XIII

Dans le Jet de l’Air Force qui, après avoir traversé le Mexique et l’Amérique centrale, fonçait au-dessus de la Colombie, Zwingler s’assit un instant près de Sole. Il lui posa des questions sur Pierre et relut soigneusement à plusieurs reprises la lettre du Français.

« C’est bien la première fois que je vois de la littérature de gauche servir à quelque chose », remarqua-t-il d’une voix acide en rendant la lettre.

Il laissa Sole sur l’impression de donner asile à quelque criminel ou lépreux – qui, pure coïncidence, pouvait rendre un service irremplaçable à la société – et se lança dans une longue conversation à voix basse avec les trois autres passagers.

On les avait présentés à Sole sous les noms de Chester, Chase et Billy. Chester était un grand Noir dont la beauté plus qu’africaine avait quelque chose de trop poli et de superficiel, comme ces statuettes qu’on vend dans les aéroports aux touristes. Billy et Chase, eux, étaient taillés dans du marbre funéraire, tels deux prédicateurs mormons. Sole imagina que les deux énormes cantines d’acier qu’ils avaient hissées à bord et qui encombraient la cabine, étaient bourrées de milliers de catéchismes.

Sur un aéroport situé au bord de l’ébauche des Grands Lacs, ils changèrent leur jet pour un petit-avion de reconnaissance et poursuivirent leur vol au-dessus de la morne étendue inondée. Par endroits, seules les cimes des plus hauts arbres émergeaient. Ils ne tardèrent pas à rencontrer la zone de pluie qui délavait la frontière entre la terre, le ciel et l’eau. Pendant une heure, puis deux, ils eurent l’impression d’évoluer entre les parois sales d’un aquarium.


Le pilote d’hélicoptère qui devait leur faire faire la dernière partie du voyage monta à bord, surgi de la pluie qui s’abattait sur le plus méridional des barrages secondaires. C’était un grand Texan décontracté qui portait sur le côté un revolver dans son étui. Il s’appelait Gil Rossignol, un nom qui évoquait le quartier français de La Nouvelle-Orléans, les bateaux et leurs roues à aubes, les cabarets et les joueurs aux pistolets miniatures cachés dans la manche – évocations que démentait radicalement l’allure de grande saucisse dégingandée de Rossignol.

« Salut ! C’est vous, Tom Zwingler ?

— On ne vous a pas donné le mot de passe ?

— Bien sûr que si. J’ai oublié. Excusez-moi. Pourquoi le ciel est-il sombre la nuit ?

— La réponse est : parce que l’univers est en expansion. Deux naines rouges firent un geste d’excuse. Je veux simplement que ce soit fait dans les formes. »

Zwingler eut un hochement de tête satisfait.

« Comme des vrais professionnels », approuva Chester.

Le Texan eut un large sourire.

« Du moment que vous ne me demandez pas ce que peut vouloir dire votre histoire de ciel sombre et d’univers…»

Sans y réfléchir, Sole cita une phrase de Shakespeare qui lui revenait en mémoire.

« Les étoiles au-dessus de nos têtes règlent nos destins. »

Chester lui décocha un regard curieux.

« Ce n’est que du Shakespeare, dit Sole avec un haussement d’épaules. Sans les étoiles, nous ne serions pas ici. »

La trajectoire d’une naine rouge illustra le désaccord de Zwingler.

« Je crois me souvenir que le type qui a dit ça dans Le Roi Lear s’est fait arracher les yeux pour la peine. Ce ne sont sûrement pas les étoiles qui vont régler notre destin. L’intérêt de l’entreprise est plutôt de voir comment les étoiles vont nous être destinées ! »

Puis, à Gil Rossignol, il dit :

« Nous voudrions dire un mot à l’ingénieur responsable de l’endroit. Après ça, on fera un saut au centre d’accueil des Indiens. Il vaut mieux se renseigner, et deux fois plutôt qu’une, sur l’emplacement exact du village avant de débarquer chez eux. »

Le Texan tortilla gauchement son grand corps.

