Les mains bougent, les lèvres bougent.
Les idées surgissent de ses paroles,
Et son regard est dévorant !
Il est une île sur lui seul close.
Description extraite du Manuel de Muad’Dib,
par la Princesse Irulan.
Dans les lointains de la caverne, des tubes à phosphore jetaient une faible clarté sur la foule qui se rassemblait. Le regard de Jessica se porta sur les reflets qui couraient sur les murailles rocheuses et elle se dit que cet endroit était plus vaste encore que le Hall de Rassemblement de l’école Bene Gesserit. Elle estimait à environ cinq mille le nombre des Fremen qui se pressaient maintenant autour de la terrasse où elle se tenait en compagnie de Stilgar.
Et il en arrivait d’autres.
L’air était empli du murmure des voix.
« Votre fils a été convoqué, Sayyadina, dit Stilgar. Désirez-vous qu’il partage votre décision ? »
« Pourrait-il la changer ? »
« Il est certain que l’air avec lequel vous parlez vient de vos poumons, mais… »
« La décision demeure telle. »
Mais elle éprouvait des doutes. Elle se demandait si elle devait utiliser Paul comme une excuse pour échapper à une situation dangereuse. Elle devait également penser à cette fille qui n’était pas encore née. Ce qui mettait en danger la chair de la mère mettait aussi en danger celle de la fille.
Des hommes approchèrent, portant des tapis roulés. Grognant sous le poids, ils déposèrent leur fardeau dans un nuage de poussière.
Stilgar prit le bras de Jessica et l’entraîna jusque dans la corne acoustique qui formait la limite arrière de la terrasse rocheuse. Il lui désigna un banc taillé à même le roc. « La Révérende Mère va y prendre place, dit-il, mais vous pouvez vous reposer jusqu’à ce qu’elle arrive. »
« Je préfère demeurer debout », dit Jessica.
Elle regarda les hommes dérouler les tapis, les déployer sur toute la terrasse. Puis son regard revint à la foule. Il y avait bien au moins dix mille personnes, maintenant.
Il en arrivait toujours.
Dehors, sur le désert, elle le savait, le crépuscule rouge survenait déjà. Mais ici, dans la caverne, régnait un demi-jour perpétuel, une grisaille qui emplissait cette vastitude où tous ces gens étaient venus pour la voir risquer sa vie.
À sa droite, un passage s’ouvrit dans la foule et elle vit s’approcher Paul, escorté de deux jeunes garçons. Ces derniers avaient une attitude hautaine et troublante. Fronçant les sourcils, ils gardaient une main sur leur couteau.
« Les fils de Jamis qui sont à présent ceux d’Usul, dit Stilgar. Ils prennent leur rôle d’escorte avec beaucoup de sérieux. » Il sourit à l’adresse de Jessica.
Elle devina l’effort qu’il faisait pour la détendre et elle lui en fut reconnaissante. Mais elle ne parvenait pas à détourner son esprit du danger qu’elle allait affronter.
Je n’avais que ce choix, songea-t-elle. Nous devons agir rapidement pour assurer notre place au sein de ces Fremen.
Paul monta sur la terrasse, laissant les enfants de Jamis en bas. Il s’arrêta devant sa mère, jeta un regard à Stilgar, puis dit : « Que se passe-t-il ? Je pensais que l’on m’avait convoqué pour un conseil. »
Stilgar leva la main pour intimer le silence à la foule. Puis il fit un geste vers la gauche, où un autre passage s’était ouvert dans la foule. Chani approchait. Une expression de douleur était peinte sur son visage d’elfe. Un mouchoir vert était noué sur son bras gauche, au-dessous de l’épaule.
Le vert du deuil, songea Paul.
Les deux fils de Jamis lui avaient appris cela indirectement en lui disant qu’ils ne portaient pas de vert parce qu’ils l’avaient déjà accepté comme père-gardien.
« Es-tu le Lisan al-Gaib ? » lui avaient-ils demandé. Et Paul, à travers leurs paroles, avait décelé la présence du Jihad, évitant de répondre à leur question en en posant une autre, ce qui lui avait permis d’apprendre que Kaleff, l’aîné, avait dix ans et qu’il était le fils naturel de Geoff. Orlop, le plus jeune, le fils de Jamis, avait huit ans.
La journée avait été étrange. Les deux enfants étaient restés auprès de lui à sa demande pour éloigner les curieux et lui laisser ainsi le temps de ramener le calme dans ses pensées et ses souvenirs prescients, et de décider d’un moyen de repousser le Jihad.
Maintenant, tandis qu’il contemplait la foule aux côtés de sa mère, il se demandait de nouveau si quoi que ce fût pourrait empêcher la sauvage ruée des légions fanatiques.
