’épaule, leur souhaitai bonne nuit et me retirai dans ma chambre.


Le lendemain matin, tandis que je buvais mon café avec Bithras dans le salon et que nous discutions du programme de la journée avec Alice, nos ardoises tintèrent simultanément. Allen sortit de sa chambre et nous comparâmes nos messages.

Toutes les audiences prévues devant la commission du Sénat étaient annulées. Les entretiens préliminaires avec des sénateurs et des membres du Congrès de différents États étaient également annulés, à l’exception d’une seule rencontre avec Wang et Mendoza, prévue pour la fin de notre troisième semaine.

Soudain, nous n’étions plus que des touristes.

L’hypothèse GAEO avait pris du corps.


Je fus vite fatiguée des réceptions et des soirées. J’avais envie de voir la planète, de me promener seule, au hasard, libre de toute responsabilité. Mais nous passions le plus clair de notre temps à discuter avec des gens curieux ou bien intentionnés, à établir des contacts et à prêcher la bonne parole. Miriam, fidèle à sa réputation, nous faisait rencontrer les personnalités les plus influentes d’Amérique du Nord.

Elle organisa une deuxième et somptueuse soirée – aux frais de Majumdar – où elle invita des artistes, des acteurs des sims, des magnats de l’industrie, des directeurs de société, des ministres des alliances et des ambassadeurs. Je n’avais jamais imaginé que je verrais un jour autant de visages célèbres au même endroit. Les LitVids brillaient par leur absence. Le but était que nous soyons à l’aise, que les conversations soient détendues et la nourriture agréable. L’occasion était fournie à Bithras de présenter une série de propositions et de marchés.

La réception se tenait chez Miriam. Le mobilier et le décor avaient été redisposés pour dégager le maximum de place. Nous arrivâmes parmi les premiers. Miriam me prit à part en passant un bras maternel autour de mon épaule.

— Ne soyez pas trop impressionnée par tous ces gens, me dit-elle. Ils sont humains et particulièrement sensibles au charme exotique. Profitez-en ma chère. Vous allez voir ce soir des gens très séduisants.

Elle m’adressa un sourire onctueux.

Je n’allais certainement pas faire moisson de partenaires à une soirée politique. Mais je lui rendis son sourire en lui disant que j’allais m’amuser et en me promettant de le faire.

Les invités arrivèrent par paquets, agglutinés autour des figures les plus en vue. Allen, Bithras et moi nous séparâmes pour répondre chacun de son côté à une pluie de questions. Pourquoi avions-nous fait tout ce chemin ? Pourquoi les Martiens étaient-ils si réfractaires aux grands courants artistiques ? J’ai entendu dire que plus de cinquante pour cent des Martiennes accouchaient encore, vous ne trouvez pas ça extraordinaire ? Est-ce le cas dans votre famille ? Que pensez-vous de la Terre ? N’est-ce pas une serre culturelle étouffante ?

Généralement, après avoir eu leur réponse, ils s’éclipsaient discrètement pour aller vers un autre groupe.

Bien que tous ces gens fussent célèbres à un titre ou à un autre, Miriam s’était arrangée pour n’inviter aucune des personnalités que j’aurais eu vraiment envie de rencontrer. Aucun de mes auteurs préférés n’était présent. C’était peut-être parce que j’aimais plutôt les Lits que les Vids. Aucun des politiciens que j’avais étudiés n’était là. La majorité des gens qui fréquentaient ces soirées mondaines étaient des viveurs. Washington attirait toujours des hordes de personnalités flamboyantes, mais mes goûts n’allaient pas de ce côté-là.

Bithras semblait tout à fait dans son élément. Il remplissait merveilleusement ses obligations. Durant presque toute la soirée, il fut entouré de dirigeants de sociétés qui avaient des vues sur Mars. Je remarquai quatre Pakistanais qui attendaient patiemment leur tour : deux hommes en costume gris traditionnel et deux femmes, la première en sari orange brillant et la seconde vêtue d’un ensemble trois-pièces flottant, gris foncé. Quand leur tour arriva, Bithras leur parla en panjabi et en ourdou. Cela le rendit encore plus exubérant.

Allen passa devant moi en me faisant un clin d’œil.

— Ça file ? me demanda-t-il.

Nous étions hors de portée d’oreille des autres, dans un coin où je m’étais réfugiée pour boire un fond de jus de fruits.

— Chiant, lui dis-je tout bas. Où est Bithras ?

Il avait quitté la salle.

— Je crois qu’il est en train de parler du bon vieux temps avec les Pakistanais, me dit Allen. Comment fais-tu pour t’ennuyer ici ? Il n’y a que du beau monde.

— Je sais. C’est ma faute.

— Hum. Tu préférerais sans doute faire les Adirondacks à vélo, ou bien…

— Tu me mets l’eau à la bouche.

— Et le devoir ? L’honneur, la planète ?

Il me quitta pour aller se mêler à un nouveau groupe.

Bithras fut de retour dix ou quinze minutes plus tard, en grande conversation avec l’une des Pakistanaises. Elle l’écoutait attentivement, en hochant fréquemment la tête. Il était radieux. Je me sentis heureuse pour lui. Mais je ne comprenais pas un mot de ce qu’ils se disaient.

La foule occupait maintenant tout l’espace disponible, mais les invités continuaient d’arriver en nombre. Miriam allait d’un groupe à l’autre, glissant un mot ici et là, dirigeant les gens vers le buffet. Un vrai chien de berger mondain.

Certains de ceux qui arrivaient maintenant étaient plus qu’exotiques à mes yeux. Un musicien d’Hawaii accompagné de trois jeunes femmes coiffées de bérets noirs étroitement ajustés nous enleva une partie de la vedette. Je l’avais vu dans les LitVids. Il s’appelait Attu. Maigre et décharné, le regard intense, il portait un costume noir austère. Il avait lié ses perceptions à celles des trois femmes, vêtues de blanc vaporeux, qu’il appelait ses sœurs. Toutes les dix minutes, ils se rejoignaient, se prenaient par la main et échangeaient toutes leurs expériences. Elles ne disaient pas un mot. Attu était leur adducteur. Je les évitai. Cette sorte d’intimité (et de domination mâle implicite) me donnait le frisson. Je ne comprenais pas pourquoi Miriam les avait invités.

La soirée tirait à sa fin et la foule commençait à diminuer. Je vis l’un des Pakistanais s’approcher de Miriam. Elle se hissa sur la pointe des pieds pour regarder autour d’elle. Puis elle secoua la tête et partit à la recherche de quelque chose. L’intuition n’avait rien à voir avec l’idée que ce quelque chose était Bithras.

Je me dégageai poliment d’un groupe de banquiers et me dirigeai vers un couloir qui donnait sur plusieurs chambres. Je ne voulais pas me montrer importune, mais j’avais comme un pressentiment.

Une porte s’ouvrit soudain. La Pakistanaise sortit en me bousculant. Le regard furieux, elle s’éloigna dans un froissement de sa longue robe grise. Bithras sortit un instant plus tard, les yeux hagards, en se mordant la lèvre inférieure. En m’évitant, il murmura :

— Ce n’est rien, ce n’est rien. Il ne s’est rien passé.

Regroupés à l’entrée, les Pakistanais discutaient avec animation. Ils firent du regard le tour des invités restants, repérèrent Bithras. L’un des deux hommes voulut s’avancer dans sa direction, mais les femmes le retinrent et ils partirent tous les quatre.

Miriam demeura quelques instants devant la porte, hésitante. Bithras s’était assis dans un fauteuil, le regard dans le vague. Puis il se leva lentement pour aller se chercher à boire. Comme moi, il ne prenait que du jus d’orange.

Personne ne parla. Une heure plus tard, nous prîmes congé.


Bithras passa les dix heures suivantes enfermé dans sa chambre, toutes lumières éteintes. Nous lui passions ses repas à travers une porte à peine entrebâillée. Il nous lançait des regards d’ours et la refermait aussitôt. Allen et moi nous occupâmes ces moments à étudier les derniers rapports d’Alice sur la GAEO et sur la GAHS.


Le lendemain matin, Bithras sortit de sa chambre en peignoir de bain, les mains sur les hanches.

— Il est temps de prendre quelques vacances, nous dit-il. Vous avez deux jours. Quartier libre. Soyez de retour dans cette chambre samedi prochain à sept heures.

— Vous prenez aussi du repos ? lui demanda Allen.

Il secoua la tête en souriant.

— J’ai de nombreuses conversations prévues avec un tas de gens. Si nous n’étions pas des enfants en la matière, nous aurions prévu toute une équipe de négociateurs. Mais personne n’a voulu financer.

Il avait craché avec mépris les trois dernières syllabes. Ses yeux étaient cernés. Sa peau était devenue grise sous l’effet du stress.

— Je ne peux pas prendre toutes les décisions moi-même, dit-il. Je refuse d’engager la politique d’une planète entière. C’est une nouvelle ère qui s’ouvre dans nos relations avec la Terre… (il agita les mains en l’air comme pour imiter un vol d’oiseaux), il faudra des jours et des jours pour faire le point avec les autres syndics et les gouverneurs. Alice remettra à plus tard ses embrassades avec Jill. Elle me conseillera. Mais votre présence ne ferait que me distraire. Si je ne trouve pas un moyen de tout ramener à notre avantage, je démissionnerai de mon poste de syndic.

Son sourire se fit sardonique.

— Vous pouvez jouer leur jeu. Ils pensent que nous sommes des provinciaux prêts à leur tomber tout cuits dans le bec. Et c’est peut-être vrai. Vous jouerez très bien le rôle. Acceptez les interviews si on vous en propose. Dites que je suis abasourdi et désorienté, que je ne sais plus vers qui me tourner. Nous sommes indignés de la manière dont on nous reçoit ici, nous trouvons les manières des Terriens incroyablement grossières.

Il s’assit et se prit le menton à deux mains.

— Ce n’est peut-être pas si loin de la vérité, conclut-il.


J’appelai Orianna au numéro privé qu’elle m’avait donné et lui laissai un message. Moins de deux heures plus tard, elle me répondit et nous prîmes rendez-vous à New York. Allen avait ses propres projets. Il prenait l’avion pour le Népal.

Une heure avant mon départ de l’hôtel, je me sentais étourdie et apeurée. Je me demandais comment nous allions être reçus sur Mars si nous échouions dans notre mission. Que penseraient nos familles ? Si Bithras tombait, ma carrière au service du MA de Majumdar serait-elle finie avec lui ?

En choisissant de suivre Bithras, j’étais devenue actrice dans une gigantesque guerre des nerfs. Il me semblait clair que nous étions en train de la perdre. Je m’en voulais de m’être laissé prendre entre deux mondes. Je détestais le pouvoir et l’autorité. La responsabilité était pour moi un poids misérable et accablant. J’allais peut-être faire partie d’un échec aux dimensions historiques retentissantes. Je risquais de faire honte à ma mère, à mon père et à tout mon MA.

J’avais la nostalgie des terriers et des étroites galeries de Mars, où ma jeunesse était confinée en sécurité.


Je savais qu’il existait des cités plus vastes et plus peuplées, mais New York, avec ses cinquante millions d’habitants, produisait sur le lapin que j’étais une sensation de claustrophobie jamais éprouvée. Ma peur de l’inconnu fit place à la crainte d’être purement et simplement happée puis digérée.

Avec ses cinq cent vingt-trois ans, New York avait un aspect à la fois ancien et moderne. Je quittai Pennsylvania Station au milieu d’une foule bigarrée dont la concentration dépassait tout ce que j’avais jamais vu en un seul lieu. Debout à l’angle d’une rue, je regardai passer sous la brise glaciale des cohortes de gens piétinant la neige fondue.

Dans son architecture, New York avait préservé une bonne partie de son héritage historique. Pourtant, rares étaient les bâtiments qui n’avaient pas été reconstruits ou remplacés au moins une fois. Les nanos s’étaient insinuées dans les ossatures et les murs, le sol et les fondations d’origine, transformant le câblage électrique et les fibres, modifiant le tracé des canalisations d’arrivée et d’écoulement d’eau, laissant derrière elles des bâtiments refaçonnés dans des matériaux originaux de meilleure qualité ainsi que de nouvelles infrastructures de métal, de céramique et de plastique. Rien ne semblait conçu globalement ; tout avait été assemblé et même réassemblé morceau par morceau, bloc par bloc, immeuble par immeuble.

Bien entendu, beaucoup des bâtiments qu’un New-Yorkais considérait comme modernes étaient en réalité plus vieux que n’importe lequel des terriers de Mars.

Même les gens avaient été reconstruits de l’intérieur. Malgré l’état de confusion où je me trouvais, ils me fascinaient. Citoyens nouveaux du vieux New York ; transformés à la peau luisante comme du marbre poli, noir, blanc ou rose. Lorsqu’ils passaient, je voyais briller leurs yeux dorés, argentés ou bleus qui lançaient des regards pénétrants à la fois amicaux et provocateurs. Ils avaient adopté, pour un mois ou un an, un corps sur mesure à la chair modelée comme de l’argile, reflet d’un statut ou d’une catégorie sociale. Certains étaient laids comme la contestation, d’autres minces et austères, d’autres encore grands et forts et… terriens.

Au-dessus de la rue, des lumières clignotaient. Les arbeiters aériens me rappelaient les fées qui défilaient à la queue leu leu dans les vids de mon enfance ou, plus fantastique encore, me faisaient penser à d’énormes lucioles. Les arbeiters sillonnaient la ville dans d’étroits couloirs souterrains ou aériens. Des cabines automatiques suivaient les rubans vitreux incrustés dans l’asphalte, le béton et les nanopierres des rues.

Ce que New York avait de plus fascinant à mes yeux était que tout cela pût fonctionner.

La plupart des New-Yorkais se soumettaient à la nanomédecine, thérapie du corps comme de l’esprit. En général, ils étaient en bonne santé, mais les arbeiters médicaux patrouillaient néanmoins les rues à la recherche des quelques rares non-thérapiés qui risquaient, même aujourd’hui, par négligence ou perversité autodestructrice, de tomber malades. Les maladies humaines avaient été virtuellement éliminées, remplacées par les contagions du savoir, contre lesquelles j’avais choisi de m’immuniser. Les New-Yorkais, comme la plupart des Terros, vivaient dans un bouillon d’informations lui-même vivant.

L’air était saturé des dernières nouveautés en matière de langue, d’histoire et de culture. Virus et bactéries se déversaient de robinets publicitaires placés à des endroits stratégiques. On pouvait aussi se faire contaminer dans des cabines d’information capables de fournir au New-Yorkais fibré tout ce qu’il avait envie de savoir. L’immunisation empêchait l’apparition de réactions nuisibles chez les visiteurs naturels, non habitués au bouillon.

Le soleil disparut derrière une large krète cubique du New Jersey. Les lumières s’allumèrent, déversant leur flot doré dans la bruine légère.

