« Contrôlons la monnaie et les alliances. Que la racaille s’amuse du reste. » Ainsi dit l’Empereur Padishah. Et il ajoute : « Si vous voulez des profits, il vous faut régner. » Il y a une certaine vérité dans ces paroles, mais pour ma part, je me demande : « Où est la racaille et où sont les gouvernés ? »

Message Secret de Muad’Dib au Landsraad,


extrait de L’Éveil d’Arrakis, par la Princesse Irulan.









Sans cesse, une pensée revenait à l’esprit de Jessica : Paul va bientôt être soumis à l’épreuve du faiseur. Ils ont essayé de me cacher cela, mais c’est évident. Et Chani est partie pour quelque mystérieuse destination.

Assise dans sa chambre, elle profitait d’un moment de repos entre deux classes de nuit. La chambre était agréable mais pas aussi grande cependant que celle qu’elle avait connue au Sietch Tabr avant la fuite devant le pogrom. Pourtant, les tapis étaient profonds, les coussins moelleux, et il y avait une table à café basse, des tentures multicolores et des brilleurs à la clarté douce. La senteur âcre qui flottait dans la pièce était celle de tous les sietchs Fremen, une senteur qu’elle associait à un sentiment de sécurité.

Pourtant, elle savait que jamais elle ne pourrait se débarrasser de l’impression d’être en un lieu étranger. Et cela, les tentures et les tapis ne parvenaient pas à l’empêcher.

Un tambourinement, un battement, un tintement lui parvint. Ce devait être pour une naissance. Probablement celle de l’enfant de Subiay. Son temps approchait. Jessica savait qu’elle verrait bien assez tôt le bébé lorsqu’on le lui amènerait pour la bénédiction. Elle savait aussi qu’Alia, sa fille, serait présente à la cérémonie et lui rapporterait ce qu’elle avait vu et entendu.

Le moment n’était pas encore venu de la prière de nuit. Ils n’auraient pas commencé à célébrer une naissance alors que la cérémonie pour les raids d’esclavage sur Poritrin, Bela Tegeuse, Rossak et Harmonthep était si proche.

Jessica eut un soupir. Elle savait qu’elle essayait de ne pas penser à son fils et aux dangers qu’il affrontait. Les puits piégés avec leurs épines empoisonnées, les raids harkonnens (ceux-ci devenaient plus rares du fait des armes nouvelles que Paul avait données aux Fremen) et les périls naturels du désert, la soif, les crevasses de poussière et les faiseurs.

Elle pensa qu’il lui fallait demander son café et, dans le même temps, elle évoqua une fois encore le paradoxe de l’existence Fremen, de ces hommes qui connaissaient dans leurs sietchs une vie plus agréable que celle des pyons des creux tout en souffrant bien pis d’un hajra au désert que n’importe quel mercenaire harkonnen.

Une main sombre apparut entre les tentures et déposa une tasse sur la table avant de disparaître. L’arôme du café d’épice se répandit dans la pièce.

Une offrande pour la célébration de la naissance, pensa-t-elle.

Elle prit la tasse et but une gorgée, se souriant à elle-même : Où, dans notre univers, se demandait-elle, une personne de ma position pourrait-elle accepter une boisson offerte par une main anonyme et la boire sans peur ? Bien sûr, à présent je pourrais altérer n’importe quel poison avant qu’il ne me fasse du mal, mais celle qui m’a donné cette tasse ne le sait pas.

C’était chaud, délicieux. Elle sentit la force, l’énergie contenues dans le café. Elle se demanda alors quelle autre société aurait eu ce respect naturel pour sa tranquillité et son isolement, un respect qui faisait que celui qui offrait ne se montrait pas ? Le respect et l’amour seuls lui avaient valu cette offrande… avec une trace de crainte.

Puis un nouvel élément lui apparut : elle avait pensé au café et il était venu. Elle savait qu’il n’y avait là aucun effet de télépathie. C’était le tau, l’unité de la communauté du sietch, la compensation naturelle au poison subtil que représentait leur alimentation à base d’épice. La grande masse du peuple ne pouvait espérer atteindre la liberté que lui avait conférée l’épice. Les gens n’avaient pas été éduqués pour cela, ils n’avaient pas été préparés. Leur esprit rejetait ce qu’il ne pouvait appréhender ou admettre. Pourtant, parfois, ils réagissaient comme un organisme unique.

