II

Dans son hélicoptère, un Huey Iroquois Slick de récupération, le capitaine de la police fendait la pluie compacte, car il voulait interroger immédiatement Charlie Faith.

Jorge Almeida, le conseiller brésilien de Charlie, passa la tête par la porte. Personnage longiforme et austère, il avait des yeux sombres et une peau couleur de café abondamment mélangé de lait qui laissaient supposer un Indien dans son ascendance.

« Charlie, on a de la visite », cria-t-il pour faire émerger sa voix du tintamarre de la pluie sur le toit de tôle.

En bon Brésilien, Jorge était fier du Plan Amazone qui ouvrait à la vie une moitié de ce pays qui était en soi la moitié d’un continent et qui, depuis si longtemps, dormait d’un sommeil végétal, n’existant qu’à l’état de paysage enfoui sous les consciences, peuplé d’ombres fabuleuses : El Dorado, cités perdues, anacondas géants qui pouvaient rivaliser de vitesse avec un cheval. Ces vieux songes, Jorge les méprisait au moins autant que les sauvages qui hantaient la jungle comme les esprits familiers de cette contrée mythique. À l’abri dans cette lointaine Amazonie jusqu’ici ignorée, il soutenait objectivement le régime militaire qui avait fait vœu de dompter et de civiliser la région. Ses propres talents avaient été homologués par deux années passées au laboratoire des Travaux publics de Lisbonne et il lui restait en travers de la gorge d’être chaperonné par un ingénieur yankee, quelque temporaire que fut cette situation. Charlie le sentait bien, mais puisqu’ils étaient collés l’un à l’autre par la force des choses, ils s’en arrangeaient du mieux qu’ils pouvaient.

Le tambourinement de la pluie sur le toit ne faisait rien pour apaiser les élancements de la migraine dans la tête de Charlie. Il avait du mal à maintenir le contact radio avec la Coordination du Plan qui, à Santarém, était distante de quelque neuf cents kilomètres.

De la visite, il ne manquait plus que ça, pensa-t-il. Encore ces foutus curés.

C’était un type de petite taille et qui avait dû être tout en muscles. Mais, depuis qu’il avait quitté l’armée, sa musculature s’était ramollie. Ses cheveux s’étaient clairsemés, ne formant plus qu’un mince casque de mèches courtes plaquées sur son crâne, comme une grosse feuille morte dentelée et humide. Dans son visage, c’était le nez au bout retroussé et bosselé, qui détonait. Un nez dont les irrégularités étaient en partie nivelées par une peau graisseuse aux pores dilatés, et par des narines évasées comme s’il y avait fait séjourner ses doigts pendant plusieurs années. Depuis quelque temps déjà, la couperose étendait son réseau violacé sur ses pommettes.

Ses rêves, tout comme son contact radio quotidien, ne visaient qu’un seul objet : Santarém, seule issue de ce trou dans la jungle. Plus qu’une ville, par ailleurs insignifiante, Santarém était une anomalie, une affection congénitale héritée de la guerre de Sécession américaine. Ceux des Confédérés qui n’avaient pas voulu suivre le général Lee dans sa reddition s’y étaient réfugiés et leurs descendants y vivaient depuis lors, vouant aux autres épaves de la présence américaine un mépris que ceux-ci leur rendaient bien. Désertée, Fordlandia, fondée par Henry Ford, abandonnée, sa Belterra, témoin du grand boom sur le caoutchouc qui avait laissé derrière lui un opéra rococo en plein cœur de l’Amazonie, à Manaùs, et qui avait fait remonter des milliers de kilomètres de fleuve à la Pavlova venue danser pour les barons du latex. Or, voilà que Santarém bénéficiait d’un nouvel afflux d’Américains, conseillers venus aider à la construction du barrage principal qui s’étendrait sur soixante-cinq kilomètres, de Santarém à Alenquer, équipé d’une double écluse enchâssée dans le roc, d’un port en eau profonde, de turbines et d’un complexe de distribution d’électricité. Venus aussi pour superviser la construction d’une douzaine d’autres barrages secondaires sur la mer intérieure qui bientôt serait l’égale méridionale des Grands Lacs de l’hémisphère nord.

Une vaste mer engloberait l’Amazone. On estimait à un demi-milliard de dollars le coût du relevé topographique aérien de la région. La moitié de cette somme suffirait à la submersion finale et à l’arasement définitif des accidents du relief.

Quant au sous-barrage de Charlie, il consistait en dix kilomètres de terre tassée, pilonnée, revêtue d’un rutilant masque de plastique orange et taillée à même la jungle. Un lac d’une quinzaine de milliers de kilomètres carrés s’appuierait sur sa face postérieure, d’une profondeur telle que les gros dragueurs de bois puissent en extraire la richesse forestière qu’il engloutirait. Un million d’arbres ? Un milliard d’arbres ? Qui le saurait jamais ? Bois durs, acajou, cèdres, arbres-de-fer. Fromager, garlic tree et cacaoyers. Balsas, anacardiers, lauriers. Une innombrable variété d’arbres, une incroyable étendue de terrain. Et un tel volume d’eau. Toutes choses dont, jusqu’à présent, l’humanité n’avait pas su se servir.

