XII

Pour se remonter le moral, Charlie chantonnait en revenant à travers la pluie de l’autre côté du barrage.

Quand est-ce qu’à son tour il « reverrait son Albuquerque », comme disait la chanson ?

Il avait besoin de se remonter le moral. Tous ces jours-ci, des images du Vietnam n’avaient cessé de hanter le paysage.

La chaleur, l’attente, l’impression d’être pris au piège.

Les grues du café et leur remugle d’éther. Des filles qui vous foutaient un type par terre. Jouer à l’anesthésie…

Jorge l’attendait sous la pluie au bout du barrage et agitait frénétiquement son bras en direction de la jeep.

« Charlie ! » C’était un cri de terreur.

Le nœud serra plus fort la gorge de Charlie.

« Le capitaine Paixao est ici. Avec deux prisonniers. Ils sont en train de les interroger dans le magasin. Un homme et une femme.

— Ils venaient pour… pour me tuer ?

— Va te faire foutre avec ton égocentrisme ! Paixao et ses gorilles les torturent pour leur arracher des renseignements. Il y a une femme, je te dis ! »

Charlie se mordit la lèvre.

« Merde, c’est moche. Je crois qu’on ferait mieux de…

— De quoi faire ? Faire qu’ils arrêtent ? J’aimerais savoir comment tu t’y prendrais !

— Je n’en sais rien, Jorge, et puis merde ! Par contre, ce que je peux faire, c’est voir ce qui se passe. »

Jorge, ruisselant, monta dans la jeep.

Charlie braqua la jeep sur la plus éloignée des baraques de tôle.

Les rouleaux compresseurs et les bulldozers étaient garés à cet endroit – avec eux, l’hélicoptère de Paixao. Le pilote fumait une cigarette et tenait, comme par mégarde, son fusil pointé sur la jeep qui approchait.

La porte du magasin était gardée par un autre des hommes de Paixao qui avait un visage de chien boxer encadré de pattes noires et broussailleuses.

Il hurla en direction de la jeep qui s’arrêtait.

« Qu’est-ce qu’il dit ?

— D’aller se faire voir et que ça ne nous regarde pas.

— Dis-lui que j’insiste pour voir Paixao. »

Jorge traduisit puis lança à Charlie un regard découragé.

« Le capitaine viendra te voir quand bon lui semblera.

— Bon, alors, puisque ça ne suffit pas, dis-lui que j’ai besoin de prendre du matériel dans le magasin. C’est urgent, c’est pour le barrage. Non, attends, il faut trouver quelque chose. Mais comment ont-ils pu entrer ? En cassant la serrure ?

— Ils m’ont pris la clef, avoua Jorge en rougissant.

— Tu veux dire que tu la leur as donnée, bien qu’au courant de ce qui allait se passer ici ?

— Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? C’est la police. Ils veulent le faire ici, pas dans le village. Il y aurait trop de témoins.

— Tu es sûr que c’est vraiment ça ? Ce n’est peut-être pas aussi grave.

— Mais Charlie, ces hurlements que j’ai entendus avant de courir au-devant de toi…

— Tu n’as rien vu par la fenêtre ?

— Le type m’a dit qu’il me mettait une balle dans le pied si je faisais un pas de plus.

— Bon sang, moi, ils n’oseront pas me tirer dessus. Jorge, tu restes avec la jeep. S’il arrive quelque chose, tu files avec et tu appelles Santarém à la radio. Surtout n’interviens pas. »

Tout en descendant, Charlie installa Jorge sur le siège du conducteur. Quand il s’approcha de la fenêtre, le garde lui cria quelque chose.

« Vous parlez anglais ? » lui répondit Charlie sur le même ton et sans cesser de marcher.

Dans sa tête, des voyants rouges dessinaient une question : Charlie, à quoi ça rime de prendre autant de risques ? Pour rester intact dans l’estime de Jorge ? Pour essayer de réparer la fille aux yeux de lapine affolée et le garçon embroché sur ta baïonnette et la hutte qui flambe ?

Les événements tournaient autour de lui comme une ronde de lutins malicieux, plus vite, toujours plus vite. Le Huey Slick, la moiteur torride, les interrogatoires de prisonniers, oui, tu peux toujours te cacher au fin fond de l’Amazonie, ces vieilles choses te pourchasseront comme des furies.

Charlie risqua un œil à travers les barreaux dégoulinants.