Et jamais le soupçon d’une coïncidence n’effleurait leurs pensées.

Paul a-t-il subi l’épreuve ? se demanda Jessica. Il a des capacités pour triompher, mais l’accident peut venir à bout des meilleurs.

Attente.

C’est la tristesse, songea-t-elle. On ne peut attendre aussi longtemps. Alors, la tristesse de l’attente vous submerge.

L’attente imprégnait leurs vies.

Nous sommes ici depuis plus de deux années, songea-t-elle, et il nous reste au moins deux fois aussi longtemps à attendre avant d’essayer d’arracher Arrakis au gouverneur Harkonnen, le Mudir Nahya. Rabban la Bête.

« Révérende Mère ? »

La voix, par-delà les tentures, était celle de Harah, la seconde femme dans le ménage de Paul.

« Oui, Harah. »

Les tentures s’ouvrirent et Harah parut se glisser au travers du tissu. Elle portait une robe drapée de couleur orangée qui exposait ses bras presque jusqu’aux épaules. Sa chevelure noire était séparée par le milieu, formant comme deux élytres noires d’insecte, plates et brillantes. Ses traits acérés d’oiseau rapace étaient crispés. Derrière elle entra Alia. Alia avait environ deux ans.

En voyant sa fille, Jessica fut frappée, une fois de plus, par sa ressemblance avec Paul, au même âge. Alia avait les mêmes grands yeux solennels, la même fermeté dans le dessin de sa bouche et les cheveux aussi noirs. Mais il existait aussi des différences subtiles et c’était en elles que la plupart des adultes trouvaient leur inquiétude. Cette enfant avait un calme et une vigilance qui n’étaient pas de son âge. Les adultes étaient choqués de la voir rire d’un jeu de mots subtil sur le sexe. Ou bien, prêtant l’oreille à cette voix zézayante, formée par une bouche au palais encore mou, ils entendaient des remarques qui témoignaient d’une expérience impossible à un bébé de deux ans.

Avec un soupir d’exaspération, Harah se laissa aller sur un coussin et fronça les sourcils à l’adresse d’Alia.

Jessica fit un geste. « Alia. »

L’enfant s’étendit sur un coussin devant sa mère et lui prit la main. Le contact de la chair réveilla en Jessica cette mutuelle perception qu’elle avait découverte avant même la naissance de sa fille. Il ne s’agissait pas de pensées partagées en commun, bien qu’il y eût un peu de cela lorsque Jessica, au cours d’une cérémonie, transformait l’épice-poison. C’était quelque chose de plus vaste, la perception immédiate d’une autre étincelle vivante, une sensation aiguë et poignante, une liaison émotionnelle qui les fondait l’une dans l’autre.

Du ton solennel qui convenait aux membres de la maison de son fils, Jessica dit : « Subakh ul kuhar, Harah. La nuit t’a-t-elle trouvée en bonne santé ? »

Sur le même ton, Harah répondit : « Subakh un nar. Je suis en bonne santé. »

Sa voix n’avait presque aucune tonalité. À nouveau, elle soupira.

Jessica perçut de l’amusement chez Alia.

« La ghanima de mon frère est en colère contre moi », dit Alia avec son léger zézaiement.

Jessica remarqua le terme qu’elle venait d’employer à propos de Harah : ghanima. Les subtilités du langage Fremen donnaient à ce mot le sens de « quelque chose acquis durant la bataille ». La façon dont il avait été prononcé impliquait que ce « quelque chose » n’avait plus sa fonction d’origine, que ce n’était plus qu’un ornement, un fer de lance utilisé pour lester un rideau.

Harah tourna vers Alia un visage sombre. « N’essaye pas de m’insulter, enfant. Je connais mon rang. »

« Qu’as-tu fait encore, cette fois-ci ? » demanda Jessica à sa fille.

Ce fut Harah qui répondit. « Non seulement elle a refusé de jouer avec les autres enfants aujourd’hui, mais elle s’est introduite là où… »

« Je me suis cachée derrière les tentures et j’ai assisté à la naissance de l’enfant de Subiay, dit Alia. C’est un garçon. Il a crié… Quels poumons ! Quand il a eu assez crié… »

« Elle est apparue et l’a touché, dit Harah. Et il s’est arrêté. Tout le monde sait qu’un bébé Fremen doit crier à sa naissance s’il est au sietch, parce que plus tard, au cours du hajra, il ne pourra plus le faire. »

« Il avait assez crié, dit Alia. Je voulais seulement sentir son étincelle, sa vie. C’est tout. Et quand il m’a sentie, il n’a plus voulu crier. »

« Cela a fait encore parler les gens », dit Harah.