« L’ennui, monsieur Zwingler, c’est qu’il y a eu du vilain, ici. Charlie Faith, l’ingénieur, a pris un coup sur le crâne et il a été évacué sur l’hôpital de Santarém avec un traumatisme. Pour autant que j’ai pu m’informer auprès de son assistant brésilien qui, soit dit en passant, est dans un état de déliquescence mentale prononcé, enfin, je veux dire, il boit et comme il a pas mal reniflé d’éther, bref, toujours est-il que Charlie a sorti son revolver sous le nez de je ne sais quel policier qui était en train d’interroger des prisonniers politiques, enfin, des suspects et d’une façon passablement brutale dans l’une des baraques. Et il a reçu un coup de crosse sur la tête.

— Vous avez bien parlé de suspects pour des raisons politiques ? Ici, dans ce désert ?

— On s’est laissé dire que le personnel du projet amazonien serait l’objet d’attaques. Les communistes commencent à s’inquiéter. On dirait qu’ils ont besoin de se manifester sur le devant de la presse mondiale. Ils ont envoyé des unités de combat par ici. C’est justement une de ces… unités qui était interrogée quand Charlie s’est interposé bien que, autant que je sache, ceux de l’unité en question soient venus pour le tuer, pas pour lui faire ami-ami.

— Que faut-il comprendre par « passablement brutal » ? demanda Sole.

Le Texan regardait fixement par la vitre de la cabine.

« Je pense que ça devait être pire que passable. Il y avait une fille nue et pendue la tête en bas avec les électrodes sur les nichons et dans les yeux et je ne sais plus quoi. Alors comme Charlie avait coupé le courant, ils ont été prendre un fouet et là, ils l’ont complètement écorchée vive. Le Brésilien a dit qu’elle n’était pas belle à voir quand ils ont eu terminé, une carcasse de viande crue, rien de plus. Ce n’est pas moi qui irais lui reprocher de se soûler après ça. Sauf que pour l’instant il n’est pas en état de parler…»

Zwingler était horrifié. Ses naines rouges désorbitées voletèrent peureusement.

« Quelle horreur. Il faut être malade, pouah, dégoûtant. Je ne peux pas supporter ce genre de chose. Je ne sais pas mais quand même, ces gouvernements que nous soutenons…

— On a un travail à effectuer, monsieur Zwingler, soupira Chester. On ne fera jamais rien si les larmes vous bouchent la vue. »

Un travail, s’indigna Sole en silence. Kidnapper, c’est un travail ? Et après, récolter des cerveaux pour les vendre ? Le monde entier, et la Galaxie aussi, seraient donc un enfer où une espèce est condamnée à errer, poursuivie par un tourment qu’elle appelle l’amour, à la recherche de cerveaux destinés à alimenter en langages un ordinateur ? Avec une seule chose pour se raccrocher, une seule pensée belle : Vidya et Vasilki bien à l’abri dans leur refuge…

« Ces terroristes, demanda le Noir, ils veulent seulement tuer les gens, ou aussi saboter ?

— Je pense que s’ils s’en sentent capables, ils essaieront le sabotage. De temps en temps, on entend parler de petites choses, mais tout de même, je ne vois pas ce qu’ils pourraient faire à une muraille de quinze kilomètres de terre comme celle-ci…

— Peut-être pas grand-chose. Et Chester, derrière un sourire au tranchant aussi assuré qu’un couteau coupant du beurre, découvrit une rangée étincelante de dents qui auraient fait vendre n’importe quel dentifrice. Mais ces attaques des terroristes pourraient bien venir à point, si on tient compte…»


Chase et Billy restèrent derrière sur le barrage avec leurs deux cantines d’acier et l’avion de reconnaissance. Tom Zwingler, qui devait changer de vêtements pour quelque chose de plus léger, confia à Billy ses boutons de manchette et son épingle de cravate de rubis.

Après une visite au centre d’accueil des Indiens, Gil Rossignol pilota les autres vers le sud.

