Ian Watson L’enchâssement

I

Chris Sole s’habillait rapidement. Eileen l’avait déjà appelé une première fois. La seconde fois, le facteur venait de passer.

« Il y a une lettre du Brésil ! cria-t-elle du bas de l’escalier. Une lettre de Pierre…»

De Pierre ? Dans quel but écrivait-il ? Il appréhendait d’avoir de ses nouvelles. Depuis la naissance de leur enfant, Eileen était si distante, si indifférente, accaparée par ses problèmes personnels, par Peter et par ses souvenirs. Et, face à cette indifférence, Chris ne se sentait plus de taille à lutter. Disons, pour être franc, qu’il avait baissé les bras. Quel effet aurait donc sur elle la lettre de son ancien amant ? Surtout, qu’elle ne fasse pas trop de vagues, espéra-t-il.

La porte-fenêtre lui résuma le spectacle habituel de champs noirs, des autres maisons du personnel et de l’hôpital qui, à moins d’un kilomètre de là, portait à son sommet l’anxiété matinale dont il était souvent, au détour des collines, la proie. Il y jeta un rapide coup d’œil. Il se réveillait et il allait se rendre à l’hôpital. Pour ces deux raisons, il frissonna.

Dans la cuisine, le petit Peter, âgé de trois ans, faisait de son petit déjeuner un bruyant gâchis en écrasant dans son bol les cornflakes et le lait tandis qu’Eileen parcourait la lettre.

Sole s’assit en face de Peter et se beurra une tranche de pain grillé. Son regard distrait s’arrêta sur le visage de l’enfant. Ces traits pointus n’évoquaient-ils pas l’image de ce Pierre enfant, photographié quelque part en France dans un champ de marguerites ? Le petit garçon avait déjà de Pierre l’expression tendue et le regard brillant, les yeux bruns d’un renard à l’affût.

Quant au visage de Sole, trop régulier, il était d’une fausse distinction. Un miroir à deux faces placé dans l’axe de son nez n’aurait pas donné, comme c’est généralement le cas, deux visages différents, mais le même, simplement dédoublé en deux images jumelles, identiques. Mais le charme de cette régularité s’épuisait vite et, avec les années, il devenait de plus en plus visible qu’une moitié de sa personne imposait le silence à l’autre.

Ses yeux effleurèrent Eileen qui lisait. Elle était légèrement plus grande que lui et ses yeux avaient cette couleur intermédiaire que son dernier passeport disait grise, mais d’un gris qui se faisait aisément passer pour du bleu. L’Afrique avait exalté ce bleu – le bleu des piscines et des vastes étendues de ciel – que le papier pelure de la poste aérienne ravivait pour un instant.

L’Afrique. Les soirées torrides où l’air ne passait pas le seuil de leurs fenêtres aux persiennes ouvertes. La bière qui sortait tiède du réfrigérateur surchargé. Les bâtiments illuminés de l’université sur la colline. La lueur jaune de la ville sur le bord de mer distant d’une vingtaine de kilomètres, distance obscure où s’engluait le battement confus des tambours. Ç’avait été le bon temps – une forme de relations, une façon d’être ensemble – avant que la tristesse et les contradictions ne se mettent de la partie. Avant que Pierre ne passe la frontière du Mozambique libre avec des guérilleros du Frelimo pour étudier les incidences sociologiques de la libération chez les Makondé de l’autre rive de la Ruvuma. Avant que Sole n’ait connaissance du destin confortable qui l’attendait en Angleterre, dans cet établissement hospitalier. Avant cette dernière rencontre embarrassée avec Pierre, quatre ans auparavant, à Paris, lorsque Eileen était partie un soir avec le Français pour revenir le lendemain matin, ayant mesuré la distance qui séparait leurs vies depuis qu’elles avaient suivi des voies divergentes.

« J’ai l’impression qu’il vit avec cette tribu en Amazonie, dit-elle, mais ils sont sur le point d’être submergés par la montée des eaux. Ils essaient de la repousser avec des flèches empoisonnées et en prenant des drogues…

— Je peux lire ? »

Elle ne lui tendit pas immédiatement la lettre, la froissant légèrement dans ses doigts comme pour y laisser une empreinte personnelle, signe de possession, avant de l’abandonner dans un geste inutile de sensualité triste dont Sole savait qu’il ne lui était pas destiné. Il en eut mal.

« Tu veux que je te la lise ? » demanda-t-il.

Il sentait que sa voix dépouillerait ces lignes de toute trace de l’émotion qu’Eileen aurait pu y déceler, réduirait cette lettre à un simple conglomérat de folklore et de politique. Alors pourquoi le faire ? Pour apporter sa contribution physique au dialogue de Pierre et d’Eileen – dialogue auquel il avait été impuissant à se mêler affectivement, bien qu’il ait largement puisé dans les idées du Français ? Pour prouver que seules les idées avaient de l’importance, du poids, face à cette preuve d’amour que tenait Eileen en la personne de Peter ?