« Le garçon de Subiay est sain ? » demanda Jessica. Elle devinait que Harah était profondément troublée par quelque chose d’autre et elle se demandait quoi.

« Aussi sain que peut le désirer une mère, dit Harah. Ils savent qu’Alia ne lui a fait aucun mal. Il ne leur importe pas tellement qu’elle l’ait touché. Il s’est calmé aussitôt et il était heureux. C’était… » Harah se tut et haussa les épaules.

« L’étrangeté de ma fille, c’est cela, n’est-ce pas ? demanda Jessica. C’est la façon qu’elle a de parler de choses qui ne devraient pas la concerner avant des années et d’autres qu’elle ne devrait pas connaître… des choses du passé. »

« Comment pouvait-elle savoir ce qu’est l’aspect d’un enfant sur Bela Tegeuse ? » demanda Harah.

« Mais il était ainsi ! lança Alia. Le garçon de Subiay était exactement comme le fils de Mitha qui est né avant le départ. »

« Alia ! s’écria Jessica. Je t’ai avertie. »

« Mais, Mère, je l’ai vu et c’était vrai, il… »

Jessica secoua la tête. Elle lisait sur les traits de Harah. À qui ai-je donné le jour ? se demanda-t-elle. À une fille qui, à sa naissance, savait déjà tout ce que je savais… et plus encore. Tout ce qui lui avait été révélé dans les corridors du passé par la Révérende Mère, au-dedans de moi.

« Ce ne sont pas seulement les choses qu’elle dit, fit Harah. Il y a aussi les exercices. La façon qu’elle a de s’asseoir et de regarder les rochers en ne bougeant qu’un muscle près de son nez, un doigt ou… »

« Cela fait partie de l’éducation bene gesserit, dit Jessica. Tu le sais, Harah. Nierais-tu l’héritage de ma fille ? »

« Révérende Mère, vous savez bien que ces choses ne m’importent guère. Il s’agit du peuple et de ce qu’il murmure. Je pressens le danger. Ils disent que votre fille est un démon, que les autres enfants refusent de jouer avec elle, qu’elle est… »

« Elle a si peu de choses en commun avec les autres enfants, dit Jessica. Elle n’est pas un démon, non. Elle est seulement… »

« Bien sûr qu’elle ne l’est pas ! »

Jessica fut surprise par la véhémence de Harah et elle jeta un coup d’œil à sa fille. Celle-ci apparaissait perdue dans ses pensées. Elle irradiait comme une impression… d’attente. Jessica reporta son regard sur Harah.

« Je te respecte en tant que membre de la maison de mon fils, dit-elle. (Alia s’agita nerveusement.) Tu peux me faire part de tout ce qui te tourmente. »

« Bientôt, je ne ferai plus partie de la maison de votre fils, dit Harah. Si j’ai attendu aussi longtemps, ce n’était que pour le bien de mes fils, pour l’éducation spéciale qu’ils recevaient en tant que fils d’Usul. C’est le moins que je pouvais leur donner, puisqu’il est bien connu que je ne partage pas le lit de votre fils. »

À nouveau, Alia bougea auprès de sa mère, à demi endormie.

« Pourtant, dit Jessica, tu aurais fait une bonne compagne pour mon fils. » Et elle pensa en elle-même, comme toujours : Une compagne… pas une épouse. Puis ses pensées rejoignirent le sujet qui était commun à tout le sietch, le centre des conversations : la liaison de Paul avec Chani.

J’aime Chani, pensa-t-elle. Mais elle se rappelait dans le même instant que l’amour devait s’effacer devant la nécessité royale. Aux mariages royaux, il était d’autres raisons que l’amour…

« Vous pensez que j’ignore ce que vous projetez pour votre fils ? » demanda Harah.

« Que veux-tu dire ? »

« Vous projetez de rassembler les tribus sous son pouvoir. »

« Est-ce mal ? »

« Je vois du danger pour lui… Et Alia fait partie de ce danger. »

Alia se rapprocha tout contre sa mère, ouvrit les yeux et regarda Harah.

