IV

Ces saints hommes se seraient damnés pour me ramener sur leurs positions. De rage, j’ai failli perdre la tête. Il se passe des choses tellement plus importantes, ici, dans ce pauvre village perdu dans la forêt, parmi ces sauvages soi-disant ignorants, que dans leur foutu Bethléem ou à leur providentiel barrage.

En centrant leurs discours sur Bethléem et la naissance miraculeuse, ils auraient peut-être, ô ironie, été au-devant des préoccupations des Xemahoa. Mais non, de leur part, ce n’aurait été que de l’opportunisme. L’Arche de Noé, quelle absurdité ! Et que je ferai venir un déluge d’eaux sur la terre, et qu’il y avait un homme qui avait trouvé grâce aux yeux de Dieu, et qu’il s’était construit une grande pirogue fermée, et que dans cette pirogue il a descendu le fleuve avec sa famille et des chèvres et des poulets et des aras jusqu’à un centre d’accueil où il ne manquerait de rien, là-bas sur la colline, et qu’il le reconnaîtrait facilement à son toit de tôles brillantes, passé la Grande Muraille Orange.

Pauvres imbéciles, de quoi vous mêlez-vous ? Je viens tout juste de commencer à comprendre les raisons profondes de ce qui se passe ici et je peux dire que ce n’est pas simple.

Ces Xemahoa sont méfiants et complètement refermés sur eux-mêmes. Sans l’entremise de Kayapi, je ne sais pas comment j’aurais pu m’apercevoir de quoi que ce soit. Ce n’aurait été, pour moi, qu’une autre tragédie humaine, « tout simplement ». Une autre fragile épave humaine balayée par la marée montante du progrès, « tout simplement ». Comme n’importe laquelle de toutes les tribus chassées par la montée des eaux.

Le problème, c’est que les Xemahoa, eux, ont leur idée sur ce Déluge.

Ces curés n’ont jamais songé que, dans la réponse qu’ils entendent lui donner, il y a une naissance. En ce moment même, une femme arrive à terme dans la hutte tabou, à l’écart du village. Le Bruxo lui rend visite chaque jour pour l’assister de ses incantations et lui donner cette drogue qu’ils appellent maka-i. Je commence à croire que l’enfant que porte cette femme est celui du Bruxo, conçu dans l’état de transe alimenté par la drogue où il se confine depuis qu’il a deviné la montée du flot. Et il y a des mois de cela ! Si nos révérends avaient eu vent de cette grossesse, quelle aubaine… je suis sûr qu’alors ils auraient tiré de leur sac à malice Marie et Bethléem.


Quand les Xemahoa ont éclaté de rire au nez des prêtres, ceux-ci ont été très choqués de l’accueil qui leur était fait. Ils auraient accepté avec joie l’hostilité, le martyre et les flèches empoisonnées. C’était dans la tradition de la Légende dorée. Mais qu’on rie ! Ils auraient dû comprendre qu’il y a rire et rire. Pour cela, ils auraient dû être mieux renseignés que moi-même sur les usages de ce peuple. Je n’ai compris que du jour où Kayapi m’a expliqué la distinction que fait son peuple entre les différents types de rire.

Il me rend bien des services, ce fidèle Kayapi. Mais je dois préciser qu’il n’est en rien « mon fidèle Kayapi » ou « mon Vendredi », comme semblait le croire ce curé, Pomar. Il ne faut sans doute pas chercher ailleurs que dans mon magnétophone le secret de son dévouement. Je pense que c’est à cause de cet appareil qu’il me suit partout et consent à répondre à mes questions. Car, d’une certaine façon, le magnéto singe le parler halluciné du Bruxo que Chris Sole n’aurait pas manqué d’appeler « discours enchâssé ». Il suffit en effet de faire aller la bande en arrière, de prélever un échantillon, de la faire avancer, d’en prélever un autre, et ainsi de suite, pour transformer ce que j’appelle le xemahoa A en xemahoa B ou, du moins, en quelque chose d’approchant. Si je n’avais pas équipé mon magnéto de ces piles longue durée, mon fidèle Kayapi l’aurait suivi dans la défection.

Ou bien non. Je pense que c’est aussi la nature complexe de ses liens avec la tribu des Xemahoa qui le fait se rabattre sur moi. Car il est et n’est pas de cette tribu. C’est un bâtard. Ils le tolèrent ici, mais sans lui permettre aucune intimité avec eux. Ils le laissent tourner éternellement autour de son chez-soi, comme un papillon autour de la bougie sans qu’il puisse jamais s’y brûler les ailes ou échapper à son attraction. Et pourtant, ce n’est pas l’envie de s’y brûler qui lui manque.