Chani s’approchait de la terrasse, suivie à distance par quatre femmes qui en portaient une autre sur une litière.
Jessica, ignorant Chani, concentrait toute son attention sur la femme dans la litière. Elle était vieille, usée, ridée, drapée dans une robe noire dont le capuchon, rejeté en arrière, révélait un chignon gris et un cou décharné.
Doucement, les femmes qui portaient la litière déposèrent leur fardeau sur la terrasse et Chani aida la vieille femme à descendre.
Ainsi, c’est là leur Révérende Mère, songea Jessica.
La vieille en noir s’appuyait lourdement sur l’épaule de Chani en s’avançant vers Jessica. Elle évoquait un fagot de vieilles branches enveloppé dans un tissu noir. Elle s’arrêta, leva les yeux et demeura un long moment silencieuse avant de déclarer dans un chuchotement rauque : « Ainsi c’est vous. La Shadout Mapes a eu raison d’avoir pitié de vous. » La vieille tête oscilla sur le cou maigre.
Jessica répondit d’un ton sec, méprisant : « Je n’ai besoin de la pitié de personne ! »
« Cela reste à prouver, souffla la vieille. (Avec une vivacité surprenante, elle se retourna et fit face à la foule.) Dis-leur, Stilgar. »
« Il le faut ? »
« Nous sommes le peuple de Misr. Depuis que nos ancêtres sunni se sont enfuis de Nilotic al-Ourouba, nous avons connu la mort et la fuite. Les jeunes vivent afin que notre peuple ne meure point. »
Stilgar prit une profonde inspiration et fit deux pas en avant.
Le silence s’établit dans toute l’immense caverne. Il y avait maintenant vingt mille Fremen qui attendaient, immobiles, pétrifiés. Jessica, soudain, se sentit petite et vulnérable.
« Cette nuit, dit Stilgar, nous devrons quitter ce sietch qui nous a abrités pendant longtemps pour aller loin dans le Sud. » Sa voix semblait gronder au-dessus des visages dressés, réverbérée par la corne acoustique.
Dans la foule, il n’y eut pas un murmure.
« La Révérende Mère me dit qu’elle ne pourrait survivre à un autre hajra, reprit Stilgar. Nous avons déjà vécu sans Révérende Mère, mais cela n’est pas bon pour un peuple qui cherche un nouveau foyer. »
À présent, des mouvements naissaient dans la foule, des murmures et des regards inquiets.
« Il se peut qu’il n’en soit pas ainsi. Notre nouvelle Sayyadina, Jessica de l’Art Étrange, a consenti à se prêter au rite. Elle va essayer de passer l’épreuve afin que nous ne perdions pas le soutien de notre Révérende Mère. »
Jessica de l’Art Étrange, songea Jessica. Elle vit le regard de Paul, elle lut toutes les questions qu’il y avait dans ses yeux. Mais ses lèvres étaient scellées par toute l’étrangeté qui les entourait.
Si je meurs dans cette épreuve, qu’adviendra-t-il de lui ? se demanda-t-elle. Et, à nouveau, les doutes affluèrent dans son esprit.
Chani conduisit la vieille Révérende Mère jusqu’au banc de pierre, dans la corne acoustique, puis revint auprès de Stilgar.
« Afin que nous ne perdions pas tout si Jessica de l’Art Étrange venait à échouer, dit Stilgar, Chani, fille de Liet, sera consacrée Sayyadina. » Puis il fit un pas de côté.
Du fond de la corne acoustique, la voix de la vieille femme s’éleva. C’était comme un formidable chuchotement, rauque, pénétrant. « Chani est revenue de son hajra. Chani a vu les eaux. »
La foule psalmodia la réponse : « Elle a vu les eaux. »
« Je consacre Sayyadina la fille de Liet. »
« Elle est acceptée », répondit la foule.
Paul ne prêtait que peu d’attention à la cérémonie. Il pensait à ce qui venait d’être dit à propos de sa mère.
Si elle venait à échouer ?
Il se tourna vers celle que tous appelaient la Révérende Mère, examinant les traits anciens, le bleu sans fond des yeux. Il lui semblait que la brise la plus légère l’emporterait. Pourtant, il y avait en elle quelque chose qui suggérait qu’elle pouvait résister à une tempête coriolis. Il émanait d’elle cette aura de puissance qu’il avait décelée chez la Révérende Mère Gaius Helen Mohiam lorsqu’elle l’avait soumis au test de souffrance du gom jabbar.