« Eileen ?

— Ce n’est pas le moment, je ne peux pas me concentrer. Il est en train d’envoyer promener son lait. Lis-la d’abord, je la finirai ensuite. »

Tout en essuyant la bouche du petit garçon avec une serviette, elle le couvrit d’un regard aigu. Puis, guidant d’une main celle de Peter qui tenait la petite cuillère, elle ramassa, de l’autre, les cornflakes éparpillés pour les rassembler dans sa soucoupe.

Sole arrondit craintivement sa main autour de la lettre, comme un écolier qui ne veut pas qu’on copie sur lui, et lut.


« Vous allez vous demander, Chris et Eileen, pourquoi j’ai choisi de passer sur vous ma colère. Après tout ce temps ! Mais toi, Chris, tu comprendras certainement ce que je veux dire lorsque je prétends qu’un réseau de correspondances étranges relie des époques et des pays différents, des gens, des espaces et des événements qui n’ont rien à voir entre eux (est-ce que ce n’est pas une idée un peu trop mystique pour un marxiste ?) et, cette fois, il s’agit de ce poème surréaliste et insensé de Raymond Roussel dont nous avons si souvent parlé en Afrique. C’est ce texte qui est le lien entre vous et ce que j’ai découvert ici dans une tribu amazonienne.

« Ce peuple est placé devant un choix. Et quel choix : être englouti par la montée des eaux s’il reste chez lui, ou bien goûter aux poisons non moins mortels du bidonville, de la boisson, de la prostitution et des épidémies s’il se montre assez « raisonnable » pour s’écarter du déluge qui a déjà commencé à submerger leur monde. Est-il besoin de préciser que le reste du monde se contrefout de la mort qu’ils choisiront ?

« Rétrospectivement, il me semble qu’en Afrique les problèmes étaient simples, comparés à ceux qui se posent ici au cœur du Brésil. Comme il était facile de se dénicher un rôle à la fois précis et honorable dans le maquis mozambiquais ! Le moindre Makondé savait quels étaient les problèmes politiques et la Politique (avec une majuscule) signifiait quelque chose pour lui…»


Il ne manquait plus que ça, pensa-t-il, envahi par la méfiance que venait d’éveiller en lui le nom de Raymond Roussel. Que Pierre continue donc à vouloir changer le monde. Mais moi, qu’on me laisse tranquille à chercher de quoi est fait, en réalité, le monde, et comment il est perçu par la pensée de l’Homme !


« Mais comment ces Indiens pourraient-ils percevoir la différence qu’il y a entre les autres Caraibas – ce nom de malheur par lequel les Indiens désignent les étrangers, Brésiliens de souche européenne compris – et moi ? Nous sommes tous des intrus, des étrangers. Qu’on soit français, américain, de droite ou de gauche, c’est la même chose : Caraiba.

« Ceux qui s’occupent de Politique, de la Politique du Déluge amazonien, sont en fait tellement loin, gens des villes absorbés par les luttes en milieu urbain, que, quand ils se déplacent en rase campagne pour lutter, on se demande en quoi les Indiens, dans leur forêt, peuvent les concerner ? Comment pourraient-ils l’être avant que ces Indiens ne soient détruits dans leur « indianité », avant qu’ils ne deviennent des civilizados sous-prolétarisés ?

« Devrais-je être partisan d’un zoo humain où ces « rescapés de l’Âge de pierre », comme on dit, pourraient perpétuer leur intéressante sauvagerie ? Oui, peut-être, quelque dégoût que j’éprouve à le dire. Car ces Indiens ne sont pas en mesure de fournir une réponse politique.

« Comme ils rient, les hommes du régime brésilien, de l’aubaine qui leur est offerte par les Américains : aménager (quelle gloire !) la plus vaste mer continentale de la Terre, le seul ouvrage humain visible depuis la Lune.

« C’est un projet politique, bien que ses victimes soient radicalement ignorantes de la politique. Et, qui plus est, vouloir briser le rempart de cette ignorance serait ouvrir la voie au virus qui les détruirait. Voilà le paradoxe qui me rend malade : mon impuissance à faire quoi que ce soit ici. Je ne peux qu’enregistrer la mort de ce peuple unique. Rédiger l’acte d’accusation pour la postérité. Et, pour me consoler, écouter ma bande de ce poème cinglé de Roussel…»


Sole frissonna encore. Le soleil brûlant de l’Afrique enfiévrait leurs conversations sur Roussel, échange passionné et innocent où pointait déjà l’idée de ses propres recherches. Il se rappela les toits rouillés aperçus de la terrasse du café. Les murs de plâtre d’un blanc étincelant. Les arbres flamboyants. Une mosquée. Les Peugeot et les Volkswagen garées en contrebas dans la rue. Des vendeurs d’objets sculptés en bois, accroupis, vêtus de shorts et de chemises déchirées, tandis que, dans un claquement de sandales, les femmes musulmanes passaient, drapées dans des voiles noirs, portant des fardeaux en équilibre sur leur tête. Les bouteilles de bière, embuées par la condensation, sur la table de fer-blanc, alors que Pierre et lui parlaient d’un poème pratiquement inaccessible au cerveau humain, un poème pour la lecture duquel il aurait fallu concevoir une machine.

