Mon père, l’Empereur Padishah, me prit un jour par la main et je sentis, grâce à ce que ma mère m’avait enseigné, qu’il était troublé. Il me conduisit à l’extrémité de la Salle des Portraits, jusqu’au simulego du duc Leto Atréides. Je notai la ressemblance frappante qui existait entre eux – entre mon père et l’homme du portrait. Tous deux avaient le même visage fin, racé, les mêmes traits acérés, le même regard froid. « Princesse ma fille, dit mon père, j’aurais aimé que tu sois plus âgée lorsqu’est venu pour cet homme le moment de se choisir une femme. » Mon père avait soixante et onze ans alors et il ne paraissait pas plus vieux que l’homme du portrait. Je n’avais que quatorze ans mais je me souviens d’avoir compris en cet instant que mon père avait souhaité en secret que le Duc fût son fils et qu’il haïssait les nécessités politiques qui faisaient d’eux des ennemis.
Extrait de Dans la Maison de Mon Père,
par la Princesse Irulan.
Le docteur fut bouleversé par sa première rencontre avec ceux qu’on lui avait ordonné de trahir. Il se vantait d’être un scientifique pour qui les légendes ne représentaient qu’autant d’indices intéressants sur les racines d’une culture, et pourtant le garçon correspondait si exactement à l’ancienne prophétie. Il avait « les yeux quêteurs » et l’attitude de « réserve candide ».
Certes, la prophétie ne précisait pas si la Déesse Mère devait arriver en compagnie du Messie ou si elle l’introduirait sur la scène quand le temps serait venu. La relation, pourtant, n’en était pas moins étrange entre ces gens et les prédictions.
La rencontre eut lieu dans la matinée, près du bâtiment administratif du terrain de débarquement. Un ornithoptère sans marque distinctive était posé à l’écart. Il bourdonnait doucement, comme un gros insecte somnolent. Un garde atréides était posté devant, l’épée au clair et, tout autour de lui, l’air vibrait de la présence invisible du bouclier.
Kynes eut un sourire furtif et songea : Là, Arrakis leur réserve une surprise !
Il leva la main et ses gardes fremen s’immobilisèrent derrière lui. Il continua seul d’avancer vers l’entrée de l’immeuble, trou noir dans le rocher revêtu de plastique. Cette construction monolithique était bien vulnérable, pensait-il. Et bien moins sûre qu’une caverne.
Son attention fut alors attirée par un mouvement et il s’arrêta pour ajuster sa robe et la fixation de l’épaule gauche de son distille. Les portes s’ouvrirent et des gardes atréides en surgirent, lourdement armés : épées, boucliers, tétaniseurs à charge lente. Un homme de haute taille venait derrière ; sa peau et sa chevelure étaient sombres et ses traits étaient ceux d’un oiseau de proie. Il portait une cape jubba ornée de l’emblème des Atréides sur la poitrine, et ses mouvements révélaient qu’il n’était pas accoutumé à ce vêtement. Il lui manquait une certaine souplesse, un certain rythme aisé. Sur le côté, la cape adhérait aux jambes de son distille.
À ses côtés s’avançait un jeune garçon à la chevelure également sombre mais aux traits plus ronds. Kynes savait qu’il avait quinze ans et il lui semblait un peu petit pour cet âge. Mais son jeune corps donnait pourtant une impression d’assurance, de commandement, comme s’il avait le pouvoir de discerner, de connaître des choses qui, tout autour de lui, demeuraient invisibles aux autres. Il portait la même cape que son père avec, cependant, une désinvolture pleine d’aisance qui donnait à penser que c’était là l’effet d’une longue habitude.
« Le Mahdi aura connaissance de choses que d’autres ne sauraient voir », disait la prophétie.
Kynes secoua la tête et pensa : Ce ne sont que des hommes.
Il y avait quelqu’un d’autre, avec le père et le fils. Kynes le reconnut : Gurney Halleck. Il était lui aussi vêtu pour le désert. Kynes dut respirer profondément pour chasser le ressentiment qu’il éprouvait à l’égard de celui qui l’avait entretenu du comportement qu’il devait avoir en face du Duc et de son héritier.
« Vous pouvez appeler le Duc Mon Seigneur ou Sire. Noble Né est également correct mais réservé en général pour des circonstances plus strictes. Il convient de dire Jeune Maître ou Mon Seigneur au fils. Le Duc est un homme de grande clémence mais peu enclin à la familiarité. »
Et, tandis que le groupe continuait d’approcher, Kynes se dit : Ils apprendront bien assez tôt qui est le véritable maître d’Arrakis. Ordonneront-ils que je sois questionné pendant une moitié de la nuit par le Mentat ? Vraiment ? Espèrent-ils que je les guide pour une inspection des gisements d’épice ? Vraiment ?
Ce qu’impliquaient les questions d’Hawat n’avait pas échappé à Kynes. Ils voulaient les bases impériales. Et il était évident qu’ils tenaient leurs renseignements d’Idaho.
J’ordonnerai à Stilgar d’envoyer la tête d’Idaho à son Duc, se dit-il.
Ils n’étaient plus qu’à quelques pas de lui, maintenant, leurs bottes craquant dans le sable.