« Moi, Révérende Mère Ramallo, dit la vieille dont la voix était comme celle d’une multitude, je te dis ceci : il est bien que Chani soit acceptée comme Sayyadina. »
« C’est bien », répondit la foule.
La Révérende Mère hocha la tête et murmura : « Je lui donne les cieux argentés, le désert doré et ses rochers brillants, les champs verts qui seront. Je donne tout cela à la Sayyadina Chani. Et, pour que jamais elle n’oublie qu’elle est notre servante à tous, c’est à elle que reviennent les obligations domestiques de la Cérémonie de la Graine. Qu’il en soit ainsi selon le Shai-hulud. » Elle leva un bras qui était comme un vieux bâton bruni et le rabaissa.
Jessica eut l’impression que la cérémonie, tout à coup, était comme un courant violent qui l’emportait, lui interdisant de revenir en arrière. Elle ne put qu’adresser un regard à Paul, puis se prépara à l’épreuve.
« Que les maîtres d’eau s’avancent », dit Chani, et, dans sa voix de femme-enfant, il y avait une hésitation à peine perceptible.
À cet instant, Jessica sentit le danger sur elle. Elle reconnut sa présence dans les regards, dans le silence.
Un passage sinueux venait de s’ouvrir dans la foule et des hommes s’avançaient vers la terrasse. Ils allaient par deux, portant de petits sacs de peau qui se balançaient lourdement et qui étaient gros comme deux têtes d’homme.
Les deux premiers déposèrent leur fardeau aux pieds de Chani et reculèrent.
Jessica regarda le sac, puis les hommes. Ils avaient ramené leurs capuchons en arrière, révélant leurs longs cheveux noués en rouleau à la base du cou. Leurs yeux sombres affrontèrent calmement son regard.
Un lourd arôme de cannelle montait du sac. L’épice ? se demanda Jessica.
« Y a-t-il de l’eau ? » demanda Chani.
Le maître d’eau qui se trouvait à sa gauche, celui qui avait une cicatrice rouge sur l’aile du nez, acquiesça. « Il y a de l’eau, Sayyadina. Mais nous ne pouvons en boire. »
« Y a-t-il de la graine ? »
« Il y a de la graine. »
Chani s’agenouilla alors et posa ses mains sur le sac. « Bénies soient l’eau et la graine. »
Il y avait quelque chose de familier dans le rite et Jessica regarda la Révérende Mère Ramallo. La vieille femme avait fermé les yeux et s’était recroquevillée, comme si elle dormait.
« Sayyadina Jessica », dit Chani.
Jessica se retourna et vit que la femme-enfant la regardait.
« Avez-vous goûté l’eau bénite ? » demanda-t-elle.
Avant que Jessica ait pu répondre, elle ajouta : « Il n’est pas possible que vous ayez goûté l’eau bénite. Vous n’êtes pas de ce monde et vous n’avez pas de privilèges. »
Un soupir courut dans la foule, un murmure de robes qui fit naître un frisson en Jessica.
« La récolte a été bonne et le faiseur détruit », dit Chani. Elle se mit alors à dérouler le tuyau fixé au sac.
Le danger augmentait encore, songeait Jessica. Elle lança un regard à Paul et vit que, pris par le rite, il n’avait d’yeux que pour Chani.
A-t-il entrevu ce moment dans le temps ? se demanda-t-elle. Elle porta une main à son ventre, songeant à sa fille. Ai-je le droit de les mettre en danger tous les deux ?
Chani lui tendit le tuyau. « Voici l’Eau de la Vie, celle qui est plus grande que l’eau. Kan, l’eau qui libère l’âme. Si vous devez être une Révérende Mère, elle vous ouvrira l’univers. Que Shai-hulud juge, à présent. »
Jessica se sentait déchirée entre les obligations qu’elle avait envers son enfant à naître et son devoir à l’égard de Paul. Pour lui, elle le savait, il fallait qu’elle prenne ce tuyau et boive le liquide contenu dans le sac mais, à l’instant où elle se baissait, tous ses sens l’avertirent du péril.
Ce qu’il y avait dans le sac dégageait un parfum amer à la fois proche et différent de bien des poisons de sa connaissance.
« Maintenant, vous devez boire », dit Chani.
Il n’est pas de fuite possible, songea Jessica. Et rien, dans toute son éducation bene gesserit, ne lui donnait en cet instant de solution.
Qu’est-ce donc ? se demandait-elle. Un alcool ? Une drogue ?
Elle se pencha sur l’extrémité du tuyau, sentit les esters de cannelle et se souvint de l’ivresse de Duncan Idaho. Un alcool d’épice ? se demanda-t-elle. Elle prit le siphon dans sa bouche et aspira une infime gorgée. Cela avait un goût d’épice, un peu âcre sur la langue.