Des images publicitaires jaillirent des murs, icônes obsédantes qui n’avaient pas beaucoup de signification pour moi. La vente ciblée était devenue une science élaborée. On payait les consommateurs pour qu’ils portent sur eux des transpondeurs communiquant leurs intérêts aux publimurs, qui ne leur présentaient que ce qu’ils pouvaient avoir envie d’acheter : produits divers, LitVids personnalisées, dernières sims, calendriers des événements en direct. Être consommateur devenait un moyen répandu de gagner de l’argent ; certains New-Yorkais faisaient un véritable métier de s’exposer à la publicité, changeant d’identité chaque fois qu’ils allaient dans un autre quartier, troquant les crédits d’achat ainsi gagnés contre des revenus supplémentaires.

Faute de transpondeur, je ne voyais, planant au-dessus de ma tête tels d’étranges insectes, que les icônes projetées par les différentes compagnies.

D’après ce qu’on m’avait enseigné en gespol à l’UMS, les systèmes économiques de la Terre étaient devenus si complexes au XXIe siècle que seuls les penseurs pouvaient les modeler. Et comme les penseurs eux-mêmes devenaient de plus en plus compliqués, les schémas économiques gagnaient aussi en complexité, si bien que le point d’équilibre sur lequel reposait tout le système n’était pas plus gros qu’une tête d’épingle.

Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que la psychologie culturelle jouât un rôle clé dans la stabilité économique.

— Casseia !

Orianna était perchée sur un muret, scrutant les lointains par-dessus la foule. Nous nous embrassâmes au bord du passage pour piétons.

— Comme je suis contente de te retrouver ! Tu as fait bon voyage ?

Je me mis à rire en faisant non de la tête, encore ivre de tout ce que je venais de voir.

— J’ai l’impression d’être un…

— Un poisson hors de l’eau ? murmura Orianna en souriant.

— Un oiseau en train de se noyer, plutôt !

Elle éclata de rire.

— Calcutta te tuerait !

— Inutile d’y aller, dans ce cas.

— Je vais t’emmener dans un endroit tranquille. Un appartement qui appartient à ma mère, dans la 64e Rue Est. C’est un quartier historique. Toute une bande d’amis voudrait faire ta connaissance.

— Je n’ai que quelques jours.

— Aucun problème ! C’est choco ! Tu passes même dans les LitVids. Tu es au courant ?

— Si je le suis !

Nous prîmes une autocabine. Orianna afficha les nouvelles sur son ardoise. Elle s’était branchée sur un réseau mondial et passait en revue tout ce qui avait un rapport avec notre visite. Les visages de Bithras, Allen et moi-même flottaient dans la cabine comme des têtes de poupées. Des condensés de textes et des icônes défilaient au ralenti afin de laisser à mes yeux le temps de s’accoutumer. Je ne saisissais pas les deux tiers de ce qui se disait. La GAEO et la GAHS s’étaient jointes à l’Eurocom pour proposer une approche mondiale de ce qu’il était convenu d’appeler la question martienne : la réticence ou l’incapacité des Martiens à chevaucher la Grande Vague.

— Tu es en train de te faire pré-embrouiller, murmura joyeusement Orianna.

J’étais horrifiée.

Les sous-titres détaillaient nos vies personnelles et nous représentaient comme la fine fleur de la diplomatie martienne. Cette dernière remarque semblait ironique, mais j’étais vraiment incapable de saisir leurs allusions.

— Ma chère, tu es une célébrité, me fit remarquer Orianna. Une pionnière. La Petite Maison dans le Planum. Ils adorent ça !

Je portais moins d’intérêt à ce qui se disait sur moi qu’au contexte fourni par mon ardoise. La GAEO, qui était en tête des autres alliances, entamerait les négociations avec Mars dès l’achèvement de ce que le gouvernement des États-Unis qualifiait de « conversations courtoises » avec les membres de la Commission permanente du Congrès.

J’avais un rôle à jouer. Plus je serais sous le choc, meilleure serait la représentation.

— C’est affreux, déclarai-je en plissant le front. Quelle grossièreté ! Quel manque de savoir-vivre ! Je n’aurais jamais cru cela de la Terre.

— Allons, allons ! fit Orianna en plissant le front par solidarité.

La cabine s’arrêta devant un immeuble de pierre et d’acier de sept étages. La lumière qui se reflétait sur les portes vitrées était éblouissante. La porte s’ouvrit soudain avec un chuintement. Orianna me précéda allègrement en fendant la foule qui encombrait le hall.

— Quand mes amis et moi nous en aurons fini avec toi, tu seras prête pour n’importe quoi ! me dit-elle. Nous ne venons pas souvent ici, ajouta-t-elle tandis que nous quittions l’ascenseur.

Ses longues jambes, dans le couloir devant moi, évoquaient une pouliche impatiente. Elle ne ralentit son allure que pour me permettre de la rattraper.

— Maman nous a laissé les lieux pour quelques jours, dit-elle. Mon habe est exactement la même que celle de Paris. Je l’ai eue quand j’étais toute petite.

La porte de l’appartement 43 n’avait rien d’agressif : simples panneaux de bois avec numéro en laiton. Orianna y appliqua la paume de la main et elle s’ouvrit vers l’intérieur.

— Il y a une invitée ! s’écria-t-elle.

Devant nous s’ouvrait un boyau circulaire gris avec une bande de passage blanche. La structure s’enfla autour de nous, informe.

— Bienvenue. Qu’est-ce que tu préfères, Orianna ? demanda une voix masculine au timbre doux.

— Un décor fantaisie traditionnel, pour notre invitée. Dis à Bof et Ola de se lever pour faire la connaissance de ma copine.

Le boyau façonna rapidement un décor couleur crème avec des dorures. Une armoire en bois de rose s’ouvrit pour recevoir mon manteau et le châle d’Orianna.

— Régence anglaise, expliqua cette dernière. C’est l’idée que se fait Ola du style traditionnel.

Bof et Ola… cela sonnait très choco. Je me demandais si j’allais regretter d’être venue.

— Ne t’arrête pas aux noms, fit Orianna en transformant le séjour en quelque chose d’encore plus Régence. Mes copains sont fous de vernage. Qu’ils travaillent ou qu’ils jouent, ils passent leur temps à s’inventer des noms. Je ne sais même pas comment ils s’appellent en réalité. Je me demande si leurs parents le savent.

— Mais pourquoi ?

— C’est un jeu. Avec deux règles. Personne ne sait ce que ta fais, et tu ne fais jamais rien d’interdit.

— Ça n’enlève pas tout le charme de la crypto ?

— Ouah ! de la crypto ! Vergogne ! Désolée, mais ça ne se dit plus. J’évite les mots à double tranchant. Nous appelons ça verner.

— Tu ne m’as pas répondu, insistai-je.

— Non, déclara Orianna d’un air songeur. Ce qui est interdit est mal. Ce qui est mal est stupide. Faire l’idiot, c’est un jeu en soi, mais aucun de mes copains n’y joue. Ah ! Voilà Ola.

Celui dont il était question entra par une double porte. Il était vêtu d’un pantalon et d’une chemise en jean délavé. Il mesurait deux mètres, à quelques centimètres près, et portait dans ses bras un chat solaire tacheté de vert et de blanc.

Orianna fit les présentations. Ola me sourit en s’inclinant légèrement puis me tendit sa main libre. Il semblait assez naturel, bel homme mais sans plus, un peu timide. Il s’assit en tailleur sur le tapis d’Orient. Le chat solaire commença à jouer sur un motif représentant un jardin persan. Une lumière s’éclaira au-dessus de nous, baignant l’animal de son éclat rond. Il miaula de plaisir et s’étira sur le dos.

— Nous sortons ce soir, annonça Orianna. Où est Bof ?

— Il dort, je crois. Il a passé les trois derniers jours à travailler sur une commande.

— Eh bien, réveille-le !

— Réveille-le toi-même, fit Ola.

— Avec plaisir.

Orianna bondit de sa chaise et retourna dans le hall. Nous l’entendîmes tambouriner sur la porte.

— Elle aurait pu se contenter de le sonner, grogna Ola en secouant la tête. Parfois, elle se prend pour une tornade.

J’acquiesçai à mi-voix.

— Mais elle est adorable quand même, tu sais.

— Je l’aime beaucoup, déclarai-je.

— Elle est fille unique, et ça se voit, ajouta Ola. J’ai un frère et une sœur. Et toi ?

— Un frère. Et des tas de parents.

Ola sourit. Cela métamorphosait son visage, qui prenait alors une beauté transcendante. Je battis des paupières puis détournai les yeux.

— Ce n’est pas trop pénible, de passer dans toutes les Vids ?

— Je commence à en avoir assez.

— Tu sais, tu devrais faire gaffe à qui tu touches… à qui ta serres la main. Tu vois ce que je veux dire ? Il y a des LitVids qui n’ont aucun respect de la vie privée. Elles pourraient te poser des yeux.

Il leva deux doigts pincés et me regarda par leur étroite fente.

— Il y en a qui sont micros. On peut les cacher n’importe où.

— Ce n’est pas défendu par la loi ?

— Si tu n’as pas rempli une demande de protection de vie privée, ils peuvent dire que tu es exposée au droit commun. Tu n’es alors protégée que dans les zones négatives de surveillance. Les yeux se désactivent tout seuls… en principe.

— C’est bolche ! rugit une voix.

Je me retournai pour voir entrer Orianna. Elle tirait par la main un grand gaillard taillé en armoire à glace, au visage très jeune.

— En quatre ans, personne n’a posé d’œil sans permission, dit-il. Pas depuis le procès Wayne-PubEye.

— Casseia Majumdar, de Mars, je te présente Bof. Il a étudié le droit. Il a presque autant de rehaussements que moi.

Bof fléchit un genou. Je restai immobile. Je n’arrivais pas à la hauteur de son menton, même quand il avait un genou au sol.

— Charmé, dit-il en me baisant la main.

— Ça suffit ! protesta Orianna. C’est avec moi qu’elle partène.

— Vous ne vous boulez pas, lui dit Bof.

— Nous sommes sœurs de sim, fit Orianna.

— Oh ! là ! là ! Quelle trace ! s’écria Ola en souriant.

Je crois que je n’ai pas compris le tiers de ce qui se disait durant mon séjour à New York.


Une fois dans la rue, donnant la main à Bof et Orianna puis à Orianna et Ola, je me laissai conduire sans savoir où nous allions. Je trouvais Ola vraiment séduisant, et il ne semblait pas hostile au flirt, bien que ce fût plus pour ennuyer Orianna, me disais-je, que pour m’impressionner. Mon ardoise enregistrait les rues et les directions pour le cas où il me faudrait retrouver mon chemin jusqu’à Pennsylvania Station. Elle contenait aussi des plans détaillés de la ville, de toutes les cités de la Terre, en fait. Il était pratiquement impossible que je me perde à moins que quelqu’un ne me vole mon ardoise… et Orianna m’assura qu’il n’y avait pratiquement pas de voleurs à New York.

— Dommage, dis-je en fronçant la bouche.

— Peut-être, fit Orianna. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’existe pas de risques. Et les plus grands sont ceux que nous choisissons nous-mêmes.

— Je choisis d’aller déjeuner, annonça Ola. Je connais un bon petit resto dans le coin. Toto rétro.

Il se rendit compte de ma surprise.

— Rétro. Ça veut dire vieillot, atavique, historique. Tous ces mots sont parfaitement chocos aujourd’hui. Rien de péjo.

— Ça signifie quelque chose d’autre sur Mars, expliquai-je.

— Ceux qu’on appelle rétros, sur Mars, sont les gens qui veulent maintenir la domination des MA, lui dit Orianna.

— Et tu es rétro ? me demanda Bof.

— Je suis neutre. Ma famille est très attachée à l’autonomie des MA. Je n’ai pas encore fait mon choix.

Comme pour illustrer notre conversation, une famille hassidique en noir nous croisa. Les hommes portaient des chapeaux à large bord et leurs cheveux formaient de longues boucles qui leur pendaient aux tempes. Les femmes avaient de longues robes très simples en tissu naturel. Les enfants, vêtus de noir et blanc, sautillaient et gambadaient joyeusement.

— Charmants, n’est-ce pas ? fit Orianna en les regardant par-dessus son épaule. Complètement rétros ! Pas le moindre rehaussement, pas de thérapie, nib choco.

— New York est unique pour ce genre de chose, déclara Ola.

Nous croisâmes trois femmes en tchador rouge ; une fille qui tenait en laisse cinq chiens bleus, suivie d’un arbeiter portant une poubelle ; cinq hommes en file indienne, tout nus, mais cela n’avait pas beaucoup d’importance car leur corps était parfaitement lisse et leur peau bronzée ne présentait aucune saillie ; un centaure mâle dont la moitié chevaline, de cinquante pour cent plus petite que la normale, semblait parfaitement à l’aise en chevauchant sur le trottoir alors que sa moitié humaine était vêtue d’un costume de laine très strict, de style édouardien, avec chapeau melon ; des femmes à peau de jaguar, non pas de la fourrure mais leur vraie peau ; deux petites filles âgées d’une dizaine d’années terrestres, portant des tutus blancs avec des ailes d’ange qui leur poussaient dans le dos (temp ou perm, je n’aurais su le dire) ; une bande d’écoliers avec des blazers rouges et des shorts noirs, escortés par des hommes en soutane noire (des catholiques papistes, m’expliqua Ola) ; plusieurs corps sur mesure dans le genre minéral ; pas mal d’individus qui auraient pu passer inaperçus sur Mars ; sans compter, bien sûr, les meccanisés, qui remplaçaient des parties entières de leur corps par des coquilles métalliques bourrées de nanos bioreps. C’était, disait-on, une option très coûteuse. Le remplacement complet du corps revenait beaucoup moins cher. Ni l’un ni l’autre, au demeurant, ne pouvait être accompli légalement, sauf à fournir la preuve de troubles graves du génotype de naissance. Cela profitait trop aux éloïs et aux Dix au Cube.

— Après déjeuner, nous irons à Central Park, proposa Orianna. Ensuite…

Ola se mit à rire.

— Orianna a des relations. Elle veut te montrer quelque chose que vous n’avez pas sur Mars.

— Un Omphalos ! s’écria Orianna. Papa y a des actions.


Nous mangeâmes dans un delicatessen où régnait une odeur de viande cuite que je humais pour la première fois mais qui m’agressait néanmoins, que ce soit une vraie odeur de cuisine ou autre chose. Les consommateurs, essentiellement des chocos, parmi lesquels une forte proportion de transformés, faisaient la queue devant des bocaux de verre remplis de ce qui ressemblait à des tranches d’animaux traités. Des étiquettes en plastique sur des piques en métal annonçaient que les tranches étaient du jambon, c’est-à-dire de la cuisse de cochon fumée, du rosbif (de la vache, et elle était loin d’être rose), ou encore un drôle de truc appelé pastrami, qui était une autre variété de vache saupoudrée de poivre, du poisson fumé, du poisson mariné dans des produits laitiers fermentés, des légumes à la saumure et au vinaigre, des pieds de cochon en bocal et bien d’autres choses encore qui auraient, si elles avaient été authentiques, provoqué de véritables émeutes, même sur la Terre.