Depuis qu’il a été en âge de s’en aller tout seul du village de sa mère, l’objectif le plus brillant de son phototropisme a été le Bruxo. Je pense que son plus cher désir, et aussi le plus secret, est de devenir l’élève du Bruxo. Mais c’est tout simplement impossible. C’est bien le seul rôle social que lui, le bâtard de Xemahoa, ne pourra jamais espérer jouer chez les Xemahoa. Et puis, le Bruxo a déjà un disciple, un adolescent dégingandé, et Kayapi, à vingt ans passés, est trop vieux pour commencer.

Il est difficile, ici, de déterminer l’âge des gens. On vieillit vite, dans la jungle. Vivre quarante-cinq ans est un exploit. Le Bruxo, lui, doit être beaucoup plus vieux que cela. Sa peau n’est plus qu’un parchemin momifié. Mais il tient bon, le vieux. Toujours à danser, à psalmodier ses incantations. Sans oublier la drogue. Il n’en reste pas moins que c’est un vieillard qui brûle la chandelle par les deux bouts pour conjurer cette fin d’un monde. S’il continue ainsi, je ne lui donne pas plus que quelques mois à vivre.

Kayapi, lui, a la peau plus douce et plus fine que celle du disciple, une peau café au lait, comme les jeunes filles. Et de belles dents blanches, aussi, bien que ce ne soit pas si rare dans les tribus qui ont échappé à la « civilisation ». De beaux yeux calmes en amande, peut-être un peu voilés par la tristesse de l’exil. Et le derrière rebondi de l’homme indien, qui, pour nous. Européens, évoque plutôt celui d’une femme. Il est encore dans la fleur de l’âge. Il ne tardera pas à amorcer la descente rapide vers la vieillesse. Ce n’est pas cela qui l’empêche de rêver – d’intriguer.

Voilà pour le Vendredi de Pomar. Sa vérité, moins romanesque, serait à chercher du côté de l’idée fixe et de l’égocentrisme.

« Tu sais pourquoi les Xemahoa ont ri devant les Caraiba ?

— Dis-le-moi. Kayapi.

— Il y a deux rires, Pihair.

— Lesquels ?

— Il y a le Rire Profond et la Gaieté Profane. La Gaieté Profane est stupide. C’est la Gaieté des enfants. Celle aussi des vieillards dont la tête est pourrie. Et celle des femmes. Les Xemahoa méprisent ce rire.

— C’est donc pour ça qu’ils ont ri des prêtres, parce qu’ils les méprisent ?

— Non !

— Alors pourquoi, Kayapi ? Dis-le-moi. Je suis un Caraiba et je ne sais pas.

— Mais tu en sais déjà beaucoup, Pihair. Ta boîte qui met les mots dans les mots te l’apprend.

— Mais tu dois encore m’apprendre, pour que j’en sache plus.

— Si tu veux. C’était le Rire Profond, et non une Gaieté Profane que nous, les Xemahoa, avons dirigé contre les prêtres. Il y a beaucoup à comprendre au sujet du rire, Pihair. Lorsqu’un homme ouvre la bouche, il doit surveiller non seulement ce qui en sort, mais aussi ce qui y entre. Quelque chose de néfaste peut se glisser à travers la Gaieté Profane. La Gaieté Profane est faible. Mais rien n’ose traverser le Rire Profond. Le Rire Profond est la force des forces. C’est pourquoi l’homme ne rit pas futilement.

— Quel est exactement ce Rire Profond ? »

Mais Kayapi pensait déjà à autre chose. Pour lui, c’étaient des choses qui allaient de soi. Il est sorti patauger dans l’eau qui ne cesse de monter. Je dirais même : barboter comme un môme. En tout cas, c’est ce qu’auraient dit les prêtres. Mais moi, je commence à connaître les subtilités dont sont capables ces Indiens.

Une note sur la vie sociale des Xemahoa. En ce qui concerne les lois de parenté, l’inceste n’est frappé d’aucun interdit. Au contraire. Ils sont incestueux, au sens le plus largement culturel du terme : l’endogamie. Les Xemahoa se marient toujours à l’intérieur de la tribu et le mari va alors habiter dans la hutte de sa femme. S’il prend une autre femme, celle-ci, généralement, rejoint la première. En réalité, ils forment une vaste famille, où la plupart des mariages sont, à quelque degré que ce soit, incestueux. Ils doivent bien avoir quelque mécanisme social, du genre enlèvement des Sabines, pour apporter, de temps en temps, un sang frais à l’intérieur de la tribu.

Malheureusement pour Kayapi, il est le produit d’une union exogamique, c’est-à-dire extérieure au système de parenté incestueux des Xemahoa, et, de même que dans d’autres cultures l’enfant né d’un inceste est un objet de honte, ici, c’est l’enfant exogamique qu’on montre du doigt (façon de parler). Inutile de chercher d’autre cause à l’ambition qui le pousse au cul.