« Je vous ai observées toutes les deux, reprit Harah. J’ai vu la façon dont vous vous touchiez. Alia est pareille à ma propre chair puisqu’elle est la sœur d’un être qui est comme mon frère. Je l’ai veillée, je l’ai gardée alors même qu’elle n’était qu’un bébé, depuis le temps où nous avons fui devant la razzia. J’ai lu bien des choses en elle. »

Jessica hocha la tête. Elle sentait grandir l’irritation d’Alia, à côté d’elle.

« Vous savez ce que je veux dire, poursuivit Harah. Cette façon qu’elle a eue de comprendre immédiatement ce que nous lui disions. Aurait-on jamais vu un bébé qui fût au courant de la discipline de l’eau ? Et dont les premiers mots auraient été : Je t’aime, Harah. (Elle regarda Jessica.) Pourquoi croyez-vous que j’aie accepté ses insultes ? Je savais bien qu’il n’y avait aucun mal en elle. »

Alia leva les yeux sur sa mère.

« Oui, j’ai le pouvoir de raisonner, Révérende Mère, continua Harah. J’aurais pu être la Sayyadina. J’ai vu ce que j’ai vu. »

« Harah… (Jessica haussa les épaules.) Je ne sais que te dire. » Et elle ressentit soudain de la surprise, parce qu’elle venait d’exprimer la vérité.

Alia se redressa, raffermit ses épaules. Jessica perçut la fin de l’attente, une émotion faite de tristesse et de décision.

« Nous avons fait une faute, dit Alia. À présent, nous avons besoin de Harah. »

« C’est lors de la Cérémonie de la Graine, dit Harah, que vous avez changé l’Eau de Vie, Révérende Mère, alors qu’Alia était en vous. »

Besoin de Harah ? se demanda Jessica.

« Qui d’autre pourrait parler au peuple et aider à me faire comprendre ? » demanda Alia.

« Que pourrait-elle faire ? »

« Elle le sait déjà », dit Alia.

« Je leur dirai la vérité, fit Harah. (Son visage à la peau olivâtre était soudain ancien et triste, couvert de rides, semblable à celui d’une sorcière.) Je leur dirai qu’Alia faisait semblant d’être une petite fille mais qu’elle ne l’a jamais été. »

Alia secoua la tête. Des larmes coulèrent sur ses joues et Jessica ressentit la vague de chagrin qui la balayait avec une extraordinaire violence.

« Je sais que je suis un monstre », dit Alia dans un souffle, et cette phrase d’adulte dans la bouche de sa fille fut pour Jessica comme une affreuse confirmation.

« Tu n’es pas un monstre ! lança Harah. Qui oserait le prétendre ? »

À nouveau, Jessica s’émerveilla de la note de protection ardente qu’elle venait de percevoir dans la voix de Harah. Et elle se rendit compte que le jugement de sa fille était juste : elles avaient besoin de Harah. La tribu comprendrait Harah, ses paroles comme ses émotions, car il était évident qu’elle aimait Alia comme sa propre enfant.

« Qui a dit cela ? » dit Harah.

« Personne. »

Alia essuya les larmes de son visage à l’aide d’un coin de l’aba de sa mère. Puis elle effaça les plis de la robe.

« Alors tu n’as rien dit », reprit Harah.

« Oui, Harah. »

« Et maintenant, il faut que tu me dises comment c’était afin que je le répète aux autres. Dis-moi ce qui t’est arrivé. »

Alia regarda sa mère. Jessica acquiesça.

« Un jour, dit Alia, je me suis éveillée. J’avais l’impression d’avoir dormi et pourtant je ne me rappelais de rien. J’étais dans un endroit chaud, et sombre. Et j’avais peur. »

En écoutant les paroles zézayantes de sa fille, Jessica se souvint de la grande caverne.

« J’avais peur, continuait Alia, et j’ai essayé de fuir, mais cela n’était pas possible. Alors, j’ai vu une étincelle… Ou plutôt, je ne l’ai pas vue exactement. Elle était seulement là avec moi et je ressentais ses émotions… Elle me berçait, me calmait, me disait que tout se passerait bien pour moi. C’était ma mère. »

Harah se frotta les yeux et sourit à Alia d’un air rassurant. Pourtant, il y avait encore une étincelle farouche dans le regard de la femme Fremen, comme si ses yeux, eux aussi, écoutaient les paroles qu’elle prononçait.