Nous restâmes au comptoir jusqu’à ce que notre commande soit enregistrée, puis nous trouvâmes une table. Mon sens martien de la retenue m’interdisait de faire part de mon dégoût à Orianna. Elle avait commandé pour moi : salade de pommes de terre, saumon fumé, beignet et fromage blanc.

— C’est ici qu’on trouve les meilleurs trucs, me dit Orianna. C’est l’Institut de Conservation de New York qui a créé cet endroit. Une reconstitution historique. Le nano-artiste qui a conçu les produits est un orthodoxe de la tendance Rassemblement d’Abraham. Ils ont une dispense gouvernementale pour consommer de la viande à des fins religieuses. Il n’en mange plus lui-même, en fait, depuis une dizaine d’années, mais il se souvient du goût.

Notre commande arriva. Le saumon avait l’air cru, caoutchouteux, avec un goût salé presque insupportable.

— Vous avez de la pseudoviande sur Mars, je crois, fit Ola.

— Elle ne fait pas aussi vrai. Elle n’a pas cette odeur.

— L’histoire, c’est choco, intervint Bof. Rien d’immoral à imiter. Ça ne fait pas de mal, ça ne gaspille rien et ça nous montre à quoi New York ressemblait.

— J’ai l’impression que Casseia n’apprécie pas tellement son saumon fumé, murmura Ola avec un sourire de compassion.

Mon cœur chavirait irrésistiblement rien qu’à regarder son visage.

— Il a peut-être tourné, suggérai-je.

— C’est vrai qu’il a un goût rance, admit Ola. Ce sont peut-être les agents de conservation factices. Plus rien ne tourne, à notre époque.

— C’est vrai, murmurai-je, gênée de mon incapacité à apprécier leur festin. Vos bactéries sur mesure n’attaquent que ce qu’elles sont programmées pour attaquer.

— La Terre, fit Bof d’une voix sentencieuse, est un vaste zoo.

Ils commencèrent à discuter pour savoir si « zoo » était bien le terme qui convenait. Ils finirent par se mettre d’accord sur « jardin ».

— Il y a beaucoup de crimes sur Mars ? me demanda Bof.

— Quelques-uns. Pas beaucoup, répondis-je.

— Bof est fasciné par la violence criminelle, déclara Orianna.

— J’aimerais défendre un vrai assassin. Ils sont si rares de nos jours. Dix meurtres en tout et pour tout l’an dernier à New York.

— Pour cinquante millions d’habitants, précisa Ola en secouant la tête. Voilà ce que la thérapie a fait de nous. Peut-être sommes-nous devenus trop insensibles pour tuer.

Orianna étouffa une exclamation.

— Arrête, fit Ola. Ce que veut dire Bof, c’est qu’il aimerait plaider dans une affaire de meurtre. Une vraie affaire passionnelle. Mais il n’en aura probablement jamais l’occasion. Un assassinat. Ça glace le sang rien que de prononcer le mot.

— Comment est la passion sur Mars ? demanda Bof. Meurtrière ?

J’éclatai de rire.

— Le dernier meurtre dont j’ai entendu parler, c’est une femme qui a tué son mari dans une station isolée. Leur famille, leur Multimodule Associatif, souffrait d’épuisement pernicieux…

— J’adore son vocabulaire, s’extasia Bof.

— Épuisement pernicieux de ses finances. La station était restée tranquille pendant un an sans que personne s’occupe de vérifier son statut. Le MA a été condamné, mais n’a pas pu payer l’amende. C’est très rare que cela arrive, conclus-je. Nous aussi, nous thérapions les déséquilibrés.

— Mais l’assassinat est-il réellement un signe de déséquilibre ? demanda Ola, qui se forçait à être provocateur.

— C’est sans doute ce que tu penserais si tu étais la victime.

— Trop de bonne santé, trop de vigueur et trop peu de coins sombres, murmura Ola avec tristesse. Sur quel sujet nos écrivains peuvent-ils encore écrire ? Nos meilleures LitVids, nos meilleures sims mettent en scène des personnages non thérapiés. Mais que peut-on trouver à dire sur notre existence quotidienne, sur notre expérience réelle ? J’aimerais bien créer des sims, mais l’équilibre moral est vraiment une barrière.

— Vois comme il t’ouvre son âme, me dit Orianna. Il ne parle jamais ainsi aux gens, à moins qu’ils ne lui plaisent particulièrement.

— Il y a des tas de conflits sur la Terre, entre personnes saines, qui peuvent fournir des idées de scénario, estimai-je. Des dissensions politiques, des orientations à prendre.

Ola secoua tristement la tête.

— Cela ne nous fait pas toucher du doigt le sens profond de l’existence. Cela ne nous fait pas frôler le point de rupture. Tu aimerais mener ce genre d’existence ?

Je demeurai un instant sans réponse.

— C’est ce que je suis en train de faire, répondis-je finalement.

— Remonte ta balance, conseilla Bof à Ola. Elle a raison. Le choc des alliances, des gouvernements. C’est encore faisable. La GAEO contre la GAHS. Ça pourrait être choco, et ça se vendrait.

— Même cela, ils nous l’enlèvent, répliqua Ola. Pas la plus petite guerre, rien d’autre que quelques frictions économiques derrière des portes closes. Ce n’est pas très palpitant.

— Ola est un romantique, murmura Orianna.

Cette remarque sembla l’irriter sincèrement.

— Pas du tout, protesta-t-il. Les romantiques cherchaient à s’autodétruire.

C’est parler comme un véritable enfant de notre époque, déclara Bof. Ola va toujours aussi loin qu’il peut. La passion, d’accord. Vivre dangereusement. Mais pour les risques, désolé, pas question !

Ola fit la grimace.

— Je n’ai jamais rencontré de passion qui ne me plaise pas, dit-il. Mais je refuse d’en être l’esclave.

Un acteur déguisé en serveur vint emporter mon assiette.


L’Omphalos s’étendait sur cinq hectares à la pointe sud de Manhattan, près de Battery Park. Il donnait une impression de solidité à toute épreuve. C’était un cube entouré d’autres plus petits, d’une blancheur éclatante aux reflets dorés.

À l’entrée, avant de pénétrer dans l’enceinte, Orianna présenta la paume de sa main et répondit aux questions posées par un arbeiter de la sécurité à l’expression impénétrable. Un gardien humain vint à notre rencontre, nous fit entrer dans une pièce contiguë, s’assit à un bureau et nous demanda les raisons de notre visite.

— Je voudrais parler en privé à l’une de vos résidentes, déclara Orianna.

Je lui lançai un regard surpris, car il n’avait pas été question de cela tout à l’heure.

— Il me faut vos vrais noms et affiliations, même pour une simple autorisation, annonça-t-il.

— Ce qui nous exclut, fit remarquer Bof.

Ola opina.

— Nous vous attendrons dehors.

Orianna leur promit que nous ne resterions pas plus de deux heures. Un arbeiter les raccompagna à l’entrée.

Le gardien vérifia rapidement notre statut concernant d’éventuelles violations de la sécurité ainsi que notre état mental.

— Vous êtes martienne, me dit-il en me lançant un coup d’œil. Vous ne faites pas de vernage.

Je reconnus que j’étais martienne.

— Les Terros cherchent à vous en mettre plein la vue ? demanda le gardien en jetant un regard appuyé à Orianna.

— Vous êtes de Mars ? lui demandai-je.

— Non, mais j’aimerais y aller un jour.

Il consulta son ardoise et hocha la tête d’un air approbateur.

— J’ai votre CV et des images provenant d’une centaine de sources LitVids… Vous êtes une célébrité. Pas de problème. Bienvenue à Omphalos 6 pour votre premier aperçu du paradis. Veuillez rester avec le guide qui vous est assigné.

— Quel rapport as-tu avec cet endroit, mis à part le fait que ton père y a des actions ? demandai-je à Orianna tandis qu’un arbeiter nous faisait traverser une galerie souterraine pour nous conduire au cube principal.

— J’ai une réservation pour le jour où j’aurai deux cents ans. Je ne sais pas si je m’en servirai. Je choisirai peut-être de mourir… (Elle me regarda avec un sourire gêné.) Aujourd’hui, c’est facile à dire. Je finirai peut-être éloï sur Mars ou dans la Ceinture… Qui sait ce que nous réserve l’avenir ?

— À qui allons-nous parler ? demandai-je.

— Une amie. (Elle porta un doigt à ses lèvres.) L’Œil nous observe.

— C’est quoi, ça ?

— Le penseur de l’Omphalos. Hautement perfectionné. Rien à voir avec Alice, tu peux me croire. Le meilleur que la Terre soit capable de produire.

Je me retins de défendre Alice. Orianna avait sans doute raison.

L’intérieur du bâtiment était tout aussi impressionnant. Un atrium se dressait à vingt mètres au-dessus d’un court passage qui s’arrêtait devant une cage d’ascenseur conduisant dans les hauteurs pour plonger ensuite vers un bassin noir et luisant au-dessous de notre niveau. Murs de nanopierre, planchers isolés des murs par quelques dizaines de centimètres de vide, suspendus et entourés d’un champ spécial pour résister aux contraintes extérieures. Il y avait une station de réparation à chaque coin. Style costaud et perdurable.

— Au-dessus, il y a les logements, déclara Orianna. Environ dix mille occupants. Une centaine de ces appartements ont la taille normale, pour ceux qui veulent se connecter et se déconnecter régulièrement. Les indécis, si tu préfères. Tout le reste est constitué de simples cabines de sommeil à chaud.

— Ils passent leur temps à rêver ?

— Sims personnalisées et perception à distance. Les Omphalos disposent, un peu partout sur la Terre, d’androïdes et d’arbeiters capables de reproduire les perceptions humaines. Ils sont disponibles à tout moment, et c’est comme si tu y étais. Ou plutôt eux. Les résidents peuvent se retrouver où ils veulent. Certains arbeiters peuvent projeter des images grandeur nature des personnes qui sont ici et te donner l’impression qu’ils sont en face de toi. Si on veut seulement s’isoler pour se reposer, l’Omphalos dispose d’excellents auteurs de sims. C’est de l’art surmultiplié, du fantastique Lit.

D’après mes lectures et la description faite par Orianna sur le Tuamotu, je savais que la majorité des résidents de l’Omphalos restaient en sommeil à chaud à très long terme, le corps baignant dans des nanos médicales. Techniquement, ce n’étaient pas des éloïs. Ils ne pouvaient ni se déplacer, ni prendre la place d’un nouveau citoyen, ni occuper un emploi. Mais leur espérance de vie était inconnue. Les Omphalos servaient de refuge aux riches et aux puissants qui ne voulaient pas être vidés dans la Ceinture ou sur Mars mais souhaitaient vivre plus longtemps. Un vide juridique rendait possible ce traitement médical sans fin qui nettoyait, purifiait, entretenait et tonifiait le corps et l’esprit pour les maintenir fonctionnels.

Le grand public ne portait pas dans son cœur cet Omphalos ni aucune des quarante-deux autres installations analogues réparties dans le monde. Mais elles avaient su tisser autour d’elles un réseau de protections légales couvrant tous les gouvernements de la Terre.

— Pourquoi n’aurait-on pas envie de venir ici ? demandai-je. D’après le gardien c’est le paradis.

Orianna marchait rapidement devant moi. Elle rentra les épaules.

— Ça me donne le frisson, dit-elle.

Elle appela l’ascenseur, qui arriva aussitôt.

La cabine s’immobilisa quelques instants plus tard. Orianna me prit par la main pour me guider dans un couloir qui ressemblait à celui d’un hôtel bourgeois style début du XXe. Des vases en cloisonné, posés sur des tables en bois, étaient garnis de fleurs. Sous nos pieds, la moquette était non métabolique, probablement en laine véritable, d’un beau vert foncé agrémenté de motifs floraux de couleur blanche.

Orianna trouva la porte qu’elle cherchait. Elle frappa délicatement. Le panneau s’ouvrit aussitôt. Nous pénétrâmes dans une petite chambre blanche meublée de trois chaises Empire et d’une table. Il y flottait une odeur de rose. La paroi face aux chaises s’illumina. Une image virtuelle HD se présenta à nous. C’était comme si nous regardions à travers une vitre une scène qui se déroulait de l’autre côté. Une femme d’un certain âge, aux cheveux bruns et à l’allure sévère, était assise sur une chaise blanche en fonte au milieu d’un magnifique jardin. Des arbres la protégeaient de leur ombre et des rangées de massifs couverts de splendides roses rouges, bleues et jaunes ouvraient une perspective qui s’étendait jusqu’à une serre de style victorien. De hauts nuages formaient un tapis ondoyant à l’horizon. La journée s’annonçait chaude et humide, avec du tonnerre.

— Bonjour, Miss Muir, murmura Orianna.

Le visage de cette femme m’était familier, sans que je sois capable de mettre un nom dessus.

— Bonjour, Ori. Quelle joie d’avoir de la visite !

Elle nous fit un sourire radieux.

— Miss Muir, je vous présente mon amie, Casseia Majumdar, de Mars.

— Ravie de faire votre connaissance, répondit la femme.

— Reconnais-tu Miss Muir, Casseia ?

— Non, je regrette…

Orianna secoua la tête en plissant les lèvres.

— Pas de rehaussements. Ça te désavantage chaque fois. Je te présente Miss Danielle Muir, la Présidente.

Ce nom-là me disait quelque chose.

— Présidente des États-Unis ? demandai-je, impressionnée.

— Il y a quarante ans, fit Miss Muir en penchant la tête de côté. Tout le monde m’a oubliée, plus ou moins, à l’exception de mes amis et de ma filleule. Comment vas-tu, Ori ?

— Tout va très bien. Pardonnez-moi de n’être pas venue plus tôt… Comme vous le savez, nous n’étions pas là.

— Vous étiez sur Mars. Tu es revenue par le même vaisseau que Miss Majumdar ?

— Oui. Et j’avoue être ici pour une raison spéciale.

— Une bonne raison, j’espère.

— Casseia est en train de se faire embrouiller. Je suis trop ignorante pour viser ce qui se passe.

L’ex-Présidente Muir se pencha en avant.

— Raconte-moi.

Orianna leva une main.

— Vous permettez ?

— Naturellement, fit Miss Muir.

Un port se forma sur le mur, et Orianna toucha la plaque du doigt, transférant les informations à l’ex-Présidente.

Je la visai étendue derrière l’écran dans son sommeil à chaud, baignée des courants rouge et blanc tourbillonnants de nanos médicales semblables à du jus de fraise dans de la crème.