Kynes s’inclina : « Mon Seigneur, Duc. »
Leto, tout en approchant, n’avait pas cessé d’étudier la silhouette solitaire qui les attendait auprès de l’ornithoptère. Haute, mince, prise dans la tenue du désert. Robe, distille, bottes basses. L’homme avait rejeté en arrière le capuchon de la cape et le voile pendait sur un côté de son visage, révélant une longue chevelure couleur de sable, une barbe clairsemée. Ses yeux, sous les sourcils épais, étaient ceux, insondables, des Fremen, bleu dans le bleu. Des traces sombres marquaient encore ses orbites.
« Vous êtes l’écologiste », dit le Duc.
« Ici, nous préférons l’ancien terme, Mon Seigneur. Planétologiste. »
« Comme vous le voudrez. » Le Duc regarda son fils. « Paul, voici l’Arbitre du Changement, celui qui tranche les disputes, l’homme qui a été placé ici pour veiller à ce que soient respectées les formes, en vertu de notre pouvoir sur ce fief. (Il se tourna vers Kynes.) Voici mon fils. »
« Mon Seigneur », dit Kynes.
« Êtes-vous Fremen ? » demanda Paul.
Kynes sourit. « Je suis admis au sietch et au village, Jeune Maître, mais je suis au service de Sa Majesté, je suis le Planétologiste Impérial. »
Paul hocha la tête, impressionné par l’apparence de puissance de cet homme. Halleck le lui avait montré depuis l’une des plus hautes fenêtres du bâtiment. « Cet homme. Là-bas, avec l’escorte fremen… celui qui marche vers l’ornithoptère, maintenant. »
Et Paul avait brièvement examiné Kynes à la jumelle, notant la bouche mince et droite, le front haut. Halleck lui avait soufflé à l’oreille : « Bizarre bonhomme. Lorsqu’il parle, ses mots sont comme coupés au rasoir. Tout est net. Ses paroles n’ont pas de franges. »
Et le Duc, derrière eux, avait ajouté : « Le genre scientifique. »
Et maintenant, à quelques pas de Kynes, Paul percevait sa puissance, l’impact de sa personnalité. C’était comme si l’homme était de sang royal, né pour commander.
« Je crois que nous vous devons des remerciements pour nos distilles et nos capes », dit le Duc.
« J’espère qu’ils vous conviennent, Mon Seigneur, repartit Kynes. Ils sont de fabrication fremen et ils devraient correspondre aux mesures qui m’ont été données par votre homme, Halleck, ici présent. »
« J’ai été ennuyé d’apprendre que vous ne pouviez nous accompagner dans le désert sans que nous soyons ainsi vêtus. Nous pouvons emporter beaucoup d’eau. Nous n’avons pas l’intention de nous absenter longtemps et, de plus, nous disposerons d’une couverture aérienne – l’escorte que vous pouvez apercevoir au-dessus de nous. Il est peu probable que nous soyons contraints de nous poser. »
Kynes le regarda. Il voyait toute la graisse pleine d’eau qui enveloppait cet homme. Il parla, la voix froide : « On ne parle jamais de probabilités, sur Arrakis. On ne parle que de possibilités. »
Halleck se raidit. « On dit Mon Seigneur ou Sire au Duc ! »
Mais Leto lui adressa le signe privé qui lui intimait l’ordre d’abandonner et il dit : « Nous sommes neufs, ici, Gurney. Nous devons faire des concessions. »
« Comme vous voulez, Sire. »
« Nous sommes vos obligés, docteur Kynes, reprit Leto. Nous n’oublierons pas ces vêtements et le souci de notre bien-être dont vous avez témoigné. »
Impulsivement, Paul cita la Bible Catholique Orange : « Tout cadeau est la bénédiction de celui qui donne. »
Les mots parurent résonner très fort et très longuement dans l’air immobile. Les Fremen que Kynes avait laissés dans l’ombre du bâtiment s’éveillèrent et surgirent alors avec des murmures excités. L’un d’eux cria clairement : « Lisan al-Gaib ! »
Kynes se retourna et fit un geste impératif pour les repousser. Ils reculèrent en continuant de murmurer entre eux et regagnèrent l’ombre du bâtiment.
« Très intéressant », dit le Duc.
Le regard de Kynes était dur. Il alla du père au fils. « La plupart des gens du désert sont superstitieux. Ne leur prêtez pas attention. Ils ne vous veulent aucun mal. » Mais, dans le même instant, les mots de la légende lui revenaient : « Ils t’accueilleront avec les Mots Saints et tes cadeaux seront une bénédiction. »
Et soudain, une définition de Kynes se cristallisa dans l’esprit de Leto, une définition en partie fondée sur le bref rapport verbal d’Hawat (l’homme est sur ses gardes et méfiant) : Kynes était un Fremen. Il était venu à eux avec une escorte de Fremen, ce qui pouvait signifier aussi, plus simplement, que ceux-ci vérifiaient leur droit récent de pénétrer librement dans les zones urbaines. Mais cette escorte semblait plutôt quelque garde d’honneur. Et Kynes, par ses façons, était un homme fier, habitué à la liberté, dont le langage et l’attitude n’étaient limités que par sa méfiance. La question de Paul avait été pertinente et directe.
