XI

« Pourriez-vous faire de même ? demanda Sole. Seriez-vous disposés, vous les Sp’thra, à nous livrer un de vos cerveaux vivants ?

— Cela dépend du bénéfice que nous tirerions de l’échange. Si nous l’estimions suffisant, je dirais oui.

— Donc vous seriez disposé à mettre votre propre cerveau dans la balance au cas où vous seriez désigné pour le faire ?

— Les Sp’thra sont des Changeurs de Signes. Comment pourraient-ils mieux remplir leur fonction qu’en échangeant un cerveau vivant ? Le cerveau contient tous les signes propres à l’espèce.

— Combien de temps ces cerveaux seront-ils gardés en vie ? » demandait Sole lorsque l’astronaute qui s’était porté si spectaculairement en avant s’écria :

« Six cerveaux humains en conserve valent bien un ticket pour les étoiles. C’est bien du voyage interstellaire qu’il s’agit, monsieur ! »

Ph’theri leva une main où clignota le disque orange.

« Ne vous attendez pas à obtenir la technique de navigation stellaire contre six cerveaux d’un monde comme le vôtre. Rejetez-vous les termes de la négociation ?

— Nous ne rejetons pas tout a priori, protesta rapidement Sciavoni. Vous savez parfaitement ce que vous voulez. Mais pour nous, quel va être le résultat ? C’est trop vague. À quelle distance se trouve ce monde habitable ? Nous pourrions probablement le repérer nous-mêmes longtemps avant d’avoir les moyens d’y aller. À quelle distance se trouve cette race intelligente ? Peut-être à une distance telle que la communication ne serait qu’une perte de temps. Et ces progrès que vous apporteriez à nos techniques…»

La question de Sole sur l’espérance de vie des cerveaux était écartée pour le moment par un accord tacite. L’acte, après tout, n’était pas plus terrible – bien moins, même – que tout ce dont le monde, en Asie, en Afrique, ou en Amérique du Sud, était le théâtre.

« Pour que l’autre partie obtienne toute l’information due, objecta Ph’theri d’un ton docte, il faut que le contenu intégral de la négociation…

— Soit chose certaine ! Faites donc l’effort de nous renseigner plus précisément. Nous n’avons pas les moyens de nous payer des pochettes-surprises…»

Sciavoni s’épongea le front, quoique la température de la salle, à peine touchée par le soleil levant, fût loin d’être incommodante. Sole remarqua combien sa propre attitude avait été contractée et il fit effort pour se détendre. Le soleil commençait de dégourdir les gens. Quelqu’un trompetta dans son mouchoir. D’autres enlevaient leurs lunettes pour les nettoyer. Les pieds raclaient le sol. Les mains fouillaient dans les poches. Une minuscule langue de feu s’approcha du bout d’une cigarette.

Ph’theri resta un instant à regarder la fumée et le fumeur.

« Vous saluez le soleil par une incandescence ? Est-ce la coutume ici ?

— Ce serait plutôt une accoutumance », grommela spirituellement Sciavoni.

Par la fenêtre, on voyait le petit vaisseau qui avait amené Ph’theri, avec son échelle de coupée qui lui sortait du flanc comme la langue d’un condamné pendu à l’aube.

« La technique que nous vous offrons vous permettra d’atteindre les géantes gazeuses de votre système en vingt de vos jours, avec une appréciable économie d’énergie. Ou bien d’atteindre la plus excentrique de vos géantes gazeuses en une centaine de jours, tout en épargnant cinquante pour cent de l’énergie. Voulez-vous une liste des autres destinations possibles ? »

Sciavoni secoua la tête.

« À partir de ces données, nous y arriverons tout seuls. Mais la méthode ?

— La méthode sera praticable, les Sp’thra vous en donnent leur parole. Le fait d’être Changeur de Signes demande de la loyauté, sinon il n’en résulte que désordre et entropie, entraînant l’impossibilité d’articuler correctement la réalité…

— Bon, ça va. Et ces étoiles, maintenant ? Quelle distance ? »

Tandis qu’il se concentrait sur le murmure qui lui parvenait de ses fils rouges, les oreilles de Ph’theri se ratatinaient et se gonflaient alternativement.

« Exprimée en années-lumière, la distance qui vous sépare du plus proche monde habitable est de deux un unités environ…»

Un savant russe calcula rapidement et son visage se déconfit.