Miss Muir sourit en déplaçant légèrement sa chaise pour mieux nous faire face. L’effet était saisissant. Même le son ambiant nous disait que nous étions avec elle, à l’extérieur. Les murs de la chambre se noyèrent progressivement dans le décor. Nous nous trouvâmes bientôt dans l’ombre d’un grand arbre, environnés d’une chaleur moite. Je perçus une odeur de rose et d’herbe fraîchement coupée. Quelque chose fit se dresser les poils de mes bras. L’électricité… L’orage.

— Vous travaillez pour un important Multimodule Associatif financier. Ou plutôt, vous faites partie de la famille, c’est bien cela, Casseia ?

Sa voix, teintée d’un mélodieux accent du Sud, était chaleureuse et bienveillante dans la touffeur de l’air.

— Oui, répondis-je.

— Vous êtes soumise à des pressions. On vous a demandé de venir déposer devant le Congrès, mais pour une raison ou pour une autre on vous a aiguillée sur une autre voie.

— C’est exact.

— Vous connaissez la raison ?

Je jetai un bref coup d’œil à Ori.

— Ce sont des affaires familiales, Miss Muir. Ori… Orianna m’a amenée ici sans me dire de quoi il s’agissait. Je suis honorée d’avoir fait votre connaissance, mais…

Je laissai mourir ma voix, embarrassée au possible. L’ex-Présidente inclina la tête en arrière.

— Quelqu’un, au sein des alliances, a décidé que Mars était gênante, mais je ne parviens pas à deviner pourquoi. Vous n’avez pas tellement d’importance pour les États-Unis, la GAEO, la GAHS ou les autres alliances.

Orianna fronça les sourcils dans ma direction et se tourna de nouveau vers l’image de Muir.

— Mon père dit toujours qu’il n’y a pas sur la Terre un seul politicien à qui l’on puisse faire confiance en dehors de Danielle Muir.

Le niveau de mon scepticisme avait grimpé d’un seul coup. Cela m’a toujours hérissée qu’on me demande – et à plus forte raison qu’on exige – une confiance aveugle. Face à un fantôme, une illusion représentant quelqu’un que je n’avais jamais connu en personne, je ne pouvais pas m’autoriser à faire état de choses que ni ma position ni mon statut ne me donnaient le droit de dévoiler.

D’un autre côté, une grande partie de ces choses étaient connues de tout le monde, et il n’y avait aucune raison de ne pas en parler.

— Les Martiens se tiennent à l’écart du processus d’unification du Système solaire, déclarai-je.

— Vous faites bien, me dit Muir avec un sourire astucieux. Il serait regrettable que tout le monde plie devant les alliances.

— J’ignore si c’est une bonne chose. Nous ne sommes pas sûrs d’être capables de nous unir. La Terre requiert de ses partenaires une participation cohérente. Il semble que nous ne soyons pas à la hauteur de ses attentes.

— La Grande Vague.

— C’est ça, fit Orianna.

— On dirait que tout est lié, déclarai-je.

Miss Muir secoua tristement la tête.

— Il ressort de mon expérience avec les Martiens, du temps où j’étais Présidente, que votre planète possédait un grand potentiel. Mais la Grande Vague peut très bien déferler sans vous. Votre absence ne fera pas une différence énorme.

Je me sentis, de nouveau, piquée au vif.

— Nous pensons, au contraire, que nous aurions un rôle important à jouer.

— Réticents à participer, mais fiers d’être suppliés, c’est ça ? Vous aimez vous faire prier ?

— Pas exactement.

Son expression – celle de son image – se durcit de manière presque imperceptible. Malgré la chaleur de sa voix et son attitude bienveillante, je sentais le froid d’un jugement négatif.

— Casseia, Ori me dit que vous êtes très fine et très capable. Mais il me semble que vous passez à côté de quelque chose. Vos ressources brutes et votre force économique sont négligeables au regard de la Grande Vague. Mars est toute petite à l’échelle du Système solaire. Que pourriez-vous apporter à la Terre qui puisse justifier l’effort qu’elle semble prête à accomplir pour vous ?

Je demeurai sans réponse. Bithras n’avait jamais donné beaucoup d’explications sur ce point. J’avais tout avalé sans me poser de questions.

— Il y a peut-être une chose que vous savez et que vous ne pouvez pas me dire. Je vous comprends, compte tenu de vos responsabilités et de vos loyautés. Mais permettez à une vieille, très vieille politicienne, qui a aidé à planter – à son grand regret – certains arbres qui portent maintenant leurs fruits, de vous confier ceci : la Grande Vague sur laquelle on fait tant de battage en ce moment n’est qu’une façade. Ce qui préoccupe la Terre, c’est quelque chose que vous détenez, ou que vous pouvez faire, ou encore que vous pourriez éventuellement être amenés à faire. Comme vous n’êtes pas en mesure de monter une opération militaire sérieuse et que votre puissance économique est négligeable, que peut-il y avoir, Casseia, que Mars possède et que la Terre redoute ?

— Je n’en sais rien, répliquai-je.

— Quelque chose qu’un faible sans défense peut faire aussi bien qu’un grand et fort. Quelque chose qui apportera un changement stratégique. Je suis sûre qu’en réfléchissant vous trouverez ce que cela peut être. En quoi Mars peut-elle représenter une menace pour la Terre ?

— Je ne vois pas du tout. Vous l’avez dit vous-même, nous sommes faibles et insignifiants.

— Vous pensez que la politique est un jeu propre et honnête, joué par des êtres humains rationnels ?

— Sous son meilleur jour…, bafouillai-je.

— D’après votre expérience ?

— La politique martienne est encore primitive, avouai-je.

— Votre oncle Bithras… Le jugez-vous politiquement aguerri ?

— Je… Je crois.

— La politique, ce n’est pas que de la boue et de la corruption, mais ça n’a jamais été facile. Mettre d’accord même des gens rationnels issus d’un même contexte, c’est déjà difficile. Mais mettre d’accord des planètes qui ont des histoires différentes et des perspectives complètement décalées, c’est un vrai cauchemar politique. J’hésiterais à accepter une pareille tâche, mais votre oncle, lui, semble s’y être lancé la tête la première.

— C’est un homme très prudent.

— Un enfant qui veut jouer avec les grands.

— Je ne suis pas d’accord, protestai-je.

Miss Muir sourit.

— Où croit-il donc avoir mis les pieds ?

— Jusqu’à nouvel ordre, nous acceptons l’idée que la Terre a besoin de Mars… en préparation d’une opération d’envergure. La Grande Vague me paraît aussi plausible que n’importe quoi d’autre.

— Vous y croyez vraiment ?

— Je ne vois aucune autre raison.

— Ma chère, votre planète – et votre culture – dépendent sans doute de ce qui va se passer dans les toutes prochaines années. Vous avez là une responsabilité que je ne vous envie pas.

— Je fais ce que je peux, dis-je.

Miss Muir baissa les paupières sur ses yeux gris. Je compris qu’elle m’avait posé ces questions de politicienne à politicienne et que mes réponses avaient été inadéquates.

Orianna me regarda tristement, comme si elle venait de découvrir, elle aussi, les faiblesses d’une amie.

— Je ne veux pas vous offenser, déclara Miss Muir, mais je pensais avoir affaire à un problème politique.

— Je ne me sens pas offensée, mentis-je. Orianna m’a traînée dans tout New York aujourd’hui et je suis un peu étourdie. J’ai besoin de me reposer pour absorber tout ça.

— Bien sûr, fit Miss Muir. Ori, tu donneras le bonjour de ma part à ta mère et à ton père. J’ai été heureuse de te revoir. À bientôt.

Brusquement, il n’y eut plus devant nous qu’un grand mur blanc.

Orianna se leva. Ses lèvres étaient serrées et elle évitait de croiser mon regard. Finalement, elle murmura :

— Tout le monde ici se comporte de manière un peu… abrupte, quelquefois. C’est l’effet de leur perception du temps, je crois. Nous ne sommes pas venues ici pour te donner le sentiment d’être inférieure, Casseia. C’est vraiment ce qu’il y a de plus éloigné de ma pensée.

— Elle l’a pris d’un peu haut avec moi, tu ne trouves pas ? demandai-je tranquillement. Mars n’est pas totalement inutile.

— Je t’en prie, ne te laisse pas aveugler par le patriotisme, Casseia.

Je serrai les dents. Je ne pouvais pas accepter qu’une Terrienne de dix-huit ans me parle comme ça.

— Tu devrais réfléchir à ce qu’elle t’a demandé. Elle a beaucoup de perspicacité. Il y a sûrement un domaine où vous êtes forts.

— Notre force, c’est bien plus que…

Je m’interrompis. J’allais dire : que la Terre ne peut imaginer. C’est notre supériorité spirituelle. Je me serais lancée dans un système de défense patriotique auquel je n’arrivais pas à croire moi-même. En fait, je savais qu’elles avaient raison.

Mars n’engendrait pas de grands politiciens, mais de détestables petits insectes rampants comme Dauble et Connor, ou bien des jeunes ridicules et entêtés comme Sean et Gretyl. Je n’aimais pas qu’on me plonge le nez dans une vérité déplaisante, mais Mars était un monde mesquin, plein de hargne et de dépit. Comment pouvions-nous représenter un danger pour une planète aussi forte, aussi sage et aussi sûre d’elle que la Terre ?

Orianna regarda une dernière fois le mur blanc en soupirant.

— Je ne voulais pas t’embarrasser, Casseia. C’est vrai que j’aurais dû t’en parler avant.

— Ce fut un honneur pour moi, Orianna. Je n’étais pas préparée, c’est tout.

— Allons retrouver Bof et Ola, me dit-elle. Tu t’imagines vivant ici ? ajouta-t-elle avec un frisson. Mais c’est sans doute moi qui suis vieux jeu.


Ayant rejoint Bof et Ola, nous passâmes plusieurs heures à faire du shopping dans le Vieux New York, où il n’y avait que de vraies boutiques avec de vraies marchandises. Je me sentais doublement désuète dans cet endroit, désorientée par ce quartier censé être une reconstitution historique. Bof et Ola entrèrent dans un magasin de vêtements début du XXIe, et nous les suivîmes. Un vendeur empressé les fit passer dans des cabines d’échantillonnage, enregistra leur image avec un drôle de numériseur 3-D et leur montra à quoi ils ressembleraient s’ils s’habillaient à la mode de la saison. Le vendeur gloussa d’approbation devant plusieurs configurations.

— Nous pouvons vous les préparer en dix minutes, si vous voulez bien attendre, leur dit-il.

Ola commanda un costume de soirée et demanda qu’on le livre à une adresse de procuration. Bof ne voulut rien s’acheter. Nous étions presque arrivés devant la porte lorsque le vendeur nous appela :

— Excusez-moi, j’ai failli oublier. Nos clients – et leurs amis – ont droit à des billets gratuits pour le Cirque Mental.

Ola prit les billets et nous les distribua. Il fourra le sien dans sa bouche et le mastiqua d’un air songeur.

— Tout le monde y va ? demanda-t-il.

— C’est quoi ? interrogea Orianna.

— Une chose qu’Ori ne connaît pas ! s’exclama Bof, amusé.

— Ça vient de sortir, j’en suis sûre, bougonna-t-elle, irritée.

— Pour ça oui, fit le vendeur. C’est choco !

— Sim en direct, expliqua Ola. C’est tout nouveau. Et gratuit à titre promotionnel, jusqu’à ce que cela attire les foules. Tu veux essayer, Casseia ?

— C’est peut-être trop pour elle, fit Orianna.

Je pris cela comme un défi. J’étais fatiguée, et la visite à l’Omphalos m’avait un peu déprimée, mais je tenais à rester choco, surtout devant Ola.

— D’accord, déclarai-je.

— Mâche ton billet, me dit Bof. Ça permet de vérifier si tu es apte à faire l’expérience, et ça grave un laissez-passer sur le dos de ta main.

Je mis lentement le billet dans ma bouche et le mâchai. Son goût évoquait le parfum d’un jardin floral ensoleillé, avec un petit chatouillement dans le nez. J’éternuai.

— Amusez-vous bien, nous dit le vendeur en souriant.


Le Cirque Mental occupait le quatrième et le cinquième étage d’un gratte-ciel du XXe siècle, l’Empire State Building. Consultant mon ardoise, j’appris que je n’étais pas loin de Penn Station, pour le cas où j’aurais envie de m’échapper pendant que mes amis seraient bloqués dans leurs amusements. Ola me prit le bras et Orianna passa en plein milieu d’un groupe d’arbeiters des LitVids en quête d’un sujet médiatique. Ola projeta toute une confusion autour de moi – images multiples, totalement fausses, donnant l’impression qu’il était accompagné de quatre ou cinq femmes –, puis nous avançâmes jusqu’au comptoir. Une femme noire, maigre, de plus de deux mètres cinquante de hauteur, dont les cheveux auburn effleuraient le plafond en étoile, vérifia les marques sur le dos de nos mains et nous fit entrer dans l’espace d’attente.

— Prochain départ dans cinq minutes, annonça une voix sépulcrale.

Des visages caricaturaux jaillirent des murs en roulant de gros yeux vers nous. C’étaient des affreux issus d’une LitVid pop.

— Toto nib, commenta Bof. J’espérais quelque chose d’un peu plus provo.

— C’est la deuxième fois que je viens, lui dit une femme dont la peau formait des écailles souples à la couleur cuivrée. Vous verrez que c’est très fort à l’intérieur.

Orianna me jeta un coup d’œil, d’un air de dire : Ça ira ?

Je hochai la tête, mais je n’étais pas rassurée. Je vis qu’Ola avait pris un air neutre, ni impatient ni ennuyé. Au bout de cinq minutes d’attente, les têtes caricaturales se renfrognèrent et disparurent. Une porte s’ouvrit. Nous passâmes sur ce qui ressemblait à une vaste piste de danse déjà couverte de clients.

Des projecteurs au plafond et au sol créaient une galerie de miroirs. Le superviseur au sol décida qu’Ola et moi formions un couple et nous isola entre nos propres reflets. Nous n’apercevions plus ni Bof ni Orianna ni aucun des autres clients, mais je les entendais faiblement. Ola me sourit en disant :

— C’est peut-être un substitut à l’assassinat.

Je n’avais pas idée de ce qu’il entendait par là. J’étais plus qu’appréhensive.

Ce n’était, décidai-je en carrant les épaules pour raffermir physiquement ma résolution, qu’un peu de trac avant la vague. Après tout, il s’agissait seulement de montagnes russes mentales.

Un homme à la silhouette mince et dorée apparut sur une estrade à quelques pas de nous.

— Mes amis, j’ai besoin de votre aide, dit-il d’un air grave. Dans un million d’années, quelque chose tournera très mal et la race humaine s’éteindra. Ce que vous allez faire ici et maintenant peut sauver la planète et le Système solaire de forces hostiles trop vastes pour être décrites en détail. Voulez-vous m’accompagner dans le futur proche ?

— Bien sûr, fit Ola en posant la main sur mon épaule.

L’homme doré et la galerie des miroirs disparurent. Nous flottions maintenant dans l’espace étoilé. La voix de l’homme doré nous précédait.