Kynes était devenu un indigène.
« Ne devrions-nous pas partir, maintenant, Sire ? » demanda Halleck.
Le Duc acquiesça. « Je piloterai mon propre orni. Kynes peut s’asseoir devant moi pour me guider. Toi et Paul, vous prendrez place sur les sièges arrière. »
« Un moment, je vous prie, intervint Kynes. Avec votre permission, Sire, je vais vérifier vos tenues. »
Le Duc s’apprêta à répondre, mais Kynes insista : « Je me soucie de ma propre chair autant que de la vôtre… Mon Seigneur. Je sais quelle gorge serait tranchée si jamais il vous advenait quelque mal tandis que vous m’êtes confiés. »
Le Duc fronça les sourcils et il songea : Quel moment délicat ! Si je refuse, cela peut l’offenser. Et cet homme peut représenter pour moi une inestimable valeur. Pourtant… le laisser ainsi pénétrer mon bouclier, porter la main sur ma personne, alors que je sais si peu de chose à son propos…
Les pensées couraient dans son esprit, pressées par la décision à prendre.
« Nous sommes entre vos mains », dit-il enfin. Il s’avança, ouvrit sa robe et vit Halleck qui se raidissait tout entier, immobile mais prêt. « Et si vous aviez la bonté de nous expliquer ce que sont ces vêtements, vous qui vivez avec eux. »
« Certainement, dit Kynes. (Il tendit la main sous la robe et vérifia les fixations d’épaule tout en parlant.) À la base, c’est un micro-sandwich : un filtre à haute efficacité doublé d’un système d’échange de chaleur. (Il rajusta les fixations d’épaule.) La couche au contact de la peau est poreuse, perméable à la transpiration qui rafraîchit le corps… c’est le processus normal, ou presque, de l’évaporation. Les deux autres couches… (Il resserra la partie pectorale.)… comprennent des filaments d’échange calorique et des précipitateurs de sel. Le sel est récupéré. »
Le Duc souleva docilement les bras : « Très intéressant. »
« Respirez à fond », dit Kynes.
Le Duc obéit.
Le planétologiste se pencha sur les fixations d’aisselles et rajusta l’une d’elles. « Les mouvements du corps, et surtout la respiration, reprit-il, ainsi qu’un certain effet osmotique suffisent à fournir l’énergie nécessaire au pompage. (Il libéra quelque peu la partie pectorale.) L’eau recyclée circule et aboutit dans des poches de récupération d’où vous l’aspirez grâce à ce tube fixé près de votre cou. »
Le Duc tourna le menton afin de voir l’extrémité du tube. « Efficace et simple, dit-il. Bonne fabrication. »
Kynes s’agenouilla pour examiner les fixations des jambes. « L’urine et les matières fécales sont traitées dans le revêtement des cuisses. (Il se releva, tendit la main vers la fixation du cou et souleva une pièce.) Dans le désert, vous porterez ce filtre sur le visage et ce tube viendra dans vos narines, fixé par ces pinces. Vous respirerez par la bouche, au travers du filtre, et vous rejetterez l’air par le nez, dans le tube. Avec une tenue fremen en bon état, vous ne devriez pas perdre plus d’un dé à coudre d’humidité par jour, même si vous venez à vous perdre dans le Grand Erg. »
« Un dé à coudre par jour », répéta le Duc.
Kynes appuya un doigt sur la partie du vêtement qui couvrait le front : « Il se peut que le frottement vous irrite ici. Dites-le-moi. Je pourrai resserrer la pièce. »
« Je vous remercie », dit le Duc. Et, comme Kynes reculait, il bougea les épaules et prit conscience d’une nouvelle aisance. Le vêtement était plus ajusté et l’irritait moins.
Kynes se tourna vers Paul. « Maintenant, voyons pour vous, mon garçon. »
Un homme de valeur, songea le Duc, mais il faudra bien qu’il apprenne à nous donner nos titres.
Paul demeura impassible tandis que Kynes examinait sa tenue. Il avait éprouvé une sensation bizarre en endossant ce vêtement brillant qui craquait au contact. Sa conscience lui disait avec certitude que jamais il n’avait porté de distille. Pourtant, tandis qu’il s’habillait avec l’assistance maladroite de Gurney, chacun de ses gestes, pour fixer les pièces, avait été comme naturel, instinctif. Lorsqu’il avait serré la partie pectorale, par exemple, pour assurer une efficacité maximale de sa respiration, il avait su parfaitement ce qu’il faisait et pour quelle raison. De même en resserrant les pièces du cou et du front, afin d’éviter la friction.
Kynes se redressa et fit un pas de recul avec une expression perplexe. « Vous avez déjà porté un distille ? » demanda-t-il.