Mais je me demande toujours lequel de ces Xemahoa est son père. Il faut que je lui demande.

Et je me demande quel rapport existe – pour autant qu’il existe – entre leur consanguinité sociale et la structure enchâssée du xemahoa B, langue sacrée de la drogue.


Chaque jour, j’en apprends-un peu plus sur ce peuple remarquable voué à la destruction. J’étais loin du compte, quand, poussé par la rage et l’angoisse, j’ai envoyé cette lettre en Angleterre.

Chaque jour, j’entrevois un peu mieux ce que doit être ce phénomène linguistique qu’est le xemahoa B. Seul un Bruxo dans l’extase de la drogue peut le parler couramment. Seul un peuple dans l’extase de la drogue et dansant à la lumière des feux peut en saisir la signification.

Leurs mythes sont codés dans ce langage et, pour ainsi dire, serrés tels quels en lieu sûr dans la mémoire du Bruxo. Le Parler Profond et la Danse Droguée libèrent ces mythes qui sont reçus comme des réalités vivantes par tout le peuple dans la liesse des cérémonies tribales, et à un point tel qu’il est fermement convaincu que l’inondation n’est qu’un détail dans l’accomplissement de leur cycle mythique et que le Bruxo, tout comme l’enfant enchâssé (c’est leur mot) dans le ventre de la femme enfermée dans la hutte tabou seront, d’une façon encore inexplicable, autant d’éléments de la Réponse.

Kayapi est persuadé que le Bruxo, lui aussi, connaît la réponse.

« Pourquoi restez-vous ici malgré l’eau ? »

Il hausse les épaules. Par bravade, ou indifférence, il crache un jet de salive sur le sol que recouvre déjà l’eau.

« Tu vois, je la mouille, je mouille le mouillé. Tu veux que je pisse dessus ? C’est tout l’effet qu’elle me fait, cette eau.

— Comment peux-tu être si sûr de toi ?

— J’ai écouté les paroles du Bruxo. Pas toi ? Tu les gardes dans cette boîte. Tu ne les penses pas dans ta tête ?

— Je n’ai pas pris part à la Danse Droguée. C’est peut-être pour ça que je ne les pense pas. Je pourrais y participer ? Je pourrais prendre la drogue ?

— Je ne sais pas. Il faut parler xemahoa et être Xemahoa. Sinon tu as un vol d’oiseaux qui te sortent de la tête et qui partent dans les quatre directions, qui se perdent et qui ne retrouvent jamais leur chemin. »

Kayapi et moi, nous parlons toujours portugais. (Seul parmi les Xemahoa, et à cause de sa bâtardise, Kayapi a voyagé, vu du monde, et appris une autre langue.) Cela n’empêche pas qu’un nombre croissant de mots xemahoa se glissent dans notre conversation.


Le « maka-i » – c’est ainsi qu’on appelle la drogue du Bruxo – est une sorte de champignon qui pousse au ras du sol de la forêt entre les racines d’un certain arbre. Kayapi ne veut, ou ne peut, dire lequel. Le Bruxo et son disciple procèdent une fois par an à sa cueillette rituelle, le sèchent et le réduisent en poudre.

Les Xemahoa le prennent comme cette autre drogue végétale dont j’ai entendu parler chez les Indiens du nord de Manaùs et qu’ils appellent « abana ». Avec l’abana, on a le corps comme une machine, une armure d’acier en guise de peau, une vision extrêmement nette des lointains et, dans la tête, un défilé de souvenirs extraordinairement vivaces qui se présentent comme des bribes de dessins animés. Comme l’abana et, sous cet aspect au moins, comme la cocaïne, le maka-i est inhalé, ou plutôt prisé. Le Bruxo introduit une minuscule quantité de poudre de champignon dans une petite sarbacane et la souffle dans le nez du priseur.

Il semble que les femmes n’en prennent pas. (Mais je pensais que la femme de la hutte tabou en prenait et j’avais tort.)

« Pourquoi les femmes ne prennent-elles pas de maka-i ?

— Parce que les femmes ne savent pas rire, Pihair.

— Que veux-tu dire ?

— Je t’ai dit qu’il y avait deux sortes de rire. »

Il m’a regardé comme si je ne savais pas ma leçon. Je pense que les anthropologues sont des idiots professionnels qui passent leur temps à poser des questions auxquelles un enfant pourrait répondre. L’ennui, c’est que, la plupart du temps, ce sont les vraies questions, les questions essentielles.

« Tu veux dire que les femmes ne sont pas capables du Rire Profond ?