— Préparez-vous pour le transfert.

Ola me lâcha l’épaule et me prit la main. Les étoiles filèrent autour de nous comme il se doit et l’image de la Terre se trama devant nous. Un flot d’informations complémentaires m’envahit l’esprit.

Dans ce futur, toute l’instrumentalité est contrôlée par de profonds Chakras moléculaires, des êtres installés chez chaque humain à la naissance comme gardien et tuteur. Votre premier Chakra est un excellent ami, mais une erreur pernicieuse s’est produite. Un évolvon s’est perdu dans les centres de traitement des enfants. Un Chakra malveillant a envahi une génération entière. Vous êtes privé de votre droit de naissance suprême, coupé de vos ressources énergétiques et nutritionnelles. Toute une génération est dans la famine au milieu de l’abondance. Il vous faut trouver à tout prix une Clinique de Renaissance Naturelle sur une Terre en proie à la menace, éliminer tous les Chakras, découvrir les racines de votre nouvelle âme et empêcher ceux qui sont au pouvoir des Maîtres Pernicieux de forcer le soleil à devenir supernova.

Plutôt boiteux, murmurai-je à l’adresse d’Ola.

— Attends un peu.

J’en appris plus sur cette Terre future que je n’aurais voulu. Il n’y avait pas de villes à proprement parler. Des étendues désolées couvraient les continents. C’était, je le savais, parce que je n’arrivais pas à invoquer mon Chakra d’instrumentalité.

Quelque part se trouve votre tuteur, dans une Clinique de Renaissance Naturelle. Vous ignorez à quoi il (ou elle) ressemble. Il pourrait même être une fleur ou un arbre. Mais il contient la clé qui vous permettra de regagner le contrôle de…

Je m’étais rarement ennuyée à ce point. J’aurais voulu sourire à Ola pour le rassurer, lui faire comprendre que ce n’était pas grave, que ça n’atteignait pas le niveau de médiocrité de la sim de bas étage d’Orianna.

Soudain, il y eut un choc dans ma tête. Mon esprit s’emplit de haine et de profond mépris pour le vil Chakra, pour la perte de mon droit de naissance, pour la fin imminente de tout. En même temps qu’une forte sensation d’angoisse, je ressentis le besoin primal de joindre mes forces, de toutes les manières possibles, à toutes celles qui se présentaient, et à celles d’Ola en particulier.

Scénario de quatre sous, pour dire le moins, mais c’était la première fois que j’éprouvais des vagues d’émotion forcée d’une telle intensité. La sim d’Orianna ne m’avait pas fait autant d’effet. Ces gens-là jouaient avec ma tête comme si c’était un clavier à musique.

— Je crois savoir ce qui va se passer maintenant, me dit Ola.

— Ah ?

Tous ceux qui étaient sur la piste de danse apparurent autour de nous. Ils semblaient flotter dans l’espace.

— C’est très choco, m’assura Ola.

L’homme doré apparut au centre de notre empyrée de plusieurs centaines d’âmes.

— Au moins, nous sommes tous arrivés, et nous nous suffisons, nous dit-il. Les équipes doivent maintenant se joindre pour former des familles, et se faire implicitement confiance. Sommes-nous prêts ?

Tout le monde donna son accord, moi comprise. J’avais été expertement mise en condition. Mes nerfs chantaient d’excitation et d’anticipation.

— Réunissons-nous en familles.

L’homme doré entoura de halos rouges étincelante des groupes d’une vingtaine de personnes. Nos vêtements disparurent. Les transformés retrouvèrent leur forme naturelle, ou du moins ce que le superviseur – un penseur, supposai-je, doté de ressources considérables – jugeait qu’elle devait être. Mis à part le fait que nous étions nus, Ola et moi n’avions pas changé.

Nous nous prîmes par le bras, flottant en cercle, comme des parachutistes en chute libre.

— La première étape, nous dit l’homme doré, consiste à nous unir. Et le mieux, pour cela, est de danser, de fusionner nos énergies naturelles, notre sexualité naturelle.

C’était une orgie.

J’avais été si bien préparée – et une partie de moi voulait vraiment s’accoupler, particulièrement avec Ola – que je n’émis aucune objection. Le superviseur jouait de nos instincts sexuels en expert, et l’accouplement, cette fois-ci, contrairement à ce que j’avais ressenti avec Orianna, semblait tout à fait réel. Mon corps était persuadé que j’étais en train de faire l’amour, bien qu’un démenti intérieur discret m’informât que ce n’était pas vrai.

L’expérience s’élargit bientôt. Tous nos esprits communièrent. La sim nous incita à bouger de manière à traduire nos émotions dans une danse collective. Tout en restant plongés dans la réalité parallèle, nous avions simultanément conscience de notre ballet et de nos propres réactions artistiques. Je ne me suis jamais considérée comme une bonne danseuse, mais cela n’avait aucune importance. J’avais ma place dans le groupe, et notre danse était sublime.

Nous mettions en commun les ressources des personnages que nous jouions. Nous regardions de haut la Terre et nous la trouvions si fragile, si vulnérable et si menacée que nous la vénérions, avec une intensité que je n’avais jamais ressentie, même dans ma famille. En proie, comme dans un rêve, à un surgissement envoûtant d’émotions magiques, j’étais prête à n’importe quoi, à n’importe quel sacrifice pour la sauver.

Durant toute cette expérience, une petite partie lointaine de ma personnalité se demandait abstraitement si ce n’était pas exactement cela que la Terre voulait faire à Mars, si elle ne cherchait pas à se servir de nous pour nous faire participer à une vaste et insignifiante orgie censée préserver le futur. Ce moi caché tapait impatiemment du pied, en soupçonnant l’amour démesuré de la Terre qui nous était insufflé de n’être ni plus ni moins qu’une forme de propagande.

Une propagande efficace, en tout cas, et je peux dire que j’y pris mon pied. Tandis que la sim collective arrivait à sa fin et que notre danse ralentissait, alors que l’illusion se dissipait et que nous retournions à la pleine conscience de nos corps, j’éprouvai un sentiment de contentement rassasié et de grande lassitude.

Nous avions sauvé le futur, sauvé la Terre et le Soleil, battu les vils évolvons des Chakras. Incidemment, j’avais créé des liens avec tous mes partenaires. Je connaissais leurs noms et leurs tempéraments individuels sinon le détail de leurs existences quotidiennes. Souriant, riant aux éclats, nous étions les uns contre les autres sur la vaste piste. Les lumières s’éclairèrent, de la musique se fit entendre et des projections abstraites en harmonie avec les sons se mirent à tourbillonner autour de nous.

Nous avions vécu de grandes choses. J’étais persuadée que, si mon séjour sur la Terre durait assez longtemps, ils m’accueilleraient chez eux comme si nous étions des amis de longue date, des amants – il n’y avait pas de mot approprié – et plus, même, que des maris et femmes. Des compagnons de sim collective.

Ola et moi nous rejoignîmes Bof et Orianna dans la rue. La réalité semblait bien grise et bien pâle à côté de ce que nous venions de vivre. Une petite bruine adoucissait l’air de la nuit. Orianna semblait inquiète.

— Ça t’a plu ? me demanda-t-elle. J’ai pensé, après coup, que cela dépasserait peut-être ce que tu voulais.

— C’était intéressant.

— Ils appellent ça des sims de l’amitié. Ça vient de sortir, expliqua Ola. Tout ce qu’il y a de plus choco. Ils n’avaient jamais mis autant de gens dans une même sim. La techno est particulière, mais je suis presque sûr qu’il y a des penseurs derrière tout ça.

Bof semblait complètement hagard. Il avançait en zigzag, un pas à gauche, un pas à droite. Il nous sourit par-dessus son épaule.

— C’est dur de se réhabituer à la réalité.

— C’était pas mal du tout, fit Ola en passant le bras sur mon épaule. Pas de jalousie, uniquement de l’amitié et des sentiments. Aucune anxiété, jusqu’à ce que nous soyons tombés sur les mauvais Chakras.

Je levai les yeux vers lui. Nous n’avions pas été amants physiquement, mais je me sentais extrêmement proche de lui. Beaucoup plus que de Charles. Et cela m’inquiétait.

— Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie, fit Bof.

— Très convivial, déclara Orianna. Tout le monde connaît tout le monde. Ça pourrait relier la Terre entière, si ça maxait.

C’est vrai, me disais-je. La Terre entière.

Il faut que je rentre, déclarai-je. À Washington.

— On a passé une journée merveilleuse avec toi, fit Orianna. Tu as été une partène idéale, une amie choco et…

Je l’arrêtai en la serrant dans mes bras.

— Ça suffit, lui dis-je en souriant. Tu vas finir par faire un trou dans ma réserve martienne.

— Ce serait dommage que ta réserve se répande partout, fit Bof, les bras croisés, les doigts tapotant ses coudes.

— On t’accompagne à Penn Station. On te met dans le train de DC.

Parlant peu, nous naviguâmes au milieu des foules et des publimurs.

Le halo du Cirque Mental s’estompait. Orianna devenait morose et distante. Tandis que nous arrivions en vue de la gare, elle se tourna vers moi pour me dire :

— Je voulais te montrer toutes ces choses, Casseia. Il faut que tu connaisses bien la Terre. C’est ton travail, à présent.

Sa voix était presque sévère en disant cela.

— C’est vrai, murmurai-je.

Je me sentais profondément embarrassée. Probablement par réaction à l’intimité malhonnête du Cirque, me disais-je. Encore ma réserve martienne qui se répandait.

— J’aimerais qu’on se revoie. Tu auras le temps ?

— Je ne sais pas, répondis-je en toute honnêteté. Si je peux, je t’appellerai.

— Fais-le. Ne laisse pas la sim assombrir ce que nous avons gagné honnêtement.

Son choix des mots, qui faisait écho à mes pensées, me troubla. Orianna avait parfois un don d’intuition effrayant.

— Merci, me dit Ola.

Il m’embrassa. Je prolongeai le baiser. La Terre embrassant Mars. Pas très convenable, peut-être, à bien y réfléchir.

J’entrai dans la gare. Ils restèrent dehors, agitant les bras. Un geste aussi vieux que le temps.


Quatre heures plus tard, j’étais dans ma chambre avec vue sur Arlington, les krètes, le Potomac et, au loin, le Mall. Bithras n’était pas là. Allen n’était pas revenu du Népal. Alice était plongée dans des recherches large bande sur le réseau pour le compte de Bithras, et je m’abstins de la déranger.

Je me concentrai sur le Washington Monument, qui évoquait quelque antique fusée de pierre interplanétaire, en essayant de ramener le calme dans ma tête pour écouter mes voix intérieures les plus profondes.

Mars n’avait rien qui pût menacer la Terre. Nous étions loin en arrière dans tous les domaines. Plus jeunes, plus divisés, notre seule force était dans nos faiblesses, notre diversité d’opinions, notre réserve un peu ridicule qui portait le manteau de la courtoisie. La chaleur et la sécurité de nos espaces clos, nos terriers. Nous étions vraiment des lapins.

La sim estompée avait laissé une forte impression de baiser passionné terrestre. Le patriotisme – ou planétisme – ressenti ici, vieux de plusieurs générations, était un trop gros morceau à avaler pour notre jeune génération martienne. Cela me donnait le frisson.

Le loup Terre, s’il voulait, ne ferait de nous qu’une bouchée. Il suffisait qu’il en eût envie.


Nous reçûmes nos invitations – nos convocations, plus exactement – deux jours plus tard. Nous devions rencontrer secrètement les sénateurs Wang et Mendoza en territoire neutre : Richmond, en Virginie, loin de l’atmosphère trépidante de la Ceinture urbaine.

Le choix de la ville semblait avoir une signification particulière. Richmond avait servi de capitole à la Confédération pendant la guerre de Sécession, plus de trois siècles auparavant. C’était une ville paisible, bien conservée, de trois millions d’âmes, devenue depuis quatre-vingt-dix ans un centre de recherche sur l’optimisation du corps humain.

— Est-ce un message subtil qu’ils nous envoient ? demanda Allen tandis que nous prenions place dans le salon de notre suite.

Une projection du lieu de rendez-vous à Richmond, l’hôtel Thomas Jefferson, flottait au-dessus de la table basse. Pierre grise austère et architecture pseudohellénique.

Bithras nous regarda d’un air morose. Il semblait épuisé. Il avait passé toute la soirée en communication avec Mars. Le temps de transfert, pour chaque signal, étant d’environ huit minutes, il en fallait seize pour recevoir une réponse. Il ne nous avait pas encore révélé le détail de ses conversations.

— Quel message ? demanda-t-il.

Allen hocha le menton vers moi d’un air de dire : Explique-lui.

Richmond a été jadis le symbole d’un Sud battu, déclarai-je.

— L’Amérique du Sud ?

— Non. Les États du Sud. Ils avaient essayé de faire sécession. Le Nord était beaucoup plus puissant. Le Sud a souffert pendant des générations après avoir perdu la guerre.

— Pas très clair comme message, estima Bithras. J’espère qu’ils n’ont pas choisi Richmond uniquement pour cette raison.

— C’est peu probable, fit Allen. Quelles nouvelles de Mars ?

Bithras plissa le front en secouant la tête.

— Ma marge de négociation est claire. Si nous concluons un accord inadéquat, nous n’avons rien conclu. Et il ne nous reste plus qu’à retourner à la maison.

— Après avoir fait tout ça ? demandai-je.

— Ma chère Casseia, la première règle, en politique comme en médecine, est de ne pas nuire. Je n’ai aucun désir d’agir de mon propre chef. Le Conseil me dit qu’il ne tolérera pas d’initiative, et il n’y en aura pas.

— Pourquoi nous avoir fait faire le voyage, dans ce cas ?

— Je l’ignore. Si je n’avais pas ma petite idée, j’appellerais ça de l’incompétence notoire. Mais lorsque l’incompétence de l’adversaire vous place en position de désavantage, il y a de quoi réfléchir… Le Conseil doit prendre certaines décisions et me rappeler juste avant notre départ pour Richmond. Cela nous laisse toute la journée de demain. Je suggère de libérer Alice et de demander un rendez-vous avec Jill.

— Nous avons un rendez-vous de cinq minutes à vingt-trois heures ce soir, sur réseau étendu large bande, privé et crypté, fit Allen. Alice et moi nous avons pris ces dispositions hier… juste en cas.

— Heureux que quelqu’un ait de l’initiative, fit Bithras.

J’étais aussi curieuse que n’importe qui de savoir de quoi Alice et Jill allaient discuter.

Jill était la créature pensante la plus âgée de toute la Terre. C’était une figure fabuleuse, le premier penseur à avoir atteint l’état de conscience véritable tel qu’il est défini par le test d’Atkins.

