V

Tournant le dos à l’écran muet de la vidéo, Zwingler était assis sur le bord du bureau de Sole.

« Je me sens toujours un peu bête d’en parler, finit par dire l’Américain après un long silence passé à regarder les pieds de Sole comme s’il trouvait quelque chose à y redire. Le fait est que le paraboloïde du radio-télescope qu’entretient la Marine au Nouveau-Mexique a récemment reçu des émissions que je qualifierais d’étranges. »

Sole eut un mouvement impatient de la tête. Lui, pour recevoir des émissions tout aussi qualifiables d’étranges, il n’avait qu’à pousser d’un doigt fébrile l’interrupteur de son écran de vidéo.

« Comprenez-moi bien, cette antenne n’est pas un joujou. Elle est à peu de chose près trois fois plus importante que celle de votre Jodrell Bank. Elle sert à… tant pis, allons-y, à écouter les émissions intérieures des Russes et des Chinois réverbérées par la Lune. Évidemment, ces signaux ne sont pas très nombreux, de l’ordre d’un milliard de milliardième de watt si je me souviens bien. Le seul intérêt de l’entreprise est qu’ils sont vierges de tout bruit de fond. Quand la Lune n’est pas levée, le radio-télescope contribue aux observations astronomiques de routine. Et, il y a peu de temps, alors qu’il balayait tranquillement le ciel, il a reçu ces… émissions étranges. Je dirai même qu’étant donné la région du ciel qu’il écoutait, c’était vraiment étrange ! C’était, à l’envers, un Pierre-Ciseaux-Papier datant de quelques mois.

— Cette espèce de vente aux enchères télévisées, mâtinée de strip-poker ? »

L’engouement victorien pour les harems de nudités et les marchés d’esclaves avait trouvé son exutoire dans ces « chefs-d’œuvre » de l’art pompier qui ornaient les salles de fêtes des mairies. La même fonction sublimatrice était jouée, à l’Ère des Média, et avec moins d’ambiguïté, par ce jeu de Pierre-Ciseaux-Papier.

« Parfaitement ! Je vois que vous connaissez la règle du jeu. On tend le poing, deux doigts pointés ou la main à plat. La pierre casse les ciseaux, les ciseaux coupent le papier. Chaque fois qu’on perd, on perd aussi un vêtement qui est aussitôt mis aux enchères devant le public du studio, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien au perdant et c’est alors…

— L’émission n’arrive pas jusqu’ici, dit Sam avec une nuance de regret dans la voix. Le gouvernement l’a interdite à la suite des protestations des Illuminés. Personnellement, je ne trouve pas ça bien dangereux. D’un point de vue purement psychologique, on a besoin, dans l’état actuel de la société, d’une soupape de sécurité. Il faut résoudre les tensions…»

Sole ne put s’empêcher de rire, c’est-à-dire qu’il émit une série de quintes de toux saccadées terminée par un râle sifflant.

« Les grands masturbateurs télévisés, notre première exportation culturelle ! »

Zwingler leva un pouce rageur vers la verrière obscure.

« Oui, mon vieux, et qui nous retombe sur la gueule du haut de l’espace !

— Tel un préservatif usagé venu s’échouer sur la rive étoilée…» déclama Sole avec des larmes dans les yeux.

Un chaste rougeoiement de rubis.

« Ce n’est pas drôle. L’émission est revenue une fois, deux fois, je ne sais combien de fois, et toujours de la fin au début. Parce qu’évidemment, entre-temps, le radio-télescope restait pointé en permanence sur cette région du ciel, au-delà du plan de la galaxie, là où les bruits de fond sont les plus faibles et où, normalement, on ne devrait rien recevoir. Vous comprenez donc qu’il ne s’agit pas d’un écho, puisque l’émission a été diffusée il y a plusieurs mois de cela. Non, sa retransmission était délibérée. Et à l’envers, comme pour bien insister.

— C’est peut-être une quelconque aberration électronique ?

— Non, on a tout vérifié, évidemment, et rien n’a été détraqué ou trafiqué dans les circuits. Quelques heures plus tard, le Pi-Ci-Pa laissait la place à un match de baseball.

— Également à l’envers ? » demanda Sole pour qui cet entretien ultra-confidentiel prenait des allures de grosse farce. Il ne pouvait s’agir que d’un gigantesque canular. Quelque chose comme l’émission d’Orson Welles, la Guerre des Mondes, qui avait provoqué une véritable panique, mais cette fois conçue par l’homme macluhanien afin de ridiculiser sa propre civilisation télévisuelle.

« Parfaitement. Mais le spectacle est encore plus loufoque. Les autres, au moins, on pouvait faire semblant de croire qu’ils enfilaient leurs vêtements au lieu de les enlever. Cela dit, le plus frappant est que ce match de baseball a été diffusé une semaine, jour pour jour, après le Pierre-Ciseaux-Papier, et qu’il a été suivi par un bulletin d’information datant de la semaine suivante. Nous avons compris, alors, que c’était une manière délicate de nous informer qu’ils arrivaient.