« Putain de pluie, pensa Charlie. Ça vous pourrit le moral. » Le seul avantage, c’est qu’elle accélérait le remplissage du lac et rendait sensiblement plus proche le jour où, enfin, il laisserait derrière lui ce trou merdeux.

— Qui c’est ? Les curés du camp ?

— Non, c’est un capitaine de la police politique avec deux de ses collègues. C’est bizarre. C’est bien la première fois…»

Son visage soucieux fut soudain éclairé d’un sourire bravache.

« Surtout, Charlie, tu fais attention à ce que tu dis. Il y a encore un bout de chemin avant que tu rentres chez toi.

— Je dois prendre ça comme le conseil d’un ami ? Politiquement, j’ai l’impression d’être sans histoires.

— Ils sont venus en hélicoptère, alors dépêche-toi, parce qu’ils n’aiment pas attendre.

— Tu permets, je suis en communication ? Et puis merde, de toute façon, je n’ai que de la friture. Santarém, vous m’entendez ? La communication est épouvantable. Je laisse tomber. Je rappelle plus tard. Terminé. Tiens, Jorge, va chercher une bouteille de brandy. Je vais les recevoir ici…»

Jorge se retournait pour sortir lorsqu’une main poussa la porte à la volée et le projeta au milieu de la pièce. À peine avaient-ils fait irruption que les trois hommes fouillèrent la pièce du regard : la radio, les maquettes du barrage, les cuvettes sous les gouttières du toit, les draps sales sur le hamac, les cartes dépliées, les bandes et les piles de Playboy.

Le capitaine avait un uniforme kaki encore raide, un foulard tacheté de rouge négligemment noué autour du cou, des bottes de cuir noir et un pistolet dans son étui. Si son apparence dénotait suffisamment le militaire, il n’en était pas de même de ses compagnons qu’on aurait pu prendre pour des capangas, les gorilles recrutés par les propriétaires terriens et les pionniers de l’arrière-pays brésilien. Un métis au visage de rongeur sournois. Plus un Noir massif aux dents aussi sombres que la peau, aux yeux d’un jaune caséeux injectés de sang. Par ailleurs, ils portaient les mêmes bottes de cuir fin, des pantalons de tenue léopard et des gilets de corps. Le Noir serrait une mitraillette sous son bras. La face de rat portait un fusil à répétition au bout duquel était fixée la lame polie d’une baïonnette.

Jorge allait passer à côté du Noir lorsqu’un coup sec de la mitraillette dans les côtes l’arrêta.

« Almeida, reste ici et écoute-moi, ça te concerne aussi. Je suppose, monsieur Faith, que vous ne parlez pas portugais ? »

Le capitaine s’exprimait en bon anglais teinté d’accent américain, mais son sourire était totalement dépourvu d’humour. C’était plutôt la jubilation glacée d’une bête à l’affût.

« Désolé, mais je le comprends un peu. Cela dit, Jorge me sert habituellement d’interprète.

— Alors nous parlerons anglais.

— Jorge allait chercher de quoi boire. Vous prendrez bien un verre de brandy ?

— Excellente idée. Buvons donc du brandy. Mon pilote ne prendra rien. »

Le regard embarrassé de Charlie alla du Noir à la face de rat.

« Lequel est le pilote ?

— Ni l’un ni l’autre, bien évidemment. Mon pilote est resté à s’occuper de son appareil. »

Le capitaine parla rapidement à ses hommes, entrecoupant ses paroles de sourires carnassiers et le Noir laissa passer Jorge.

« Vous devez vous demander pourquoi nous venons vous déranger dans votre excellent travail. Est-il besoin de dire que nous autres Brésiliens, nous vous devons beaucoup, à vous et à vos compagnons perdus dans cette jungle hostile. Nous sommes si loin de la civilisation, de Rio ou de São Paulo.

— Le fait est que je suis venu directement de Santarém et que je n’ai jamais vu ces villes.

— Quel dommage ! Gageons que vous aurez l’occasion de dépenser un peu de vos indemnités dans nos belles villes et que vous connaîtrez l’authentique hospitalité brésilienne après cette détestable jungle. Quel bonheur, monsieur Faith, que vous la fassiez disparaître sous les eaux. Les richesses du sous-sol, la civilisation, une fortune nouvelle…»

Est-ce que, par hasard, ce personnage et ses deux gorilles n’en auraient pas à ses liasses de dollars et de cruzeiros ? Cela ne valait quand même pas le déplacement en hélicoptère. Mais il se souvenait de cette histoire de droits de douane à propos de matériel de première nécessité, où les autorités, prétextant de taxes à déduire, avaient prélevé sur l’ensemble une somme rondelette de plusieurs milliers de dollars. Il espérait qu’ils n’étaient pas venus pour le plumer.

