XV

Vers minuit, Ph’theri émergea de sa navette spatiale et attendit, sous les étoiles acérées de l’air désertique, que Sciavoni vienne à sa rencontre.

La police militaire, en contournant le bâtiment, donna l’alerte aux Américains et aux Russes.

L’étranger restait planté là, triste et préoccupé. Mais, lorsqu’il prit la parole, la tristesse céda à l’impatience.

« Au sujet de l’échange…

— Ne préféreriez-vous pas venir à l’intérieur du bâtiment, Ph’theri ?

— Il y a plus d’espace ici et je vois parfaitement bien dans l’obscurité.

— Comme vous voulez. Nous avons un cadavre humain dans la glace. Voulez-vous que nous le portions jusqu’à votre appareil ?

— Il suffira que vous le portiez jusqu’à l’échelle de coupée. Les autres Sp’thra l’emporteront à l’intérieur.

— Ne pourrions-nous pas jeter un coup d’œil dans votre navette ? Nous sommes très curieux.

— Tout ce qui est technique fait partie du marché…»

Ces sempiternelles considérations économiques commençaient à taper sur les nerfs de Sciavoni. À les en croire, ces créatures étaient hantées par une sorte d’amour impossible, tels des Abélard de l’Espace, philosophes mutilés cherchant dans une autre dimension leur Héloïse. Mais ils géraient leur affaire amoureuse comme des étudiants timides ou des machines.

« Mais le corps, Ph’theri ? Il ne vaut pas un petit coup d’œil dans votre appareil ? »

L’étranger fit pivoter sa tête dans l’axe de son corps. Cette mimique consciencieusement imitée détonnait de façon criante avec son anatomie.

« Non. Car ce corps n’est que le préliminaire obligatoire au marché en question. Nous devons savoir à l’avance la façon correcte de séparer le cerveau du corps. Êtes-vous capables de mener à bien une telle opération ?

— Je pense que non. Donnez-nous cinq ans…

— Attendre cinq ans ? C’est ridicule !

— Non, vous m’avez mal compris. Je ne veux pas dire que vous aurez à attendre. Je veux dire qu’en cinq ans nos docteurs devraient être capables de maintenir en vie un cerveau isolé. Ce sont les problèmes psychologiques qui devraient être les plus difficiles à résoudre. Dites-moi, Ph’theri, que comptez-vous faire pour empêcher ces cerveaux de devenirs fous une fois séparés du corps ? Ils sont humains… et nous avons le droit de savoir.

— Nous n’avons pas l’intention de laisser s’altérer ce qui nous appartiendra. Les cerveaux resteront en contact sensoriel avec le monde extérieur. La différence essentielle est qu’ils ne seront plus mobiles. Mais ils ne seront pas oisifs. Ils auront un travail qui les préparera à prendre leur place dans la Lune des Langues. Vous vous faites du souci pour leur repos et leur besoin de rêve ? Tout ce qui est nécessaire au cerveau humain leur sera fourni. Les intelligences d’un millier de cultures de l’espace, des airs, de l’eau et de la terre sont passées entre les mains des Sp’thra, ne l’oubliez pas. Auriez-vous peur pour eux du manque de distractions ? Nous avons emmagasiné plusieurs heures de vos émissions télévisées. Nous les ferons passer devant leurs yeux…

— Ils auront toujours des yeux ?

— Normalement, chez les hominidés, les yeux sont partie intégrante du cerveau. N’est-ce pas également le cas chez vous ? Nous devons examiner le mort. Vous pouvez l’amener maintenant à l’échelle.

— Bien entendu, Ph’theri. Mais j’ai du mal à croire qu’un corps ne vaille pas une petite inspection de votre appareil.

— Pourquoi ne pouvez-vous donc pas évaluer correctement les termes de l’échange ? Si votre culture, à l’exemple des cétacés pulvicoles Xorghil, révérait les cadavres, les choses seraient différentes. Ces cétacés sont la forme de vie qui s’est imposée dans les zones de poussière dense d’une nébuleuse brillante. Ils remorquent leurs congénères mourants vers un creux produit par la striction stellaire où leur corps est condensé sous forme d’étoile avant de renaître en lumière. Ils font quelque chose. Mais votre culture ne fait rien pour les cadavres. Voyez plutôt de quoi vous vous amusez ! Ce qui pour vous n’a pas de valeur ne peut avoir de valeur d’échange. Je suis sûr que vous trouvez cela évident. »

Sciavoni cria un ordre dans la foule qui s’était rassemblée.

« Que quelqu’un sorte le corps et l’amène au pied de l’échelle de coupée. C’est là qu’ils le prendront.

— Je me demande en quoi c’est évident, grogna un savant russe. Nous voilà maintenant en train de nous faire rouler avec des verroteries, tout comme vos Indiens à plumes, en Amérique, n’ont reçu que de la pacotille en échange de leurs peaux et de leurs fourrures précieuses. Comme si nous étions des sauvages. Comme ironie, c’est on ne peut plus dialectique ! Cela dit, il est naturel que l’esprit de l’homme s’élève contre une telle exploitation, au moment où nos rêves se portent au-devant des étoiles et de la maîtrise de la nature !

— On dirait que d’autres êtres ont déjà réussi pour leur propre compte la maîtrise de la nature, soupira une voix américaine. On devrait peut-être leur être reconnaissants de penser suffisamment à nous pour nous demander nos cerveaux. Même s’ils les achètent comme des pommes à un étalage.

— Je rappelle à tous, lança vivement Sciavoni, que le ticket de caisse qu’on va nous remettre contre un cerveau humain peut toujours être converti en billet pour les étoiles…

— Dans l’hypothèse où il sortira quelque chose de concret de l’Amazonie », grommela l’aîné des astronomes de Californie.