Ils, vous en êtes sûr ?

— C’est bien là qu’est le problème. Ils, c’est possible, pourraient n’être qu’une sonde automatique.

— Et vous n’avez rien lancé, vous ou les Russes, qui serait capable de tels exploits ? Le Jupiter Orbiter ? La sonde russe sur Saturne ?

— Inutile de chercher dans cette direction. Vous pourriez quand même nous faire confiance. Le Centre d’Écoute Spatiale contrôle la moindre mesure télémétrique. Le radar de l’Air Force surveille la moindre parcelle de quincaillerie en orbite. Nous avons les coordonnées de tout ce qui vole, et sous n’importe quel pavillon. Or, ce qui manque à cette chose, c’est justement le pavillon.

— Si, ils ont quand même une bannière étoilée de fesses à l’air. Quel sens de l’humour ! Les étoiles nous observent, que dis-je, elles nous matent !

— Il pourrait fort bien s’agir des étoiles, dit Zwingler d’un air ennuyé du tour léger que prenait la conversation. Je ne vois pas ce que ça pourrait être d’autre. Franchement.

— Mais enfin, Tom, il faut bien que ça ne soit qu’un engin automatique ! » Avec quel acharnement Sam semblait-il vouloir croire sa propre version des faits ! C’était avec empressement que lui, le coq du poulailler de Haddon, s’érigeait en représentant autorisé d’un coq autrement considérable, l’humanité qui, depuis un temps non moins considérable, faisait la loi dans sa basse-cour terrestre. « Aucune espèce douée de raison n’irait dilapider son temps et ses ressources à aller observer, en personne, ne serait-ce qu’une infime partie des étoiles, au petit bonheur la chance.

— Actuellement, le volume de nos émissions radio est égal à celui d’une étoile de taille respectable, alors, à mon avis, il n’a pas fallu longtemps avant que la puissance des signaux les rendent perceptibles là-bas. Ils ont peut-être entendu, et ils sont venus voir.

— Non, Tom, parce que cela voudrait dire qu’ils habitent à quelques dizaines d’années lumière de nous, à moins qu’ils ne sachent comment voyager plus vite que la lumière, ce qui est, physiquement, impossible. Une autre civilisation, si proche de nous, c’est tout simplement improbable. Il faut donc que ce soit un engin automatique. Peut-être un parmi des centaines ou des milliers d’engins semblables lancés depuis Dieu sait combien de temps. Il a peut-être bourlingué pendant des siècles avant de tomber sur nos signaux. Le fait qu’il se contente de nous répercuter nos propres émissions au lieu de nous envoyer les siennes prouve que ce n’est qu’un engin inhabité.

— C’est évident, intervint Sole. Ils n’ont aucune raison d’espérer qu’avec les moyens très élaborés dont vous parlez, on cherche à capter des signaux dans cette direction particulière. À moins que vous n’ayez accusé réception de leurs émissions. Vous l’avez fait, ou bien est-ce que vous vous regardez tous verdir de terreur ? »

Zwingler hocha la tête avant de répondre.

« C’est ce que nous avons fait. Nous leur avons envoyé la batterie de tests 1271. Pour toute réponse, nous n’avons reçu que l’habituelle diffusion à l’envers de nos programmes. »

Ayant ainsi fait le tour de la question Sole se sentit plus enclin à la gaieté qu’à l’inquiétude. Il se sentait comme lavé de ses petites angoisses au sujet de Pierre et d’Eileen et aussi de sa culpabilité vis-à-vis de Dorothy. Il voyait sous des couleurs plus claires et plus reluisantes les expériences qu’il menait sur les enfants. Il imaginait que cette gaieté sans entrave était celle dont la mort de Dieu avait comblé Nietzsche. Tout devenait possible dans un monde sans Dieu, de même que dans un monde visité par les étoiles. Puis il comprit qu’il se servait de l’événement comme d’un analgésique. L’angoisse revint.

« Combien de temps encore avant qu’ils arrivent ? »

Zwingler secoua tristement la tête.

« Au taux actuel de décélération, extrapolé à partir de leurs émissions, nous admettons que dans cinq jours, ils croiseront l’orbite de la Lune. »

Zwingler tourna un visage empreint de compassion vers celui, navré, de Sam. Les rubis esquissèrent un pas de danse consolateur.

« Il a été décidé de garder secrète la nouvelle.

— Mais c’est ridicule ! Comment pensez-vous pouvoir garder le secret ? Et pourquoi ?

— Il est dangereux de divulguer des nouvelles de cette importance. Souvenez-vous, Chris, Carl Gustav Jung a prédit que les rênes nous seraient arrachées des mains. Au figuré, bien entendu. Nous serions, en tant qu’espèce, dépossédés de nos rêves. Et, pour reprendre une autre image, la terre se déroberait sous nos pieds.