Zwingler étudia minutieusement le relevé thermographique de la région que leur avait communiqué, quelques heures avant leur départ des États-Unis, la Détection des ressources terrestres, et cocha les rares sources de chaleur que la chape uniforme d’eau froide n’avait pas encore englouties. Le père Pomar leur avait griffonné quelques notes sur une carte qu’ils avaient apportée. Mais celle-ci était irréversiblement dépassée par la montée des eaux. Cela n’empêcha pas le Texan de traverser la grisaille pluvieuse avec assurance et rapidité, guidé par ses seuls instruments, dont le moins utilisé n’était sûrement pas le pifomètre.

« Dites donc, les gars, c’est vraiment pas une course d’obstacles, dit-il dans un bâillement. Je vois rien qui dépasse. »

Pomar, déconcerté par ce mode de localisation des Indiens, avait cerné d’un trait deux sources de chaleur en particulier. En son for intérieur, il doutait qu’on ait pu filmer, à cent cinquante kilomètres de hauteur et à travers la pluie, des foyers. Mais il ne fit part à personne de son doute et supplia qu’on l’emmène porter un dernier assaut à l’entêtement des Xemahoa. Bien sûr. Zwingler refusa.


Peut-être était-il plus préoccupé de manquer Pierre que de le rencontrer ?

C’était la question que se posait Sole sans pouvoir y répondre. Mais c’était bien du soulagement qu’il avait ressenti lorsqu’il fut certain que la première source de chaleur ne représentait plus rien. C’était un village recouvert de plus d’un mètre d’eau, désert, donc, dont seuls restaient les tisons détrempés d’un feu sur une plate-forme grossière. Cela rappela à Sole le culte incaïque du soleil et l’autel de Machu Pichu ; étrangement déplacé dans cette jungle, à des centaines de kilomètres des Andes. Peut-être ces Indiens étaient-ils les descendants dégénérés des Incas, invoquant par habitude et sans illusions le soleil par ce feu allumé sur une estrade ? Un feu auquel seul aurait répondu un hélicoptère, guidé depuis l’espace par des yeux d’espion sensibles à l’infra-rouge, venu leur ravir leurs cerveaux pour les vendre aux étoiles.

Il n’y avait personne.

Ils restèrent quelques minutes immobiles au-dessus de la clairière tandis que le souffle de leurs pales creusait l’eau. Puis ils reprirent de l’altitude et continuèrent vers le sud.


Étant donne ce qui se passait, il n’y avait pas de honte à rencontrer Pierre. Le Français et tous les hommes xemahoa étaient sous l’effet halluciné du champignon et l’oubli leur masquait le monde.

La vingtaine de grandes huttes de paille qui constituaient le gros du village entouraient, tel un atoll corallien, un étang. C’est là que Rossignol posa l’hélicoptère sur ses flotteurs avant de l’arrimer par une ancre. Les trois autres hommes descendirent lestement dans l’eau brune qui leur montait jusqu’à mi-cuisses et marchèrent lourdement vers la clairière où se déroulait la danse.

Les Indiens étaient nus si l’on exceptait leurs étuis péniens ornés de plumes rutilantes qui leur faisaient des toisons pubiennes surréalistes. Ils pataugeaient, le regard fixe, autour d’une petite hutte, conduits par un homme dont les peintures corporelles interdisaient de deviner l’âge et faisaient même douter de son humanité. Les circonvolutions colorées qui recouvraient son corps le marquaient comme de gigantesques empreintes digitales. Et ces taches rouges sur ses lèvres, était-ce un quelconque pigment, ou du sang ? Elles évoquaient plutôt l’image répugnante de gros caillots de sang coulant de son nez. Il psalmodiait une mélopée plaintive que les hommes fessus reprenaient tour à tour, psalmodiaient un instant et laissaient tomber dans l’eau avec des rires d’enfants. Personne ne fit grand cas des nouveaux arrivants, qu’ils fussent noirs ou blancs.

« Ils sont complètement défoncés, dit Chester en riant. Évidemment, c’est une façon de saluer la fin du monde. »

À ce moment, Sole vit Pierre Darriand en personne s’éloigner dans l’eau du côté opposé de la hutte, nu comme les autres à l’exception de son étui pénien qui prenait naissance dans la grotesque touffe de plumes bleues. Son corps d’un blanc crayeux détonnait comme celui d’un lépreux au milieu des Indiens cuivrés.