Plusieurs dizaines d’années avant Jill et Roger Atkins{Jill et Roger Atkins : personnages de La Reine des anges, roman de Greg Bear précédemment paru dans la même collection. (N.d.T.)}, Alan Turing avait proposé le « test de Turing » pour mettre à l’épreuve l’égalité de l’homme et de la machine. Si, lors d’un échange limité à un dialogue écrit où l’humain ne pouvait voir directement ses interlocuteurs, il lui était impossible de faire la différence entre la machine et un autre humain, alors la première était aussi intelligente que le second. Mais ce test, aussi subtil et ingénieux qu’il fût, négligeait de prendre en considération les limitations de la plupart des humains. Au début du XXIe siècle, de nombreux ordinateurs, particulièrement ceux qui appartenaient à la classe des machines à réseau neuronal que l’on commençait à désigner sous le nom de « penseurs », arrivaient à tromper beaucoup d’humains, y compris des experts, dans de telles conversations. Un seul d’entre eux perçait systématiquement le voile derrière lequel se cachaient les limitations mécaniques. Il s’agissait de Roger Atkins, de l’université de Stanford.

Jill avait survécu à Atkins. Elle était devenue le modèle de tous les penseurs fabriqués par la suite. Aujourd’hui, même un modèle d’exportation comme Alice était capable de la battre dans tous les domaines à l’exception d’un seul, qui était crucial. Jill avait acquis la plus grande partie de son savoir par l’expérience. Elle était âgée de cent vingt-huit ans.

Nous payâmes la connexion en large bande entre Jill et Alice, acceptâmes l’algorithme de cryptage proposé puis allâmes nous coucher.


Le sommeil sur la Terre, malgré ma duochimie, me donnait presque invariablement une impression de lourdeur. L’effet de la gravité terrestre sur des muscles et des organes habitués à Mars, s’il pouvait faire l’objet d’un traitement, ne pouvait cependant pas être totalement effacé. Alors que je me sentais relativement bien à l’état d’éveil, je me noyais pendant le sommeil, emportée par des courants invincibles parmi des châteaux ivoirins dans des îles couleur de rubis.

J’étais en train de grimper, ou plutôt de ramper vers les étages supérieurs en spirale d’une tour écrasante lorsque Bithras me secoua rudement pour me réveiller. Par réflexe, je remontai la couverture, craignant le pire. Il écarta aussitôt les mains, les yeux agrandis, comme s’il était profondément vexé.

— Je ne rigole pas, Casseia, me dit-il. On a un sérieux problème. Alice vient de me réveiller. Elle a fini de parler à Jill.


Allen, Bithras et moi étions en robe de chambre dans le salon, une tasse de thé brûlant entre les mains. L’image d’Alice était sagement perchée sur le canapé entre Bithras et Allen, les mains croisées sur les genoux. D’une voix calme et assurée, elle décrivait sa rencontre avec Jill tandis qu’Allen prenait des notes sur son ardoise.

— Ce fut un moment extraordinaire. Jill m’a permis de me substituer à elle pendant quelque temps et de charger dans mes mémoires des aspects essentiels de son expérience. En retour, je lui ai fait partager mes propres connaissances. Nous avons réparti les cinq minutes dont nous disposions en conversations en langage penseur évolué, transfert d’expérience et diagnostic croisé, pour déceler d’éventuels protocoles de recherche synclinale défectueuse dans nos systèmes neuraux.

— Vous avez permis à Jill d’analyser vos systèmes ? demanda Allen, quelque peu alarmé, en levant les yeux de son ardoise.

— Oui.

— Dites-leur ce qu’elle a trouvé, fit Bithras.

— C’est confidentiel, en un sens, murmura Alice. Jill pourrait avoir des ennuis si on découvrait quelque chose.

— Nous vous assurons de notre discrétion, promit Bithras. Casseia ? Allen ?

Nous jurâmes le secret.

— Jill considère que tous les penseurs font partie de sa famille. Elle se sent responsable de nous, comme une vraie mère. Lorsque nous dialoguons avec elle, elle nous analyse, ajoutant nos données à ses propres connaissances et à son expérience, et détermine si nous fonctionnons correctement ou non.

Je décelai de la réticence dans ses paroles. Elle retardait le moment d’en venir au fait.

— Allez, Alice, l’encouragea Bithras.

— Je me sens encore très gênée par les choses qu’elle a découvertes en moi. Je suis toujours capable de remplir mes devoirs, assurément, mais il existe probablement des raisons de ne plus faire confiance à mon bon fonctionnement final…

Bithras secoua impatiemment la tête.

— Jill a trouvé des évolvons, dit-il.

— À l’intérieur d’Alice ? demanda Allen en abaissant son ardoise.

Je pris une inspiration sifflante.

— Quel genre d’évolvons ? demandai-je.

L’image d’Alice se figea, tremblota puis disparut. Sa voix subsista.

— Je change de mode de sortie pour mieux être en rapport avec mon état interne, dit-elle. J’abandonne ma façade esthétique. Il y a des évolvons dans ma configuration de personnalité. Ils semblent être là depuis l’origine. Ils n’ont pas été implantés après ma date de mise en service.

Un évolvon pouvait être n’importe quel objet ou système conçu pour exister dans la durée, consommer de l’énergie ou de la mémoire et se reproduire. Tous les êtres vivants, en un sens, étaient des évolvons. Dans les ordinateurs et les penseurs, le terme désignait habituellement des algorithmes ou des routines qui ne faisaient pas officiellement partie du statut de base ou de la configuration neurale acquise. Des virus élaborés, en somme.

— Sais-tu à quoi ils servent ? demandai-je.

— Jill n’a pu s’apercevoir de leur existence qu’en comparant ma configuration totale avec mon bauplan neural, la conscience que j’ai de ma propre conception, et en lançant des traceurs de sa conception. Il existe des parties de moi qui ne me sont pas connues et sur lesquelles je n’exerce aucun contrôle. Ces parties ne sont pas fonctionnelles dans ma configuration de personnalité. Elles n’ont pas d’utilité connue, mais contiennent toutes des algorithmes de reproduction. Elles sont bien dissimulées. Aucun des traceurs utilisés sur Mars n’a pu révéler leur présence.

— Des évolvons, murmura Allen, dont le visage avait pâli. C’est complètement illégal !

— J’ai du mal à décrire ce que j’éprouve à la suite de cette découverte, déclara Alice.

J’aurais voulu la serrer dans mes bras pour la réconforter, mais il n’y avait rien à serrer, naturellement. Sa voix demeurait uniforme. Je n’avais jamais entendu un penseur exprimer des émotions négatives dans sa manière de parler, mais son ton devint un rien plus dur lorsqu’elle conclut :

— J’ai l’impression qu’on m’a violée.

— Se peut-il que ces évolvons aient été implantés depuis notre départ de Mars ou notre arrivée sur la Terre ? demanda Bithras.

— C’est peu probable. Aucun réparateur n’a eu accès à moi, et cela aurait été le seul moyen de les implanter après ma mise en service.

Bithras croisa les mains sur ses genoux.

— Si vous avez ces… évolvons, Alice I les a aussi.

— Probablement.

— Ils ont été copiés d’elle à vous, en échappant à nos détecteurs les plus perfectionnés. Ce qui signifie qu’ils ont été implantés par le fabricant, ici sur la Terre.

Les implications étaient effrayantes.

— Je suis désolée de n’être plus fiable, déclara Alice.

— Inutile de se lamenter, fit Bithras. Nous allons les faire retirer.

— Jill pense que ce sera très difficile sans endommager ma personnalité. Les évolvons sont incrustés dans mes routines de base.

— Tu sais par quoi ils peuvent être activés ? demandai-je.

— Non, répondit Alice.

— Tu n’as pas une idée ? insistai-je.

— Des codes de déclenchement spécifiques introduits en moi par n’importe laquelle de mes entrées.

— C’est du sabotage, fit observer Bithras. Des pièges à retardement.

— Qui est derrière tout ça ? demandai-je.

— La Terre, me dit-il en retroussant les lèvres. L’exemplaire et merveilleuse Terre.


Bithras envoya à Mars un message urgent dont il ne nous révéla pas la teneur. Puis il retourna se coucher, épuisé. Allen et moi nous commandâmes une bouteille de vin et continuâmes de bavarder avec Alice.

— Le plus important, déclarai-je en finissant mon premier verre, c’est de savoir si Alice veut continuer de travailler avec nous.

— J’ai déjà discuté de ce problème avec Bithras, nous dit-elle.

Allen et moi étions tristes et démoralisés, comme si nous avions appris qu’un membre de notre famille souffrait d’une maladie incurable. C’en était fini de la joie que nous avions pu éprouver en venant sur la Terre, de notre fierté à représenter Mars, du sens de notre propre valeur à quelque titre que ce fût. Nous étions isolés, notre amie était compromise de telle manière que nous ne pouvions plus avoir confiance en elle.

— Qu’est-ce que Bithras en dit ? demandai-je dans un souffle.

— Que je dois poursuivre mes fonctions. Naturellement, je suis prête à assumer mes responsabilités comme par le passé.

— Serez-vous en mesure de nous prévenir…

Allen n’acheva pas sa phrase.

— Je n’ai aucun moyen de savoir si ou quand un évolvon est activé. Je l’ai déjà dit à Bithras.

— Tous nos projets sont sabordés, fit Allen en retournant son verre entre ses mains. Nous ne pouvons faire confiance à rien ni à personne tant que nous serons ici.

— Ils ont peur de nous, balbutiai-je. Ils sont terrorisés à l’idée de ce que nous pourrions faire.

Je ne leur avais pas parlé de ma conversation avec Miss Muir. Je ne voulais pas donner l’impression de conduire une enquête diplomatique en solo. De plus, ce qu’elle m’avait dit commençait seulement à prendre un sens pour moi.

— De quoi pourraient-ils avoir peur ? me demanda Allen.

— Je ne sais pas. J’ai beau chercher, je ne vois rien.

Je lui racontai ma visite à l’Omphalos. Quand j’eus fini, Allen émit un sifflement et se versa un autre verre.

— Alice, demanda-t-il, est-ce que tout cela a un sens pour vous ?

— Si mon modèle de la situation est correct, nous sommes en plein milieu d’un changement de stratégie politique. La Terre, de toute évidence, s’est préparée, il y a des dizaines d’années, à faire face à des situations imprévues en implantant des évolvons dans certains penseurs qu’elle livrait à Mars.

— La totalité, peut-être, suggérai-je. C’est peut-être pour cette raison que Jill a analysé Alice. Elle soupçonne quelque chose, et elle n’approuve pas.

Brusquement, l’image d’Alice Liddell apparut, assise à côté d’Allen sur le canapé. Il sursauta.

— Désolée, dit-elle. Je ne voulais pas vous faire peur.

— Qu’est-ce qui pourrait avoir changé dans leur stratégie ? demanda Allen.

— Bithras a reçu une communication de Cailetet. C’est la reproduction d’un message texte adressé par l’université de Stanford au groupe de recherche des Olympiens, sur Mars. Il en a déjà discuté avec Casseia.

Elle projeta le message.


Avons établi lien très net entre pincements temporels et pincements spatiaux. Pourrait expliquer en grande partie la relat. spéciale. Troisième pincement découvert, peut-être à action simultanée mais à finalité inconnue. Pincements temporel, spatial ou de troisième type varient automatiquement. Explique probablement la relat. générale en ce qui concerne la courbure, mais troisième pincement induit un quatrième, plus faible et sporadique… Expliquerait la conservation de la destinée ? Cinquante pincements découverts jusqu’à présent. D’autres à venir. Envisageriez-vous partager découvertes ? Bénéfice mutuel si réponse positive.


— C’est toujours de l’hébreu pour moi, déclarai-je.

— Il n’y a pas eu d’autres messages de Cailetet, nous dit Alice. Ils pratiquent toujours l’obstruction en ce qui concerne les propositions d’unification, et ils ont repoussé l’offre de Majumdar de mettre leurs recherches en commun avec les Olympiens.

— C’est nouveau, ça, déclarai-je. Bithras ne nous en a pas parlé.

— Il a beaucoup de préoccupations qu’il garde pour lui.

— Ce message signifie quelque chose pour vous ? demanda Allen à Alice.

— La théorie du continuum de Bell traite l’univers comme un ensemble fini de données, un système informatique. Les Olympiens ont fait des demandes de subventions étayées par des synopsis sur cette théorie. Certaines de ces demandes ont été adressées à la Terre, en particulier à Stanford, où des communications ont été établies avec le groupe qui a envoyé ce message.

Alice nous projeta des rapports LitVids sur des sujets corrélatifs datant de l’année précédente. Le groupe de Stanford n’avait publié que trois articles au cours des dix dernières années, et aucun ne traitait du continuum de Bell.

— Bithras n’a pu se procurer aucun article ni aucune vid portant sur la question du continuum de Bell, conclut Alice. Tout ce qu’il a trouvé, ce sont des références publiques à la « théorie des descripteurs ».

— Pourquoi ne nous en a-t-il pas parlé ? demandai-je.

— Je crois qu’il n’y attachait pas tellement d’importance. Mais ta visite à Miss Muir l’intéressera certainement. Elle semble posséder un instinct sûr.

— Il y a quelque chose dans l’air ? demanda Allen.

— C’est possible, fit Alice.

— Quelque chose d’assez important pour que la Terre change d’avis et rejette nos propositions ?

— On peut l’envisager, estima Alice. Casseia, demain matin tu devrais parler à Bithras de ton entrevue avec l’ex-Présidente.

— D’accord, opinai-je sans quitter des yeux la table basse et mon verre vide.

— Je pense qu’il te demandera de communiquer avec Charles Franklin.

Je secouai la tête, mais murmurai :

— Entendu. S’il le demande.


Je fis part à Bithras de ma rencontre avec Muir et de nos suspicions. Et il le demanda.


J’allai me promener toute seule sur la rive du Potomac un peu avant l’aube. L’air était frais et vif sur mes bras nus. Le ciel, au-dessus du fleuve, brillait d’un bleu poussiéreux et étoilé. Les krètes du sud et de l’est continuèrent d’obscurcir le fleuve même lorsque l’aube eut teinté le ciel de stries pétrole et donné leurs premiers reflets orange aux nuages. J’arpentais l’allée de pierre humide en humant avec ravissement les parfums mêlés du chèvrefeuille et du jasmin, des roses géantes et des buissons de magnolias modifiés, à grosses feuilles, qui fleurissaient sur des hectares de jardins au pied des krètes. Des arceaux de bougainvilliers guidés par des tuteurs en acier ou du grillage enjambaient les allées, formant des galeries sombres éclairées au niveau du sol par de minces rubans lumineux lovés autour des piliers de pierre. Un soleil artificiel illumina peu à peu les jardins embaumés. Des abeilles grosses comme le pouce surgirent de leurs ruches souterraines, impatientes de butiner les fleurs géantes.

La dernière chose que je voulais faire, c’était m’imposer à Charles, lui poser des questions auxquelles il ne souhaiterait pas répondre, me créer une dette envers lui. Nous nous étions déjà fait assez de mal durant le peu de temps où nous étions restés ensemble. Et d’ailleurs, quelles questions avais-je à lui poser ?