Passion et innocence. Mais maintenant que Vidya, Vasilki, Rama et Gulshen, et les autres, apprenaient leurs leçons dans les Univers spéciaux de l’hôpital, ce rappel de souvenirs provoqué par Pierre prenait l’allure d’une accusation.

Comme si elle avait lu dans ses pensées, Eileen quitta des yeux le petit garçon et, regardant Sole, lui dit sèchement :

« Chris, je voulais te demander quelque chose. Tu finiras la lettre après.

— Quoi ?

— Rien de bien important, je suppose. Seulement, en parlant avec une femme du village, une dont le mari est jardinier à l’hôpital, j’ai trouve bizarre ce qu’elle m’a dit…

— Oui, quoi ?

— Que vous appreniez à mal parler aux enfants. »

Sole encaissa.

« Mal parler ? Qu’est-ce qu’elle veut dire ? Elle sait pourtant que c’est un hôpital pour les enfants qui souffrent de troubles de la parole, qui ont des lésions cérébrales. Évidemment, ils parlent mal. »

Baissant brièvement les yeux sur le paragraphe qu’il venait de lire, il se sentit assailli par certaines phrases dont il n’arrivait pas à se dépêtrer.

Des phrases comme « zoo humain » et « projet politique ».

Ces mots bavaient, en quelque sorte, sur le papier, se dissipaient en un brouillard de sens, comme si son cerveau refusait de les saisir. Mais ils ne s’évanouissaient pas. Leur flou même l’irritait, harcelait son attention. C’était peut-être de la pluie qui avait goutté sur le papier pendant que Pierre écrivait, diluant ces mots, précisément, avant qu’ils aient pu sécher.

Eileen observait son mari d’un œil neutre.

« Je sais ce que le Centre est censé pratiquer. Et je lui ai raconté, à cette femme, ce que tu viens de me dire. Mais tu sais comment elles sont, en province, toujours assoiffées de mystère et de racontars. Elle m’a déclaré savoir que l’hôpital était destiné à autre chose, quelque chose de honteux et de secret. Et pour elle, c’était d’apprendre à mal parler aux enfants.

— Qu’est-ce qu’elle entend, par « mal parler » ? Qu’est-ce qu’elle en donne, comme définition ? » demanda-t-il.

Avec un haussement d’épaules, elle répondit :

« Je lui ai parlé des lésions au cerveau et de troubles de la parole, mais ce n’était pas ce qu’elle voulait dire. »

Sole avala nerveusement une gorgée de café qui lui brûla la bouche et éclata de rire.

« Je me demande quelle idée se fait cette langue de vipère de notre travail ? Qu’on apprend aux gosses à gazouiller « foutre » et « enculé » ?

— Mais non, Chris, je n’ai pas eu l’impression qu’elle voulait parler de mots obscènes. »

Poussée contre la fenêtre, la petite table de pub en fer forgé, de style victorien, était encombrée de boîtes à épices et de livres de cuisine. Ils l’avaient payée vingt livres dans une vente aux enchères et l’avaient tous deux peinte en blanc alors qu’Eileen était enceinte de cinq mois, imaginant l’enfant assis dans une chaise haute, tandis que Sole serait attablé face à lui, un verre de bière à la main, guidant les premières tentatives de l’enfant pour parler.

« La femme du jardinier ! Elle ne sait pas ce qu’elle dit. »

Mais Eileen insistait, refermant ses bras sur Peter comme si l’enfant était menacé par ce qui se passait à l’hôpital.

« Avec Pierre, déjà, il était question de mal parler. À ce moment, il ne s’agissait pas de gros mots. C’étaient des langages faux, des langages tarés.

— Écoute, Eileen, dis-toi bien qu’un enfant parle mal quand il a le cerveau atteint. Ce n’est pas simple, l’apprentissage se fait par des moyens détournés.

— Ce n’est pas tout…

— Oui, quoi ?

— À l’hôpital, il y a la façade, et il y a ce qui se passe derrière la façade. Le vrai travail se fait dans des salles spéciales où on ne peut pas entrer sans autorisation. Il n’y est pas question de soigner les enfants, mais de les rendre malades. C’est là qu’on leur apprend la façon de mal parler. Mais je devrais peut-être dire les façons, au pluriel. Ce serait plus exact, tu ne crois pas, Chris ? Qu’est-ce qui se passe au Centre ? Des horreurs, ou bien quelque chose que je pourrais admirer ?