Jorge réapparut avec la bouteille et des gobelets dans lesquels il versa quelques doigts d’alcool avant de les tendre à la ronde.

Le capitaine prit son verre de brandy et le huma en fin connaisseur, geste parfaitement inapproprié au présent breuvage. Le Noir et face de rat vidèrent le leur d’un trait avant de parcourir la pièce en fourrant leur nez dans les papiers, dans les tiroirs et sur les étagères, tandis que le capitaine parlait.

« Mon nom, monsieur Faith, est Flores de Oliveira Paixao, capitaine de la Sûreté. Le Noir, c’est Olimpio et l’autre, c’est Orlando. Je vous prie de vous rappeler leurs noms, vous risquez de les revoir souvent et d’avoir besoin de faire appel à eux. »

Olimpio détourna les yeux et sourit à l’évocation de son nom, mais Orlando continua de fouiller de sa seule main libre, sèche et furtive, dans les affaires de Charlie. Chaque fois que la baïonnette du métis accrochait la lumière, Charlie sentait son ventre se nouer et s’arrêter net sa ratiocination intérieure à propos de la désinvolture avec laquelle on se comportait chez lui. Il était de nouveau au Vietnam. Il avait dans les mains le même genre de fusil muni d’une baïonnette avec laquelle il fourrageait dans une cahute en pleine jungle. La lame était ressortie dégoulinante du ventre d’une petite saleté de môme qui ressemblait à Orlando et qui, un couteau à la main, avait attaque Charlie, pensant sauver sa sœur. Mais la sœur, elle, se terrait dans un coin, écarquillant ses grands yeux de lapine, la chemise tendue par des petits seins pointus, ses cheveux noirs tressés en longues nattes d’écolière. Il était probable que, de près ou de loin, elle ne s’était jamais approchée d’une école. Elle était superbe. Orlando farfouillait toujours bêtement et vaguement dans le matériel de Charlie, comme le fantôme de ce garçon maigre qui, mais par quel hasard, aurait arraché l’arme des mains du soldat américain dans cette cahute, dix ans plus tôt, et se serait maintenu en vie pour, maintenant, la retourner contre lui au lieu de se contenter de mourir.

« Monsieur Faith ? »

Était-ce son imagination, ou la pluie qui diminuait ? Il lui sembla que gagnaient en netteté les contours d’un des bulldozers assoupis dehors sur la plate-forme de béton. Bientôt, bulldozers, excavateurs, dameurs, descendraient le fleuve jusqu’à Santarém ; lui-même les suivrait, délaisserait ce trou perdu dans la jungle.

« Comment, capitaine ?

— Vous n’êtes peut-être pas sans savoir que la population de nos belles villes ne réserve pas un accueil unanimement chaleureux aux Américains et que certains de ses éléments n’ont guère d’affinités avec les valeurs de la civilisation. Ce sont les ennemis disséminés dans les rangs de notre société. Voyez-vous de qui je parle ?

— Oui, je pense. Les rouges, ceux de la guérilla urbaine.

— Et en quoi ça nous concerne ? demanda nerveusement Jorge. Ça se passe à mille kilomètres d’ici et de l’autre coté de la jungle. Les terroristes sont actifs le long de la bande côtière et dans les villes…

— Vous avez l’air bien renseigné, Almeida ! »

Jorge vida son verre de brandy et haussa les épaules.

« Tout le monde le sait. »

Le capitaine approuva en silence.

« Ces individus pillent, assassinent et kidnappent pour toucher des rançons. Ils posent des bombes qui tuent et mutilent des innocents, tout cela, paraît-il, pour le socialisme. Pour le bien du peuple. Est-ce vouloir le bien du peuple que de lancer des bombes dans des magasins bondés ? Mais c’est là l’idéal du communisme : faire crouler la société dans le sang et le désordre. Puis se porter sur le devant de la scène avec de vaines promesses. Vous me comprenez bien, monsieur Faith, puisqu’il paraît que vous êtes un vétéran du Vietnam ? Par bonheur, ils ont, depuis peu, perdu l’initiative. Il n’est plus aussi facile pour eux d’enlever un ambassadeur. Leurs meneurs sont en prison. Leurs exploits n’ont plus les honneurs de la presse internationale. Des ratés, voilà ce qu’ils sont. Mais des ratés que leur échec rend dangereux, comme des rats pris au piège. Et, monsieur Faith, ce sont les actes désespérés auxquels ils sont acculés qui m’amènent ici. »

Paixao tira un cigare mince d’une poche intérieure et le contempla d’un air circonspect avant de le glisser entre ses dents. Face de rat se précipita vers lui, un briquet allumé à la main.