« C’est la première fois. »
« Alors quelqu’un l’a ajusté pour vous ? »
« Non. »
« Vos bottes de désert peuvent jouer librement aux chevilles. Qui vous a appris cela ? »
« Cela m’a semblé… la meilleure façon de les porter. »
« C’est certainement la meilleure façon. »
Kynes se frotta le menton. Il pensait de nouveau à la légende : « Il connaîtra nos usages comme s’il était né avec eux. »
« Nous perdons du temps », dit le Duc. Il fit un geste en direction de l’orni et se mit en marche, répondant d’une brève inclination de tête au salut du garde. Il monta à bord, boucla ses courroies de sécurité et vérifia les commandes et les contrôles. L’appareil grinça comme les autres montaient à bord à leur tour.
Kynes ajusta ses courroies. Toute son attention était concentrée sur le luxe confortable de l’intérieur : tissu gris-vert et doux des sièges, instruments brillants, sensation rafraîchissante de l’air filtré au moment où les portes se fermaient, où les ventilateurs se mettaient en marche.
Tant de douceur ! songea-t-il.
« Tout est paré, Sire ! » lança Halleck.
Leto déclencha le flux d’énergie. Il le sentit gagner les ailes qui plongèrent, se relevèrent… Une fois, deux fois. En dix mètres de course ils eurent gagné les airs. Les ailes frémissaient légèrement et les fusées arrière les poussaient en altitude avec un sifflement ténu, selon une pente rapide.
« Au sud-est par-delà le Bouclier, dit Kynes. C’est là que j’ai dit à votre maître de sable de rassembler le matériel. »
« D’accord. »
Ils firent route au sud-est, sans quitter la couverture aérienne des autres ornis qui s’étaient immédiatement mis en formation de protection.
« La conception et la fabrication de ces distilles, dit le Duc, révèlent un haut degré de sophistication. »
« Un jour prochain, je vous ferai visiter une usine de sietch », dit Kynes.
« Cela m’intéresserait. Mais je crois savoir que ces vêtements sont aussi bien fabriqués dans certaines villes de garnison. »
« Ce ne sont que de mauvaises copies. Sur Dune, tout homme qui désire protéger sa peau porte un vêtement fremen. »
« Et il ne perd jamais plus d’un dé à coudre d’eau par jour ? »
« Avec une tenue bien ajustée, soigneusement serrée au front, toutes les fixations assurées, votre dépense d’eau se fait uniquement par les paumes. Vous pouvez porter des gants lorsque vous ne faites pas de travaux délicats mais, dans le désert, la plupart des Fremen préfèrent se frotter les mains avec des feuilles de créosote. Cela ralentit la transpiration. »
Le regard du Duc s’abaissa sur la gauche, vers le paysage convulsé du Bouclier. Aiguilles de rocher, taches jaunes et brunes marquées de crevasses. L’énorme muraille rocheuse semblait avoir été lancée depuis l’espace pour s’écraser là et y demeurer à jamais.
Ils survolèrent une dépression où coulait une grise rivière de sable provenant d’un canyon ouvert au sud. Sur le rocher sombre, les doigts clairs du sable formaient comme un delta figé.
Kynes, immobile, songeait à toute cette graisse pleine d’eau qu’il avait sentie sous les distilles. Ils portaient des ceintures-boucliers sous leurs robes, des tétaniseurs à charge lente à la taille, des émetteurs d’alerte minuscules accrochés au cou. Le Duc et son fils avaient des couteaux fixés dans des étuis à leurs poignets et ces étuis semblaient avoir bien servi. Ce qui frappait Kynes, chez ces gens, c’était un étrange mélange de douceur et de puissance armée. Ils étaient totalement différents des Harkonnen.
« Lorsque vous ferez votre rapport sur le Changement à l’Empereur, lui direz-vous que nous avons observé les règles ? » demanda Leto. Il s’était tourné pour regarder Kynes.
« Les Harkonnen sont partis ; vous êtes venus. »
« Et tout est conforme ? »
Un muscle se raidit sur la mâchoire de Kynes, révélant une tension momentanée. « En tant que planétologiste et Arbitre du Changement, je dépends directement de l’Imperium… Mon Seigneur. »
Le Duc eut un sombre sourire. « Oui, mais nous connaissons tous deux les réalités. »
« Dois-je vous rappeler que Sa Majesté soutient mes travaux ? »
« Vraiment ? Et quels sont-ils ? »
Dans le bref silence qui suivit, Paul songea : Il mène ce Kynes trop vite. Il regarda Halleck mais le guerrier-baladin contemplait pour l’instant le paysage désolé.
« Bien entendu, dit Kynes avec raideur, vous faites allusion à mes travaux de planétologie. »
« Bien entendu. »
« Cela concerne surtout la biologie et la botanique des terrains secs… quelques recherches géologiques, prélèvements d’échantillons, tests. On ne saurait épuiser toutes les possibilités qu’offre une planète. »
« Faites-vous aussi des recherches sur l’épice ? »
Kynes fit face au Duc et Paul remarqua la ligne plus dure de ses mâchoires. « Voilà une curieuse question, Mon Seigneur. »
« N’oubliez pas, Kynes, que ceci est maintenant mon fief. Mes méthodes diffèrent de celles des Harkonnen. Je me soucie peu que vous étudiiez l’épice pour autant que je partage vos découvertes. (Son regard était fixe.) Les Harkonnen n’encourageaient pas les recherches sur l’épice, n’est-ce pas ? »
Kynes ne répondit pas.