Chani appuya alors sur le sac et une grosse goulée de liquide se déversa dans la bouche de Jessica. Elle ne put que l’avaler en s’efforçant de conserver tout son calme et sa dignité.
« Accepter une petite mort est pire que la mort », dit Chani. Elle regardait Jessica, attendait.
Et Jessica répondait à son regard, le tuyau toujours dans la bouche. Le goût du liquide était sur son palais, dans ses narines, ses joues, ses yeux… Un goût sucré.
Fraîcheur.
À nouveau, le liquide se déversa dans la bouche de Jessica.
Délicatesse.
Jessica étudiait les traits de Chani, lisait les traces de Liet-Kynes, dans ce visage d’elfe, des traces que le temps n’avait pas encore fixées.
Ils m’ont donné une drogue, se dit-elle.
Mais cela ne ressemblait à rien qu’elle eût déjà connu. Pourtant, l’éducation bene gesserit comprenait la connaissance de bien des drogues.
Le visage de Chani était de plus en plus clair, comme dessiné par une intense lumière.
Une drogue.
Le silence tourbillonnait autour de Jessica. Par chaque fibre de son corps, elle acceptait ce changement profond qui survenait en elle. Il lui semblait être maintenant une particule infime et consciente, plus petite que la plus petite particule subatomique mais pourtant capable d’émotion, de perception. Les rideaux s’écartèrent et elle eut la révélation abrupte d’une extension psychokinétique d’elle-même. Elle était atome sans être atome.
Autour d’elle, la caverne subsistait. La caverne et les gens. Elle les sentait. Paul, Chani, Stilgar, la Révérende Mère Ramallo.
La Révérende Mère !
À l’école, certaines rumeurs prétendaient que, parfois, on ne survivait pas à l’épreuve de la Révérende Mère, que la drogue vous emportait.
Elle concentra son attention sur la Révérende Mère Ramallo, consciente que tout ceci se produisait en un bref instant figé, un fragment de temps suspendu pour elle seule.
Pourquoi le temps est-il suspendu ? se demanda-t-elle. Elle contemplait tous ces visages figés, autour d’elle. Un grain de poussière était suspendu, immobile, au-dessus de la tête de Chani. Il attendait.
La réponse lui vint alors et ce fut comme une explosion dans sa conscience : son temps personnel était suspendu pour qu’elle sauve sa vie.
Elle se concentra sur cette extension psychokinétique d’elle-même et fut immédiatement confrontée avec un noyau cellulaire, un puits de noirceur qui la repoussait.
C’est l’endroit que nous ne pouvons contempler, pensa-t-elle. Celui que les Révérendes Mères n’aiment pas mentionner et que seul le Kwisatz Haderach peut voir.
Comprenant cela, elle retrouva un peu de confiance et, de nouveau, essaya de se concentrer sur cette extension psychokinétique de son esprit, devint un atome-moi cherchant le danger.
Elle le découvrit dans la drogue qu’elle venait d’absorber.
En elle, la drogue était comme autant de particules dansantes, aux mouvements si rapides que même le temps gelé ne pouvait les faire apparaître. Des particules dansantes. Elle reconnut alors des structures familières, des liaisons atomiques : un atome de carbone ici, une formation hélicoïdale… une molécule de glucose. Elle avait devant elle une chaîne complète de molécules et identifia une protéine… la configuration méthylprotéine.
Ahh !
Ce fut comme un soupir mental tout au fond d’elle-même. Elle avait identifié la nature du poison.
Elle s’installa en lui, déplaça un atome d’oxygène, attira un atome de carbone, rétablit une liaison avec l’oxygène… hydrogène.
La modification se développait… de plus en plus rapidement au fur et à mesure que la surface de contact de la réaction catalytique s’étendait.
Le temps ne fut plus suspendu. Elle perçut les mouvements. Le tuyau vint toucher ses lèvres, doucement, prenant un peu de sa salive.
Chani récupère le catalyseur de mon organisme pour transformer le poison dans le sac, pensa Jessica. Pourquoi ?
Quelqu’un l’aidait à s’asseoir. Elle vit que l’on amenait la Révérende Mère Ramallo à côté d’elle, sur le tapis. Une main sèche se posa sur son cou.
Et, tout à coup, au sein de sa projection psychokinétique, il y eut un autre atome ! Elle essaya de le rejeter. Mais il se rapprochait de plus en plus…
Ils se touchèrent !
Ce fut comme une union ultime, la rencontre de deux êtres. Ce n’était pas de la télépathie mais une perception mutuelle.
C’était la Révérende Mère !