« Nous savons de source sûre que, de rage et de désespoir, et aussi pour regagner un peu de la célébrité qu’ils convoitent par-dessus tout, les terroristes s’apprêtent à attaquer ces magnifiques barrages. Mais nous ne savons pas exactement lesquels, ni quand, ni comment, monsieur Faith. Nos informateurs n’en étaient pas sûrs. Sinon, je vous affirme qu’ils l’auraient dit. La prison d’Ilha das Flôres est un véritable confessionnal. »

La pluie s’éclaircissait, mais ses doigts tambourinaient toujours sur le crâne de Charlie.

« Oui, je n’ai pas de mal à croire qu’ils l’auraient dit. »

Soudain, Charlie était en sueur. Mais ce n’était pas tant le sourire quasi bouddhique de Paixao évoquant la torture que ce fantôme puéril armé d’une baïonnette étincelante qui le tourmentait.

« Quelques terroristes sont sûrement en chemin avec l’idée de diriger leurs coups contre le Plan. Mais comment ? En endommageant les écluses de Santarém sur le passage d’un vaisseau battant pavillon étranger ? En tuant quelques conseillers américains ? Je ne pense pas qu’ils cherchent à enlever qui que ce soit. Il n’est pas facile de trouver une cachette à Santarém. Ni dans la jungle, d’ailleurs, ce n’est pas la Sierra Maestra de Cuba. Ces citadins ne peuvent pas espérer se fondre parmi les travailleurs et les prospecteurs de caoutchouc des rives des fleuves. Ceux-ci sont trop bêtes et trop intéressés. Ils seraient bientôt dénoncés. On ne peut pas, non plus, s’enfoncer dans la jungle sans signer son arrêt de mort, à moins d’être un Indien, de ceux dont j’ai entendu dire qu’ils étaient si primitifs qu’ils mangeaient de la terre. Les Indiens veulent se tenir à l’écart de ces terroristes de villes. Il arrive parfois qu’ils plantent quelques flèches empoisonnées dans le dos de nos constructeurs de routes, mais c’est pour des raisons bien à eux, pour qu’on les laisse tranquilles manger leur crotte. Alors, vous pensez, leur inoculer le virus Marx ou le virus Mao…

— Il paraît que des bandes ont attaqué des villes, plus au nord ? Comment vous les appelez… les flagelados ? »

Charlie savait bien qu’en posant cette question, il allait embarrasser le capitaine. La condescendance de l’homme commençait à l’agacer.

Paixao lit un geste impatient de la tête et souffla un nuage de fumée.

« Oui, les « battus ». Ils attaquent les villages pour y prendre de la nourriture et ne sont qu’à un certain degré seulement organisés en bandes. Et puis, c’est dans le Nord-Est.

— Mais peut-être que ces « battus » ont une certaine organisation politique ? Je me rappelle que votre gouvernement a attendu un an avant d’admettre qu’il y avait un problème de la guérilla urbaine. Vous pensiez qu’il ne s’agissait que de malfaiteurs. Je me trompe ?

— Parce qu’ils se conduisaient comme des malfaiteurs. Et continuent à le faire. Sauf qu’aucun malfaiteur ne se laisserait aller à une violence aussi gratuite. De toute façon, monsieur Faith, l’Amazonie n’est pas le Nord-Est. Ici, pas de bandes que nos terroristes puissent infiltrer. Réfléchissez à l’étendue de la région. Pas de routes. Une jungle infranchissable. Ils ne peuvent pas opérer dans la région sans se dénoncer eux-mêmes. Paradoxal, si on songe à l’immensité du territoire, mais c’est comme ça. Nous devons supposer qu’ils sont prêts à se sacrifier. Mais à quoi faire ? Tuer quelqu’un comme vous ? Vous êtes vulnérable et donc, nous sommes là pour vous protéger. Mais je voudrais avoir votre avis de professionnel là-dessus : votre barrage est-il aussi vulnérable que vous ? »

Charlie lança un regard gêné à Jorge. « Son » barrage. Le Brésilien lui retourna un regard sans expression, tandis que son doigt tapotait lentement son verre vide.

« Ce n’est pas mon barrage, capitaine. J’attends, pour partir, que l’eau arrive et qu’elle passe. C’est plutôt le royaume de Jorge, ici.

— Vous appelez cela un royaume ? Vous voulez rire. J’ai vu les pauvres baraquements qui se sont agglutinés comme des mouches autour de votre chantier. »

C’est ça, imbécile, insiste lourdement. Comme si la situation n’était pas déjà assez délicate avec Jorge.

« Ici, il n’y a pas de portes d’écluse à faire sauter, dit-il rapidement. Tout ce qu’on a, c’est une rampe pour les hovercrafts, une simple bande de béton. Et à part une explosion nucléaire, je me demande ce qui pourrait endommager le barrage. »

Charlie voyait bien ce qu’endurait l’amour-propre de Jorge.

