PRÉFACE DE PIERRE BORDAGE










Cher Frank Herbert,

L’envie de vous écrire, qui m’a taraudé très longtemps avant que je l’enfouisse dans l’un de mes jardins secrets, resurgit aujourd’hui à l’occasion du cinquantième anniversaire de la publication de Dune en France. Vous m’intimidiez, vous que je n’ai jamais rencontré. Je commence à comprendre, après une trentaine d’années d’écriture, que l’auteur n’est pas l’homme, que se disséminent dans ses œuvres ses parts sombres et lumineuses, banales et grandioses, héroïques et médiocres, aimantes et haineuses, que bâtir des mondes réclame une énergie folle et un brin de mégalomanie, que les béances de l’enfance inassouvie se mêlent étroitement au besoin névrotique d’être célébré, aussi laisserai-je à d’autres la tâche ardue d’explorer en détail votre biographie. Je me contenterai de supposer que votre vie, comme la plupart des existences d’ailleurs, a suivi des cours inattendus jusqu’au jour où vous avez rencontré le succès, et même après sans doute. Que le monde de Dune est issu d’une multitude d’expériences personnelles, comme la lecture assidue de romans d’aventures, la fréquentation des gens de pouvoir, une balade magique au-dessus d’un paysage de sable, l’étude des écosystèmes, des religions et des populations des déserts, la connaissance de Jung et de ses travaux psychanalytiques, une conversation avec votre ami Jack Vance sous le ciel étoilé de Californie. Qu’un jour, l’occasion s’est présentée d’entamer les premières lignes de votre roman avec le mélange d’enthousiasme et d’inquiétude qui caractérise tout commencement. Que le découragement vous est tombé dessus à la première embûche, mais que, guidé par un fil lumineux dans vos labyrinthes intérieurs, vous avez égaillé les doutes, ces charognards de l’esprit, et vous vous êtes drapé dans cette vertu essentielle pour un écrivain qu’est la persévérance.

Une œuvre, et particulièrement un cycle de cette ampleur, est souvent un incessant aller et retour entre exaltation et consternation. Je vous imagine, penché sur votre bureau, en train de bâtir votre monde à la seule force de vos mots, ses systèmes politiques, ses rivalités ancestrales, ses enjeux colossaux, ses confréries plus ou moins secrètes, ses écosystèmes fantastiques. Peut-être également que l’écriture de Dune vous est venue d’un jet, comme un jaillissement de source, et que vous n’avez levé le nez de vos feuillets (rédigés à la main ? sur une machine à écrire ?) qu’en inscrivant les mots Fin du livre 1 en bas ou au milieu de la page. Dans quel état étiez-vous alors ? Étiez-vous simplement soulagé d’être venu à bout du premier tome de cette titanesque entreprise ? Pensiez-vous avoir accouché d’un chef-d’œuvre ? Rêviez-vous à un succès fulgurant ou aviez-vous un rejet, un dégoût presque, de ce texte auquel vous aviez consacré des heures, des jours, des mois, une ou plusieurs années ? Correspondait-il au livre que vous aviez imaginé ? Aviez-vous conçu un plan précis, et, dans l’affirmative, l’avez-vous scrupuleusement respecté ou bien vous en êtes-vous légèrement ou largement écarté ? Les personnages vous ont-ils obéi jusqu’au bout ou ont-ils pris leur liberté ? Se sont-ils rebellés contre votre volonté de démiurge ? Aviez-vous des regrets, des remords, des frustrations ? La tentation vous a-t-elle effleuré de faire table rase et de recommencer depuis le début ? Tant de questions que j’aurais adoré vous poser et auxquelles je ne recevrai jamais de réponse. Sans doute revient-il à d’autres, pourquoi pas à l’un de vos proches, de soulever des coins de vos voiles, de révéler une part de vos mystères.