— Représente-toi ce qu’est une femme, et ce qu’est un homme. Quand l’homme ouvre la bouche pour rire, s’il n’arrive pas à rire d’un rire profond, cela peut lui être néfaste. Quelque chose de mauvais peut passer le seuil de sa langue qui est occupée à rire et non à parler. Mais qu’est-ce qu’une femme ouvre, je te le demande ? En plus de sa bouche ? Ses jambes. C’est là qu’elle garde sa parole profonde, afin que le mal n’y pénètre pas. Elle ne la garde pas dans sa bouche. Elle peut se permettre de rire pour un rien. »

Cela voudrait-il dire que le maka-i causerait des monstruosités congénitales ? Ou qu’il agirait à la manière d’un contraceptif ? Ou d’un abortif ? Encore que leur épuisement démographique n’ait guère besoin de pilules ou d’avortements !

« Tu veux dire que le maka-i fait de mauvais bébés ? »

De la tête, il fait non.

« Ce bébé, l’enfant du maka-i, n’est pas nécessaire.

— Pas nécessaire ? Tu veux dire que le maka-i empêche les bébés de venir ?

— Je te dis que ce bébé n’est pas nécessaire. Quand il le sera, il viendra. Et la femme lui donnera naissance en riant. »

Je n’ai pas compris. Kayapi s’est éloigné en maugréant contre ma bêtise, me laissant tout aussi désorienté. À coups de pied, il faisait gicler l’eau. Je me suis passé des bandes de xemahoa, le A et le B, la langue de tous les jours et le dédale d’enchâssements du parler drogué où sont consignés les mythes, ces mythes auxquels ils reconnaissent le pouvoir, comme l’homme l’a toujours fait au cours de son histoire, de concilier les réalités inconciliables qui les entourent.


« Kayapi, quel est cet arbre sur lequel pousse le maka-i ? »

Il semble se rapprocher de plus en plus des Xemahoa et s’éloigner toujours plus de l’ethnie de sa mère et de toute préoccupation extérieure. Il a cessé de parler portugais et m’adresse de plus en plus souvent la parole en xemahoa pour me forcer à l’apprendre.

À mesure que l’eau monte, il lui est plus facile de communiquer avec la tribu et même, ces derniers jours, de se faire accepter et il s’imprègne des coutumes et des façons de penser xemahoa. Il trouve toujours plus inutile et indésirable de continuer à tourner autour du cercle comme un chacal à l’affût des rogatons.

Par chance, ce que je comprends maintenant du xemahoa usuel suffit à suivre une conversation simple.

Et quelquefois j’ai peur. Peur à en hurler.

Comparés aux Xemahoa, les Makondé du Mozambique étaient exactement sur la même longueur d’onde que moi. Mais ici, un autre ordre de concepts a cours. Une autre dimension. Un crime politique va être commis sur eux par le capitalisme américain et le chauvinisme brésilien et la probabilité, de leur part, d’une insurrection armée (je précise : vraiment armée, avec des AK 47 et des mortiers) ou d’une prise de conscience politique, est nulle. Zéro, moins que zéro. Pourtant mon impuissance rageuse, exaspérée, est presque engloutie chez moi par le sentiment d’une intoxication et le sentiment d’une attente fébrile chez les Xemahoa. La partie rationnelle de mon esprit veut me persuader que ce n’est qu’une illusion. Bien sûr ! Une illusion !

« Quel est cet arbre, Kayapi ? » lui ai-je demandé en un xemahoa hésitant.

Il a haussé les épaules avant de se détourner.

« Est-ce que l’eau va tuer le maka-i ?

— Il n’a pas besoin de beaucoup d’espace. Pas plus que ça. »

L’espace compris entre ses mains tendues.

« Ici, ou là, dans beaucoup d’endroits. »

Il a levé la main pour faire le signe qui signifie « beaucoup » chez le peuple de sa mère : les cinq doigts écartés.

Chez certains peuples, au sein de certaines cultures, cinq semble suffire à exprimer une grande quantité. Mais pas chez les Xemahoa, et c’est ce que le geste de Kayapi avait de particulièrement frustrant.

Parmi les langages indiens, le xemahoa est le seul à posséder un très riche vocabulaire numéral. Ce sont les noms des choses qui, d’une façon ou d’une autre, contiennent ces nombres : par exemple, l’aile d’un certain ara possède tant de plumes. Un autre oiseau en aura un nombre différent. Pour être tout à fait précis, je devrais dire : tant de plumes dont les Xemahoa tiennent compte.

Ils chassent ces oiseaux pour leur chair, tandis que leurs plumes servent aux parures revêtues pour la Danse Droguée, ce qui explique que ce système de comptage par plumes ait une signification bien spéciale pour eux. Malheureusement, pas pour moi. Kayapi a regardé d’un air dégoûté les cinq doigts de sa main qu’il a rabattue aussitôt après, impatiemment, tout en prononçant l’adjectif numéral correspondant en xemahoa.