Et Jessica se dit : Que savons-nous des pensées des autres… de leurs expériences, de leur éducation, de leurs ancêtres ?

« Alors même que je me sentais rassurée et en sécurité, reprit Alia, une autre étincelle vint nous rejoindre… et tout se produisit en même temps. Cette autre étincelle était la Révérende Mère. Elle… échangeait des vies avec ma mère… tout… et j’étais avec elles, je voyais… Et puis tout fut fini et je fus elles, et tous les autres et moi-même… Seulement, il me fallut longtemps pour être moi-même ; seule. Il y avait tant d’autres gens. »

« C’était là une chose cruelle, dit Jessica. Aucun être ne devrait s’éveiller ainsi à la conscience. Ce qui est surprenant, c’est que tu aies accepté tout ce qui t’est advenu. »

« Je ne pouvais rien faire d’autre ! se récria Alia. Je ne savais pas comment rejeter cela, comment cacher ma conscience… ou l’isoler… Tout s’est passé comme cela… Tout… »

« Nous ne savions pas, murmura Harah. Lorsque nous avons donné l’eau à votre mère pour la Changer, nous ignorions que vous existiez en elle. »

« Ne sois pas triste, Harah, dit Alia. Je ne devrais pas me plaindre. Après tout, j’ai des raisons d’être heureuse : je suis une Révérende Mère. La tribu a deux Rév… »

Elle se tut brusquement, pencha la tête et parut écouter intensément.

Harah la regarda puis revint à Jessica.

« N’avais-tu pas deviné ? » demanda Jessica.

« Chcht », fit Alia.

Un chant rythmé leur parvenait maintenant des couloirs du sietch au-delà des tentures. Il se fit de plus en plus net. « Ya ! Ya ! Yawm ! Ya ! Ya ! Yawm ! Mu zein, wallah ! Ya ! Ya ! Yawm ! Mu zein, Wallah ! »

Les chanteurs passèrent devant l’entrée et leurs voix résonnèrent dans l’appartement. Puis, lentement, elles s’estompèrent.

Alors, Jessica prononça les paroles rituelles et il y avait du chagrin dans sa voix : « C’était Ramadhan et avril sur Bela Tegeuse. »

« Ma famille était assise dans la cour, dit Harah, et l’air était tout embué par la fontaine. Il y avait un arbre à portyguls, rond et sombre, tout près de là. Et un panier avec des mish mish, du baklava et des coupes de liban, toutes choses délicieuses. Et la paix régnait en nos jardins, sur nos troupeaux… sur toute la terre. »

« La vie était pleine de joie jusqu’à la venue des raiders », dit Alia.

« Notre sang est devenu froid aux cris de nos amis », dit Jessica. Et elle sentit affluer les souvenirs venus de tous ces passés dont elle avait la connaissance.

« La, la, la ! ont crié les femmes », dit Harah.

« Les raiders ont surgi du mushtamal et leurs couteaux étaient rouges du sang de nos hommes », dit Jessica.

Et le silence tomba sur elles comme dans tout le sietch tandis qu’elles se souvenaient et ravivaient ainsi leur chagrin.

Puis Harah prononça les dernières paroles du rite avec une dureté que Jessica ne lui avait encore jamais connue.

« Nous ne pardonnerons jamais et n’oublierons jamais. »

Dans le silence qui suivit, elles perçurent une rumeur et le bruit soyeux des robes. Jessica sentit que quelqu’un s’était arrêté derrière les tentures.

« Révérende Mère ? »

C’était une voix de femme, celle de Tharthar, une des épouses de Stilgar.

« Qu’y a-t-il, Tharthar ? »

« Des ennuis, Révérende Mère. »

Jessica sentit son cœur se serrer. Elle eut peur pour Paul soudain et ne put s’empêcher de prononcer son nom dans un souffle.

Tharthar, écartant les tentures, pénétra dans la chambre. Derrière elle, tandis que le lourd tissu retombait, Jessica entrevit la foule assemblée. Elle se tourna vers la femme. Tharthar était petite, avec la peau sombre. Elle portait une robe rouge. Ses yeux étaient fixés sur Jessica et, dans ses narines dilatées, les marques des embouts étaient visibles.

« Que se passe-t-il ? » demanda Jessica.