« Vous pouvez parler sans craindre pour votre vie », dit le Duc.
« La Cour Impériale est certainement très loin », murmura le planétologiste. Et il songea : Qu’espère donc cet envahisseur tout gorgé d’eau ? Me croit-il assez stupide pour me mettre à son service ?
Le Duc eut un rire bref. Il avait reporté toute son attention sur le pilotage. « Je décèle une certaine aigreur dans votre ton. Nous avons déferlé sur ce monde avec notre armée de tueurs, hein ? Et nous espérons vous faire admettre que nous sommes différents des Harkonnen ? »
« J’ai lu la propagande que vous avez déversée dans les sietchs et les villages. Aimez le bon Duc ! Votre corps de… »
« Prenez garde ! » aboya Halleck. Il s’était soudain penché en avant, arraché à la contemplation du paysage.
Paul posa une main sur son bras.
« Gurney ! dit le Duc en se tournant pour le regarder. Cet homme a longtemps servi les Harkonnen ! »
Halleck se rassit. « Bon. »
« Votre homme, Hawat, est très subtil, reprit Kynes, mais ses intentions sont très évidentes. »
« Nous ouvrirez-vous ces bases ? » demanda le Duc.
« Elles sont la propriété de Sa Majesté », dit sèchement Kynes.
« Elles ne servent pas. »
« Elles pourraient servir. »
« Sa Majesté est-elle de cet avis ? »
Kynes le regarda durement. « Arrakis pourrait être un Éden si ceux qui la régissent se préoccupaient d’autre chose que de l’épice ! »
Il n’a pas répondu à ma question, se dit Leto. Et il demanda : « Comment pourrait-on faire un Éden de cette planète sans argent ? »
« Mais qu’est donc l’argent s’il ne vous achète pas les services qui vous sont nécessaires ? »
En voilà assez ! songea le Duc. « Nous discuterons de cela une autre fois. Pour l’instant, je crois que nous approchons du bord du Bouclier. Dois-je garder le même cap ? »
« Même cap », murmura Kynes.
Paul regarda au-dehors. Le sol crevassé s’abaissait par degrés vers une plaine de rocher nu qui s’achevait par une corniche acérée. Au-delà, les dunes étaient comme d’innombrables ongles alignés jusqu’à l’horizon. Çà et là, dans le lointain, apparaissait une tache claire, une macule sombre révélant autre chose que du sable. Des affleurements rocheux, peut-être. Dans cette atmosphère vibrante de chaleur, Paul ne pouvait en être certain.
« Y a-t-il de la végétation au-dessous de nous ? » demanda-t-il.
« Un peu, répondit Kynes. La vie, à cette latitude, est surtout représentée par ce que nous appelons les petits voleurs d’eau. Ils s’attaquent les uns les autres pour l’humidité, ils se repaissent des traces de rosée. Certains endroits du désert sont grouillants de vie. Mais toutes les créatures doivent apprendre à survivre dans les conditions rigoureuses du désert. Si vous vous retrouviez là en bas, il vous faudrait imiter ces créatures ou mourir. »
« Vous voulez dire que je devrais voler l’eau des autres ? » demanda Paul. Cette idée l’outrageait et sa voix révélait son émotion.
« C’est bien ainsi que cela se passe, mais ce n’est pas exactement ce que je voulais dire. Voyez-vous, mon climat exige une attitude particulière envers l’eau. Vous ne pensez qu’à l’eau, à chaque instant. Et vous ne gaspillez rien qui puisse receler de l’humidité. »
Mon climat !… pensa le Duc.
« Deux degrés plus au sud, Mon Seigneur, dit Kynes. Un grain arrive de l’ouest. »
Le Duc acquiesça. Il avait aperçu la vague de sable orangé. Il fit pivoter l’orni et remarqua le reflet orange de la poussière sur les ailes des appareils d’escorte qui épousaient sa manœuvre.
« Cela devrait nous permettre de passer au large de la tempête », dit Kynes.
« Voler au milieu de ce sable doit être dangereux, remarqua Paul. Est-ce qu’il peut vraiment entamer les métaux les plus durs ? »
« À cette altitude, ce n’est pas du sable mais seulement de la poussière. Les seuls dangers sont l’absence de visibilité, la turbulence et l’encrassage des commandes. »
« Est-ce que nous verrons des mines d’épice aujourd’hui ? »
« Très probablement. »
Paul se tut. Il avait utilisé ses questions et son hyperperception pour se livrer à ce que sa mère appelait un « enregistrement » de la personne. Il avait Kynes, maintenant. Il avait sa voix et chaque détail de son visage, de ses gestes. Un pli anormal dans la manche gauche de sa robe révélait en outre la présence d’un couteau. La taille était bizarrement renflée. On lui avait appris que les hommes du désert portaient une bourse de ceinture dans laquelle ils mettaient divers petits objets. Peut-être cela expliquait-il ce renflement qui ne pouvait être dû à une ceinture-bouclier. Une aiguille de cuivre portant l’image gravée d’un lièvre était piquée dans la robe de Kynes, près du cou. Une autre, plus petite, mais portant le même dessin, était visible sur le bord du capuchon rabattu sur les épaules.