Il hésita une seconde ou deux en voyant les trois hommes avant de rentrer dans la danse, le visage crispé par une expression perplexe.

« Pierre ! »

Sole s’avança lourdement vers lui. Avec un hoquet de dégoût, il vit les sangsues noires collées aux cuisses de Pierre et son corps boursouflé de cloques suppurantes laissées par les piqûres de mouches.

« J’ai reçu ta lettre, Pierre, elle nous a fait penser qu’il y avait quelque chose à faire. »

(Surtout ne pas dire quoi.)

Pierre lança quelques mots dans la même langue plaintive que les Indiens.

Chester lui saisit le bras et le secoua rudement.

« On a à vous parler, mon vieux. Sortez-vous de là. »

Pierre regarda la main qui l’avait empoigné, de sa main libre tapota les doigts noirs qui le serraient et dit quelque chose qui semblait beaucoup plus lucide bien qu’encore en xemahoa.

« Parlez français ou anglais, bon Dieu, on ne comprend pas un mot de ce que vous dites. »

Pierre parla en français, mais la syntaxe était inextricablement emmêlée.

« J’y perds mon latin, soupira Zwingler. On dirait qu’il fait de l’association libre.

— La structure de la phrase est brisée, c’est vrai, mais il essaie peut-être de traduire ce que les Indiens sont en train de chanter…»

Pierre contempla Sole avec curiosité.

« Chris ? » demanda-t-il prudemment. Puis il se dégagea d’un geste brusque de la poigne de Chester et s’éloigna d’un pas dansant. Il rejoignait le chœur conduit par l’homme peint. Avec un large sourire aux Indiens qui l’entouraient, il lissa, d’un geste de vanité puérile, sa touffe de plumes bleues.

« Vous avez vu les taches de sang sur son nez ?

— Le type n’a plus sa tête à lui, ricana Chester. On perd notre temps, avec lui.

— Vous savez, Tom, il doit avoir gardé quelques enregistrements. Il était plutôt du genre méthodique. Un peu romantique, mais méthodique. Il est possible qu’on le dérange à un moment où il ne peut pas laisser tomber ce qu’il fait. Allons voir dans les huttes s’il n’y a pas laissé des notes ou autre chose.

— D’accord, laissons-les à leurs jeux. Je me demande pourquoi ils dansent là plutôt que dans le village.

— C’est peut-être tout simplement parce que l’eau y est moins profonde. »

Dans l’une des huttes, Chester trouva le magnétophone et le journal de Pierre sur un hamac tendu au-dessus de l’eau.

Assis dans la cabine de l’hélicoptère, Sole traduisit à voix haute le journal de Pierre. À mesure que les jours se succédaient, sa voix se faisait plus convaincue, plus assurée. Au début de la nouvelle année, quelques pages blanches marquaient une pause dans le journal qui reprenait ensuite, comme si Pierre avait perdu le fil du temps et n’avait trouvé pour l’exprimer que le vide du papier.


« Il a donc rencontré les terroristes ?

— Ça m’en a tout l’air.

— Et maintenant, le bébé de la drogue est prêt à naître. Ça explique ce qui se passe en ce moment. C’est vraiment étrange. Il a trouvé des choses étonnantes. Il s’est constamment maintenu au cœur de l’événement.

— Je suis d’accord avec vous, Chris, c’est parfaitement possible. Mais ne perdez pas de vue que c’est le Nevada, qui est maintenant au cœur de l’événement. Comme disait l’autre, ce sont les étoiles qui règlent notre destin.

— Oui, dit Sole d’une voix indécise, trop content de l’inconscience actuelle de Pierre. Mais combien de temps resterait-il dans cet état ? »

Zwingler fit un signe de tête à Chester.

« Bon, moi, je suis d’accord. L’opération Chutes du Niagara continue.

— En connaissance de cause ?