Mais c’était le nom d’un oiseau que je ne connaissais pas. De toute façon, j’aurais pu difficilement imaginer le nombre de ses rémiges ou de ses caudales. Quant au nombre des plumes importantes… J’ai essayé de le lui demander en portugais. Il n’a rien répondu.

« Mais il va mourir ?

— L’eau monte, l’eau descend, et lui, il dort.

— Mais l’eau ne descendra pas. Elle restera pour toujours.

— Peut-être.

— Et si le Bruxo prenait un couteau, enlevait le maka-i avec la terre qui l’entoure pour le transplanter ailleurs ?

— Déraciner son arbre, et pourquoi pas la forêt entière ? Ce que je peux te dire, c’est qu’il faut traiter le maka-i avec égards. On ne peut pas le bousculer, lui dire d’aller ailleurs. Sinon il s’en va. Il vit dans les endroits qu’il choisit, et ils ne sont pas plus nombreux que ça. »

Encore les cinq doigts écartés, puis l’oiseau-nombre. Cet oiseau n’avait peut-être que cinq plumes importantes. Peut-être ce champignon ne pouvait-il coloniser que cinq emplacements bien définis dans ce dédale de verdure ? Comment le saurai-je jamais ?

« Montre-moi. Je lui ai répété le nom de l’oiseau-nombre. Montre-moi ce nombre, là, dans le village. Montre-moi les huttes qu’on peut compter avec. »

J’espérais que la circonférence du village n’était pas divisée en quartiers totémiques dont l’un aurait cet oiseau pour emblème. Car, dans ce cas, Kayapi m’indiquerait la portion du village désignée par l’oiseau au lieu du nombre de huttes équivalant à celui des plumes comptables de l’oiseau. Il a mollement tendu le bras en direction du village avant de secouer la tête.

« Le maka-i n’est jamais loin de là où vivent les Xemahoa, a-t-il dit après un instant de réflexion. Nous mangeons la même terre que lui. Et il mange aussi notre terre. »

Et il mange aussi notre terre. Le dernier mot était ambigu. Il devait être question de deux sortes de terre : le terreau et les excréments.

La tribu des Xemahoa est de celles qui mangent la terre. Une terre spéciale, en fait, d’une texture persillée et qui, vraisemblablement, contient quelques éléments minéraux indispensables à la nutrition. J’avais goûté de cette sorte d’argile quand Kayapi me l’a montrée. Lui-même en a mangé une poignée. Une fois surmontée l’idée de saleté attachée à la terre, cela avait un petit goût de concentré froid de soupe Campbell au maïs. Mais ce qu’il venait de dire ne signifiait-il pas aussi que non seulement les Xemahoa mangeaient la terre où pousse le maka-i, mais qu’ils l’engraissaient également à l’aide de leurs excréments ? Cela semblait conforme à la symétrie ambiguë de sa phrase : ils vivaient en symbiose avec ce champignon, de même que celui-ci vivait en symbiose avec son environnement : cette terre et les racines de cet arbre.

« Kayapi, vous nourrissez le maka-i avec le fumier de votre corps ? »

Souriant, il a approuvé en silence. Cette fois, je m’étais montré intelligent.

« C’est le Bruxo ou son garçon qui le nourrit. Ils connaissent les règles pour offrir courtoisement la nourriture. Mais c’est le fumier de tous les Xemahoa.

— Le tien aussi, donc ? »

La remarque était idiote. Je lui avais touché un nerf à vif, ce qui a eu pour effet de clore la discussion.


Encore une autre danse autour du feu.

Les hommes ont dansé mais, cette fois, sans priser de maka-i. Seul le Bruxo, qui psalmodiait les poèmes sacrés, était sous l’effet du champignon. Je l’ai suivi tandis qu’il chantait et j’ai enregistré l’entêtant fatras de mots. Plus tard, il va falloir que j’essaie de leur donner une forme « sensée ».

Kayapi suivait la danse. Mais il n’a pas fait attention à moi.

Le reflet des flammèches dansait sur l’eau. Ils avaient allumé leurs feux de joie sur des remblais. Des éclats rouges et jaunes serpentaient au rythme des ondes circulaires que le martèlement des pas chassait sur l’eau.

À la fin de la première heure, le Bruxo a conduit les danseurs hors du village proprement dit, vers la hutte où la femme recluse attendait son bébé.


Aujourd’hui, Kayapi s’est réconcilié avec moi. Il se sentait peut-être plus en sécurité et plus proche de la tribu après cette nuit de danse.

« Je vais te raconter une histoire, Pihair.