« Même une grosse charge de dynamite ne ferait pas grand-chose. La terre absorberait le choc. C’est un gros barrage à remblai de terre et non une de ces feuilles de béton qu’on voit habituellement. Ce n’est pas le sabotage, qu’il doit craindre, mais la nature. Si jamais l’eau débordait de son sommet, le ruissellement aurait tôt fait de le démanteler. Ou alors, à supposer que le niveau de l’eau s’abaisse tout d’un coup du côté du lac, le long de la face qui supporte toute la pression, la terre, complètement imbibée sous la ligne d’infiltration, pourrait glisser avant qu’on puisse purger le lac. Mais ce n’est pas possible, l’infiltration est sévèrement contrôlée. Toute la façade, côté lac, est revêtue d’une solide couche de plastique…

— Oui, je l’ai vue de mon hélicoptère. C’est bien.

— De plus, le socle du barrage est bétonné à même le gravillonnage original et, côté aval, un filtre rocheux évacue les eaux d’infiltration…

— Vous ne pensez pas qu’une explosion pourrait trouer votre plastique, monsieur Faith ?

— Même avec des trous dans le revêtement, je vous dis que ça n’a pas d’importance. Il faudrait une putain de déflagration pour déranger ce gros pépère.

— Alors c’est à vous qu’ils s’en prendront. Cela dit, monsieur Faith, vous n’avez pas le diable aux fesses et vous pouvez nous accorder votre confiance. Nous écumerons les eaux jusqu’à ce que nous débusquions notre gibier. Ils ne peuvent venir qu’en bateau.

— Remarquez, le barrage est entré dans une phase critique. L’eau arrive maintenant à…

— Vous craignez plus pour votre barrage que pour vous-même, monsieur Faith ? Ce sont des sentiments qui vous honorent. Mais ne vous inquiétez pas, nous serons vos anges gardiens. Et les vôtres aussi, Almeida, puisque nous devons assurer votre accession au trône. Je me demandais justement combien de courtisans vous aurez ici ?

— Il y a une équipe de dix hommes, intervint Charlie, plus leurs familles. Ils vivent déjà ici.

— Vous avez de la famille, Almeida ? Non ? Je pense alors que les tourments de la chair doivent trouver leur apaisement au village. »

Paixao appliquait peut-être délibérément la technique qui consiste à mettre les gens hors d’eux-mêmes pour tester leur loyauté politique. Mais Charlie sentait que c’était encore lui faire trop d’honneur. Jorge, lui, sans se demander si c’était, de la part du capitaine, de la ruse ou de la cruauté mentale, explosa :

« Je n’ai pas envie de me laisser injurier. Les deux ans que j’ai passés au Génie civil de Lisbonne…

— Que n’avez-vous édifié vous-même ce barrage ? dit Paixao avec un haussement d’épaules. Je suppose pourtant qu’on vous l’a appris. »

Jorge tourna le dos à Paixao et regarda ostensiblement par la fenêtre.

Le barrage se faisait de plus en plus visible. La partie revêtue de plastique orange tranchait violemment sur le vert triste du paysage. On y voyait des couples de jabirus, aussi raides que des époux guindés à la promenade.

« Alors pourquoi, sauf le respect que je dois à monsieur Faith, notre conseiller yankee ?

— Ça va, je vais vous le dire, moi, cria Charlie, furieux. Jorge a toutes les aptitudes et compétences imaginables. Mais il se trouve qu’au Portugal le relief montagneux leur fait préférer les barrages hauts et incurvés, au lieu de ces énormes remblais presque à ras de terre dont on a plus l’habitude aux U.S.A. Le principe en a été mis au point chez nous, au Hudson Institute, dans les années soixante. C’est pour ça que je suis ici, et non parce que Jorge ne vaut rien. Bien au contraire. Parce que, pour certaines choses, il me dépasse, et de loin. Regardez ces maquettes de barrage, regardez-les. Qui est-ce qui les a faites, à votre avis ? »

Paixao laissa tomber sur le sol le bout de son cigare et l’écrasa pensivement.

« Supposons que ce barrage cède. Que se passe-t-il en aval ?

— C’est très peu probable. J’insiste là-dessus. Les millions de tonnes d’eau du lac descendraient tout simplement jusqu’au prochain barrage.

— Et si celui-là cède aussi ?

— On peut supposer n’importe quoi, et l’impossible par la même occasion, capitaine ! C’est à peu près aussi probable qu’un débarquement d’extra-terrestres.

— Alors le doute n’est plus permis, monsieur Faith. C’est après vous que les terroristes en ont. »


« Écoute, Jorge, vraiment, je suis désolé, dit humblement Charlie quand les trois hommes furent partis.

— Tu sais, Charlie, il y a des remèdes pires que les maladies. Il y a peut-être des terroristes, mais…»

Il eut un haussement d’épaules éloquent.