— Apparemment ! D’après ce que suggèrent les papiers du Français, ça colle. Gil, vous pourriez appeler Chase et Billy ?

— Ça c’est bien, dit le Noir avec un sourire de satisfaction. Moi, j’aime quand ça pète. »


« Chase, dit prudemment Zwingler dans le micro, pourquoi le ciel est-il sombre la nuit ? »

La réponse grésilla :

« À cause de l’expansion de l’univers.

— Très bien, Chase. Maintenant écoutez-moi. Le mot, c’est Niagara. Niagara, répétez.

— Niagara… C’est tout ?

— Pour l’instant, oui. Pour « les Chutes », vous attendrez l’arrivée de l’hélicoptère. J’envoie Gil pour prendre livraison de vous et vous ramener ici. Commencez l’opération Chutes du Niagara au moment de décrocher. On se repliera sur Franklin. Dites à Manàus d’envoyer le jet à Franklin pour nous ramener. Et informez le gouvernement que la situation se présente bien et que nous envoyons pour analyse des documents et des bandes. Faites-les parvenir à Manàus par l’avion de reconnaissance dès que vous pourrez et télexez-les par le consulat de là-bas. »

Zwingler se fit relire les instructions avant d’interrompre la communication.

« Comme ça, vous envoyez les enregistrements de Pierre aux États-Unis ?

— Évidemment. Ils constituent notre seul manuel de xemahoa. »

Les trois hommes retournèrent patauger dans l’eau boueuse. Chester portait un long sac de grosse toile. Zwingler avait à la main un fourre-tout marqué du sigle de la TWA. Au moment où l’hélicoptère décollait, ils entraient, fendant lourdement l’eau, dans la hutte de Pierre. Zwingler laissa tomber son fourre-tout sur le hamac, à côté de lui.

« Que diriez-vous de quelques mots d’explication, Tom ? Je commence à perdre pied.

— D’accord, Chris.

— Quel est cet endroit que vous appelez Franklin ?

— C’est un aéroport de campagne, disons de forêt, installé ici pour les repérages du projet Amazonie. Mais il peut aussi, à l’occasion, recevoir des jets. L’autre Roosevelt, Teddy, a donné son nom à une rivière, dans le coin, d’où le prénom de Franklin donné à cet endroit…

— Et Chutes du Niagara ?

— C’est peut-être, pour un nom de code, un choix critiquable. Ça en dit trop long sur l’opération.

— Il s’agirait d’une chute d’eau, de répandre de l’eau ?

— C’est-à-dire que… Chase et Billy vont ôter la bonde du barrage. Nous pouvons faire en deux minutes zéro seconde ce que ces terroristes n’auraient pu réussir en une éternité. Le Seigneur donne et le Seigneur reprend…

— Et comment allez-vous mettre tout ça en perce, Tom ? Je pensais qu’il ne s’agissait, ici, que d’embarquer quelques Indiens ? »

Zwingler fit de la tête un geste vif de dénégation.

« Au cas où il y aurait quelque chose dans cette histoire de drogue, il faut sauver tout l’environnement. Voilà ce qu’on pense en haut lieu chez nous. Normalement, cela devrait faire plaisir à votre ami Pierre. Deux charges d’une kilotonne chacune suffiront à Billy. La poussée de l’eau fera le reste. Elle décollera le barrage comme un morceau d’adhésif.

— Mon Dieu, mais vous ne songez tout de même pas à utiliser des explosifs nucléaires ?

— Nucléaires, ce n’est qu’un mot, Chris. Vous n’allez pas vous laisser impressionner par un mot. Deux charges d’une kilotonne, ce n’est que le dixième de la bombe d’Hiroshima.

— Mais les retombées ? Et la crue que ça va produire ?

— Il y aura très peu de retombées ; et à peine détectables. Billy larguera la charge à l’autre bout du barrage. Quant à la crue, disons qu’un type a autant de chances de se faire tuer en traversant une rue de New York, de Londres ou de Rio. Appelons ça le facteur danger automobile, ce n’est rien d’autre.