À côté de Paul, Halleck se pencha vers le compartiment arrière et y prit sa balisette. Kynes le regarda un instant tandis qu’il accordait l’instrument, puis il reporta son attention sur le paysage.
« Qu’aimeriez-vous entendre, Jeune Maître ? » demanda Gurney Halleck.
« Choisis pour moi, Gurney. »
Halleck se pencha sur l’instrument, pinça une corde et se mit à chanter doucement :
« Nos pères vivaient de la manne du désert,
En un pays brûlant où hurlaient les vents.
Seigneur, sauvez-nous de cette affreuse terre !
Sauvez-nous… oh, oui, sauvez-nous
De la soif et du vent du désert. »
Kynes se tourna vers le Duc. « Vous voyagez avec bien peu de gardes, Mon Seigneur. Sont-ils tous doués de si nombreux talents ? »
« Comme Gurney ? (Le Duc sourit.) Gurney est un cas particulier. Je l’apprécie pour ses yeux. Peu de chose leur échappe. »
Le planétologiste se rembrunit.
Sans manquer une mesure, Halleck reprit :
« Car je suis comme un hibou sur cette terre !
Oh oui ! Comme un hibou sur cette te-erre ! »
Le Duc tendit brusquement la main vers le tableau de bord, s’empara d’un micro, l’ouvrit d’un coup de pouce et lança : « Escorte Gemma ! Escorte Gemma ! Objet volant à neuf heures dans le secteur B. L’identifiez-vous ? »
« Ce n’est qu’un oiseau », dit Kynes. Et il ajouta : « Vous avez un regard perçant. »
Le haut-parleur craqua puis une voix répondit : « Escorte Gemma. Objet examiné avec grossissement maximal. C’est un grand oiseau. »
Paul regarda dans la direction indiquée et distingua la minuscule tache lointaine qui bougeait par instants. Il prit conscience que tous les sens de son père étaient éveillés, en état d’alerte.
« J’ignorais qu’il existait des oiseaux de cette taille aussi loin dans le désert », dit le Duc.
« C’est probablement un aigle, fit Kynes. De nombreuses créatures se sont adaptées à ces régions. »
L’ornithoptère survolait à présent une plaine de rocher dénudé. Paul, deux mille mètres plus bas, discernait les ombres brisées des deux appareils. Le sol, vu de cette altitude, semblait plat mais les ombres brisées disaient le contraire.
« Quelqu’un a-t-il jamais réussi à échapper au désert ? » demanda le Duc.
Halleck cessa de jouer. Il se pencha en avant pour mieux saisir la réponse.
« Jamais au désert profond, dit Kynes. Mais, plusieurs fois, des hommes ont réussi à s’échapper de la zone secondaire. Ils n’ont réussi que parce qu’ils ont traversé les zones rocheuses où les vers s’aventurent rarement. »
Le timbre de la voix de Kynes retint l’attention de Paul. Il sentit ses sens s’éveiller ainsi qu’il s’y était entraîné.
« Ah, les vers, dit le Duc. Il faudrait que j’en voie un. »
« Vous en verrez peut-être un aujourd’hui même. Là où il y a de l’épice, il y a des vers. »
« Toujours ? » demanda Halleck.
« Toujours. »
« Existe-t-il une relation entre le ver et l’épice ? » demanda le Duc.
Dans le mouvement que fit Kynes, Paul découvrit le pli de ses lèvres.
« Les vers défendent les sables à épice. Chacun d’eux a un… territoire. Quant à l’épice… Qui sait ? Les spécimens de vers que nous avons pu examiner jusqu’ici nous amènent à supposer l’existence d’échanges chimiques complexes entre eux. Des traces d’acide chlorhydrique ont été relevées dans les vaisseaux et, ailleurs, on a détecté des acides plus complexes. Je puis vous confier la monographie que j’ai rédigée à ce sujet. »
« Et les boucliers sont impuissants ? » demanda le Duc.
« Les boucliers ! (Kynes grimaça un sourire.) Il suffit d’activer un bouclier dans la zone où opère le ver pour sceller votre destin. Les vers alentour ignoreront les délimitations de territoire et ils viendront de très loin pour affronter le bouclier. Aucun homme muni d’un bouclier n’a jamais survécu à ce genre d’attaque. »
« Comment se comportent donc les vers capturés ? »
« Le choc électrique à haut voltage appliqué à chaque anneau séparément est la seule façon que l’on connaisse de tuer un ver, dit Kynes. Il est possible de les étourdir et de les blesser par explosifs mais chaque anneau conserve en ce cas une vie propre. En dehors des atomiques, je ne connais aucun moyen de détruire un ver tout entier. Ils sont d’une résistance incroyable. »
« Pourquoi n’a-t-on fait aucun effort pour les éliminer ? » demanda Paul.
« Cela coûterait trop cher, dit Kynes. Il y a trop de territoire à couvrir. »
Paul se renfonça dans son coin. Son sens de la vérité, sa perception des tonalités lui disaient que Kynes mentait ou ne disait que des demi-vérités. Il pensa : S’il existe un rapport entre l’épice et les vers, en ce cas tuer les vers pourrait signifier la destruction de l’épice.