« Ce qui veut dire 82 d’Eridan, Beta de l’Hydre ou HR 8832. Rien de plus proche. Ce qui veut dire aussi qu’Alpha du Centaure, Tau Ceti et toutes les autres étoiles dont on attendait beaucoup sont inutilisables. »

Le plus jeune des deux astronomes californiens s’insurgea :

« Pas du tout. Tout ce qu’il nous dit doit être suivi de la mention « connu des Sp’thra ». Ne l’oubliez pas. Rien ne nous permet de croire qu’ils connaissent tous les systèmes locaux.

— L’espèce intelligente à portée de message est à neuf un années-lumière, énonça Ph’theri d’un ton neutre.

— Pour l’aller simple ?

— Exact.

— Mais ça veut dire deux fois quatre-vingt-onze… Une fois quatre-vingt-onze ans pour envoyer le message et une fois pour recevoir la réponse ! Sciavoni, j’ai bien entendu quelqu’un parler de pochette-surprise ?

— Vous avez bien entendu. »

Les astronomes commencèrent à argumenter sur les tachyons, particules théoriquement douées d’une vélocité supérieure à celle de la lumière, mais Sole s’impatientait.

« Il faut que nous y voyions plus clair dans les motivations de ce peuple, lança-t-il. Ph’theri, pourquoi êtes-vous si pressé de fuir la Cette-Réalité ?

— Pour résoudre le problème des Sp’thra, répondit laconiquement Ph’theri.

— Nous pourrions peut-être négocier notre aide à votre solution.

— C’est très improbable, répliqua froidement Ph’theri. Je dirais que le problème est spécifique aux Sp’thra, propre à leur espèce. »

L’Anglais secoua la tête.

« Non. Le problème concerne nécessairement toutes les espèces de l’univers, puisque vous tentez de le cerner en comparant tous leurs langages. Voilà qui me paraît clair. À moins… que ce ne soit un problème sexuel ? C’est la seule particularité spécifique de votre espèce que je puisse concevoir. Et obsessionnel, par-dessus le marché !

— Vous voulez parler de procréation ? Les Sp’thra n’ont aucun problème de procréation sur leurs mondes jumeaux.

— Un problème affectif ? Une question de sentiment ? »

Ph’theri hésita, bien qu’à l’immobilité de ses oreilles, on vît qu’aucun murmure ne les visitait. Il resta donc seul à peser la question, durant une brève éternité de minutes.

« C’est vrai, il existe, au-delà du sexe, un domaine émotionnel. Pour cela, vous possédez le mot « amour ». C’est peut-être le nom qu’il faut donner au problème. Mais ce n’est pas un problème amoureux pour le conjoint Sp’thra. Cet amour-là n’est qu’une forme du solipsisme que nous détestons. « Il » s’aime lui-même dans l’image qu’« elle » lui renvoie et vice versa. Cela revient à une forme purement réflexive de l’amour. La transmission du code génétique, les paroles rituelles et les gestes de l’étreinte font partie du même solipsisme. L’émotion que nous ressentons, relative à l’amour, est plutôt du domaine de l’Amour Veuf. C’est là qu’est notre problème. » La voix de l’étranger se voila. « L’Amour Veuf que nous vouons aux Diseurs de Change…»

Sole attendit patiemment, mais rien ne vint. L’étranger restait muet.

Sciavoni discutait âprement à voix basse avec les astronomes. « Il faut que nous sachions ce qui pousse ces créatures avant de juger de leur honnêteté. S’il s’agit de déterminer leur conception de la morale et de l’amour, je n’ai rien à redire ! »

« Qui sont ces Diseurs de Change, Ph’theri ? demanda Sole. Sont-ils d’une autre espèce ? »

L’étranger abaissa un regard méprisant sur l’homme. Décidément, cette grande saucisse n’a rien d’un missionnaire, pensa Sole que crispait le regard gris et vieilli. Avec lenteur, détachant ses mots comme pour un enfant, l’étranger expliqua quelle était sa foi, ou sa science, ou son illusion perdue, un étrange mélange des trois qui, à son tour, obséderait peut-être l’Homme s’il lui était donné le moyen de gagner les étoiles.

« Ce sont des entités variables. Ils manipulent ce que nous appelons réalité grâce au cours flottant de leurs signes. Leurs signes ne connaissent pas de constante et ne reposent que sur des référents variables. Nous sommes enchâssés dans cet univers, prisonniers de lui. Eux, non. Ils s’en échappent. Ils sont libres. Leur faculté de change leur fait traverser les réalités. Mais lorsque nous aurons réussi à superposer tous les programmes constitutifs de la réalité établis par tous les langages, là-bas dans la lune qui orbite entre nos mondes jumeaux, alors nous serons également libres. Nous ne pouvons plus tarder. Le temps écoulé à ce jour est de un deux neuf zéro neuf de vos années…

— Doux seigneur, mais tout cela a donc commencé il y a treize mille ans ?