« Des nouvelles sont venues du sable. Usul va affronter l’épreuve du faiseur… aujourd’hui. Les jeunes hommes disent qu’il ne peut échouer, qu’il chevauchera le faiseur avant que le soleil se couche. Ils se rassemblent pour une razzia. Ils vont lancer un raid sur le nord et c’est là qu’ils rencontreront Usul. Ils disent qu’ils lanceront le cri, alors. Ils disent qu’ils l’obligeront à défier Stilgar et à prendre le commandement des tribus. »

Récolter l’eau, sonder les dunes, changer ce monde lentement mais sûrement… ce n’est plus assez, pensa Jessica. Les petites expéditions, les raids en toute sécurité, cela ne leur suffit plus maintenant que nous les avons formés, Paul et moi. Ils connaissent leur force. Ils veulent se battre.

Tharthar dansait d’un pied sur l’autre et s’éclaircit la gorge.

Nous savons qu’il faut attendre prudemment, se dit Jessica, mais il y a en nous ce noyau de frustration. Et nous savons aussi le mal que peut nous faire une attente trop prolongée. Nous risquons d’oublier notre dessein.

« Les jeunes hommes disent que si Usul ne défie pas Stilgar, c’est qu’il doit avoir peur », dit Tharthar.

Elle baissa les yeux.

« C’est donc ainsi », murmura Jessica. Et elle songea : Eh bien, je l’ai vu venir. Tout comme Stilgar.

« Mon frère lui-même, Shoab, parle ainsi, dit encore Tharthar. Ils ne donneront pas le choix à Usul. »

Le moment est donc venu. Et Paul devra s’en sortir par lui-même. La Révérende Mère ne peut jouer un rôle dans la succession.

Alia retira ses mains de celles de sa mère et dit : « J’irai avec Tharthar et j’écouterai les jeunes hommes. Il existe peut-être un moyen. »

Jessica rencontra le regard de Tharthar mais ce fut à Alia qu’elle s’adressa. « Alors va. Et reviens me rapporter ce que tu auras entendu dès que possible. »

« Nous ne voulons pas que cela soit, Révérende Mère », dit Tharthar.

« Nous ne le voulons pas non plus, dit Jessica. La tribu a besoin de toute sa force. (Elle regarda Harah.) Iras-tu avec elles ? »

Harah répondit à la question qu’elle n’avait pas posée à haute voix : « Tharthar ne fera rien contre Alia. Elle sait que bientôt nous serons femmes ensemble, elle et moi, et que nous partagerons le même homme. Nous avons parlé, Tharthar et moi. (Elle regarda la femme de Stilgar puis de nouveau Jessica.) Nous nous comprenons. »

Tharthar tendit la main vers Alia. « Il faut nous hâter. Les jeunes hommes partent déjà. »

Elles franchirent les tentures. La main de l’enfant était dans celle de la femme, mais c’était l’enfant qui semblait mener la marche.

« Si Paul-Muad’Dib terrasse Stilgar, cela ne servira pas la tribu, dit Harah. Les chefs se succédaient ainsi auparavant, mais les temps ont changé. »

« Ils ont également changé pour toi », dit Jessica.

« Vous ne pouvez croire que je doute de l’issue de ce combat. Usul ne peut que vaincre. »

« C’est bien ce que j’entendais. »

« Et vous pensez que mes sentiments personnels marquent mon jugement, dit Harah. (Elle secoua la tête et les anneaux d’eau tintèrent à son cou.) Vous vous trompez. Mais peut-être pensez-vous tout aussi bien que je regrette de n’avoir pas été l’élue d’Usul et que je suis jalouse de Chani ? »

« Tu fais tes propres choix », dit Jessica.

« J’ai pitié de Chani. »

« Que veux-tu dire ? » Jessica s’était raidie, soudain.

« Je sais ce que vous pensez de Chani. Vous pensez qu’elle n’est pas la femme qu’il faut à votre fils. »

Jessica se détendit et se laissa aller sur les coussins. Elle haussa les épaules. « Peut-être. »

« Il se pourrait que vous ayez raison, dit Harah. Dans ce cas, vous trouverez une alliée surprenante dans la personne de Chani elle-même. Pour Lui, elle ne désire que ce qui est le mieux. »

Jessica sentit sa gorge se serrer. « Chani m’est très chère. Elle ne pourrait… »

« Vos tapis sont très sales, dit Harah en promenant les yeux par toute la pièce, évitant le regard de Jessica. Tant de gens viennent ici. Vous devriez les faire nettoyer plus souvent. »

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