— Enfin, quoi, cette bonne femme n’a fait que décrire n’importe quel hôpital ! Et dans tous les hôpitaux, il y a des salles interdites !

— Mais ce n’est pas un hôpital psychiatrique ! »

Sole haussa les épaules tandis que son œil tentait de repousser un fantôme têtu de papier bleu : zoo humain.

« Il me semble que tout hôpital qui s’occupe du cerveau est un hôpital psychiatrique. On ne peut pas tracer une ligne de démarcation entre les deux. Or le langage est du ressort du psychisme. Et puis merde, ils m’emploient comme linguiste, pas comme docteur.

— Eh oui ! »

Eileen le regarda avec curiosité plier le papier pelure de la lettre, la remettre dans l’enveloppe et la glisser dans sa poche. Elle ne lui fit pas remarquer qu’il se l’appropriait.


Sur le chemin du Centre, Sole regarda le ciel sous lequel s’éveillait un jour bleu, calme et froid. Il aspira l’air froid et limpide et l’expira fortement, souffle matérialisé par un petit nuage de vapeur blanche.

Tiens, si j’étais en Alaska ? Tu craches et c’est un gros grêlon qui rebondit et roule par terre. Intéressant.

Ou bien au Brésil ?

Et si j’étais Pierre ? Le Pierre convaincu-angoissé-idéaliste.

C’est plus difficile qu’on ne croit de s’imaginer dans la peau d’un autre, d’imaginer toute sa différence. Et pourtant, à l’hôpital, n’était-ce pas cela, son travail ? Créer quelque chose d’autre ? Toi Vidya et vous, tous les autres : allez-vous vraiment nous renseigner sur l’essence de l’humanité, du fond de l’inhumanité relative où nous vous confinons ?

Il était inévitable qu’un jour, quelqu’un, quelque part, se lance dans ce genre d’expériences. Depuis des années, elles mûrissaient dans la littérature. Et on mourait d’envie de les mener, ces expériences, on languissait. À la longue, le désir avait engendré une obsession obscène, une sorte de masturbation scientifique : en vase clos, élever des enfants parlant des langages spécialement fabriqués de toute pièce.

Il s’engagea dans une allée gravillonnée entre des squelettes dégingandés (des peupliers) et des maquettes en fil de fer, probablement réalisées à l’hôpital et rejetées là parce que trop sommaires, d’un esprit humain (c’étaient les buissons).

Le Centre lui-même était une vaste demeure campagnarde à laquelle on avait adjoint, sur les côtés et sur l’arrière, des ailes modernes et fonctionnelles dont l’extrémité pénétrait dans plusieurs hectares de sapins en formation serrée, cernant l’ensemble d’une ceinture boisée large de près d’un kilomètre et qui, d’année en année, devenait toujours plus dense et plus élevée.

Sole s’était déjà aventuré plusieurs fois dans la plantation mais il trouvait fastidieux de s’y promener : entrelacs de branches basses et inégalités de résistance du sol. Et puis, au milieu de ces arbres, il n’y avait rien à voir, sinon d’autres arbres que ne coupait pas la moindre ravine, clairière ou allée.

(Qu’il fasse sept pas sous la pénombre verte et le voyageur se trouve dans un autre monde. Déjà, il a perdu tout sens de l’orientation. Le piège monotone, l’inépuisable excès de la végétation l’accable. Parcourir une centaine de mètres est un périple qu’il ne peut accomplir qu’à plat ventre, épousant le contour des fûts abattus, se vrillant un chemin dans la trame des lianes rampantes. À moins qu’il n’entreprenne, à la machette, de se dégager un chemin de la manière la plus futile et la plus épuisante qui soit.)

L’élégante maison flanquée de ses ailes de béton avait un aspect incongru. Devant elle, deux lions de pierre, jumeaux, protégeaient de leurs griffes sorties un sentier criblé de taupinières. Le jardinier, tu parles !

La silhouette en imperméable violet qui s’éloignait à grands pas sur le sentier était celle de Zahl, le biochimiste.

Sole enfonça plus profondément la lettre dans sa poche de peur qu’elle ne tombe et se perde avant qu’il ait eu le temps de la lire en entier.

Sur le gravier étaient garées une demi-douzaine de voitures, et aussi, basse sur roues, une ambulance de l’Air Force américaine.

La plaque disait : CENTRE NEUROTHÉRAPIQUE HADDON.

La porte était lourde. Il la poussa. L’air chaud de l’intérieur l’assaillit. Il traversa le hall d’entrée par lequel on accédait, à droite, à l’aile occupée par les salles, à gauche, à celle des différents services – ordinateurs, cuisines, chirurgie et laboratoires – et s’arrêta devant l’arbre de Noël qui se dressait au pied de l’escalier de chêne qui menait aux logements du personnel hospitalier.