« Bientôt, dit le Duc, nul n’aura plus à se risquer dans le désert. Il suffira de porter ces petits émetteurs autour du cou et les secours arriveront dès qu’on les appellera. Tous nos hommes en seront équipés d’ici quelque temps. Nous mettons sur pied une équipe de secours spéciale. »
« Très ingénieux », dit Kynes.
« Votre ton me laisse entendre que vous n’êtes pas d’accord. »
« Pas d’accord ? Mais si, bien sûr. Mais cela ne sera pas de très grande utilité. L’électricité statique des vers de sable brouille la plupart des signaux. Les transmissions sont interrompues. On a déjà essayé cela, voyez-vous. Arrakis consomme beaucoup de matériel. Si un ver est à vos trousses, vous ne disposez que de bien peu de temps. En général, pas plus de quinze ou vingt minutes. »
« Et que conseilleriez-vous ? » demanda le Duc.
« Vous me demandez conseil, à moi ? »
« Oui. En tant que planétologiste. »
« Et vous suivriez mon conseil ? »
« Si je le jugeais sensé. »
« Très bien, Mon Seigneur. Alors, ne voyagez jamais seul. »
Le Duc détourna son attention des commandes. « Est-ce tout ? »
« C’est tout. Ne voyagez jamais seul. »
« Et si l’on se trouve isolé par une tempête et obligé de se poser ? demanda Halleck. N’y a-t-il vraiment rien à faire ? »
« Rien recouvre un territoire immense. »
« Mais vous ? Que feriez-vous ? » demanda Paul.
Kynes lui décocha un regard acéré. « Je me souviendrais de protéger avant tout mon distille. Dans une zone sans vers, dans des rochers, je resterais à proximité de mon appareil. Dans le sable, par contre, je m’en éloignerais aussi vite que possible. Une distance de mille mètres est suffisante. Puis je me cacherais sous ma robe. Et le ver aurait l’appareil mais pas moi. »
« Ensuite ? » demanda Halleck.
Kynes haussa les épaules. « Ensuite, j’attendrais que le ver se décide à s’éloigner. »
« C’est tout ? » s’exclama Paul.
« Quand un ver s’est éloigné, on peut essayer de s’enfuir. Pour cela, il faut marcher doucement, éviter les sables-tambours, les marées de poussière et se diriger tout droit vers la zone rocheuse la plus proche. Il y en a beaucoup. Il est possible de s’en sortir, comme cela. »
« Les sables-tambours ? » dit Halleck.
« C’est un des effets de la compression du sable. Le moindre pas les fait résonner et cela attire tous les vers alentour. »
« Et les marées de poussière ? » demanda le Duc.
« Depuis des siècles, la poussière s’accumule dans les cuvettes et certaines sont si vastes qu’elles connaissent des courants et des marées qui engloutissent les imprudents. »
Halleck se rassit, reprit sa balisette et chanta :
« Au désert chassent les bêtes sauvages,
Guettant l’audacieux solitaire
Qui défie les dieux du désert
Et recherche les périls… »
Il s’interrompit net, se pencha en avant : « Nuage de poussière droit devant, Sire ! »
« Je le vois, Gurney. »
« C’est ce que nous cherchions », dit Kynes.
Paul se redressa et aperçut le nuage jaune qui roulait à la surface du désert, à quelque trente kilomètres devant eux.
« C’est une des chenilles de votre usine, reprit Kynes. Elle est en surface, ce qui signifie qu’elle travaille sur l’épice. Ce nuage est formé par le sable qu’elle rejette après l’avoir centrifugé pour en extraire l’épice. Il n’existe pas de nuage semblable. »
« J’aperçois un engin aérien au-dessus », dit le Duc.
« Il y en a deux… trois… quatre, fit Kynes. Ce sont des guetteurs. Ils attendent le signe du ver. »
« Le signe du ver ? »
« En s’avançant sur la chenille, le ver crée une vague de sable en surface. Mais il arrive aussi qu’il se déplace trop profondément pour que la vague soit visible. C’est pour cela que les guetteurs sont munis de sondes sismiques. (Kynes examina le ciel.) Je ne vois pas l’aile portante qui devrait être à proximité. »
« Et le ver finit toujours par arriver ? » demanda Halleck.
« Toujours. »
Paul toucha l’épaule de Kynes. « Quelle est l’étendue du territoire de chaque ver ? »
Le planétologiste fronça les sourcils. Ce jeune garçon ne cessait de poser des questions d’adulte.
« Cela dépend de sa taille. »
« Dans quel rapport ? » demanda le Duc.
« Les plus grands peuvent parfois contrôler un territoire de trois ou quatre cents kilomètres carrés. Les petits… » Il se tut brusquement comme le Duc lançait les fusées de freinage. L’orni se cabra tandis que mourait le chuchotement des fusées de queue. Les ailes creuses se déployèrent et commencèrent à brasser l’air. L’appareil prit toute son envergure véritable d’ornithoptère. Le Duc le redressa tout en maintenant le battement des ailes à un rythme lent. Il tendit la main gauche vers l’est, au-delà de la chenille.