Les sacs auditifs de Ph’theri se gonflèrent pour capter l’échange de mots.

« Dans combien de temps arrivera le Cerveau qui s’Enchâsse ? demanda-t-il.

— Bientôt, bientôt », dit Sciavoni d’un ton apaisant.

Ph’theri leva une main péremptoire.

N’était-ce qu’une illusion, un reflet de leurs propres sentiments, ou bien l’intérieur de sa main brillait-il réellement dans l’obscurité ?

« Qui est vague, maintenant ? demanda l’étranger d’une voix glaciale.

— Nous n’allons pas recommencer ! »

Le regard affolé de Sciavoni parcourut la foule, à la recherche du très discret employé de la Nasa chargé de la liaison avec le Brésil.

« Monsieur Silverson, pouvez-vous faire le point sur la situation ? »

Si les Russes étaient de la pâtisserie lourde, Silverson n’était qu’une biscotte hypocalorique. Légèrement scandalisé par le nombre de l’assistance et incertain dans l’ombre, il annonça :

« Le Niagara n’a pas encore atteint ses chutes, monsieur Sciavoni. Nous estimons qu’il faudra encore douze heures après cet événement avant que notre équipe quitte Franklin. Big Bird et les séismographes sont en état d’alerte. Sa voix hésita. Je devrais peut-être ajouter qu’on fait état d’une certaine activité terroriste dans toute la région du projet. Nous ne savons pas quels seraient ses effets éventuels…

— Vous voyez bien, Ph’theri, que nous ne traînons pas », fit remarquer Sciavoni avec quelque arrogance.

Les oreilles de Ph’theri changèrent encore de forme, attentives aux fils rouges.

« Voici ce que les Sp’thra offrent en guise de prime de rapidité. Vous êtes autorisés à visiter, munis de vos appareils enregistreurs, notre navette si le Cerveau qui s’Enchâsse nous parvient dans les quarante-huit heures. Où en sont les cerveaux à langage normal ?

— On s’en occupe à l’instant même. Vous aurez des échantillons d’anglais, de russe, de japonais, d’esquimau, de vietnamien et d’iranien. Linguistiquement, je pense que ça fera l’affaire. »


Le premier voyage que fit le matelot Noboru Izanami, de la Marine marchande, hors de ses îles natales du Japon, le mena directement à San Francisco. Il traversa le Golden Gate où les candidats au suicide se tiennent face à la ville pour mourir et il y vit comme un immense torii, un de ces portails de bois menant au sanctuaire du rêve américain.

Noboru prit l’ascenseur jusqu’au sommet de la Colt Tower d’où il filma d’une seule traite toute une bonne demi-bobine. Puis, passé Post et Buchanon, il dirigea ses pas vers le quartier japonais dont il parcourut nostalgiquement les rues commerçantes, émerveillé de trouver si japonaise une ville américaine. Au restaurant Chez Teriko, dont la vitrine était ornée de modèles de mets japonais en matière plastique, il mangea un bol de nouilles frites. En sortant du restaurant, il rencontra deux Sanfranciscains. L’un d’eux était le fils ou le petit-fils d’un immigrant japonais. Par miracle, il parlait encore japonais.

« Eego sukosi mo wakaranai ? Non, Lloyd, il ne parle pas un mot d’anglais. Ano né, kizuke no tame ni ippai yaro, yoshi ? Je lui demande s’il aurait envie de nous faire un brin de conduite. Tyotto sokorahen made…»

Noboru s’inquiéta de savoir s’il serait une gêne.

« Pensez-vous. Do-itashimashite. Anata no keiken no ohanasi ga kikitai no desu. Je fais valoir qu’on aimerait l’entendre parler de ses voyages. Tu ne les connais pas, Lloyd, tu ne les connais pas ! »

Noboru se présenta avec une petite courbette raide.

« Watakusi wa Izanami Noboru desu. Doozo Yoroshiku ! »

Et, se perdant en sourires, ils prirent la direction de l’est dans Post Street.

« Gaikokungo wa dame desu kara né ! »

Noboru fronça le nez en signe d’excuse.

« On dirait qu’il n’est pas doué pour les langues étrangères, Lloyd. C’est notre homme. »


À Valdez, en Alaska, le profil bas d’une ambulance glissait dans les rues déneigées vers l’aéroport. Ses essuie-glaces dessinaient des éventails transparents dans le plumetis glacé du pare-brise.

Une femme au visage plat et bouffi reposait sur le brancard. Sa bouche était entrouverte sur un souffle bruyant.

« Pourquoi faut-il donc la transporter par ce temps ? soupira l’infirmière. Qui lui donnera des explications ? Elle ne connaît pas un mot d’anglais. Vous le saviez ?

— Ce que je sais, lança le conducteur par-dessus son épaule, c’est qu’à Anchorage ils ont un interprète esquimau.

— Moi, c’est à son mari que je pense. Comment lui dire qu’elle a été, comme par enchantement, transportée à plus de cent cinquante kilomètres de chez elle, peut-être pour y mourir seule sans avoir pu parler à quelqu’un qu’elle connaisse ?

— Un rein artificiel est disponible. Elle en a besoin. C’est simple.

— Je ne comprends pas cette avalanche subite de soins sur une pauvre femme analphabète. Il faut avoir les moyens, pour le rein artificiel.

— C’est peut-être son jour de chance. Prenez soin de dire au mari que c’est pour le bien de sa femme. C’est un pêcheur, non ?

— Oui, un pêcheur tout ce qu’il y a d’ordinaire. C’est ça que je ne comprends pas. »

L’ambulance traversait doucement l’étendue neigeuse.

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