— Plus prosaïquement, on en aurait le derrière très opportunément endolori par la chute.

— Votre optimisme est déplacé, Chris. Nous allons l’intercepter, ou quoi qu’il en soit, nous porter à sa rencontre. Si ce n’est qu’une station automatique, les gens n’ont pas besoin d’être traumatisés – du moins pas encore, tant que l’humanité n’est pas préparée, ce qui peut demander une centaine d’années. Évidemment, comme les Russes allaient, tôt ou tard, découvrir le pot aux roses, nous les avons mis dans le secret. Ils ont les mêmes raisons que nous de se montrer discrets, et pour peu que les échanges d’informations fonctionnent bien, ils joueront le jeu jusqu’au bout avec nous. Un savant russe fera partie de notre équipe d’interception…

— Quand ?

— Ils quittent cap Kennedy demain soir. Mais, au cas où il ne s’agirait pas d’un robot…

— Enfin, Tom, c’en est nécessairement un ! Soyez raisonnable. Ça existe, la statistique.

— Au cas où il ne s’agirait pas d’un robot, j’insiste, ma présence ici n’aura pas été inutile. »

Sam baissa sagement la tête. Au fond, il désirait les deux choses à la fois, le bien-être de l’humanité et la gloire de Haddon.

« Nous aimerions emmener quelqu’un d’ici aux États-Unis, à titre consultatif. »

Fixant son attention sur l’écran vide qui se trouvait derrière le dos de Zwingler, Sole pensa à Vidya s’acharnant sur la dernière des poupées emboîtées.

« Alors Chris ? »

Pourquoi Vidya avait-il fait cela ?

« Bien sûr, tu auras compris que cette affaire peut n’avoir aucun intérêt pour toi, c’est-à-dire si cet engin se révèle n’être qu’un robot. Et, à mon humble avis, il faut espérer qu’il n’en sera pas autrement !

— Pourquoi moi ? murmura Sole. Je ne peux pas laisser tomber les enfants du jour au lendemain…

— Chris, mon pauvre Chris, réfléchis ! C’est peut-être la plus grosse affaire de tous les temps. Quoi qu’il en soit en réalité, c’est fichument important. Tu ne veux pas être dans le coup ?

— Je trouve que vous avez vis-à-vis de l’événement une attitude plutôt schizophrénique. Sole marqua un temps d’arrêt, conscient que l’épithète valait également pour lui : quel besoin avait eu Pierre d’envoyer cette lettre intempestive ! Vous en avez à la fois envie et pas envie. C’est la grosse affaire et c’est la catastrophe…

— Chris, il n’y a aucun problème, tu peux provisoirement prendre congé de Haddon. Tu pourrais aussi bien avoir un accident de voiture ou je ne sais quoi. À ce moment-là, nous aurions à trouver une solution de rechange.

— Merci infiniment, Sam.

— Je veux dire simplement ceci : que Lionel peut s’occuper de tes enfants pendant que tu es aux États-Unis. Tu dois aller là-bas pour nous représenter, Chris… sous notre pavillon.

— Que vous dire d’autre ? Zwingler sourit. Sinon que bientôt nous aurons grand besoin de votre imagination linguistique.

— À moins qu’il ne s’agisse d’un robot.

— En tout cas, nos émissions continuent à nous être renvoyées. Lorsque j’ai quitté les États-Unis, ils en étaient à un film de vampires.

— Nos extra-terrestres sont peut-être des humoristes. »

Zwingler secoua la tête.

— C’est improbable. Ils ne peuvent pas comprendre le contexte culturel. Le baseball, le strip-tease, les vampires, pour eux, ça doit être la même chose. Au fait, êtes-vous en bonne forme physique ?

— Comment ça, en forme ?

— Il se pourrait qu’au cours des opérations, vous soyez envoyé dans l’espace par le Shuttle. Qui sait ? »

Deux lunes rouges s’élevèrent, parallèles, avant de diverger brusquement.

« Chris, j’ai l’impression que la carotte qu’on te tend ferait bondir le bourricot le plus rétif.

— Mais c’est peut-être une carotte artificielle. »

Derrière le dos de l’Américain, l’écran vide se rappela sournoisement à l’attention de Sole. Le souvenir de Vidya y triturait toujours la dernière, la plus petite de la série de poupées. Au-dessus de sa tête, la verrière encadrée de néons était du noir même de l’espace.

Et, très loin au-dessus de sa tête, au-delà encore de l’orbite de la Lune, quelque chose, une semence d’étoile, renvoyait à la Terre sa propre lie électromagnétique, bouteilles de Coca, préservatifs fripés d’un monde télévisé, les enchères déshabillées, un film de vampire diffusé aux heures creuses où seuls malfrats et drogués hantaient les rues désertes. Dans le bruit feutré d’un corps qui glisse sur le sentier des étoiles, glissement ralenti à mesure qu’il approche.

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