Jessica vit qu’elle ne se concevait pas comme une vieille femme. Dans leurs esprits mêlés, elle voyait une jeune fille à l’esprit léger, au cœur tendre.
Et cette jeune fille lui dit : « Oui, c’est ainsi que je suis. »
Jessica ne pouvait qu’accepter ces paroles, sans y répondre.
« Tu auras tout, bientôt », dit l’image intérieure.
Une hallucination, pensa Jessica.
« Tu sais bien que non. Vite, maintenant. Ne lutte pas contre moi. Il n’y a guère de temps. Nous… (Il y eut une longue pause, puis :) Tu aurais dû nous dire que tu étais enceinte ! »
Jessica découvrit enfin la voix qui pouvait parler au sein de cette union et elle demanda : « Pourquoi ? »
« Cela vous a changées toutes deux ! Sainte Mère ! Qu’avons-nous fait ? »
Jessica perçut un changement dans la perception mutuelle et son regard intérieur lui révéla la présence d’un nouvel atome. Ce nouvel atome s’agitait frénétiquement en tous sens. Il irradiait une pure terreur.
« Il faudra que tu sois forte, dit la présence-image de la Révérende Mère. Il est heureux que tu aies porté une fille. Un fœtus mâle eût été tué. Maintenant… doucement… touche la présence de ta fille. Sois la présence de ta fille. Absorbe la peur, sois calme, use de ton courage, de ta force… doucement, doucement. »
Le nouvel atome passa à proximité et Jessica s’efforça de le toucher.
Elle faillit être balayée par la terreur. Elle lutta alors de la seule façon qu’elle connaissait. « Je ne connaîtrai pas la peur, car la peur tue l’esprit… »
La litanie amena un rien de calme. L’autre atome s’immobilisa près d’elle.
Les mots n’ont pas de pouvoir, se dit Jessica.
Elle revint au niveau des émotions de base, irradia l’amour, la tendresse, une tiède protection.
La terreur décrut.
À présent, la perception mutuelle était triple. Il n’y avait que deux atomes actifs. Le troisième demeurait au repos, absorbait tranquillement.
« Le temps me presse, dit la Révérende Mère. J’ai beaucoup à te donner. Et j’ignore si ta fille pourra tout accepter et conserver sa santé mentale. Mais cela doit être : les besoins de la tribu dominent tout. »
« Quel… »
« Garde le silence et accepte ! »
Et devant Jessica, des moments défilèrent alors, des expériences. C’était comme une bande de lecture dans l’un des projecteurs d’éducation subliminale de l’école Bene Gesserit… mais en plus rapide… terriblement plus rapide.
Mais… pourtant… tout restait distinct.
Et elle reconnaissait chaque expérience à l’instant où elle se présentait. Il y avait un amant, viril, barbu, aux yeux sombres de Fremen. Et Jessica vit sa force, sa tendresse en une infime fraction de temps, dans la mémoire de la Révérende Mère.
Il était trop tard, maintenant, pour se demander ce qu’il pourrait en résulter pour le fœtus qu’elle portait. Il fallait seulement accepter, enregistrer tandis que le flot d’expériences vécues par la Révérende Mère continuait de se déverser. Naissance, vie, mort. Moments importants, détails ordinaires… Une existence en éclairs de vision.
Pourquoi ce ruissellement de sable en haut d’une falaise est-il demeuré là, incrusté dans les souvenirs ? se demanda-t-elle.
Trop tard, elle comprit ce qui se passait : la vieille mourait et, dans son agonie, transvasait tous ses souvenirs dans la mémoire de Jessica, comme l’on transvase l’eau d’une coupe à une autre. Le troisième atome, sous le regard intérieur de Jessica, regagna l’état de conscience prénatal tandis que la vieille Révérende Mère laissait sa vie dans la mémoire de Jessica avec un dernier souffle de mots.
« Je t’ai longtemps attendue. Voici ma vie. »
Et, en vérité, c’était bien sa vie qui était là, dans Jessica, en totalité. Jusqu’à cet instant où elle mourait.
Je suis maintenant la Révérende Mère, pensa Jessica.
Et elle appréhenda en un instant tout ce qu’elle était devenue, elle sut véritablement ce que signifiait le nom de Révérende Mère Bene Gesserit. La drogue l’avait transformée.
Cela ne se passait pas exactement ainsi à l’école Bene Gesserit, songea-t-elle. Elle le savait, bien que nul ne l’eût jamais introduite dans ces mystères. Cependant, le résultat final était le même.
En elle, Jessica percevait encore la présence de l’atome qui était la conscience de sa fille. Elle l’effleura sans réponse.