La chaleur faisait tomber les aiguilles de l’arbre sur le carrelage couvert de ces petites peaux mortes de verdure.

Une infirmière passa derrière lui, poussant un chariot chargé de la vaisselle sale du petit déjeuner des enfants, le poussant sans effort, sur ses roues gainées de caoutchouc et ne signalant son passage que par le tintement de la porcelaine contre la porcelaine grasse.

Des banderoles de papier s’entrecroisaient dans les couloirs et le hall d’entrée. Des affichettes, punaisées au-dessus des entrées, semblaient demander chacune une catégorie différente de surveillance médicale : bleue, verte, rouge. Bulles muettes émises chacune par une région différente des cerveaux blessés.

Que pourraient-elles contenir, ces bulles ?

Une mise en accusation ? Le sésame-ouvre-toi de la réalité ? Le E = MC2 de la pensée ?

La porte à ressort se referma toute seule derrière lui. Un bout de couloir aboutissait à une autre porte. Il choisit une seconde clef, déverrouilla la porte et pénétra dans l’aile postérieure, là où les branches de sapin frôlaient, du bout de leurs aiguilles, les fenêtres. Un couloir qui s’ouvrait à droite contournait l’aile.

Le verre de la fenêtre était armé d’un fin réseau de fils où passait un courant à basse tension qui, contrôlé par ordinateur, faisait partie du système d’alarme.

Des fenêtres supérieures du bâtiment principal, on n’aurait vu de cette aile que la grande verrière translucide qui donnait de la lumière aux salles que ceignait le couloir : la paroi aveugle d’un aquarium.

Il déverrouilla la porte de son bureau, alluma les néons pour pallier la faiblesse du jour hivernal qui filtrait au-dessus de sa tête puis, avant toute chose, comme chaque matin, il s’assit devant l’écran du circuit intérieur et mit le contact.

Mal parler, disait cette mauvaise langue, hein, Eileen ? Mais oui, on le sait bien, la langue, c’est ce qu’il y a de pire, mais de meilleur, aussi !

Les écrans clignotèrent, se désembrumèrent. Dans une vaste salle de jeu à l’architecture ondulante, deux enfants à la peau sombre, nus, un garçon et une fille, roulaient devant eux un énorme ballon de plage. Ils avaient trois ou quatre ans. Une autre petite fille nue les suivait en traînant un tuyau de plastique enroulé tandis qu’un autre petit garçon fermait la marche. Il avançait à tâtons, les bras étendus devant lui. Il jouait à l’aveugle.

Sole pressa un autre bouton et un bruit de voix parvint de la salle de jeu. Ce n’étaient pas les voix des enfants.

Il dirigea la caméra, au-delà du labyrinthe aux murs transparents, sur l’immense écran d’où provenaient les voix. Sa surface était occupée par les images agrandies et animées de Chris Sole et de Lionel Rosson, le responsable des ordinateurs.

C’étaient leurs voix. Mais non la réalité de leurs voix. L’ordinateur les avait décomposées puis reconstituées. Faute de quoi leurs paroles n’auraient pu s’enchaîner naturellement. Sole n’aurait pu construire, si ce n’est en butant sur chaque mot, les phrases que sa voix pré-enregistrée énonçait. C’était de l’anglais et pourtant rien n’était moins anglais. C’était la place de chacun des mots dans leur succession qui créait la confusion. En eux-mêmes, ils étaient assez simples. De ces mots qu’utilisent les enfants. Mais aucun babillage ne les avait organisés de cette façon, à tel point que jamais un adulte n’aurait pu suivre ce langage sans le texte correspondant imprimé noir sur blanc et dûment fragmenté, réorienté par un dédale de crochets et de parenthèses destinés à rétablir les structures que la pensée était habituée à déchiffrer.

C’était du langage Roussel.

Pierre avait été littéralement fasciné puis intrigué par cette sorte de morgue avec laquelle Raymond Roussel faisait franchir à sa poésie les limites de l’entendement humain. Pierre en était arrivé à entretenir avec les Nouvelles Impressions d’Afrique des rapports d’amant à maîtresse, une maîtresse qui, en dépit des querelles qui les dressaient l’un contre l’autre, ne le maintenait pas moins en son pouvoir. Constamment rabroué par ses manières hautaines de grande dame, il désirait la mater, au nom de la logique et de la justice. Si seulement il avait pu la connaître pleinement, au cours d’une longue nuit de communion intellectuelle, il se serait délivré de cette tentatrice. Mais, comme toutes les grandes tentatrices, le poème connaissait l’art de la ruse. Elle hypnotisait. Elle savait faire oublier.