« Je te comprends. »

La paillote en flammes au Vietnam. La fumée qui s’en échappe et glisse dans la pénombre. Un homme armé d’une baïonnette contre un garçon armé d’un couteau. Un homme si sûr de lui qu’il n’a même pas besoin d’appuyer sur la détente. Et, dans un coin, le regard de lapine d’une fille malade de peur…

— Jamais je ne t’ai aussi bien compris ! Allez, Jorge, on fait un tour sur le barrage pour se changer les idées. »

Le tambourinement venait enfin de cesser.

« Et si on allait au café, ce soir ? S’il y a des gens qui n’ont pas besoin de se disputer, c’est bien nous ! »

Charlie n’eut en retour qu’un pauvre sourire de Jorge qui l’accompagna quand même jusqu’au barrage, sous les dernières gouttelettes d’une pluie aussi ténue que du brouillard.

Plus loin, l’eau réverbérait les craquètements du Huey Slick. Comme si, au lieu de s’éloigner en ligne droite, il décrivait un grand cercle.


Puis Charlie comprit qu’il y avait deux bruits distincts : celui de l’hélicoptère et le bégaiement d’un moteur de hors-bord sur le lac encombré d’arbres.

Un instant, les deux sons s’alignèrent l’un sur l’autre, puis celui de l’hélicoptère se perdit tandis que le bateau approchait.

Le bateau apparaissait maintenant derrière les arbres à demi engloutis. C’était une sorte de barge à fond plat, longue de six mètres, sur laquelle était tendue une toile de tente qui abritait deux silhouettes en robe de coton blanc. L’une d’elles leva le bras en manière de salut.

« Je pense que ceux-là, ils ne viennent pas d’un coin dangereux. Derrière eux, il n’y a que trois cents kilomètres d’Indiens et de forêt. »

Jorge lança un coup d’œil entendu à Charlie.

« Tu crois ça ? »

Et il eut un petit rire.

Charlie lui donna une tape sur l’épaule. Ce que son geste avait d’enjoué lui apparut, aussitôt qu’accompli, tout à fait déplacé.

« Dis donc, Jorge, tu essaies de me faire peur ? Je les reconnais parfaitement, ce sont ces deux curés. »

Le bateau s’était arrêté là où la rampe s’enfonçait sous l’eau. Les deux silhouettes grimpèrent sur le béton, amarrèrent la barge et se mirent à remonter la pente.

« Ah ! oui, Heinz et Pomar ? L’excité et le congestionné ?

— Quel spectacle ! s’exclama le révérend Heinz lorsqu’il fut à portée de voix. Vous avez emprunté au drapeau brésilien l’étendard orange, cet étendard du monde à venir. Je vous le dis, cette oriflamme est une fête dans les ténèbres de nos forêts. Un miracle, si j’ose dire. L’écharpe d’un nouvel ordre. L’aurore perpétuelle qui submerge le paysage. »

Le prêtre haletait le long de la pente, mais sa faconde eut raison de ses besoins en oxygène.

« Croyez-moi, monsieur Faith, à travers la pluie, cela m’est apparu comme la frontière entre la sauvagerie et la civilisation, comme un signe de bienvenue !

— Tiens, vous vous souvenez de mon nom ? » grogna Charlie en serrant les mains qu’on lui tendait.

Les prêtres semblaient pâles, amaigris et fatigués de leur séjour dans la jungle. Heinz avait perdu de sa pétulance et le rouge s’était retiré des joues de Pomar. Charlie calcula vaguement que deux ou trois mois s’étaient écoulés depuis qu’il les avait vus se mettre en route.

Ils n’étaient pas encore tout à fait arrivés. Chez eux c’était, à une dizaine de kilomètres en aval, un ensemble de baraquements construits sur des semelles de béton et recouverts de tôle : les cuisines, la clinique, l’église et l’école, prêts à accueillir les éventuels réfugiés indiens que chasserait la submersion de la jungle.

À ce jour, le camp avait recueilli le tiers du nombre de ses futurs occupants, tel qu’il avait été évalué par la reconnaissance aérienne des milliers de kilomètres carrés voués au déluge. Les avions avaient largué des sacs d’hameçons, de couteaux, des images du Bon Village et du Grand Barrage orange, sans oublier les photographies d’identité des hommes à contacter, comme Heinz et Pomar.

Charlie allait dire autre chose, demander comment ça s’était passé, lorsqu’il entendit un moteur de jeep du côté du barrage.

Il regarda furtivement vers le brouillard qui s’éloignait, aperçut la jeep qui roulait vers eux sur la crête du barrage, distante encore de quelques kilomètres.

Charlie reconnut une de leurs jeeps. Sur le coup, à la voir surgir ainsi du contrefort du barrage, il avait eu un pincement d’inquiétude.

« C’est Chrysostomo, expliqua doucement Jorge. Je l’avais envoyé ce matin.

— Ah ! bon, très bien. Tu sais, la frousse que j’ai de voir arriver mes tueurs ne m’empêche pas de reconnaître une de nos voitures ! C’est marrant, mais depuis que notre bon ami s’est envolé, j’ai l’impression que ses terroristes sont un peu mythiques. Il doit le porter en lui, le terrorisme. »

Jorge lui fit un grand sourire et s’éloigna au-devant de la jeep.