— Celle que le Bruxo a racontée l’autre soir ?

— Comment saurais-je ce qu’il a raconté ? Le maka-i était en lui, pas en nous.

— Et pourquoi donc ? Il ne restait plus assez de maka-i ?

— Elle en a besoin de beaucoup. Le Bruxo le garde peut-être pour elle.

— Pour elle ? Mais tu m’as dit que les femmes ne prennent pas de maka-i. »

Kayapi a hoché la tête sans répondre.

« Mais, Kayapi, elle est enceinte !

— Tu parles comme un enfant qui vient de découvrir que le soleil est dans le ciel.

— Je suis désolé, Kayapi. Je ne suis qu’un idiot de Caraiba. Pas un Xemahoa comme toi. J’ai encore beaucoup à apprendre.

— Alors je vais te raconter une histoire, Pihair. Écoute-moi et tu apprendras. »

J’ai écouté, et, par la même occasion, enregistré l’histoire de Kayapi.

« Il s’agit du Rire Profond et de la Gaieté Débile. D’accord ? De nombreuses créatures veulent inciter les hommes à la Gaieté Débile pour entrer en nous, passer sur notre langue quand elle n’est pas maîtresse des mots. Les singes font des pitreries dans les arbres pour nous faire rire. Mais nous ne rions pas, ou alors c’est d’un puissant et méprisant Rire Profond qui les met en fuite.

« Sais-tu comment l’Homme est fait, Pihair ? Il est fait d’une bûche creuse et d’une pierre creuse jointes ensemble. Certains disent que c’est une calebasse, mais moi je pense que c’est bien une pierre. Un jour, la bûche creuse est posée sur le sol. Surviennent deux serpents. L’un est un serpent mâle. L’autre est un serpent femelle. La femelle veut habiter l’intérieur de la bûche, mais elle ne voit pas comment y entrer. Les extrémités en sont fermées, et aucun nœud dans le bois n’y a laissé de trou. La femelle est malheureuse. Elle demande au mâle comment elle pourrait parvenir à l’intérieur. Il pense avoir trouvé le moyen. Il s’en va et ramène son ami le pic-vert et il lui demande de frapper de son bec la bûche pour tenter d’y faire un trou. Mais le bois est si dur que le bec du pic-vert est endolori. Et le serpent femelle est toujours aussi malheureux. Alors, de nouveau, le mâle s’en va chercher un autre ami. Un petit oiseau nommé kai-kai. Le kai-kai est plus léger qu’une plume et, malgré sa petite taille, il chante, chante d’une voix grave et lente. Il chante comme le Bruxo, une mélodie toujours recommencée, toujours aussi grave. Le serpent aime le kai-kai car, lorsque celui-ci chante, le serpent comprend comment faire pour s’enrouler sur lui-même. Tu m’écoutes, Pihair ? Je te parle.

— Je t’écoute, Kayapi. Ma boîte aussi t’écoute. Je ne comprends pas encore tout, mais ça viendra. »

Mais Kayapi, que mon esprit obtus ennuyait, a remis la fin de l’histoire à un autre jour.


Note sur la langue xemahoa.

La forme du futur est spéciale. Je ne suis toujours pas sûr qu’il s’agisse d’un futur véritable. Ce serait plutôt un présent superlatif qui contiendrait l’idée de futur à l’état de germe. Un mode particulier aux Xemahoa. Ils ajoutent le mot « yi », qui signifie, littéralement, « maintenant » à la forme du présent, ou bien « yi-yi », « maintenant-maintenant ». Kayapi m’a expliqué la différence. Il a dit le verbe « manger » au présent tout en portant la main à sa bouche et en remuant les lèvres. Puis il a éloigné la main de sa bouche, a pincé les lèvres et a répété l’équivalent du verbe « manger » suivi du suffixe « yi ». Finalement, il a tendu la main aussi loin qu’il le pouvait, et, tout en grimaçant comme quelqu’un qui suce un citron, a de nouveau répété le verbe, suivi cette fois de « yi-yi ». Ces trois modulations du verbe, je les interprète comme un présent, un futur immédiat et un futur éloigné. Mais, pour les Xemahoa, ce ne sont que trois aspects du présent.

Il est étrange de constater que le poids de l’adverbe « maintenant » fait basculer le présent vers le futur. Je commence à soupçonner qu’il s’agit là d’un trait essentiel de ce langage unique. Si le xemahoa B – le langage drogué – est aussi profondément enchâssé que me le laissent penser mes enregistrements, alors l’expression, l’affirmation du « maintenant » est déjà grosse de l’achèvement à venir de cette affirmation. Cela vise à abolir l’étalement dans le temps d’un énoncé, étalement inévitable du fait même de la durée matérielle de l’énoncé, et durée au cours de laquelle l’objet de l’énoncé pourra avoir changé, ce qui, du coup, l’invalidera.