Le seul moyen d’accéder à son cœur (fût-ce pour y plonger un poignard et en finir avec elle !) était de l’écouter parler. Mais les labyrinthes que décrivaient ses paroles défiaient l’insuffisance de la pensée humaine. Si la Logique était si facilement mise en déroute par un poème, comment pouvait-on espérer refaçonner le monde par la logique ? Cette maîtresse n’était qu’une courtisane raffinée, une Salomé que le tiers monde et la misère n’empêchaient pas de danser, et cela, pour Pierre, incarnait la fausseté même des choix purement esthétiques dans l’existence : la beauté en lieu et place de la vérité.

Et voilà qu’inexplicablement elle apportait à Pierre, au milieu des injustices dont il était témoin dans la jungle brésilienne, la consolation.

C’est cette contradiction qui poussa Sole à reprendre la lettre pour y chercher l’indice qui le mettrait sur la voie.

Le timbre portait l’inscription Ordre et progrès, devise du Brésil à laquelle le régime militaire donnait une nouvelle et obsédante réalité.

Il choisit une page où le nom de Roussel attirait son regard avec insistance.


«… Je vous écris comme j’écrirais à n’importe qui. Au moins serez-vous intéressés par ce que cette tribu déterminée a d’unique.

« Ils se nomment eux-mêmes les Xemahoa. Mais ils risquent, dans peu de temps, de ne plus être en mesure de se donner un nom, malgré l’incroyable résistance qu’oppose le sorcier de leur tribu, leur Bruxo. Mais une résistance sans arcs, sans flèches empoisonnées ni sarbacanes.

« Ils n’ont qu’une si faible idée de ce à quoi ils s’opposent, ils sont tellement peu conscients de n’être que des pions (moins que des pions) manipulés dans leur jungle natale par quelques Gros Joueurs ! Il y a une vraie grandeur pathétique dans la façon dont le Bruxo essaie de traiter le cataclysme imminent dans les termes que lui offre sa culture. Vous ne pouvez pas imaginer comme ça ressemble au poème de Roussel. Un parallèle étrange avec la tour d’ivoire, refuge abstrait, que notre poète dilettante a érigé à son seul usage. Voilà ce qui me rend perplexe. Dans les moments où je ne suis pas vert de rage, je caresse l’idée de traduire, je ne sais comment, les Nouvelles Impressions d’Afrique en xemahoa B.

« Je dis bien en xemahoa B, puisque, apparemment, on est en présence, ici, d’une langue à deux niveaux, et c’est en xemahoa B, à défaut de quelque autre langue de notre sinistre Terre, que le poème de Roussel pourrait être, enfin, rendu intelligible.

« Dans son principe, ce qu’entreprend le Bruxo pour maîtriser l’avance des eaux – et laisse-moi te dire, mon cher Chris, que ce sera ton tour d’être perplexe avant de verdir de rage…»


Sole reposa – jeta presque – la lettre.

Mon pauvre Pierre, toi aussi, tu serais bien étonné de me voir ici à observer mes Indiens.

Étonné ? Avant de quoi ? De verdir de rage, sans doute ?

Pour Sole, ils étaient d’une beauté unique en son genre.

Leur univers était beau.

Et aussi leur langage.

Il régla le son afin de couper sa voix et celle de Rosson, se brancha sur les micros pour savoir ce que les enfants pouvaient bien dire.

Pour l’instant, ils se taisaient.

Il avait sur bande des centaines d’heures de leurs manifestations verbales, depuis les premiers balbutiements jusqu’aux phrases complètes dont ils étaient capables maintenant, formulations enchâssées à propos d’un monde emboîté. Il s’était promené parmi eux, avait joué avec eux et leur avait montré comment se servir de leur labyrinthe, des poupées à enseigner et des oracles, à travers un masque décodeur-amplificateur qui cueillait les mots au bord de ses lèvres, les envoyait à l’ordinateur qui les redistribuait et les transformait avant de les réénoncer.

La sollicitude qu’il témoignait à les regarder et à les écouter n’avait, à vrai dire, aucune raison d’être, car la surveillance était automatique. La moindre parole des enfants était captée par les micros, traitée, classée et archivée sur bande. Quel que soit leur intérêt, tous leurs propos, une fois transcrits, lui étaient communiqués.

Mais il trouvait extraordinairement sain de les observer. C’était une sorte de psychothérapie. Ses idées sur la folie s’étaient déjà, en ce qui le concernait, considérablement éclaircies.

L’Univers de Sole n’était pas le seul que dissimulait le Centre Haddon. Il y en avait deux autres, peuplés chacun d’enfants : l’Univers logique que dirigeaient Dorothy Summers et Rosson, et l’Univers « étranger » inventé par Jannis, le psychologue.