— Exactement. Le tout début. La première mise en chantier de la Lune des Langues. C’est arrivé sitôt après que nous avons eu conscience de notre Amour Veuf pour les Diseurs de Change. Au début, l’exploration s’est faite lentement, d’étoile en étoile. La découverte ultérieure des Veilleurs de Marées de la géante gazeuse, environ sept zéro zéro zéro années plus tard, nous a fait gagner un temps considérable…»

Tout ce temps écoulé terrifia Sole. Que faisait donc l’homo sapiens à cette époque ? Il peignait des parois de caverne à Lascaux ?

« Une quête de la présence physique des Diseurs de Change dans cet univers tri-dimensionnel serait futile, dit l’étranger d’une voix pensive, mais mesurée et lasse comme s’il était maintenant écœuré d’avoir répété ces paroles à travers l’univers. Une recherche de la dissidence dans le langage est notre seul espoir. Ce n’est que là où les langages d’espèces différentes présentent des zones de discordance et de contradictions irréductibles que nous pouvons deviner la nature de la vraie réalité et puiser la force nécessaire à notre fuite. Notre Lune des Langues finira par nous permettre de faire de la réalité une expérience immédiate. Nous pourrons alors établir, répertorier la Totalité. Nous pourrons nous tenir en dehors de la Cette-Réalité et nous lancer à la poursuite de notre Amour Veuf…

— Ce que vous cherchez, Ph’theri, ce sont des êtres ? Un être ? L’essence même de l’être ? Qu’est-ce que c’est ?

— Il existe des espèces pour qui le concept d’« être » possède plus d’alternatives que pour vous, répondit Ph’theri d’un ton de mépris écrasant. Les Diseurs de Change sont des para-créatures. Et nous autres Sp’thra leur vouons un profond sentiment d’Amour Veuf depuis qu’ils ont cessé d’être en phase avec nos mondes jumeaux. Ils sont partis, ils ont dit le change qui les emporterait loin des Sp’thra, en modulant simplement leur rapport avec la réalité, et nous ont abandonnés…

— ABANDONNÉS, hulula-t-il d’un ton à faire dresser les cheveux sur la tête bien qu’il n’ait ni tordu ni même bougé ses mains ni laissé sourdre la moindre larme comme aurait fait un être humain donnant libre cours à un tel sentiment de déréliction. Non, il était là, figé dans son angoisse étrangère d’étranger, à la fois croix et crucifié réunis dans la même maigreur longiforme. Lever les bras et exposer ses stigmates orange auraient été une marque trop faible de refus pour exprimer cette peine profondément enfouie.

— Je ne saisis pas », s’écria Sole au comble de la frustration. La salle était silencieuse et les assistants s’étaient reculés, comme effrayés. « Comment pouvez-vous communiquer avec des créatures pour qui les significations sont fluctuantes ? Comment avez-vous pu en dégager une permanence ? Treize mille ans ! Pendant treize mille ans, vous avez entretenu cet amour insensé ! Dites-moi comment, et pourquoi ? »

Le cri de Ph’theri avait été comme le rugissement d’une radio mal réglée et maintenant que le sélecteur avait trouvé la bonne longueur d’ondes, son message passait de nouveau avec clarté, bien que ce ne fût qu’une réponse d’extra-terrestre à une question humaine.

« Les Diseurs de Change désiraient quelque chose, lors de leur passage en phase parmi les Sp’thra. Mais nous n’avons pas compris quoi. Eux-mêmes étaient en proie à un amour douloureux. Et si nous parcourons le monde à la recherche de significations, c’est pour annuler le sens despotique de leur tristesse, pour enfin connaître la paix, débarrassés de cette vibration toujours vivace dans notre esprit plusieurs siècles après leur passage. Ils nous ont embrasés. Ils ont laissé dans leur sillage un écho qui ne finit pas, le tourbillon à l’intérieur d’une eau stagnante, la trace rétinienne d’une lumière aveuglante. Nous sommes hantés par les Diseurs de Change, par cet amour fantôme qui n’est que douleur.