Quelle importance, dans le fond ? Votre œuvre est ce qui reste de vous, et l’on risque d’inutiles et amères désillusions à chercher l’homme dans l’écrivain. Vous demeurerez toujours pour moi le père de Dune, et je me satisferai pleinement de mon intimité avec vos mots. Je garde à l’esprit qu’il y a beaucoup de vous dans l’écriture, ce redoutable filet qui drague les profondeurs de l’inconscient pour ramener à la surface des aspects de l’auteur que lui-même ignore, mais je ne chercherai pas à traquer votre personnalité dans votre texte. Je peux aussi bien vous entrevoir dans le duc Leto Atréides que dans son fils Paul Muad’Dib, dans le mentat et maître assassin Thufir Hawat que dans l’empereur Shaddam IV, dans le baron Vladimir Harkonnen, affublé pourtant de quelques penchants coupables, que dans la Révérende Mère Mohiam, dans Dame Jessica, épouse du duc Leto et mère de Paul, que dans Glossu Rabban, dit la Bête en raison de sa grande cruauté, dans un soldat sardaukar que dans Stilgar, le naib du sietch Tabr… Je perçois votre souffle dans l’élimination des machines pensantes par le Jihad butlérien, dans l’école des mentats, dans les arcanes de la Guilde spatiale, dans les intrigues du Bene Gesserit, dans les croyances du peuple fremen, dans les évolutions des danseurs-visages du Bene Tleilax… C’est le privilège et la responsabilité du créateur que de se tapir dans chaque recoin de son monde. Si nous sommes vraiment issus de la déflagration originelle, je présume qu’en tant que lointains descendants de l’instant premier créateur, le fiat lux originel, nous en gardons tous des réminiscences, une empreinte plus ou moins marquée. De la même façon, vous imprégnez chaque scène, chaque paysage, chaque organisation, chaque écosystème, chaque personnage, chaque croyance, chaque bataille, chaque manipulation, chaque péripétie, chaque grain de sable qui forment l’univers de Dune.

C’est vous dire, cher Frank Herbert, à quel point est fascinante la complexité de votre création et, par conséquent, de votre être. Dès la première page, dès la première épigraphe extraite du Manuel de Muad’Dib par la princesse Irulan, je suis devenu l’un de vos inconditionnels. Ce court paragraphe m’a instantanément projeté dans un autre temps et un autre espace, provoquant en moi le fameux effet vertige propre à la science-fiction, genre que je venais tout juste de découvrir à l’université de Nantes lors d’un cours de littérature comparée (au passage, je rends hommage à l’ouverture d’esprit du professeur qui n’avait pas hésité à accoler ces deux mots, littérature et science-fiction, dans un temple des Lettres). Les auteurs d’imaginaire sont coutumiers du procédé. L’épigraphe permet d’éclairer la construction fictive sous d’autres angles et lui confère une véritable dimension verticale qui, un peu comme des fondations, consolide l’ouvrage en lui attribuant une forme de légitimité historique. Le récit paraît ainsi s’être glissé par effraction dans la mémoire collective. Les quelques lignes de la première épigraphe de Dune m’annonçaient que j’entrais dans une histoire suffisamment étayée et solide pour donner naissance à ses propres légendes. Une porte s’entrebâillait sur un monde qui dévoilait quelques-uns de ses monts et merveilles : les sœurs du Bene Gesserit, un mystérieux héros appelé Muad’Dib, l’empereur Padishah Shaddam IV, la planète Arrakis, plus connue sous le nom de Dune… Les noms, à la fois familiers et étranges, me raccrochaient aux antiques légendes terrestres. Les mots latins Bene Gesserit me plongeaient dans des périodes méconnues d’avant le Moyen Âge, le nom de Muad’Dib me renvoyait à la langue et aux traditions arabes, celui de Padishah à la culture perse. Shaddam IV, figure d’un antique système politique en voie d’obsolescence, régnait sur des planètes inconnues, Arrakis, Caladan, indice de lointaines conquêtes spatiales, donc d’une civilisation future ayant développé une technologie avancée. Le tout, telle une bande-annonce redoutable, me donnait une furieuse envie de plonger corps et âme dans le récit et de relier les fils en apparence inextricables.

Voilà comment vous m’avez piégé, cher Frank Herbert. Bercé depuis l’enfance par les mythologies et les épopées héroïques, je me suis retrouvé à la fois en terrain familier et dans des mondes inconnus. Vous avez réussi à compresser l’espace dans les sillons narratifs creusés par nos lointains ancêtres. L’odyssée de Paul Atréides sur la désertique planète Dune a tout d’un récit homérique. Sa famille, tout d’abord, se targue comme son nom l’indique de plonger ses racines dans l’Antiquité grecque. Les trahisons qui aboutissent à la chute de la maison Atréides rappellent ces perfidies qui sont l’un des leviers principaux des mythes terrestres. Râma, dans l’épopée du Râmâyana par exemple, est exilé de la ville et déchu de son titre de prince héritier suite aux manœuvres traîtresses de la troisième épouse de son père. Les dons de Paul, obtenus par des principes éducatifs élitistes, en font d’emblée un être d’exception. Son âge, sa fuite, son errance dans le désert, sa rencontre avec le peuple fremen, sa transformation en chef de guerre, sont typiques des récits d’apprentissage où l’aspirant héros affronte de nombreuses épreuves avant d’épouser son extraordinaire destinée. Je me suis rendu compte, par la suite, que bon nombre de space operas entrelaçaient les ressorts archaïques et l’exploration spatiale, comme si, plus on s’éloignait de l’ici et maintenant, plus l’auteur pris de vertige ressentait le besoin de se raccrocher de toutes ses forces à ses racines terrestres. Qu’en est-il pour vous, cher Frank Herbert ? Avez-vous ressenti l’ivresse de l’infini, ou bien avez-vous sciemment utilisé les vieux schémas narratifs pour mieux les tordre par la suite, comme semblent l’indiquer les tomes suivants ? Vous êtes-vous laissé emporter par votre propre flot, ou aviez-vous prévu dès le départ de vous livrer à une réflexion sur le pouvoir, vous qui avez un temps arpenté ses arcanes ?