Une seule des deux ampoules du magasin était allumée, projetant des ombres immenses dans la zone obscure où se tenait un groupe de silhouettes derrière les emballages du matériel et les barriques d’essence. Charlie se demanda pourquoi ils restaient ainsi dans l’obscurité et si l’autre ampoule venait de sauter. Puis il distingua le fil électrique qui pendait de la douille jusqu’au sol.

Charlie courut à la porte et essaya de passer malgré la présence du garde aux rouflaquettes.

Celui-ci le repoussa sans ménagement dans la pluie.

« Dis donc, gros con, c’est mon magasin ! Il faut que je voie Paixao. Tu comprends ? Paixao ! »

L’homme fit un signe de la tête tandis que, de la main, il lui enjoignait de rester à distance. Il donna quelques coups de crosse derrière lui, dans la porte, le canon du fusil restant pointé en direction du bas-ventre de Charlie.

« Gros tas de merde », grommela Charlie entre ses dents.

Ils durent attendre un instant que la porte s’ouvre et qu’apparaisse le visage de rat d’Orlando.

Le métis assista flegmatiquement aux essais maladroits de Charlie pour construire quelques phrases en portugais, puis il disparut. Charlie se demanda s’il s’était fait comprendre jusqu’à ce que le capitaine en personne apparaisse à la porte.

Paixao avait aux lèvres son sourire antiseptique d’infirmière.

« Monsieur Faith. Vous serez heureux d’apprendre que nous avons intercepté deux terroristes qui allaient vous tuer. Ils l’admettent. Malheureusement, nous avons perdu l’un d’entre eux dans la forêt. Il est probable qu’en l’absence de vivres et de moyen de transports il y mourra. Nous n’en avons pas l’intention d’abuser longtemps encore de votre hospitalité. Dans une heure, nous serons repartis. Pouvez-vous patienter jusque-là ?

— Excusez-moi, capitaine, mais je veux savoir ce que vous faites à ces gens. »

Charlie contourna rapidement Paixao et regarda le sol du magasin.

Une forme humaine était recroquevillée à terre.

Quant à l’autre forme humaine, on aurait dit qu’elle marchait sur la tête. Puis Charlie distingua la corde qui lui enserrait les chevilles, qui suspendait le corps aux poutrelles du toit. Les jambes étaient nues. Sans doute le reste du corps l’était-il aussi, mais les hommes de Paixao faisaient écran.

« Je vous demande ce que vous faites !

— Monsieur Faith, vous avez accompli votre devoir en Asie du Sud-Est. Le sentiment du devoir ne vous est donc pas une chose inconnue. Imaginez-vous qu’un rat a été pris au piège. Il s’agit maintenant de l’écraser, je dirais même de le presser. Vous n’avez pas à vous sentir concerné. Nous avons simplement besoin de votre électricité pour nos… appareils enregistreurs. Et d’un toit sur nos têtes.

— Est-il vrai qu’une de ces personnes est une femme ?

— Ce sont tous les deux des terroristes, monsieur Faith. Ce sont tous deux des saboteurs et des assassins. Des ennemis de la civilisation. Et vos meurtriers en puissance. La question du sexe est sans objet. »

C’est vrai, jeune fille aux yeux de lapine, quelle importance ce qui s’est passé entre nous puisque de toute façon tu devais mourir ? C’était donc ça, ce qu’on appelle le viol, cette explosion de ma propre angoisse ?

À vrai dire, Charlie n’était même pas sûr qu’il y ait eu viol. Il n’était pas sûr de ce qui était arrivé après la pénétration de la baïonnette. Charlie avait reconstitué la probabilité d’un meurtre, c’était tout. C’était l’image fantôme de ce qui avait pu se passer. Et lui-même était le soldat fantôme accomplissant des gestes fantômes comme dans un camp d’entraînement.

À ce moment, le corps suspendu pivota et Charlie vit les seins. Et les fils électriques.

Il se précipita en avant.

Olimpio, le Noir, s’empara rudement de lui et le maintint jusqu’à ce que le capitaine arrive à sa hauteur.

Charlie n’en croyait pas ses yeux. Un corps humain pendu comme une carcasse à l’abattoir. C’était peut-être pour ça qu’il restait sans réaction aux mains d’Olimpio. Les fantômes venaient encore de gagner et, de cette femme pendue la tête en bas, ils faisaient un cobaye de laboratoire. Seul Paixao semblait parfaitement conscient de la réalité et en prise sur elle.