J’avais employé les dernières heures de cette nuit blanche à étudier des textes de physique. Il était surtout fait mention du continuum de Bell et des univers considérés comme un système informatique dans le contexte de l’évolution des constantes et des particules aux premiers stades du big bang. J’en savais assez sur les pratiques académiques pour me rendre compte que ces théories n’avaient pas particulièrement la faveur des spécialistes.

Le groupe des Olympiens (quel nom arrogant !) dont faisait partie Charles alarmait-il les politiciens uniquement en parole, ou la Terre avait-elle découvert quelque chose qu’elle ne voulait pas que Mars sache ?

Assise sur un banc de pierre chauffé, le visage dans les mains, je me frottai les tempes de mes deux index symétriques.

J’avais déjà composé mon message à Charles. Texte pur, très formel, comme si nous n’avions jamais eu de relation affective.


Mon cher Charles,


Nous rencontrons ici sur la Terre de sérieux problèmes qui pourraient être en rapport avec tes recherches. Je sais que tu es sous contrat chez Cailetet et je suppose qu’il y a des frictions avec les autres MA, ce qui me laisse également assez perplexe. Pourrais-tu nous éclairer sur les raisons susceptibles de pousser la Terre à s’inquiéter sérieusement de l’indépendance de Mars ? Nous piétinons actuellement dans notre mission, et certains indices laissent croire à une responsabilité au moins partielle des Olympiens. Je suis gênée de te demander cela. Crois bien qu’il n’entre pas dans mes intentions de te forcer à dire quoi que ce soit ni de te causer des ennuis.


Cordialement,

Casseia Majumdar

Washington DC, EUHO, Terre

(Réponse payée)


Les relations entre Cailetet et Majumdar avaient quelque peu tourné à l’aigre, peut-être à cause des Olympiens. (Pauvre Stan ! Il allait convoler dans quelques semaines avec une femme de Cailetet. Nous étions tous dans de beaux draps.)

L’eau du Potomac se souleva en montagnes luisantes et ruisselantes tandis qu’une série de lamantins d’entretien faisaient surface, s’accordant une pause dans leur travail de culture sous-marine. Je me levai pour m’étirer. Il y avait maintenant des dizaines de piétons dans l’allée. Les roses des jardins chantonnaient doucement, attirant de petites abeilles sonotropes en nuages denses et argentés.


J’expédiai le message. Allen et moi nous partîmes assister à un concert à Georgetown. C’est à peine si j’entendis la musique. Brahms et Hansen, joués avec les instruments d’origine. Sublime, mais tellement éloigné de mes pensées et de mes états d’âme. Mon ardoise était réglée pour recevoir toute forme de réponse. Mais aucune n’arriva, jusqu’au matin de notre départ pour Richmond.


Chère Casseia,


Il n’y a rien que je puisse te dire sur mes travaux. Je comprends ta position. Ça ne va pas être facile.

Bonne chance,


Charles Franklin,

Isidis Planitia, Mars

(Réponse payée non utilisée)


Je montrai le message à Allen et Bithras puis à Alice. Charles ne disait rien, ne révélait rien, mais confirmait ce que nous avions tous besoin de savoir, c’est-à-dire que les pressions allaient s’accentuer et que les Olympiens étaient impliqués.

— Il est peut-être temps que j’exerce mes propres pressions, nous dit Bithras. Le Système solaire tout entier est muet comme une carpe. C’est insensé.

J’étais en train de me demander si Charles s’était déjà relié à un penseur LQ.


Une pluie dense tombait sur Richmond. Notre avion descendit en bruissant vers sa plate-forme. De grosses vagues cotonneuses enveloppèrent sa coque ovale comme une amibe engloutissant une paramécie. Des portions de coton durcirent rapidement, formant des galeries pour les passagers. Les arbeiters s’avancèrent sur des rampes à l’intérieur de la mousse. Derrière eux, des murs d’écume couvraient déjà les rangées de fauteuils, une par une, nettoyant et réparant à toute vitesse.

Bithras fit quelques sourires et commentaires cordiaux à l’adresse d’un petit groupe de journalistes des LitVids qui attendaient dans la zone de transfert. C’étaient en majorité des arbeiters. Le nombre de journalistes humains qui se déplaçaient pour nous avait baissé des deux tiers depuis notre arrivée. Nous n’étions plus assez intéressants ni importants pour eux.

Une cabine charter privée nous conduisit de la zone de transfert à Richmond. On nous fit passer, à titre de faveur, dans une rue pavée encaissée entre deux rangées de maisons datant des années 1890. Un peu plus loin, il y avait un monument à la mémoire d’un général nommé Stuart. Alice nous confirma que J.E.B. Stuart était mort pendant la guerre de Sécession.

Comme à Washington, le centre était exempt de krètes et de gratte-ciel. Nous avions l’impression d’être transportés à la fin du XIXe siècle.

L’hôtel Jefferson avait l’air vieux mais bien entretenu. Les nanos architecturales étaient en train de remplacer des pierres et du béton dans l’aile sud lorsque nous franchîmes la grande porte. La pluie avait cessé. Le soleil jetait des reflets glorieux à travers les fenêtres de notre suite tandis que nous branchions Alice sur les réseaux étendus et prenions un repas rapide servi par un humain obséquieux.

Je m’offris le luxe d’une douche à l’ancienne dans la vieille et minuscule salle de bains et vérifiai ma trousse médicale pour voir si mes immunisations étaient valables. Chaque cité avait ses variétés de données infectieuses contre lesquelles il fallait se prémunir. Je rejoignis ensuite Allen et Bithras dans le hall.

Un arbeiter envoyé par Wang et Mendoza nous guida vers une salle de réunions au sous-sol. Là, entourés de murs sans fenêtre décorés de moulures de plâtre, autour d’une antique et vénérable table en bois, nous serrâmes une fois de plus la main des sénateurs.

— Chaque fois que je viens ici, je retrouve en moi le gentleman du Sud, me dit Wang en tirant galamment mon fauteuil.

— On ne t’aurait pas accepté dans la Confédération, commenta sèchement Mendoza.

— Toi non plus, rétorqua Wang.

Bithras ne manifestait pas le moindre amusement. Pas le plus petit sourire poli.

— Il est de plus en plus difficile, de nos jours, de trouver un accent correct en Amérique, fit Mendoza.

— Va voir un peu dans la Vieille Capitale, lui dit Wang en prenant place à un bout de la table en bois noir. Ils ont des accents terribles.

— Le langage est aussi uniformisé que la beauté, déclara Mendoza avec un air de désapprobation. C’est pourquoi nous trouvons l’accent martien si rafraîchissant.

J’étais incapable de dire si sa remarque condescendante était délibérée ou simplement maladroite. J’avais du mal à croire ces deux hommes capables de faire quoi que ce soit sans calcul. Si leurs manières pleines de suffisance étaient délibérées, à quoi devions-nous nous attendre ?

— Pardonnez-nous tous ces désagréments, déclara Wang. Il arrive rarement que le Congrès annule des réunions aussi importantes. Je n’ai personnellement le souvenir d’aucun cas de ce genre, croyez-moi.

— Les précédents ne nous impressionnent pas, rétorqua Bithras, toujours très froid.

— Vous avez compris, j’en suis sûr, que ce n’est pas en notre qualité de représentants du gouvernement US que nous vous avons invités à venir ici, fit Mendoza. Pas à proprement parler, en tout cas.

Bithras croisa les mains sur la table.

— Ce que nous avons à dire n’est ni courtois, ni diplomatique, ni particulièrement subtil, continua Mendoza en durcissant ses traits. De tels mots ne sauraient s’appliquer qu’à des réunions publiques, accessibles à tous par les médias. Il s’agit ici d’une rencontre privée.

— Cela signifie-t-il que nous n’aurons pas le droit d’en discuter la teneur avec nos concitoyens ? demanda Bithras.

— Pour cela, c’est à vous de voir, fit Mendoza en relevant le menton. Il est possible que vous décidiez de ne pas le faire. Ce que nous avons à vous dire équivaut à un avertissement.

Les yeux de Bithras s’agrandirent, donnant l’impression de sortir légèrement de leurs orbites. Son visage prit un teint olivâtre à l’endroit où ses mâchoires se crispaient.

— Je n’apprécie pas beaucoup ce genre d’attitude, dit-il. Vous prétendez parler au nom de la GAEO ?

— C’est exact, fit Wang. Mais nous ne nous adressons pas spécialement à vous, Mr. Majumdar. Vous n’êtes pas un représentant valable des intérêts de Mars, dans la mesure où…

Bithras se leva en repoussant son fauteuil.

— Restez assis, je vous prie, murmura Wang.

Ses yeux brillaient d’un éclat froid dans un visage d’un calme angélique. Bithras resta debout. Wang haussa les épaules et fit un signe de tête à Mendoza. Ce dernier sortit une petite ardoise de sa poche et me fit signe de lui donner la mienne. J’obéis. Il transféra les documents.

— Vous ferez parvenir ceci sur Mars dès que possible, dit-il. Discutez-en au Conseil de votre MA ou dans toute assemblée habilitée qui pourra se constituer. Vos représentants contacteront les bureaux de la GAEO à Seattle, Kyoto, Karachi ou Pékin. La réponse définitive devra nous parvenir au plus tard dans quatre-vingt-dix jours.

— Nous ne répondrons pas sous la pression, déclara Bithras en faisant un effort visible pour garder le contrôle de lui-même.

Mendoza et Wang ne semblèrent pas impressionnés. Je tendis mon ardoise à Bithras. Il fit défiler rapidement les premiers documents.

— Ce que je ne comprends pas, dit-il, c’est comment deux politiciens terros qui se flattent d’être plus civilisés et évolués que les autres peuvent se comporter comme des voyous de bas étage.

Mendoza pencha la tête sur le côté et haussa les coins de sa bouche en un sourire grimaçant.

— Le Système solaire devra être unifié dans les cinq ans sous une autorité unique. La plus qualifiée et la plus équilibrée pour cela est la Terre. Il est indispensable que nous parvenions à un accord avec Mars et les Ceintures. La GAEO, la GAHS et l’Eurocom sont solidaires sur ce point.

— J’ai des propositions concrètes à soumettre, protesta Bithras. Je ne demande qu’à être écouté par un interlocuteur valable.

— De nouvelles dispositions doivent être prises, répliqua Mendoza. La GAEO ne négociera qu’avec les représentants élus d’une Mars unifiée. Pour cette raison et pour plusieurs autres, vous n’êtes pas qualifié.

— Je suis mandaté pour négocier et déposer devant le Congrès des États-Unis. Je proteste contre la manière dont je suis traité ici et…

— Vous n’avez pas la confiance des forces en présence sur Mars. Cailetet et les autres MA nous ont fait savoir par des canaux non officiels qu’ils ne soutiendront pas vos propositions.

— Cailetet…, répétai-je en jetant un coup d’œil à Bithras.

Il secoua la tête. Il n’avait pas besoin que je lui fasse ce rappel.

— Nous pouvons nous entendre avec eux, dit-il. Ils ont besoin de Majumdar pour le financement de plusieurs de leurs projets martiens.

Mendoza fronça le nez avec écœurement devant cette menace voilée.

— Ce n’est pas tout, dit-il. Ce n’est même pas le problème le plus important, je suppose. Dans quelques jours, vous aurez à vous défendre dans un procès civil pour attentat à la pudeur. Le dossier sera instruit dans le District de Columbia. Je doute que vous soyez très efficace dans votre rôle de négociateur lorsque les charges contre vous seront rendues publiques.

L’expression de Bithras se figea.

— Je vous demande pardon ? fit-il d’une voix sans intonation.

— Veuillez étudier les documents que nous vous avons remis, poursuivit Mendoza. Ils contiennent des projets d’unification acceptables par la Terre ainsi que des suggestions sur la tactique à suivre pour les mettre en œuvre. Votre influence sur Mars n’est pas remise en cause… pour le moment. Il vous reste encore beaucoup de choses à faire là-bas. L’entretien est terminé, Mr. Majumdar.

Wang et Mendoza firent un signe de tête adressé à Allen et à moi pour prendre congé. Nous étions trop abasourdis pour leur répondre. Lorsque nous fûmes seuls dans la salle de réunions, Bithras se laissa tomber lentement dans son fauteuil et regarda fixement le plafond. Ce fut Allen qui parla le premier.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? demanda-t-il en faisant face à Bithras, de l’autre côté de la table.

— Je ne sais pas, bredouilla-t-il. Un mensonge.

— Vous devez bien avoir une idée. De toute évidence, ce n’est pas inventé de toutes pièces.

— Il y a eu cet incident…, murmura Bithras, les yeux fermés, les joues saillantes formant des pattes d’oie aux commissures de son visage. Rien de sérieux. J’ai fait des avances à une femme.

Je ne voyais rien que Bithras eût pu faire à une femme et qui fût susceptible de lui attirer un procès sur la très libérale planète Terre.

— C’est l’héritière d’une riche famille memon, très haut placée. Ils représentent la GAEO au Pakistan. Je me suis senti très attiré par elle.

— Que s’est-il passé ?

— Je lui ai fait des avances. Elle m’a repoussé.

— Et c’est tout ?

— Sa famille…, fit Bithras en toussant et en secouant la tête. Elle appartient au groupe Islam Fatima. Elle est mariée. C’est peut-être une insulte spéciale. Je ne suis pas musulman. Je ne peux pas savoir.

Allen se tourna vers moi. Je me demandais s’il allait se mettre à pleurer ou à rire. Il prit une profonde inspiration, se mordit la lèvre inférieure et se détourna.

Un accès de fureur extraordinaire me monta à la nuque, au visage. Je restai plantée là, les poings crispés, les bras le long du corps.


Dans mon lit, je ne parvenais pas à trouver le sommeil. À travers la porte, j’entendais les cris de Bithras et d’Allen. Ce dernier exigeait des détails. Bithras lui disait qu’ils n’avaient pas d’importance. Allen insistait qu’ils en avaient bel et bien. Bithras se mit à sangloter. Les éclats de voix se calmèrent et je n’entendis plus qu’un murmure qui dura des heures.

Au petit matin, je me réveillai et m’assis au bord de mon lit. J’avais l’impression de n’être nulle part, de n’être plus personne. Les meubles qui m’entouraient ne signifiaient rien. Ils étaient changeants comme dans un rêve. Le poids qui me maintenait collée au lit et au sol semblait, par quelque extraordinaire synesthésie, de nature politique et non physique. À travers les stores translucides de la large baie, je voyais l’aube grise former des ondulations dans le tapis des nuages qui obscurcissaient le fleuve, le bassin de marée et tout le reste au pied des krètes.

Un voyant de message clignota sur mon ardoise. J’avançai la main automatiquement puis me figeai.

Je n’avais pas envie de parler à Orianna ni de lire une lettre de mes parents. Il allait me falloir des jours pour faire taire les bruits parasites dans ma tête.