Autre note sur le langage xemahoa.

En fait, la mesure du temps est plus subtile que je ne le pensais. Ils sont parfaitement capables d’utiliser le même comptage à base de plumes d’oiseaux, les mêmes mots, donc, pour fractionner les durées du temps passé et du temps à venir. Cela dit, la numération du temps ne se fait pas par unités fixes. Bien au contraire, il semble qu’ils les modulent en fonction du contexte de référence. Les mêmes nombres peuvent ainsi mesurer et quantifier les étapes du développement d’un fœtus humain de sa conception à sa naissance et, également, dans un autre contexte, mesurer et quantifier les étapes de toute la vie d’un homme.

Ma pauvre tête de Caraiba y perd son latin ! Mais je suis là en présence d’un instrument admirablement élaboré et flexible qui, à coup sûr, est la marque de leur (de la) civilisation. Les prédicats « yi » et « yi-yi » y jouent un rôle important. Ainsi, le mot composé « kai-kai-yi » signifie « x » quanta de l’objet temporel mesuré (les phases de la grossesse, de l’histoire de l’Homme ou d’une cérémonie) en aval du cours du temps. Alors que, tout aussi utile et ingénieux, le terme « yi-kai-kai » signifie « x » quanta en amont du présent vers le passé, remontant le cours de ces enchâssements de mots qui, comme un fleuve, charrient la vie.


Kayapi a repris son histoire au point même où il l’avait laissée quelques jours auparavant.

« Tu m’écoutes, Pihair ? Le kai-kai chante un air comique pour essayer de faire rire la bûche. Car il sait que le pic-vert ne parviendra jamais, par la force, à percer un trou dans la bûche. Sa chanson est drôle parce qu’elle tourne en rond, et, à chaque tour, rentre en elle-même. Parce que sa chanson a la même forme que le serpent quand il s’enroule sur lui-même.

« Mais cette chanson ne fait pas rire la bûche. La bûche tient toujours sa bouche fermée. Alors le kai-kai a une idée. Comme je te l’ai dit, il est très léger. Les griffes de ses pattes ne sont pas aussi dures que celles du pic-vert. Les griffes du kai-kai chatouillent la bûche…»

Je n’ai pas identifié le mot qui signifie chatouiller. Pour me l’expliquer, Kayapi m’a chatouillé les côtes.

Très intelligemment, il l’a fait « pour de vrai », comme le kai-kai de l’histoire sur la bûche. Il essayait de me faire rire. Mais je me suis souvenu de la Gaieté Profane et mon visage est resté de glace. C’est lui qui m’a souri d’un air approbateur.

« Alors le kai-kai chatouille la bûche jusqu’à ce qu’elle rie. Au moment où la bûche ouvre sa bouche pour rire, la femelle serpent saute par la bouche de la bûche. Et, à l’intérieur, elle s’enroule soigneusement sur elle-même avant que la bûche ait le temps de la recracher.

« Et c’est ainsi, Pihair, proclama-t-il en se tapotant le ventre du plat de la main, que les hommes ont eu des entrailles. Mais la femme a gardé en elle un peu du creux de la bûche, et c’est là que le bébé trouve la place de se lover en elle…

« J’ai faim, a-t-il poursuivi avec un large sourire. J’ai un creux dans le ventre…»

Il est sorti chercher du poisson séché – du piraracu – qu’il a mordu à belles dents.

Il n’avait cessé de pleuvoir à verse. Et voilà que de minces rayons de lumière transperçaient les frondaisons alourdies par toute une flore grimpante jusqu’au sol détrempé de la forêt.

J’ai entendu, plus loin sous les arbres, les grognements, ponctués de bruits de branches brisées, d’un cochon sauvage que quelques jeunes du village chassaient précautionneusement car cet animal, le queixada, est plus sournois et plus violent que le jaguar. Pour finir, répercuté par la surface plane de l’eau, un hurlement aigu de bête qu’on tue…


C’est aujourd’hui que Kayapi a terminé son histoire.

« C’est ainsi que nous avons des entrailles, Pihair. Mais le serpent mâle, lui aussi, voudrait se trouver un logement. Il va se placer près de cette pierre.

— Ou de cette calebasse, selon certains ? »

Kayapi a été ravi de ma question.