Le fantôme Charlie Faith ne pouvait rien avoir à dire ou à faire. Olimpio lui fit aisément traverser la pièce avant de le repousser dans la pluie.

« Monsieur Faith ! La voix de Paixao l’avait suivi. Souvenez-vous que c’est de votre vie qu’il s’agit ! »

Il fut rattrapé par un hurlement de douleur animale. Cela, ajouté aux gifles de la pluie, le chassa de son refuge fantôme vers la réalité. Charlie courut vers la jeep.

« Jorge, à moins que tu n’aies fait l’andouille, il faut qu’on mette la main sur la clef de l’abri du générateur. Il faut couper le courant. J’espère que tu ne leur as pas aussi donné cette clef ? »

Almeida embraya avec une promptitude vicieuse et garda le pied sur l’accélérateur.

« Tu serais assez dégueulasse pour penser que j’avais envie de leur donner la clef ? »


Lorsque ce fut fait et qu’il eut reverrouillé l’abri du générateur, Charlie remonta dans la jeep où Jorge tripotait le 38 mm qu’il gardait sous le siège du conducteur.

« Passe-moi ça, Jorge, tu veux ?

— Pour le donner au capitaine, hein, comme moi je lui ai donné la clef ? »

Mais il le tendit à Charlie qui vérifia ostensiblement s’il était chargé tandis que Jorge dirigeait la jeep vers le magasin. Il ne l’avait pourtant pas demandé à Jorge mais puisque c’était là qu’ils allaient, il n’osa pas demander à Jorge de n’en rien faire.

Paixao, debout devant la porte, accueillit Charlie.

« Nous avons une panne inattendue de courant, monsieur Faith. Auriez-vous l’amabilité de remettre l’électricité ? Non ? Écoutez, je me serais volontiers servi des batteries de l’hélicoptère sans cette pluie. De plus, avec une aussi faible visibilité, ce serait une erreur tactique de diminuer les performances de l’appareil. Vous faites peut-être peu de cas de votre vie, mais figurez-vous que nous au moins, nous tenons à votre barrage. Dieu merci, j’ai un fouet dans l’hélicoptère. Il est en peau de tapir. Saviez-vous que dans les anciennes légendes chinoises, le tapir passait pour un animal qui se nourrissait de rêves ? Je me demande quelles secrètes rêveries révolutionnaires mon fouet de tapir découvrira ? Quel dommage pour elle que vous ayez coupé l’électricité. L’électricité ne laisse pas de cicatrices, si ce n’est à l’âme. Par contre, un fouet de tapir, dans les mains expertes d’Olimpio, ça écorche vif, pour vous parler sans ambages, monsieur Faith. »

Sa voix était de glace et d’acier.

« Je vous serais donc reconnaissant d’avoir l’amabilité de rétablir le courant ! »

Charlie hésita.

Il était à la croisée des chemins qu’il avait tenté d’éviter depuis des années.

Dans la poche de son pantalon, un objet dur pesait contre sa cuisse.

« Capitaine Paixao, si vous ne sortez pas d’ici avec vos prisonniers pour les emmener en prison comme vous êtes censé devoir le faire…

— Oui ? Que ferez-vous, monsieur Faith ? Racontez-moi ça, je suis curieux. En tant que seul qualifié pour décider de la marche à suivre.

— Je vais faire un de ces rapports à Santarém avec notre ambassade et la presse des États-Unis. Je donnerai des noms et des détails. Je vais mettre l’Église du Brésil dans le coup ! Quel effet ça vous ferait, d’être excommunié ? Voilà ce que l’Église fait des tortionnaires, aujourd’hui !

— Au lieu de les employer, hein ? Quelle menace ! Vous vous prenez pour le nonce apostolique en personne ! En fait, monsieur Faith, vous êtes naïf. Dans le cas très improbable de mon exclusion, permettez-moi de vous dire que je serais réintégré dare-dare dans le sein de notre mère l’Église s’il s’avérait que j’avais efficacement défendu la civilisation. Ce libéralisme clérical n’est rien qu’un cerf-volant lâché au vent. Que le vent tombe, et Rome s’empressera de ramener le joujou à terre. Maintenant, écoutez-moi. Ce que je veux, c’est parler à cette salope. Comment vais-je m’y prendre ? C’est à vous de choisir. L’électricité, ou le fouet ? »

Charlie fit son choix.

Il sortit le 38 mm et le braqua sur le ventre de Paixao.

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