— De quoi s’agit-il, Senhor Faith ? balbutia Heinz. Vous avez dit : terroristes ?

— Non, rien, juste une alerte. Un capitaine de la Sûreté a atterri ici tout à l’heure. Pourquoi n’entrez-vous pas prendre quelque chose ? Je vais demander qu’on remonte votre bateau sur la rampe.

— C’était donc ça. Un hélicoptère nous a survolés. On lui a fait des grands signes. Et j’ai vu qu’il photographiait. »

Il les fit entrer, se versa une généreuse rasade de brandy et vida ce qui restait dans les verres d’Olimpio et d’Orlando.

Les prêtres lui rappelaient les aumôniers militaires. Un renvoi aigre de mémoire. Mais il avait envie de boire. Et il essayait de suivre sa résolution : ne jamais boire seul entre le lever et le coucher du soleil.


« On veut faire sauter le barrage, dit-il avec un haussement d’épaules flegmatique. Ou bien tuer le yankee qui l’a construit.

— C’est affreux, s’exclama Heinz. Votre œuvre est une bénédiction. Comment ne pourrait-on pas le voir ? Après les ténèbres et l’ignorance des sauvages de la forêt…»

Pomar, le plus jeune, évoqua tranquillement le jour où l’archevêque de São Paulo avait ordonné qu’on affiche aux portes des églises de son archidiocèse des mises au point dénonçant les tortures infligées à des prêtres et à des travailleurs laïcs par les agents de la Sûreté. Et que, même s’il s’agissait de guérilleros, d’hommes fourvoyés et d’athées…

Mais Heinz voulait raconter une histoire qui lui tenait encore plus au cœur.

« Nous avons rencontré un Français qui vit dans la jungle avec une tribu. Et, voyez-vous, monsieur Faith, je me suis posé des questions sur cet homme. C’est une sorte de désespéré. Il a parlé de ces Africains qui combattent les autorités portugaises avec des armes chinoises et il les a comparés à ces sauvages incapables d’entreprendre quoi que ce soit, mais comme s’il le regrettait. Je dis que cet homme était peut-être un terroriste. »

Charlie hocha la tête. Il se souvenait de ce Français, au visage pointu de renard, qui avait franchi le barrage juste avant son achèvement.

« Non, c’était un anthropologue, quelque chose comme ça. Un roquet hargneux, oui. Mais pas ce que j’appelle un terroriste. Il y a quelques semaines, un métis a apporté ici une lettre de lui adressée en Angleterre pour qu’on la mette à l’avion… »

Charlie caressa du regard la bouteille de brandy, vide.

« Vous voulez boire un autre verre ? J’ai encore une bouteille. » Mais il ne se dérangea pas pour aller la chercher.

Heinz se leva.

« Nous devons être au camp de regroupement avant la nuit. Vous êtes bien aimable, monsieur Faith. Mais surtout ne nous demandez pas combien d’Indiens nous attendons. Le prêtre secoua la tête avec une sorte de rage impuissante. La lie de la coupe, nous l’avons bue au village du Français. C’est bien simple, ces Indiens ne peuvent pas comprendre. Ils vont rester assis sur leur derrière et se laisser noyer. Nous avons essayé de nous faire comprendre d’eux au moyen de l’histoire du Déluge. Ils sont restés bien sagement assis à nous écouter. Et à la fin, ils ont ri. Tous. Ri, vous m’entendez ? »

Pomar, d’un geste presque affectueux, prit le bras de son aîné.

« Il faut leur laisser le temps de comprendre à leur façon. Ils délaisseront la sauvagerie et viendront vers nous, vers la sécurité, de leur plein gré, lorsque l’eau aura monté un peu plus. Et rappelez-vous, mon père, que les tribus que nous avons visitées n’étaient pas toutes aussi arriérées.

— C’est la raison pour laquelle je me méfie du Français. Je pense qu’il les manipule, qu’il les salit. Pourquoi, sinon, le toléreraient-ils et se moqueraient-ils de nous ?

— Vous n’avez pas dû vous amuser, dit Charlie pour rester dans le ton, car le fond de la conversation ne l’intéressait pas vraiment.