Tout comme les programmes verbaux, l’intendance des trois Univers était entièrement automatisée. À mesure, donc, que les enfants grandissaient et devenaient capables de s’occuper d’eux-mêmes, les raisons d’y descendre physiquement diminuaient. Cela devenait même de moins en moins souhaitable. Les dieux devront restreindre leurs apparitions, disait Sam Bax en plaisantant.

Sam Bax était le directeur de Haddon. Le très compétent et très expéditif Sam Bax, pensa Sole. Qu’on le laisse donc se salir les mains avec la politique, la collecte de fonds, les Instituts et les Fondations, les rapports avec l’armée, la sécurité. Ça ne me regarde pas. Que Pierre se ronge donc les sangs avec la politique du Brésil. Qu’on ne m’entraîne pas dans ce bourbier. Qu’on me laisse faire mon foutu travail ; rien que ça. Mes enfants, ceux de ma pensée, ils sont là : Rama, le brave Vidya, Gulshen ma mieux-aimée et ma douce Vasilki. Écoute, Sam, essaie de retarder le crépuscule des dieux.

Sur l’écran, Vidya ouvrit les yeux et les garda fixés sur les images de Sole et de Rosson. Des lèvres charnues, longues de trente centimètres, remuaient en silence. Elles lui parlaient mal.

Et la nuit, pendant que les enfants dormaient, leurs acquisitions étaient consolidées par le murmure des émetteurs, le bercement hypnotique de l’apprentissage sous sommeil.


À midi, au réfectoire, encore une sale petite escarmouche avec Dorothy.

Sole était assis à la même table qu’elle et, tout en mâchant un morceau particulièrement cartilagineux de viande bouillie, se disait qu’affectivement Dorothy était passablement indigeste. À l’encontre de Sole, on ne sentait guère en elle l’amour risqué que celui-ci avait pour ses enfants. Mais, fort heureusement pour ceux dont elle avait la responsabilité, elle était assistée par Rosson qui était tout simplement humain et chaleureux.

« Dis-moi, Dorothy, ça t’arrive, de te demander ce que deviendront les enfants quand ils seront grands ? lâcha étourdiment Sole. Qu’est-ce qu’ils vont faire, d’ici quatorze ou quinze ans ? »

Elle fit une moue pincée.

« Je pense qu’on peut contrôler leurs pulsions sexuelles…

— Ce n’est pas du sexe que je parle, mais d’eux, en tant que personnes. Qu’est-ce qu’ils vont devenir ? J’ai l’impression qu’on ne se pose pas beaucoup la question.

— Est-ce qu’on a vraiment besoin de se la poser ? Je suis sûre qu’ils trouveront leur vraie place.

— Quel genre de place ? Dans les ténèbres extérieures ? Une place dans une bouteille thermos lancée à la mer de l’espace en direction de l’étoile la plus proche ? Tu les vois, en équipage de vaisseau spatial ? »

Dorothy Summers qui, apparemment, n’avait pas de cartilage dans son assiette, avalait ce qu’elle y trouvait.

« J’ai dit à Sam que c’était une erreur d’engager des gens mariés, dit-elle d’un ton acerbe. Je ne pense pas qu’avoir un enfant à toi t’aide à être objectif. »

Instinctivement, Sole pensa à Vidya. Avant de se rappeler que son enfant à lui s’appelait Peter.

« Peux-tu te représenter la totalité de la population de la Terre ? demanda-t-elle. Je m’explique : peux-tu te la représenter visuellement ? Tous les enfants qui seront nés avant demain, ou emportés avant ce soir par un accident ? Quelle importance – alors qu’une douzaine de garçons et de filles soient élevés – j’ajouterais même : somptueusement – dans des conditions quelque peu inhabituelles ? Mon petit vieux, ce n’est pas dans mon giron qu’il faut venir pleurnicher tes angoisses des matins d’hiver. »

Désarçonné, Sole sourit quand même.

« Tu peux te représenter, visuellement, ce qu’aurait été la vie de ces mômes s’ils n’étaient pas venus ici ? À côté du tas d’ordure qui les attendait, Haddon est la caverne d’Aladin !

— La caverne d’Aladin, vraiment ? Puissent-ils en découvrir, pour nous pauvres mortels, le sésame-ouvre-toi et…

— Mais oui, Chris, mais oui. Et même, je vais te dire : s’ils ne le trouvent pas pour nous, ce sera quelqu’un d’autre. Les Russes sont en train de mijoter de drôles de choses dans leurs hôpitaux psychiatriques… et je ne parle pas des intellectuels qu’ils y bouclent.

— Cette viande est dégueulasse », dit Sole, espérant par là échapper aux griffes de Dorothy qui, au contraire, comme les dents de sa fourchette dans un morceau de viande, les enfonça encore plus profondément, car elle venait d’apercevoir Sam Bax qui se dirigeait vers eux, son assiette de ragoût à la main. D’un ton faussement enjoué, elle lui rapporta leur conversation dès qu’il fut assis.