Vous n’avez pas connu les réseaux sociaux, où chacun peut exprimer une opinion sur votre œuvre, ou vous prêter des intentions qui vous étaient peut-être étrangères, mais les discussions enflammées à votre sujet sont la preuve irréfutable de l’extraordinaire dimension de votre travail. Un univers aussi foisonnant recèle évidemment un grand nombre d’énigmes, dont je ne suis pas certain que vous soyez vous-même en mesure de les résoudre toutes. Je me suis interrogé, entre autres, sur la fonction de la religion dans Dune. On pourrait ne voir dans vos références constantes au jihad et à la religion musulmane qu’une simple transposition des populations les plus connues des déserts terrestres, les bédouins et autres Touaregs, et de la religion qui leur est communément associée, l’islam. On pourrait également penser que pour combattre un empire galactique aussi tentaculaire, aussi figé que celui de l’Impérium, on a besoin de l’extraordinaire puissance conférée par la croyance mystique. Le jihad représente la forme de combat la plus extrême, la moins corruptible, parce qu’il est avant tout dirigé contre soi-même et qu’il se cultive dans un désert implacable traversé de tempêtes dantesques où la moindre goutte est vénérée comme le plus précieux des trésors. Les guerriers fremens, les autochtones de Dune, survivent dans des conditions difficiles dans l’attente de la guerre libératrice promise depuis des siècles. Ils portent leurs distilles, ces combinaisons qui leur permettent de recueillir les excrétions de leurs corps pour les recycler en eau, comme des armures. Quand Paul, en fuite, échoue dans l’un de leurs sietchs, ils reconnaissent en lui le Mahdi, le messie de leurs prophéties (ou des prophéties inspirées par les sœurs du Bene Gesserit, maîtresses en manipulations génétiques et tisseuses d’avenirs) et, sous ses ordres, forment immédiatement une redoutable armée de reconquête.

Où donc, cher Frank Herbert, avez-vous puisé l’idée de l’épice, appelée aussi Mélange, la richesse de Dune pour laquelle s’affrontent avec férocité tous les puissants de votre monde ? Certains puristes de la science-fiction n’ont sans doute pas manqué de vous objecter que votre épice et la prescience qu’elle est censée conférer à ses utilisateurs, dont les navigateurs de la Guilde, qui s’en servent pour choisir les voies spatiales les plus sûres, revêt un caractère magique plutôt que scientifique, mais, après tout, elle n’est que la prolongation des recherches d’ouverture des champs de conscience engagées entre autres par Aldous Huxley et Timothy Leary, peut-être par vous-même également. Avez-vous imaginé l’épice parce que vous aviez besoin d’une matière convoitée par tout l’univers ou/et d’abord pour ses étonnantes propriétés cérébrales ? Je suis curieux de savoir ce qui vous est venu en premier, l’épice elle-même ou l’écosystème qui la produit ? L’œuf ou la poule ? Avez-vous commencé par l’une des créatures les plus spectaculaires de votre œuvre, le ver géant des sables, le Shai-hulud des Fremen, le producteur de la précieuse substance dans un cycle intégrant les essentielles truites des sables ? Le ver géant dont l’ennemi mortel est l’eau ? La capture du Shai-hulud, élevée au rang de rite initiatique par les Fremen, m’a transporté. Je me suis retrouvé dans la peau d’un frêle humain plantant un marteleur dans le sable pour attirer un monstre à l’insatiable appétit dont la longueur atteint parfois plusieurs kilomètres. Lorsque la bête jaillit dans un énorme éclaboussement de sable, je cours vers elle, lance mes crochets qui s’accrochent à sa carapace, grimpe sur sa phénoménale échine et, me servant de ces mêmes crochets comme de rênes, je guide ma nouvelle monture à travers les mers de sable d’Arrakis. Il n’existe pas beaucoup de sensations comparables à celle-là. Rien que pour ce vertigineux voyage, je vous remercie de m’avoir accueilli dans votre parc d’attractions dunaire. J’aurais aimé avoir les yeux entièrement bleus, comme les Fremen et tous ceux qui consomment de l’épice ou vivent dans son environnement, j’aurais eu l’impression d’être admis dans une confrérie légendaire, mais ils ont gardé leur couleur naturelle… partiellement bleue. Que voulez-vous, la coloration des yeux, peut-être un détail pour vous, m’a profondément marqué : elle seule suffisait à ancrer les personnages dans une réalité saisissante. Si les yeux sont des miroirs de l’âme, alors ces âmes-là proclamaient leur confiance absolue dans l’épice, la seule capable de les guider vers des destins glorieux.