— Oh ! c’est souvent notre lot, dit Heinz entre ses dents, poursuivant en mémoire ce souvenir cuisant, comme un chien à la recherche d’un os perdu. On pense avoir progressé. La seconde d’après, tout s’écroule et il faut reprendre à zéro. Vous formez quelqu’un. Il trahit votre confiance. Vous lui infligez un juste châtiment et la morale ne s’en trouvera que ridiculisée. Ces Indiens xemahoa n’étaient pas pires que les autres. Ils n’ont pas exercé de violence sur nous. Ils n’étaient qu’indifférents, mais indifférents à vous rendre fou. Nous n’avons pas vraiment communiqué. Le Français, lui, aurait pu nous aider. Mais il s’est fâché et a refusé. Peu après, il a même interdit à son interprète de nous traduire ce qui se disait. Quand nous avons essayé de lui faire entendre raison, de lui démontrer qu’il faudrait bien évacuer ces gens vers le camp de regroupement, il nous a regardés, les yeux fixes, dans le vague, il a mis en marche son magnétophone. C’était une espèce de litanie incohérente. Il prétendait que c’était de la poésie. Mais c’était complètement absurde, sans queue ni tête. En fin de compte, c’est peut-être sa stupidité délirante qui séduit ces sauvages !

— Tout n’est pas perdu, mon père, puisque nous avons semé le grain. Dieu veillera à ce qu’il germe. Croyez-moi, tous ces Indiens prendront bien vite le chemin de notre camp et demanderont notre aide.

— Le barrage s’en chargera, dit Charlie dans un éclat de rire. Laissez donc Dieu tranquille. Attendez encore quelques semaines et ils verront qu’ils n’ont pas d’autre choix. Vos humoristes comme les autres, quand ils auront envie d’être au sec. »


Dans l’obscurité cloutée d’étoiles acérées et parcourue, à la vitesse du vent, de cétacés vaporeux, Charlie et Jorge descendaient vers l’agglomérat de cahutes et de baraques qui se maintenait à quelque distance des habitations couvertes de tôle du personnel de Jorge. Ils portaient chacun une torche électrique dont le faisceau lumineux faisait briller devant eux la boue humide de la piste. Charlie avait aussi un revolver sur lui.

On pouvait voir, à l’intérieur du café et de quelques habitations, luire des lampes à pétrole. Quelques feux brûlaient çà et là entre les taudis.

— On devrait les raccorder à notre électricité. Je veux dire : les gens de notre équipe, grogna Charlie, plus impressionné par l’obscurité depuis la visite du capitaine.

— Tu vois, Charlie, il y a une hiérarchie de la lumière. Nous nous éclairons à l’électricité, ceux-là au pétrole, et les autres, là-bas, au feu de bois et à la lumière des étoiles. »

Ils se dirigeaient vers le café, une construction branlante aux fenêtres de fin treillis métallique. À l’intérieur, une douzaine de tables, une cuisine qui ouvrait sur le fond de la salle et un escalier qui menait à une chambre posée sur le toit comme une boîte à chaussures sur une valise.

Quelques-uns des hommes de Jorge étaient attablés en silence devant leurs bières. La mulâtresse était assise, hébétée, à une autre table avec sa compagne, une Indienne. Charlie fronça le nez devant l’odeur du parfum, du Lanca, qui flottait dans l’air moite : un miasme sournois d’éther parfumé. Il s’assit avec Jorge à une table libre. Calme et fluet, le jeune Indien aux yeux bridés alla leur chercher des bières dans le réfrigérateur à pétrole. Ils se mirent à fumer.

Le temps passa, puis Jorge fit un signe de tête aux deux femmes qui se levèrent et se dirigèrent d’une démarche mal assurée vers leur table. Les hommes de Jorge, impassibles, les observèrent. Là-bas, dans la jungle, un cri ne se taisait pas. Un animal, sans doute, ou un oiseau.

La mulâtresse fouilla dans son sac pour y prendre le petit vaporisateur doré à éther. Elle le tendit, sans insister, à Charlie qui refusa. Tout comme Jorge qui avala sa bière. La femme sortit de son sac un mouchoir roulé en boule, vaporisa un peu d’éther dessus, le pressa contre son nez et aspira profondément.

« Elle va tourner de l’œil, cette conne, dit brutalement Jorge qui se pencha en avant et écarta le mouchoir du visage béatement hébété de la femme. Elle est déjà assez défoncée comme ça. »

L’Indienne arracha le mouchoir de la main de Jorge avant que le Lanca ait pu s’évaporer et se l’appliqua sous le nez.

« Charlie, je crois que la dernière fois, tu as eu la mulâtresse…

— O.K., Jorge. »

Jorge, très gentleman, prit la main de la mulâtresse et la leva très délicatement, tout en murmurant, avec une douceur inattendue, des mots tendres en portugais. Elle lui répondit par un roucoulement abruti. Puis il disparut avec elle, laissant Charlie avec l’Indienne également hébétée qui ne parlait qu’un mauvais portugais, pire en tout cas que le sien.

Il fumait et regardait la femme en face de lui tandis que des gouttelettes de condensation dessinaient des traînées brillantes le long du verre embué de la bouteille de bière.

Elle aurait pu aussi bien être cette fille à la peau sombre, aux yeux de lapine, aux longues nattes noires et au nez retroussé, et qui le regardait, affolée, tandis que la baïonnette croisait le couteau du serveur qui aurait pu aussi bien être son frère, qu’il éventra, manœuvrant son fusil comme le manche d’une godille…

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