Comme elle comprenait ce qui lui était arrivé, Jessica ressentit une terrible impression de solitude. Elle voyait sa vie se ralentir tandis que, tout autour d’elle, au contraire, la vie s’accélérait et que le jeu des interactions apparaissait plus clairement.
Sa perception intérieure se faisait moins intense comme diminuait l’effet de la drogue mais elle percevait encore confusément cet autre atome, tout au fond d’elle. Elle le toucha de nouveau avec une sensation de culpabilité.
J’ai permis cela, ma pauvre petite fille. Je t’ai amenée dans l’univers et, sans défense, je t’ai soumise à ses connaissances.
Un infime courant d’amour lui revint, comme un écho.
Avant qu’elle pût y répondre, elle sentit la présence de l’adab, le souvenir qui exigeait quelque chose d’elle. Elle chercha, prenant conscience du trouble produit par les ultimes traces de drogue qui brouillaient ses sens.
Je pourrais agir contre cela, se dit-elle. Je pourrais éliminer la drogue, la rendre inoffensive. Mais elle savait que ce serait une erreur. Je participe à un rite d’union.
Elle sut alors ce qu’elle devait faire. Elle ouvrit les yeux et désigna le sac que Chani tenait au-dessus d’elle.
« Il a été béni, dit-elle. Mélangez les eaux, que le changement s’étende à tous, que le peuple partage la bénédiction. »
Que le catalyseur fasse son œuvre, pensa-t-elle. Que le peuple boive et que chacun ait sa perception des autres augmentée pour un instant. La drogue n’est plus dangereuse maintenant… maintenant qu’une Révérende Mère l’a transformée.
Pourtant, le souvenir exigeait toujours, impérieusement. Il exigeait quelque chose d’elle. Quelque chose qu’elle devait accomplir. Mais la drogue l’empêchait de se concentrer vraiment.
Ah… La Révérende Mère.
« J’ai rencontré la Révérende Mère Ramallo, dit-elle. Elle est partie mais elle reste. Que sa mémoire soit honorée selon le rite. »
Où ai-je trouvé ces mots ? songea-t-elle.
Elle comprit alors qu’ils venaient de l’autre mémoire, de cette vie qui lui avait été transmise et qui, désormais, faisait partie d’elle-même. Pourtant, il lui semblait qu’il y manquait quelque chose.
« Qu’ils aient donc leur orgie », dit cette autre mémoire, quelque part en elle. « Ils ont bien peu de plaisirs dans l’existence. Et puis, vous et moi, nous aurons besoin de ce petit moment pour nous accoutumer l’une à l’autre avant que je m’enfonce dans vos souvenirs. Déjà, je me sens liée à certains. Ah, mais votre esprit est plein de choses très intéressantes. Tant de choses que je n’aurais jamais imaginées… »
Et cette mémoire qui était dans la sienne s’entrouvrit pour Jessica et elle eut l’impression de découvrir un vaste couloir de Révérendes Mères en Révérendes Mères, jusqu’à l’infini, semblait-il.
Elle recula, craignant de se perdre dans cet océan qui était unité. Mais le couloir demeura, lui révélant que la civilisation fremen était bien plus ancienne qu’elle ne l’avait cru.
Elle vit qu’il y avait eu des Fremen sur Poritrin, tout un peuple qui s’était amolli au contact d’une planète facile, tout un peuple de proies aisées pour les raiders impériaux en quête de colons pour Bela Tegeuse et Salusa Secundus.
Jessica vit combien de pleurs en étaient résultés.
Loin dans le vaste couloir, une voix-image cria : « Ils nous ont refusé le Hajj ! »
Et Jessica vit les huttes d’esclaves sur Bela Tegeuse dans ce même couloir ouvert dans son esprit, elle vit comment l’on avait sélectionné les hommes pour Rossak et Harmonthep. Les scènes de brutalité s’ouvraient une à une devant elle comme les pétales d’une horrible fleur. Et elle vit le fil du passé qui courait toujours, de Sayyadina en Sayyadina, d’abord par la parole, cachée dans les chants des sables, puis dans les Révérendes Mères, grâce à la découverte de la drogue sur Rossak… Et le fil était maintenant plus solide que jamais sur Arrakis avec l’Eau de Vie.
Loin, loin dans le couloir, une autre voix cria : « Ne jamais pardonner ! Ne jamais oublier ! »
Mais l’attention de Jessica s’était concentrée sur la révélation de l’Eau de Vie. Elle en vit la source : l’exhalaison liquide du ver de sable mourant, le faiseur. Et comme l’on tuait la créature, quelque part dans sa mémoire, elle faillit crier elle aussi.
On noyait le faiseur !
