YUEH (yü’-e), Wellington (wèl’ing-tùn) strd 10 082-10 191 ; docteur en médecine de l’École Suk (grd strd 10 112) ; md Wanna Marcus, B. G (strd 10 092-10 186 ?) ; surtout connu pour avoir trahi le duc Leto Atréides. (Cf. Bibliographie, appendice VIl [Conditionnement Impérial] et Trahison, La.)
Extrait du Dictionnaire de Muad’Dib,
par la Princesse Irulan.
Bien qu’il eût entendu le docteur Yueh pénétrer dans la salle et noté la lenteur calculée de sa démarche, Paul ne fit pas un mouvement et demeura étendu le visage contre la table, dans la position où l’avait laissé la masseuse. Il se sentait délicieusement épuisé après ce combat contre Gurney Halleck.
« Vous semblez en bonne forme », dit Yueh de sa voix tranquille et aiguë.
Paul leva enfin la tête. La raide silhouette du docteur n’était qu’à quelques pas de la table. Habit noir plissé, tête massive, carrée, aux lèvres violettes, à la moustache tombante, tatouage en diamant du Conditionnement Impérial sur le front. La longue chevelure noire retombait sur l’épaule gauche, prise dans l’anneau d’argent de l’École Suk.
« Sans doute serez-vous heureux d’apprendre qu’il ne nous reste plus assez de temps pour nos leçons, aujourd’hui, dit Yueh, votre père arrive. »
Paul s’assit.
« Cependant, reprit le docteur, je me suis arrangé pour que vous disposiez d’une visionneuse et de plusieurs leçons enregistrées durant le voyage vers Arrakis. »
« Oh ! »
Paul commença de se rhabiller. Il se sentait soudain très excité à l’idée de la visite de son père. Ils avaient passé si peu de temps ensemble depuis qu’était arrivé l’ordre de l’Empereur de reprendre le fief d’Arrakis.
Yueh s’approcha de la table tout en songeant : Comme il a mûri ces derniers mois ! Quel gâchis ! Quel triste gâchis ! Puis il se souvint : Je ne dois pas faillir. Ce que je fais, je le fais afin d’être sûr que ma Wanna n’aura plus à souffrir des monstres d’Harkonnen.
Paul le rejoignit près de la table, tout en boutonnant son pourpoint. « Qu’aurai-je à étudier pendant le voyage ? »
« Ahhh… les formes de vie terranoïdes d’Arrakis. Il semble que certaines se soient adaptées à la planète. Comment, on ne le sait pas encore clairement. Lorsque nous serons arrivés, il faudra que je contacte le Dr Kynes, l’écologiste planétaire, afin de l’aider dans ses recherches. »
Que suis-je en train de dire ? pensa Yueh. Je suis hypocrite avec moi-même, à présent.
« Aurai-je quelque chose à apprendre sur les Fremen ? » demanda Paul.
« Les Fremen ? » Yueh se mit à tambouriner des doigts sur la table puis, devant le regard de Paul, retira sa main.
« Peut-être pouvez-vous me parler de toute la population d’Arrakeen ? » dit Paul.
« Oui, bien sûr. Il y a deux groupes principaux. Les Fremen forment le premier. Quant au second, il est constitué du peuple des creux et des sillons. Mais l’on m’a dit que les mariages étaient possibles entre les deux. Les femmes du peuple des creux préfèrent les maris Fremen alors que les hommes recherchent des épouses Fremen. Ils ont un adage : Le vernis vient des cités, la sagesse du désert. »
« Avez-vous des photos ? »
« Je vais voir ce que je peux vous trouver. Les yeux sont leur trait caractéristique le plus intéressant. Ils sont bleus, complètement bleus, sans le moindre blanc. »
« Une mutation ? »
« Non. Cela tient au Mélange, dont leur sang est saturé. »
« Les Fremen doivent être braves pour vivre à la limite du désert. »
« Chacun le dit. Ils composent des poèmes pour leurs couteaux. Et leurs femmes sont aussi redoutables que leurs hommes. Même leurs enfants sont dangereux, violents. Je pense que l’on ne vous autorisera pas à vous mêler à eux. »
Le regard de Paul se fixa sur Yueh. Ces quelques mots sur les Fremen avaient totalement captivé son attention. Quels alliés ne feraient-ils pas ! songeait-il.
« Et les vers ? »
« Quoi ? »
« J’aimerais en connaître plus à propos des vers de sable. »
« Ah, mais bien sûr. J’ai justement une bobine sur un petit spécimen. Il ne dépassait guère cent dix mètres de long sur vingt-deux de diamètre. Elle a été faite dans le nord d’Arrakis. Mais, selon certains témoins dignes de foi, il existerait des vers de sable dépassant quatre cents mètres. On peut même penser qu’il y en a de plus grands encore sur la planète. »
Le regard de Paul se posa sur une carte des régions septentrionales d’Arrakis, déployée sur la table. « La ceinture désertique et les régions avoisinant le pôle boréal sont qualifiées d’inhabitables. Est-ce à cause des vers ? »
« Et à cause des tempêtes. »
« Mais je croyais que l’on pouvait rendre n’importe quel territoire habitable ? »
« Oui, si toutefois cela est possible économiquement. Et les périls d’Arrakis sont nombreux et coûteux. (Yueh lissa sa moustache tombante et reprit :) Votre père sera bientôt là. Avant de vous quitter, je dois vous donner un présent que j’ai là, quelque chose que j’ai trouvé en faisant mes bagages. » Et il posa devant Paul un objet noir, rectangulaire, guère plus large que l’extrémité du pouce de Paul.