Sam hocha la tête d’un air compréhensif.

« Chris, tu connais l’histoire de cette vieille fille américaine et de sa fleur carnivore ? »

Et Sam se lança dans une histoire à la fois drôle et tordue où, très adroitement, il faisait voir la vieille fille sous les traits de Dorothy (ce qu’elle était), tandis que la fleur (qu’on pouvait supposer bleue) valait pour Sole. Il avait, par la même occasion, éludé le débat et clos la discussion. Apparemment, Sam, aujourd’hui, tenait à ce que la concorde règne au sein de son équipe.

« La femme vivait dans un gratte-ciel de New York où tous les animaux d’appartement, poisson rouge compris, étaient interdits, expliqua Sam avec une rondeur de rouleau compresseur, ne s’interrompant que pour enfourner des fourchetées de viande. Pour se sentir moins seule, elle achète donc une plante. Une fleur carnivore. Et, comme cette fleur carnivore peut compter jusqu’à deux, on peut dire que, d’une certaine façon, elle pense…

— Une plante qui sait compter ? releva Dorothy d’un air soupçonneux.

— Parfaitement ! Un coup sur le ressort de ce piège végétal, admettons que ce soit un grain de sable qui tombe, il ne se passe rien. Mais deux coups, comme ferait une mouche qui remue ses pattes après avoir atterri, et la mâchoire se referme. Cela ne s’appelle pas autrement que compter et c’est, dans son genre, une forme de pensée. Pour en revenir à cette femme, son appartement était si propre, équipe de l’air conditionné et si haut perché que les mouches y étaient inconnues. Elle devait donc, pour le bien de sa plante, la nourrir avec de la pâtée en boîte. Deux ans passent et, un jour, elle trouve une mouche dans sa cuisine. Elle se dit : quel régal pour ma plante ! Elle attrape donc l’insecte et le lui donne. La fleur se referme, digère la mouche. Quelques heures plus tard, la fleur était morte d’une intoxication alimentaire. D’une vraie proie vivante ! Morte empoisonnée par la réalité !

— Ou par le D.D.T., glissa Dorothy.

— Moi, je prétends qu’elle est morte d’avoir vécu dans un environnement artificiel. À nous d’en tirer la morale. Ce n’est pas en restant ici dans leurs trois Univers que les enfants courent des risques, mais uniquement si on les en fait sortir.

Sam ne fit qu’une bouchée de ce qui lui restait de ragoût puis, s’appuyant au dossier de sa chaise, observa Sole et Dorothy Summers d’un air patelin.

« Mais il y a plus important que votre petite prise de bec à vous deux. Attendez demain. » Il s’essuya la bouche avec sa serviette de papier, la roula en boule et la lança proprement au milieu de son assiette. « Nous aurons la visite de l’un de nos collègues américains dont je crois savoir qu’il est passablement estimé par les autorités compétentes. »

Il fouilla dans sa poche.

« J’ai là un compte rendu que ce type a rédigé sur le sujet qui t’intéresse, Chris. Tu veux y jeter un coup d’œil entre-temps ? »

Sam lui tendit les feuillets photocopiés.

Thomas H. Zwingler : Analyse par ordinateur des phénomènes de désorientation verbale chez les astronautes au long cours. Première partie : Distorsion des batteries conceptuelles.

Dorothy s’étira les vertèbres cervicales pour déchiffrer le titre.

« Mon dieu, soupira-t-elle d’un air dégoûté, quel titre pompier ! »

De la tête, Sam fit un geste de dénégation.

« Je pense que tu le trouveras moins pompier quand tu le verras en chair et en os.

— Où l’as-tu déjà rencontré ? demanda Sole.

— À un séminaire, aux États-Unis, l’an dernier, répondit Sam sans plus préciser. Tom Zwingler est un chercheur itinérant, il travaille pour pas mal d’organismes. C’est un peu un synthétiseur de recherches.

— Quels organismes ? insista Sole, fâché de s’être montré, quelques instants plus tôt, si vulnérable. La Rand ? Hudson ? La NASA ?

— Je crois savoir qu’il émarge à la National Security Agency, service des communications.

— Un espion, alors ? »

Le sarcasme était également dans le sourcil levé de Dorothy.

« Tout de même pas, si j’en juge d’après son papier, Dorothy. C’est un spécialiste de l’information.

— Un spécialiste de l’entre-deux, dit Dorothy avec un sourire, comme notre Chris ? »

Le visage de Sam se ferma. Il souleva ses rondeurs de sa chaise.

« Ce sera demain après-midi, à deux heures et demie. On lui donnera un aperçu du grand art tel qu’il se pratique à Haddon. D’accord ? »

Sole fit oui de la tête.

« Il faut bien », soupira Dorothy d’un ton revêche.

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