« Mère, qu’avez-vous ? »
C’était la voix de Paul. Elle lutta pour se retirer de sa mémoire et le regarda. Sa présence l’irritait, en cet instant, bien qu’elle eût conscience de ses devoirs envers lui.
Je suis comme un être dont les mains seraient demeurées paralysées, insensibles durant toute son existence, jusqu’au jour où elles auraient retrouvé la sensation.
La pensée demeura dans son esprit, connaissance intérieure.
Et je dis : « Regardez ! Je n’ai pas de mains ! » Mais les gens autour de moi demandèrent : « Que sont des mains ? »
« Mère… Vous n’avez rien ? »
« Non, je n’ai rien. »
« Je peux en boire ? (Il désignait le sac que tenait Chani.) Ils le veulent. »
Elle perçut le sens caché de ses paroles et comprit qu’il avait décelé le poison dans la substance d’origine et qu’il était inquiet pour elle. Elle se demanda alors quelles étaient les limites de la prescience de son fils. Sa question venait de lui révéler bien des choses.
« Tu peux boire, dit-elle. Cela a été transformé. » Et, par-delà Paul, elle regarda Stilgar aux yeux sombres.
« Maintenant, dit-il, nous savons que vous ne mentez pas. »
Là aussi, elle percevait un sens caché, mais la drogue lui obscurcissait toujours les sens. Elle était si douce, si chaude. Les Fremen étaient si bons de lui avoir donné une telle amie.
Paul vit que la drogue allait dominer sa mère.
Il chercha alors dans sa mémoire. Passé immuable, lignes d’avenirs possibles. Par son œil intérieur, il exploitait les moments figés du temps, et ces moments étaient autant de fragments qui, hors du flot, devenaient difficiles à examiner.
Cette drogue… Il pouvait accumuler des connaissances à son propos, comprendre ce qu’elle avait provoqué chez sa mère, mais le rythme naturel, un système de réflexion mutuel faisait défaut à cette connaissance.
Il comprit brusquement que, au-delà de la vision du passé dans le présent, se situait la véritable épreuve de prescience : le passé dans l’avenir.
Les choses persistaient à n’être pas ce qu’elles semblaient être.
« Bois », dit Chani. Elle lui présentait le tuyau.
Il se raidit, la regarda. Dans l’air, il percevait l’excitation qui annonce une fête. Il savait ce qui allait se produire s’il buvait cette drogue qui recelait la substance même qui l’avait transformé. Il reviendrait à cette vision du temps pur, du temps devenu espace. À nouveau, il serait sur cette cime vacillante, essayant de comprendre sans y parvenir.
« Bois, garçon, dit Stilgar, quelque part derrière lui. Tu retardes la cérémonie. »
Il prêta l’oreille à la foule et perçut dans les voix innombrables une note sauvage. « Lisan al-Gaib, disaient-elles. Muad’Dib ! » Il regarda sa mère. Elle était assise, immobile, et semblait paisiblement endormie. Son souffle était régulier, profond. Dans son esprit, surgit une phrase venue de cet avenir qui était son passé solitaire : « Elle dort dans les Eaux de la Vie. »
Chani le prit par le bras. Il saisit alors le tuyau relié au sac et entendit crier les gens autour de lui. Chani appuya sur le sac et une goulée ruissela dans sa gorge. Puis Chani lui ôta le tuyau et tendit le sac aux mains qui s’élevaient. Le regard de Paul se fixa sur le ruban vert du deuil noué à son bras.
Chani, en se redressant, lui dit : « Je peux le pleurer jusque dans la joie des eaux. C’est là quelque chose qu’il nous a donné. (Elle plaça les mains dans les siennes et l’entraîna au long de la terrasse rocheuse.) Nous sommes semblables en une chose, Usul : nous avons tous deux perdu un père par les Harkonnen. »
Il la suivit. Il lui semblait que sa tête avait été séparée de son corps avant de lui être rendue avec des connexions nouvelles et étranges. Ses jambes étaient lointaines, molles.
Ils s’engagèrent dans un passage étroit dont les parois étaient vaguement éclairées par des brilleurs très espacés.
Et déjà la drogue produisait son effet sur Paul, déjà le temps s’ouvrait comme une fleur. Comme ils franchissaient un tournant, il éprouva le besoin de s’appuyer sur Chani. Le contact de sa chair tendre sous le tissu rêche fit courir son sang. La sensation se mêla à l’effet de la drogue, rejetant le passé et l’avenir dans le présent.
« Je te connais, Chani, murmura-t-il. Nous nous sommes assis côte à côte sur le rocher au-dessus du sable et j’ai calmé tes craintes. Nous nous sommes caressés dans l’ombre du sietch. Nous… » Il secoua la tête, vacilla.