« Oui, Pihair, mais je pense qu’il s’agit d’une pierre creuse. Elle tient sa bouche soigneusement fermée. Elle a vu ce qui était arrivé à la bûche. Alors le serpent mâle réfléchit. Puis il va demander à son ami le pic-vert de percer un trou dans la pierre. Mais le pic a eu le bec encore plus endolori que par la bûche. Il s’en va donc. Et le serpent demande à son ami le kai-kai de chatouiller la pierre, mais la pierre ne peut pas sentir ce que ressentait la bûche. Le kai-kai est trop petit et trop léger. Alors le serpent va demander à son ami le pigeon (a-pai-i) de venir l’aider. L’a-pai-i monte sur la pierre pour la chatouiller, mais celle-ci n’ouvre toujours pas la bouche. Alors le serpent mâle se remet à réfléchir. Il se place devant la pierre de façon qu’elle le voie. Et là, il fait un nœud avec toute la longueur de son corps. »

En un geste expressif, les doigts de Kayapi se sont noués.

« Quand la pierre voit le serpent se nouer, elle ne se sent plus. Elle ouvre la bouche pour rire. Et, tandis qu’elle rit et que sa langue est tout occupée par la Gaieté Profane, et que sa bouche n’est barrée par aucun mot, le serpent mâle se dénoue, saute par la bouche ouverte et se renoue aussitôt en un gros nœud avant que la pierre ait le temps de le recracher. En un gros nœud noué plusieurs fois. Et c’est ainsi que nous avons de la cervelle dans la tête. »

Ce mythe de la pierre et du serpent expliquait donc l’origine de leur langage enchâssé.

De nombreuses questions que je me posais encore au sujet des Xemahoa sont en train de trouver leur réponse. Leur conception du rire, par exemple. La raison pour laquelle les femmes qui rient futilement ne prisent pas le maka-i. (Mais la femme dans la hutte, alors ?) Leur système de parenté endogamique. Leur perception extrêmement raffinée du temps, surprenante chez les habitants d’une jungle monochrome et atemporelle. Certaines tribus se repèrent sur les étoiles, par exemple sur l’arrivée de telle constellation à un moment donné de l’année. Mais il se peut que la conception xemahoa du temps soit unique en son genre. Cette façon qu’ils ont de moduler l’objet de leur attention selon une échelle temporelle basée sur des nombres de plumes d’oiseaux. Une échelle qui fonctionne comme une sorte de rhéostat mental qui aurait les propriétés d’une résistance variable.

Remarquable aussi la façon dont les Xemahoa utilisent les données concrètes de la jungle, arbres, plumes d’oiseaux, pour coder de telles abstractions ! Quand je pense que leur « déplacement » signifie leur anéantissement total ! Mais que pourraient-ils faire d’autre ? Découper cette jungle qui les entoure pour la transplanter ailleurs ?

Il faut bien voir que l’échelle de mesure fournie par ce rhéostat mental est d’une étendue exceptionnelle, depuis la durée de la vie d’un homme jusqu’à l’infinitésimal découpage reichien de l’orgasme. Soit dit en passant, ils sont experts en matière de sexualité. Je tiens cette information de Kayapi. Malheureusement pour moi, leur système social endogamique m’interdit d’en faire jamais l’expérience. Tant pis, je fais mon deuil de la beauté et de la séduction de ces filles. (Ah ! cette jeune Makondé de la brousse du Mozambique, ses cuisses d’ébène, ses mamelons de mousse au chocolat, son obscurité pubienne, sa chaleur d’Afrique, c’était comme faire l’amour avec la nuit haletante elle-même, l’étouffante nuit d’Afrique !) Oui, les phases de l’orgasme décrites par leur langage amoureux auraient enchanté Wilhelm Reich. Leur langage couvre l’étendue qui va des secondes de l’orgasme à l’histoire de l’Homme en passant par les phases de l’enchâssement du fœtus dans la matrice. Et qui sait si le rhéostat de leur langage numéral ne leur permet pas d’appréhender les ères géologiques ?

Nous autres Occidentaux ne savons pas parler du temps. Question de forme, sans doute. Nous n’avons pas l’expérience directe du temps. Nous ignorons sa perception directe. Mais, pour les Xemahoa, le temps mental, vécu, intérieur, est une expérience immédiate. Son élasticité le met à l’unisson de l’infiniment variable résistance du contexte, de l’action. Le temps peut être perçu directement au moyen des données offertes par la jungle environnante. Les plumes caudales d’un ara. Les rémiges du kai-kai. Et c’est parés de ces plumes qu’ils dansent (le verbe devient alors transitif) le temps au son des mélopées du Bruxo.

Autre chose encore que m’a appris l’histoire de Kayapi. Ces prétendus sauvages ont compris que la pensée avait son siège dans la tête, à l’intérieur du cerveau. Bien que cela soit passablement évident pour nous, n’oublions pas que les anciens Grecs, avec leurs Platons et leurs Aristotes, n’y avaient pas pensé. Pour eux, le cerveau n’était qu’un tas de crème pâtissière parfaitement superflu.

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