— Au cours de vos voyages, avez-vous rencontré d’autres espèces avec lesquelles ils se seraient mis en phase ? demanda Sole. Êtes-vous seuls à être poursuivis par cet écho ?

— Certainement pas ! Pour nous humains, cet écho dans nos cœurs date de la venue du Sauveur ! s’exclama une fervente voix sudiste. Je jure qu’à sa façon cet étranger nous parle de Dieu ! »

D’un geste rageur, Sciavoni ramena la voix au pianissimo.

« Pas du tout, c’est une psychose collective, diagnostiqua un spécialiste juif et new-yorkais de la psychiatrie sub-normale d’une voix qu’altérait une pointe d’hystérie. Ces étrangers souffrent d’un dérangement collectif. Leur activité obsessionnelle n’est destinée qu’à leur masquer la vérité, ils ne font que projeter leurs fantasmes sur le monde extérieur. Ils ont dû, aux temps reculés qu’il évoque, être victimes d’une folie collective. À moins que ce ne soit une mutation génétique, ou une toquade qui les a pris à force de voyager. Peut-être sont-ils en train, en ce moment même, d’en insuffler le poison dans notre air et dans nos esprits. Sa voix se chargea de menace. Quelles mesures de quarantaine avons-nous prises à l’égard de ces étrangers ? Que signifient dix kilomètres de désert pour un virus interstellaire ?

— Vous n’y êtes pas, mugit Ph’theri en levant ses mains dont les pouces battaient contre les pastilles palmaires avec emportement. Les Sp’thra ne sont pas malades. Nous sommes conscients. Les Diseurs de Change existent. Sur un autre plan de réalité. Lorsqu’ils se sont mis en phase avec la Cette-Réalité, l’événement a éveillé une résonance qui n’est autre que cet Amour Veuf, ce Tourment et cette Obsession Triste à la fois. Vous n’avez pas connu cela, pas plus qu’aucune autre race. Les Diseurs de Change sont capables de moduler toutes les réalités tangentes au plan de celle qui nous enchâsse. Mais là où ils ont affleuré, ils laissent en guise de trace une résonance qui se propage comme un son de cloche, dirait-on en ancien sp’thra. Grâce aux images de la réalité propres à un grand nombre d’espèces emmagasinées dans notre lune, nous allons, comme eux, transcender la Cette-Réalité et nous lancer à la poursuite des Diseurs de Change et…»

Ph’theri hésita.

« Et quoi ? » insista Sole.

L’étranger laissa pendre ses bras, témoignage muet et las de l’inexplicable, avant d’admettre :

« Nous sommes divisés sur la suite des événements. Leur transmettre des signes ? Les aimer ? Les DÉTRUIRE pour le tourment qu’ils nous ont infligé ? Quelques hérétiques ont même avancé que les Diseurs de Change ne sont autres que nous-mêmes surgis d’un futur éloigné. Les prémisses de l’écho de nos propres Moi Évolués, réverbéré à contre-courant du temps – pour nous obliger à les assassiner dans un futur qui leur est devenu intolérable, mais auquel ils ne peuvent échapper de leur propre initiative. Ces Sp’thra du futur qui sont pris dans l’angoisse incroyable d’une situation inconnue – peut-être est-ce l’immortalité – ne peuvent recourir au suicide que par l’intermédiaire de leur Moi antérieur. C’est ainsi qu’on expliquerait…

— C’est une explication très répandue chez votre peuple ?

— Non ! À plusieurs reprises depuis le creusement de la Lune des Langues, cette hérésie est apparue, a été combattue et détruite.

— Et ses partisans ?

— Détruits également ! Elle est incompatible avec le change des signes et le devoir des Sp’thra.

— Mais ce type est complètement paranoïaque, comme tous ceux de sa race, d’ailleurs ! Assassiner le futur ? Pourquoi pas assassiner le Père, pour compléter le tableau ?

— Qui oserait dire que votre espèce est mentalement sans tache, répliqua Ph’theri, alors que vous ne faites qu’émettre des images de mort, de meurtre, de mutilation et de torture ?

— Vous vous faites une idée complètement fausse de la manière d’être des humains, s’exclama le psychiatre. C’est une mauvaise interprétation. Ces faits ne sont que des accidents, des erreurs, des accrocs désastreux.