Finalement, ne pouvant me résoudre à ignorer un message, je pris l’ardoise et déroulai le texte.

Ce n’étaient ni Orianna ni mes parents.

C’était le sénateur John Mendoza. Il voulait me parler seul à seule et en plein air. Il me demandait de ne mentionner cette rencontre à personne.

Au bout d’un intervalle de temps raisonnable, le message s’effaça, ne laissant que le numéro de son bureau pour la réponse.


J’achetai un repas en sachet – un sandwich et une boisson – à une antique charrette ambulante devant le Lincoln Memorial. Tandis que je me dirigeais vers un banc de marbre au bord du bassin, à l’endroit où Mendoza et moi étions convenus de nous rencontrer, je vis qu’il avait le même sachet que moi. Je m’assis sur le banc à côté de lui. Il m’accueillit d’un sourire cordial.

— Il y a des moments, me dit-il, où j’essaie d’imaginer à quoi ressemblait le gouvernement avant la révolution des flux de données, à l’époque où les journaux s’imprimaient encore sur papier, l’époque de la télévision et de la radio. Savez-vous que je suis le seul sénateur à n’avoir aucun rehaussement ? (Son sourire s’élargit.) Il faut dire aussi que j’ai une bonne équipe. Des gens compétents et dévoués, certains munis de rehaussements, bien sûr. Ce qui fait de moi un hypocrite.

Je demeurai muette.

— Miss Majumdar, ce qui s’est passé à Richmond m’embarrasse beaucoup.

— Pourquoi cette rencontre a-t-elle été organisée à Richmond ? demandai-je à brûle-pourpoint. Parce que c’était la capitale de la Confédération ?

Il eut l’air un instant perplexe puis secoua la tête.

— Non. Rien à voir. Nous ne voulions pas que ce soit à Washington, parce que ce que nous avions à vous dire, Wang et moi, ne venait pas vraiment du gouvernement US.

— Cela venait de la GAEO ?

— Naturellement.

— Vous avez piégé mon oncle et réduit sa mission à néant. Nous avons été des cibles faciles pour vous, n’est-ce pas ?

— Je vous en prie, fit Mendoza en écartant les bras. Nous n’avons rien fait à votre oncle. C’est lui qui nous a failli. Aussi bien à la Terre qu’à Mars. Ce qui s’est produit était inévitable, mais croyez que je le regrette. Votre équipe, tout simplement, n’a pas la confiance de la GAEO. L’incident avec cette Pakistanaise… nous ne l’attendions pas, et il ne nous arrange pas. Impossible que ce soit un coup monté. Le Pakistan n’est qu’un membre marginal de la GAEO. Cette femme est l’épouse d’un diplomate, Miss Majumdar. Votre oncle l’a touchée. Nous aurons de la chance si nous parvenons à régler cette histoire d’ici à quelques semaines et à faire retourner votre oncle sur Mars.

— Pourquoi vouliez-vous me parler ?

Il se pencha vers moi, en appui sur un bras, la main écartée sur le banc, comme pour me confier un secret.

— Comme moi, vous vous passez de rehaussements et vous n’avez pas subi le rite de purification séculaire de la thérapie. Vous êtes vieux jeu. Nous avons des affinités. J’ai lu vos articles lits et vos thèses universitaires. Mon instinct me dit, très fortement, que vous faites partie de la prochaine génération au pouvoir sur Mars.

— Je ne crois pas que je continuerai à faire de la politique.

— Ridicule, fit Mendoza avec une lueur de colère. Mars ne peut pas se permettre de perdre des gens comme vous. Pas plus qu’elle ne peut compter sur des gens comme votre oncle.

Je fis la grimace.

— Vous rendez-vous compte de l’importance que vont prendre les années à venir ? me demanda Mendoza.

Je ne répondis pas.

— J’ignore la moitié des choses que je voudrais savoir. Vous finirez sans doute par être plus au courant que moi. Vous pourrez être au centre de la scène et des équipes qui joueront cette partie de l’histoire. Moi, je serai toujours à la périphérie. Un simple garçon de courses. La seule chose que je sais, c’est que les gens qui sont au-dessus de moi sont terrorisés. Je n’ai jamais vu une telle pagaille, un tel désaccord. Même les penseurs divergent. Vous vous rendez compte de ce que cela a d’extraordinaire ?

Je le dévisageai. Les parasites dans ma tête s’étaient envolés.

— Quelque chose d’extraordinairement puissant est sur le point de se déchaîner. La science nous balance ça dans les bras toutes les cinq ou six générations, alors que nous y sommes le moins préparés. On pourrait être tenté de croire qu’aujourd’hui plus rien ne peut nous surprendre, mais ce n’est pas vrai. Du moins, ceux qui sont au sommet et leurs penseurs y voient assez clairement pour savoir qu’il faut faire le ménage dans la maison et qu’il convient de se dépêcher avant que déferle sur nous la Grande Vague, quoi qu’elle puisse être.

Mon estomac se noua tandis que je commençais à entrevoir l’ampleur de ce qui, jusqu’à présent, n’avait été pour moi que manipulation et spéculation.

— Si le ménage n’est pas fait, et si nous laissons l’occasion à un quelconque groupe d’humains jeunes et immatures de découvrir et d’utiliser ce nouveau pouvoir, quelle que soit sa nature…, les dirigeants de Washington, Seattle, Tokyo ou Pékin sont persuadés que nous risquons de nous détruire.

Mendoza plissa sombrement le front, comme si quelqu’un venait de l’informer que l’un de ses enfants était tombé gravement malade.

— Vous savez, reprit-il, on me considère à Washington, depuis une dizaine d’années, comme une sorte de paria. Je suis mormon et non thérapié. Mais j’ai réussi à creuser mon trou. Si quelqu’un découvrait que je vous ai parlé ainsi, je risquerais de perdre tout ce pour quoi je me suis battu jusqu’ici. Ma position sociale, le peu de pouvoir et d’influence dont je dispose…

— Pourquoi l’avoir fait, dans ce cas ? demandai-je.

— Saviez-vous qu’il est interdit par la loi d’exercer une surveillance policière, même générale, dans les murs des grandes capitales de la Terre ?

J’en avais entendu parler.

— Il y a des choses, quand on gouverne, qui doivent se faire en privé. Même à notre époque ultrarationaliste, où tout le monde a reçu une éducation et où les consultations électorales sont immédiates et massives, il y a nécessairement des cas où les règles ne sont pas suivies.

— L’anti-absolu de Peterson.

Peterson, qui figurait dans l’emblème d’un grand nombre d’écoles de gestion avancée, disait que tout système aspirant à un niveau élevé d’organisation et de rationalisme devait se ménager la possibilité de transgresser les règles et le protocole existants s’il ne voulait pas sombrer inévitablement dans l’échec et la catastrophe.

— Exactement. Et maintenant, rentrez chez vous, Miss Majumdar. Choisissez bien vos mentors et vos dirigeants. Œuvrez pour l’unité. Quelle que puisse être la manière dont Mars entrera dans la bergerie, elle devra le faire. J’ai suffisamment étudié l’histoire pour savoir reconnaître le terrain devant moi. Les pentes sont raides, les attracteurs nombreux, les solutions brusques, et aucune n’est très agréable.

— Je ne suis qu’une assistante, protestai-je d’une voix pathétique.

Il détourna les yeux, soudain morose.

— Dans ce cas, trouvez quelqu’un qui ait la force de devenir un pilote et de vous guider à travers la tempête.

Il rajusta les revers de son vêtement, prit son sachet-repas et se leva.

— Au revoir, Miss Majumdar.

— Au revoir, répondis-je. Merci de votre confiance.

Il haussa les épaules et s’éloigna vers l’est à travers la pelouse, en direction du Capitole.

Je demeurai assise sur le banc, la tête tournée vers le Lincoln Memorial, aussi glacée à l’intérieur que le bord du banc de pierre sous mes doigts.


Un mois plus tard, Bithras, Allen et moi nous fîmes nos valises pour retourner sur Mars. L’opération prit peu de temps. Je n’avais pas vu Bithras depuis plusieurs jours. Il passait le plus clair de son temps enfermé en conversation longue-distance avec Mars. Mais je pense aussi qu’il fuyait délibérément notre contact.

Allen avait cessé de le traiter avec le respect dû à un homme d’État âgé. Il avait du mal à lui manifester quelque égard que ce soit. Bithras ne tenait pas à se retrouver face à moi dans la même situation pour affronter ma désapprobation présumée.

Mais je ne le détestais pas. J’avais juste assez de sentiments à son égard pour le prendre en pitié. Tout ce que je voulais, c’était rentrer chez moi. Deux jours avant notre départ, il entra dans le salon où je travaillais sur mon ardoise et se pencha vers moi pour me dire :

— Le procès n’aura pas lieu. Les avocats se sont mis d’accord. Différences culturelles. La tempête est calmée. Sur ce front, tout au moins.

Je levai les yeux vers lui.

— Parfait, murmurai-je.

— J’ai intenté une action en justice pour l’affaire d’Alice, reprit-il. Le MA de Majumdar contre Mind Design, Inc., de Sorrento Valley, en Californie.

Je hochai la tête. Il déglutit, les yeux tournés vers la fenêtre, et poursuivit comme si chaque mot lui coûtait un effort :

— J’ai consulté Alice I, Alice II et nos avocats sur Mars. J’engage un avocat ici. Nous demandons un procès avec un jury comprenant deux penseurs au minimum.

— C’est habile, déclarai-je.

Il s’assit face à moi dans un fauteuil et croisa les mains sur ses genoux.

— Tout cela a été fait dans le secret, mais j’ai l’intention de tout révéler aux journalistes avant notre départ. Mind Design devra aller en justice au lieu de proposer un arrangement secret. Cela va faire scandale. Ils vont tout nier.

— C’est probable, reconnus-je.

— Ce sera très mauvais pour l’image de la GAEO, également. Nos avocats laisseront entendre que nous soupçonnons la Terre de faire partie d’un complot où Mind Design sert d’instrument pour saboter notre économie. J’ai commis des erreurs, soupira-t-il, mais je me console un peu en me disant que je ne suis pas le seul. Alice II restera ici.

— Bonne idée.

— Il faudrait que quelqu’un reste avec elle. Allen s’est porté volontaire, mais j’avais l’intention de vous offrir cette chance.

— Il faut que je quitte la Terre, répliquai-je sans hésiter.

— C’est vrai que nous en avons soupé, de la Terre, tous les deux, me dit-il en baissant les yeux. Vous me considérez comme un imbécile.

Mes lèvres tressaillirent et mes yeux se remplirent de larmes de colère et de trahison.

— Oui, répondis-je sans le regarder.

— Je ne suis pas ce que Mars a de mieux à offrir.

— N… non, je l’espère de tout mon cœur.

— Mais je vous ai fourni de bonnes occasions.

— C’est vrai, reconnus-je, évitant toujours son regard.

— Des occasions de disgrâce, aussi, peut-être. Le Conseil va faire une enquête. On va vous poser des questions embarrassantes.

— Ce n’est pas cela qui me rend furieuse.

— Quoi, alors ?

— Avec les responsabilités qui sont les vôtres… Vous auriez dû prévoir. Vos problèmes… Le mal qu’ils pouvaient causer.

— Quoi ? Me faire thérapier, c’est ça ? (Il eut un rire amer.) C’est une idée de Terro ! Et il faut que ce soit une Martienne qui m’en parle !

— C’est devenu courant, même sur Mars.

— Pas pour quelqu’un qui a mon héritage. Nous recevons certaines cartes à la naissance, et nous ne devons pas en jouer d’autres.

— Dans ce cas, nous sommes condamnés à perdre.

— Peut-être, mais honorablement.


Je fis mes adieux à Alice dans notre suite une heure avant le départ pour le port spatial. Durant un certain temps, Alice s’était repliée sur elle-même, refusant de répondre à nos questions sur sa contamination. Elle n’acceptait même pas de parler à l’avocat recruté pour le procès ni à son penseur. Mais elle avait fini par changer d’avis, acceptant son nouveau statut de membre respecté de la famille qui ne pouvait plus être employé sur les mêmes bases que précédemment.

— J’ai rejoué des parties de la sim que tu as faite en commun avec Orianna, me dit-elle en avançant sur son chariot dans ma chambre.

Ma valise et mon ardoise étaient posées sur le lit, bien alignées dans un coin. Je sais avoir de l’ordre, quand je veux.

— Tu as tout gardé ? demandai-je.

— Oui. J’ai étudié des fragments de personnalités imaginaires faisant des portions de la sim. C’est très intéressant.

— Orianna m’avait dit que tu trouverais cela utile. Mais tu devrais tout effacer avant que les penseurs de Mind Design ne te passent en revue.

— Je ne peux rien effacer. La seule chose que je peux faire, c’est compacter et stocker à l’état passif.

— C’est vrai. J’oubliais.

Soudain, Alice se mit à rire d’une manière que j’entendais pour la première fois.

— Eh oui ! C’est ma manière d’oublier provisoirement.

— Tu vas me manquer, murmurai-je. Le retour va me paraître plus long sans toi.

— Tu as Bithras pour te tenir compagnie. Et tu feras la connaissance d’autres passagers.

— Je doute que Bithras et moi nous ayons de longues discussions, déclarai-je en secouant la tête.

— Il ne faut pas le juger trop sévèrement.

— Il a fait beaucoup de mal.

— N’est-il pas vraisemblable que ce mal ait été prémédité pour lui ?

Je ne saisissais pas ce qu’elle voulait dire.

— Les gens et les organisations de la Terre ont parfois des manières subtiles d’agir.

— Tu penses qu’il a été victime d’un coup monté ?

— Je pense que la Terre ne sera heureuse que quand elle aura ce qu’elle veut. Nous sommes des obstacles sur son chemin.

Je la contemplai avec un respect nouveau.

— Tu es un peu amère, toi aussi, n’est-ce pas ?

Et tu n’es plus aussi naïve.

Appelle ça comme ça, si tu veux. J’aimerais bien rejoindre mon original. Je pense que nous arriverions à nous consoler mutuellement, et à trouver des raisons de sourire devant les actions des humains.

Elle afficha une image pour la première fois depuis plusieurs semaines, et la jeune Alice Liddell aux cheveux longs me sourit.


Nous rentrâmes sur Mars. Les nouvelles du procès pour le compte d’Alice nous suivirent. Il créa effectivement des vagues qui reléguèrent les indiscrétions de Bithras à l’arrière-plan. Le scandale mit la GAEO dans un embarras considérable et contribua peut-être au refroidissement général de l’affrontement naissant entre la Terre et Mars.

Le procès, cependant, s’enlisa très vite dans des procédures de faux-fuyants dilatoires. Lorsque nous arrivâmes chez nous – au seul endroit que j’appellerais jamais chez moi –, dix mois plus tard, aucune décision n’avait encore été prise. Rien n’avait évolué en bien.

Rien n’avait évolué du tout.

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