Tant d’autres éléments de votre univers m’ont subjugué, cher Frank Herbert, que je n’aurais pas la place ici de les citer tous. À en croire vos légions d’admirateurs et le rang de Dune dans les divers classements des œuvres de science-fiction, je ne suis pas le seul à l’avoir été. Il n’est qu’à constater l’énergie dépensée par certains pour adapter votre roman au cinéma, Alejandro Jodorowsky, par exemple, qui n’est pas parvenu à réaliser le film que vos mots lui avaient inspiré bien qu’il eût rassemblé une formidable équipe artistique autour de lui, ainsi que le raconte le documentaire Jodorowsky’s Dune. Il me semble que vous avez vous-même participé au film de David Lynch, tourné après l’échec du projet de Jodorowsky. Avez-vous retiré de la satisfaction ou de la frustration de cette collaboration ? Quel effet les images ont-elles produit sur vous ? Vous êtes-vous senti respecté ou trahi ? Vous êtes-vous senti dépossédé de votre imaginaire ou avez-vous ressenti de la fierté d’avoir été adoubé par Hollywood ? En tant que lecteur, j’ai très rarement vu des adaptations audiovisuelles surpasser le pouvoir évocateur de l’écrit. Il aurait sans doute fallu un réalisateur de la trempe de Stanley Kubrick pour que le passage de la page à l’écran accouche d’un monument aussi imposant que la vôtre. Espérons que le manque sera bientôt comblé par la prochaine adaptation de Denis Villeneuve que, étant donné l’envergure de ce réalisateur, tout le monde attend avec impatience. Quoi qu’il en soit, il nous reste l’original, votre texte, pur, immuable, qui, j’en suis convaincu, traversera les siècles au point d’être confondu dans un lointain futur avec un récit fondateur de l’humanité.

Je ne peux prendre congé de vous, cher Frank, sans vous faire un aveu, non que je sois coupable d’un quelconque manquement à votre égard, mais pour vous montrer à quel point la lecture de Dune dans son bel habillage gris métallique de la collection « Ailleurs et Demain » a eu de l’influence sur moi. J’avais lu d’autres ouvrages comme les Chroniques martiennes de Ray Bradbury, Demain les chiens de Clifford D. Simak, En terre étrangère de Robert A. Heinlein, et quelques autres, mais, encore novice dans le domaine de la science-fiction, c’est lors de la découverte de votre roman phare que s’est enracinée en moi cette envie d’écrire qui, jusqu’alors, planait telle une insaisissable chimère. Je me suis rendu compte, grâce à vous, qu’on pouvait donner naissance par le seul levier des mots à un univers d’une ampleur extraordinaire, une prise de conscience confirmée ensuite par la lecture du Seigneur des Anneaux de Tolkien ou de Fondation d’Asimov. Vous êtes et resterez toujours le premier à m’avoir ouvert la porte d’un livre-univers. Je vous dois des heures de jubilation et des émerveillements en cascade, qui m’ont habité lorsque, des années plus tard, je me suis attelé à la tâche enthousiasmante et périlleuse d’écrire mon propre livre-univers, Les Guerriers du silence. Je vous ai dit plus haut qu’il y avait de vous dans chaque aspect de Dune, je vous assure qu’il y a de vous aussi dans les pages des Guerriers du silence, non que je me considère comme votre égal, une prétention qui serait ridicule, ni que j’aie songé à vous plagier, une pratique qui aurait été décevante, mais parce que j’avais, plus ou moins consciemment, mes souvenirs de lecteur sans cesse à l’esprit en rédigeant mes lignes et que je me suis accroché dans les moments de doute à votre propre persévérance, à votre splendide accomplissement. Vous voilà tout à coup encombré d’un filleul non désiré, vous qui avez quitté cette terre en 1986, année pendant laquelle j’étais en pleine écriture de mon premier roman. Une simple coïncidence ? Je ne crois pas trop au hasard, ou alors, s’il faut absolument employer ce mot, nous nous trouvons là devant un cas hautement probable de hasard fécond.

Je ne vous dérange pas davantage. Je ne sais pas où vous en êtes de votre voyage post mortem, mais, quoi qu’il en soit, cher Frank Herbert, je vous remercie du plus profond de mon être de tout ce que vous avez fait pour moi sans le savoir, comme, sans doute, à des millions d’autres lecteurs, et je vous adresse mes plus cordiales et confraternelles salutations.


Pierre Bordage

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