Paul le regarda sans esquisser un geste. Et Yueh pensa : Comme il est méfiant !
« C’est une très vieille Bible Catholique Orange à l’usage des voyageurs de l’espace, dit-il. Non pas une bobine mais un vrai livre, imprimé sur du papier filament. Il possède sa propre charge électrostatique et une loupe incorporée. (Il prit le livre.) C’est la charge qui le maintient fermé, en appuyant sur les ressorts qui maintiennent la couverture. En pressant sur le bord, comme cela, les pages que l’on a choisies se repoussent mutuellement et le livre s’ouvre. »
« C’est très petit. »
« Pourtant, il y a dix-huit cents pages. En pressant sur le bord, de cette façon… la charge se déplace au fur et à mesure, page après page, tandis que vous lisez. Mais ne touchez surtout pas les pages avec vos doigts. La feuille de filament est si fragile… (Yueh referma le livre et le tendit à Paul.) Essayez. »
Puis il l’observa tout en songeant : Je sauve ma propre conscience. Je lui offre le secours de la religion avant de le trahir. Ainsi pourrai-je me dire qu’il est allé où moi je ne puis aller.
« Cela doit dater d’avant les bobines », dit Paul.
« C’est très ancien, en effet. Mais il faut que cela reste un secret entre nous, n’est-ce pas ? Vos parents pourraient penser que ce présent a trop de valeur pour quelqu’un d’aussi jeune que vous. »
Sa mère s’interrogerait certainement sur mes motifs, pensa-t-il.
« Eh bien… (Paul referma le livre et le tint dans sa main.) Si cela a autant de valeur… »
« Soyez indulgent pour le caprice d’un vieil homme, dit Yueh. On m’a offert cette bible alors que j’étais très jeune. » Et il pensa : Il me faut séduire son esprit tout comme sa cupidité.
« Ouvrez-le à la Kalima quatre cent soixante-sept, là où il est dit : De l’eau naît toute vie. Une légère entaille sur la couverture marque l’emplacement de la page. »
Les doigts de Paul coururent sur la couverture et décelèrent deux entailles. Il appuya sur la moins profonde et le livre s’ouvrit tandis que la loupe de lecture se mettait en place.
« Lisez à haute voix », dit Yueh.
Paul s’humecta les lèvres et lut : « Pense à l’homme sourd qui ne peut entendre. Ne lui sommes-nous point semblables ? Ne nous manque-t-il pas un sens qui nous permette de voir et d’entendre cet autre monde qui est tout autour de nous ? Et qu’y a-t-il donc autour de nous que nous ne pouvons… »
« Assez ! » aboya Yueh.
Paul s’interrompit net et le regarda. Le docteur avait fermé les yeux et il tentait de se recomposer une attitude normale. Par quelle perversion ce livre s’est-il ouvert au passage favori de Wanna ? se demandait-il. Il rouvrit les yeux et rencontra le regard de Paul.
« Quelque chose ne va pas ? »
« Je suis désolé. C’était… c’était le passage favori de mon épouse défunte. Ce n’est pas celui que je voulais vous faire lire. Il m’évoque des souvenirs… douloureux. »
« Il y a deux marques », dit Paul.
Mais bien sûr, se dit Yueh. Wanna avait marqué son passage à elle. Les doigts du garçon sont plus sensibles que les miens et ils ont trouvé l’entaille. Ce n’était qu’un accident, rien de plus.
« Vous devriez trouver ce livre intéressant, reprit-il. Il recèle autant de vérité historique que de bonne philosophie pratique. »
Paul contemplait le livre, si minuscule au creux de sa main. Pourtant, se disait-il, il possédait un mystère. Quelque chose s’était produit tandis qu’il lisait. Quelque chose qui avait éveillé cette idée d’un but terrible.
« Votre père sera là d’un instant à l’autre. Posez le livre. Vous le lirez lorsque vous en aurez envie. »
Paul toucha la couverture comme le docteur lui avait appris à le faire et le livre se referma. Il le glissa dans sa tunique. L’espace d’un instant, quand Yueh avait crié, il avait craint qu’il ne reprenne son cadeau.
« Je vous remercie de ce présent, docteur Yueh, dit-il avec solennité. Ce sera un secret entre nous. S’il est un cadeau ou une faveur qui puisse vous faire plaisir, n’hésitez pas à me le demander. »
« Je… je ne désire rien », dit Yueh. Il pensa : Pourquoi suis-je là à me torturer moi-même ? Et à torturer ce malheureux enfant ?… Bien qu’il n’en ait pas conscience. Oh ! maudits soient ces monstres d’Harkonnen ! Pourquoi m’ont-ils choisi moi pour cette abomination ?