— Vraiment ? Vous semblez pourtant les affectionner particulièrement. Pour nous, vous existez dans vos signes. Ces choses sont votre sport, votre art, votre religion. Pourquoi marchandez-vous sur six cerveaux terriens qu’attend d’ailleurs un destin grandiose, puisque avec les Sp’thra ils échapperont à l’Enchâssement universel, ils maîtriseront les tangentes et connaîtront la liberté de l’amour satisfait et comblé ! »

L’Enchâssement.

Encore cette notion, qui semblait obséder les étrangers, tout comme, dans un contexte différent, elle avait hanté Sole. La comparaison était-elle justifiée, ou bien n’était-ce qu’une simple et occasionnelle similitude de mots ?

Sole, sur le moment, repoussa l’hypothèse de la coïncidence et accepta le mot comme une trouvaille miraculeuse.

Il resta émerveillé de voir qu’en fin de compte ses préoccupations se confondaient avec celles de Ph’theri.

« Ph’theri, j’ai, de mon côté, essayé de créer une sorte d’enchâssement pour sonder les frontières de la réalité à partir de jeunes cerveaux humains. Il ne s’agit peut-être que d’une coïncidence de mots, mais je ne le pense pas. Vous dites qu’il est impossible de faire l’expérience de la réalité à partir d’une seule espèce d’une seule planète. Ph’theri, dites-moi si vous seriez disposé à laisser passer la marée si cette dépense de temps se justifiait ? Si cela mettait un point final à votre quête ? Si cela vous faisait gagner tout le reste du temps ? »

Et Sole sortit de sa poche la lettre de Pierre.

Et raconta à ce gigantesque étranger qui lui faisait face tout ce qu’il savait d’une certaine tribu xemahoa du Brésil.

Dehors, il faisait grand jour et la lumière du soleil coulait sur la chaloupe de Ph’theri immobile sur la garrigue déserte veillée au loin par des cimes élevées. Le ciel était vierge de traînées floconneuses de réacteurs. La région avait dû être fermée au trafic.


Lorsque Sole eut fini de parler sous le regard médusé des gens, Ph’theri s’accorda un long moment de réflexion. Ses sacs de papier auditifs changeaient rapidement de forme tandis qu’il poursuivait comme un ventriloque silencieux sa conversation avec les autres Sp’thra.

Pour finir, l’étranger se tourna vers la foule.

« Si cela est vrai, dit-il, les Sp’thra laisseront passer la marée. Et pour l’unité cervicale xemahoa, nous vous offrons en échange la transmission des techniques de voyage interstellaire plus les services d’un Veilleur de Marées. Cette combinaison permettra à votre espèce d’atteindre l’étoile des Veilleurs de Marées en cinq de vos années et vous pourrez alors conclure votre propre marché avec eux. »

Une sainte terreur sembla planer sur les assistants que la lumière violente du soleil figea pour une brève éternité. Brève en vérité, car aussitôt, la foule fut soulevée par une lame de fond de convoitise et Sole sentit qu’on lui tapait dans le dos, qu’on lui bourrait l’échine de coups.

« Vieux malin, lui siffla Sciavoni dans l’oreille. Il y a quelque chose de vrai dans ce que vous racontez ?

— C’est qu’il le faut bien ! bafouilla Sole.

— Ben voyons ! dit Sciavoni dans un éclat de rire.

— Dites, docteur Sole, glissa une autre voix. On ferait peut-être mieux de fermer les robinets au-dessus du Brésil, vous ne pensez pas ?

— C’est ça, avant que le bébé ne soit perdu avec l’eau du bain ? »

Au milieu de l’hilarité hystérique qui s’empara de la foule, le grand Sp’thra était comme un phare dans la tempête.

Et, tandis que déclinait le tohu-bohu, les oreilles de Ph’theri se réduisirent à la dimension d’un mince emballage de carton.


Un conseil restreint de la Commission présidentielle extraordinaire de Washington était réuni dans une salle lambrissée de noyer noir et percée de fausses fenêtres derrière lesquelles un automne en Nouvelle-Angleterre se donnait en spectacle : frondaisons flamboyantes qui, par la simple pression d’un doigt sur un interrupteur, pouvaient céder la place à la Floride spongieuse, aux plages hawaïennes ou aux Rocheuses.