Chani le soutint, le redressa, le conduisit par-delà d’épaisses tentures jaunes dans un appartement privé. Il vit des tables basses, des coussins, un matelas derrière des draperies orange.
Il se rendit compte qu’ils s’arrêtaient. Chani le regardait et il y avait dans ses yeux une terreur tranquille.
« Tu dois me dire », souffla-t-elle.
« Tu es Sihaya, dit-il, le printemps du désert. »
« Lorsque la tribu partage l’Eau, dit-elle, nous ne faisons qu’un… Tous. Nous… partageons… Je peux… sentir les autres en moi. Mais j’ai peur de partager avec toi. »
« Pourquoi ? »
Il essaya de se concentrer sur elle, mais le passé et l’avenir surgissaient dans le présent, brouillaient la vision. Il voyait Chani, mais dans des lieux innombrables, des situations innombrables.
« Il y a en toi quelque chose d’effrayant, dit-elle. Lorsque je t’ai enlevé aux autres… j’ai senti ce qu’ils voulaient. Tu… es… comme une force. Tu nous fais voir… des choses ! »
Il s’efforça de parler distinctement.
« Et que vois-tu ? »
Elle baissa les yeux sur ses mains. « Je vois un enfant… dans mes bras. C’est notre enfant, le tien et le mien. (Elle porta la main à sa bouche.) Comment puis-je tout connaître de toi ? »
Ils ont un peu du talent, pensa-t-il, mais ils le repoussent parce qu’ils sont terrifiés.
Durant un instant de clarté, il vit à quel point Chani tremblait.
« Que veux-tu dire ? »
« Usul », murmura-t-elle, et elle tremblait toujours.
« Tu ne peux te replier dans l’avenir », dit-il.
Une profonde pitié l’envahit. Il la serra contre lui, posa les mains sur sa tête. « Chani, Chani, n’aie pas peur. »
« Usul, aide-moi ! » implora-t-elle.
Comme elle parlait, il sentit que la drogue l’envahissait totalement. Les rideaux du temps s’écartaient devant lui pour lui révéler le lointain tourbillon gris de son avenir.
« Tu es si calme », dit Chani.
Il interrompit la vision, au milieu du temps qui s’étirait dans cette dimension nouvelle, stable mais pourtant tourbillonnant, à la fois étroit et tout empli de forces, de mondes, semblable à une barrière qu’il lui fallait franchir, une barrière mouvante.
D’un côté, il voyait l’Imperium, un Harkonnen appelé Feyd-Rautha qui le menaçait comme une lame pointée, les Sardaukars se ruant hors de leur planète pour répandre le pogrom sur Arrakis, la Guilde, complotant et rusant, les Bene Gesserit avec leur plan de sélection. Tous, ils étaient là, massés sur l’horizon comme un gigantesque orage, maintenus par les Fremen et leur Muad’Dib. Le géant fremen qui dormait encore dans l’attente de la croisade sauvage qui allait dévaster l’univers.
Paul se sentait au centre de tout cela, comme un pivot autour duquel toute la structure se déplaçait, chevauchant un segment ténu de paix et de bonheur, Chani à ses côtés. Devant lui, il y avait un moment de relative tranquillité dans quelque sietch caché, une oasis de paix entre bien des périodes de violence.
« Pour la paix, dit-il, il n’est pas d’autre endroit. »
« Usul, tu pleures ! souffla Chani. Usul, ma force, donnes-tu ton humidité aux morts ? À quels morts ? »
« À ceux qui ne le sont point encore », dit-il.
« Qu’ils vivent le temps de leur vie, alors. »
Au sein du brouillard de la drogue, il sut qu’elle avait raison et il la serra encore plus fort contre lui, sauvagement. « Sihaya ! » s’écria-t-il.
Elle mit une main sur sa joue. « Je n’ai plus peur, Usul. Regarde-moi. Je vois ce que tu vois quand tu me tiens ainsi. »
« Que vois-tu ? »
« Je nous vois nous donnant l’amour l’un à l’autre en un moment de calme entre les tempêtes. C’est là ce que nous devions faire. »
À nouveau, la drogue s’empara de lui et il pensa : Tu m’as si souvent donné l’oubli et le réconfort. L’illumination lui revenait avec ses images détaillées du temps et il sentit l’avenir se muer en souvenirs : les tendres agressions de l’amour physique, la communion des moi, la douceur et la violence.
« Tu es forte, Chani, murmura-t-il. Reste avec moi. »
« Toujours », dit-elle, et elle l’embrassa sur la joue.