— On mettra ça sur le dos des terroristes, dit Chester avec un large sourire. On en fera courir le bruit, même si ça leur fait de la publicité gratuite. Une explosion aussi minime, personne ne la croira nucléaire.

— Et en aval, que se passera-t-il ?

— Si je ne me trompe, le camp de regroupement est perché sur une hauteur, non ? »

Sole se sentait complètement neutre. Mais son détachement était envahi de l’intérieur par des éclats de passion et un tourbillon d’inquiétude. Ce n’était pas de la colère, mais une sorte d’impatience. Comme si, jusqu’ici, Pierre avait joué pour le rôle de surmoi politique. Or Pierre était éclipsé. Comme Nietzsche disait de la mort de Dieu, désormais tout était possible. Et, tandis que Zwingler continuait à parler, Sole s’acharnait autour de ces réflexions.

« Ce facteur “danger automobile” est un concept qu’il est utile de garder en mémoire tout au long de cette opération. Ce que nous tenons dans nos mains, c’est l’avenir de l’homme dans les étoiles, pour ne pas parler de son avenir terrestre. Il se pourrait qu’une explosion cause des pertes humaines. Je ne dis pas qu’elle le fera, mais qu’elle pourrait le faire. De même que ces Indiens pourraient très mal prendre l’enlèvement de leur Bruxo. Mais ils s’en remettront aisément. La naissance de leur Messie les y aidera. Et puis l’eau va se retirer. Le champignon va pousser de nouveau. Et qui sait, peut-être ce Kayapi va-t-il prendre la situation en main ? Par la suite, nous serons capables de synthétiser la drogue. Ça pourrait être un coup fatal pour votre ASP, Chris. »

Ce concours de circonstances serait miraculeux pour les Xemahoa qui n’y verraient que la réalisation de leurs prophéties. Et la tête que ferait Pierre lorsqu’il retrouverait sa lucidité !

Les doigts de Sole n’avaient cessé de tripoter un morceau de fibre qui dépassait de la paroi de la hutte. Il se rendit compte que son doigt, coupé par le végétal tranchant, saignait. Il se mit le doigt dans la bouche et, comme un enfant, le suça avec entrain.

Quel était donc ce concept qu’il devait garder en mémoire ?

Le facteur « danger automobile ». Une belle phrase creuse.

Le seul problème, c’est que dans la jungle les voitures ne couraient pas les rues.

Franchissement autorisé de la ligne jaune discontinue. Découper suivant le pointillé. Ouvrir les barrages ?

Les ouvrir comme on décachette un paquet de cigarettes. Ce qui est cacheté sera décacheté. Et les sceaux sauteront quand naîtra l’enfant enchâssé. Il était gai. Il avait envie de rire. En même temps, il était détaché. Et les titillements de l’impatience faisaient frissonner d’aise sa bonne humeur.

Il avait la certitude que Pierre comprendrait. Comprendre, c’est déjà ou presque pardonner, comme disait à peu près un proverbe français.

Et comprendre, c’est aussi savoir. Savoir tout est la seule chose qui compte. C’est pour savoir que le Bruxo avait prisé le maka-i à s’en ensanglanter le nez et que les hommes xemahoa dansaient, extatiques, sucés par les sangsues.

Pour connaître la vérité vraie de la vie, en faire l’expérience immédiate.

De son sac de grosse toile, Chester sortait les pièces d’un fusil dont les formes paraissaient plus bizarres à mesure qu’il les assemblait.

« Qu’est-ce que c’est, Chester ?

— Les sarbacanes des Indiens, qui lancent des flèches au curare, vous connaissez ? Eh bien, cette petite merveille tire des fléchettes anesthésiques. Ça vous endort un rhinocéros avant qu’il arrive sur vous. C’est aussi raide que ça, mon vieux. »

Pourquoi pas. Comme c’était délicat. Comme c’était bien pensé.

Comme c’était raisonnable.

Plus que tout autre chose, la proximité de Pierre emplissait Sole de joie. Il n’était plus inquiet. L’avait-il jamais vraiment été ?

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