Le Premier conseiller scientifique du Président, un émigré allemand au visage encadré d’une léonine tignasse blanche, dit :

« Il y a mieux à faire que mettre la main sur quelques Indiens. Il faut aussi penser à retirer les marrons du feu, c’est-à-dire que si ces Indiens ont découvert quelque chose sans le faire exprès, et s’il s’avère que ce quelque chose est assez exceptionnel aux yeux de nos amis pour nous valoir en retour le secret du vol interstellaire, il est évident qu’on ne peut pas laisser filer ce quelque chose…

— Les preuves sont minces. Rien qu’une lettre d’un cinglé de Français bourré de propagande, dit un type tranquille de la C.I.A. qui, à force de gribouiller sur son bloc-notes, avait rempli une page de griffons ailés mal fichus comme on en voit sur les publicités de cours de dessin par correspondance au dos des illustrés.

— Mais nous savons que ce quelque chose est possible. Qu’est-ce que le nommé Zwingler a donc raconté à propos de cet hôpital anglais et de ce qu’on y a découvert ? Une espèce de substance chimique qui améliore les capacités du cerveau…

— Il a dit qu’ils n’en étaient pas sûrs, monsieur.

— D’accord, mais il n’y a pas si longtemps, on disait encore que les lasers ceci, les lasers cela. Résultat, ils n’ont pas tardé à être produits industriellement. Plus on saura de choses sur le cerveau, plus il deviendra possible de lui faire jouer des tours qu’on n’aurait jamais osé rêver. Rien qu’en injectant un produit dans le cerveau, les Russes peuvent donner un sentiment de bravoure ou de peur. Ou de n’importe quelle émotion. Nous pouvons déjà, dans une certaine mesure, prévenir le vieillissement. Ce n’est pas prendre beaucoup de risques que de prédire que, dans un futur proche, nous serons capables de mieux faire penser les gens…»

Le Président avait une sorte de goût visionnaire – que d’autres auraient qualifié de romantique – pour les conseillers scientifiques. L’actuel conseiller prit son essor vers le pouvoir depuis une obscure chaire de psychiatrie sociale dans une université du Middle West, traversa la Commission de l’An 2000 de l’Hudson Institute et se retrouva à sa place actuelle avec une rapidité qui ne manqua pas d’émouvoir certains de ses anciens collègues. Non qu’il fût jeune. Au contraire. Pendant trop longtemps, sa position avait été celle d’un irréductible original, cantonné dans des secteurs de recherche aussi douteux que l’étude génétique de l’intelligence et les techniques de conditionnement. Mais le Président croyait très fort en la possibilité de conformer événements et personnes aux scénarios détaillés définis par des psychologues et des sociologues « responsables ». Ou plutôt, comme il l’avait déclaré dans un message sur l’État du Monde, en la possibilité « d’orchestrer les événements intérieurs et internationaux afin de produire une musique harmonieuse ».

« Regardez ce Russe qui s’est fait écrabouiller dans un accident de voiture à Moscou. Bokharov. Ils ont pu revenir sans histoire sur sa mort, mais réparer les dommages subis par son cerveau pendant qu’il était mort, jamais. Sa valeur de savant était sérieusement entamée. Mais regardez ce que nous sommes arrivés à faire avec ce type de la pile atomique de la Caltech…

— Hammond ?

— Oui, lui. Son Q.I. n’avait baissé que de quelques décimales d’un pourcentage. Ce qui serait négligeable chez l’individu moyen. Mais chez un chercheur de pointe comme lui, ça fait toute la différence entre un excellent travail de routine et ce que, faute d’un autre mot, nous appellerons le génie. On a réussi à le faire se ressaisir pendant ces mois précieux qui ont précédé notre rattrapage des Russes…

— C’était au moyen d’un extrait d’ADN ? demanda le chef du département des stupéfiants du Trésor, un Italo-Américain au visage pointu. Puisque la question était posée au Conseiller, celui-ci répondit par un hochement de tête.

— Imaginez que nous puissions injecter une quelconque drogue qui, elle, pourrait produire cette différence de tant pour cent et non plus de décimales, qui est celle de l’intelligence d’un homme au faîte de sa carrière. Que ça lui donne le pouvoir d’intégrer tout ce qu’il sait. Je dis qu’il faut préserver tout ce qui fait le cadre de vie de ces Indiens. Nous avons besoin de cette drogue et, pour le moment, ça implique tout le système écologique qui est à son origine.

— Ce n’est pas si difficile que ça en a l’air, laissa tomber l’homme de la C.I.A. qui leva les yeux de sur ses dragons. Nous pourrons toujours, après coup, réparer le barrage, le faire plus petit. On pourra faire une espèce de réserve de la région où vivent ces Indiens, assez grande pour qu’ils ne soient pas incités à laisser tomber leurs traditions, la culture de la drogue, par exemple…»

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