« Est-ce le signe du ver ? »
Kynes se pencha et regarda au loin dans la direction indiquée. Paul et Halleck l’imitèrent. Paul remarqua que les appareils d’escorte, surpris par la manœuvre, avaient poursuivi leur route. Maintenant seulement ils revenaient vers eux. La chenille était encore à trois kilomètres.
Dans la direction que désignait le Duc, entre les croissants d’ombres des dunes qui couraient vers l’horizon, se déplaçait une sorte de monticule, une crête mouvante de sable. Cela rappelait à Paul l’onde, le sillage, que produisent les gros poissons en frôlant la surface de l’eau calme des rivières.
« Un ver, dit Kynes. Un gros. » Il se retourna, saisit le micro sur le tableau de commandes et le régla sur une nouvelle fréquence. Les yeux fixés sur les cartes, au-dessus d’eux, il lança : « J’appelle chenille en Delta Ajax Neuf. Signe du ver. Chenille en Delta Ajax Neuf. Signe du ver. Répondez, s’il vous plaît. » Il attendit.
Le haut-parleur grésilla puis une voix retentit : « Qui appelle Delta Ajax Neuf ? Terminé. »
« Ils semblent prendre cela plutôt calmement », dit Halleck.
« Vol non enregistré, répondit Kynes dans le micro. Nord-est par rapport à vous. Distance environ trois kilomètres. Signe du ver en interception. Contact dans vingt-cinq minutes environ. »
Une voix nouvelle se fit entendre dans le haut-parleur. « Ici Contrôle Guetteur. Observation confirmée. Prêt au contact. (Un silence, puis :) Contact dans vingt-six minutes. Le calcul était précis. Qui se trouve à bord de l’appareil non enregistré ? Terminé. »
Halleck fit sauter son harnachement et s’interposa entre Kynes et le Duc. « Kynes, est-ce la fréquence normale de travail ? »
« Mais oui. Pourquoi ? »
« Qui pouvait nous entendre ? »
« Les équipes de travail, c’est tout. Cela limite les interférences. »
À nouveau, le haut-parleur grésilla avant que la première voix reprenne : « Ici Delta Ajax Neuf. Qui a droit à la prime ? Terminé. »
Halleck regarda le Duc.
« Celui qui donne le premier l’alerte a droit à une prime proportionnelle à la récolte d’épice. Ils veulent savoir… »
« Dites-leur qui a vu le premier ce ver », dit Halleck.
Le Duc acquiesça.
Kynes hésita, puis reprit le micro. « Prime de guet au duc Leto Atréides. Duc Leto Atréides. Terminé. »
Aucune intonation ne perçait dans la voix partiellement déformée par une vague de parasites lorsqu’elle répondit : « Compris. Merci. »
« Maintenant, ordonna Halleck, dites-leur de diviser la prime entre eux. Dites-leur que c’est le désir du Duc. »
Kynes inspira profondément puis obéit. « Le Duc désire que cette prime soit divisée entre tous. M’avez-vous compris ? Terminé. »
« Compris et merci. »
« J’ai oublié de vous dire, fit le Duc, que Gurney est également doué pour les relations publiques. »
Kynes se tourna vers Halleck avec une expression perplexe.
« Ainsi, les hommes sauront que le Duc est préoccupé par leur sécurité, dit Halleck. On se le répétera. Nous étions sur une fréquence locale. Il est peu probable que des agents harkonnens nous aient entendus. (Il leva les yeux vers les appareils de couverture.) Et nous représentons une force appréciable. C’était un risque valable. »
Le Duc inclina l’orni dans la direction du nuage de sable de la chenille. « Et maintenant ? »
« Une aile portante devrait arriver et emporter la chenille », dit Kynes.
« Et si elle s’est écrasée ? » demanda Halleck.
« C’est une perte de matériel, dit Kynes. Rapprochez-vous de la chenille, Mon Seigneur. Vous allez trouver cela intéressant. »
Le Duc s’absorba dans les commandes comme l’appareil pénétrait dans la turbulence d’air qui environnait la chenille au travail.
Paul regarda en bas. Le monstre de plastique et de métal continuait de cracher le sable. C’était comme un grand scarabée bleu et brun dont les pattes multiples étaient de larges chenillettes. Une gigantesque trompe, à l’avant, plongeait dans le sable sombre.
« À en juger par la couleur, cet endroit est riche en épice, dit Kynes. Ils vont poursuivre le travail jusqu’à la dernière seconde. »
Le Duc fournit de la puissance aux ailes qui accentuèrent encore la lente plongée de l’orni qui tournait autour de la chenille. D’un coup d’œil, il s’assura de la présence des autres appareils.
Paul observa un instant le grand nuage jaune qui s’échappait des évents de la chenille, puis il reporta son regard sur le sillage du ver, de plus en plus proche.
« Est-ce que nous ne devrions pas les entendre appeler le portant ? » demanda Halleck.
« En général, ils utilisent une autre fréquence. »
« Est-ce qu’il ne devrait pas y avoir deux portants par chenille ? demanda le Duc. Il y a bien vingt-six hommes dans cette machine, sans compter tout le matériel. »
« Vous n’avez pas assez d’équipe… », commença Kynes, puis il s’interrompit. Une voix furieuse lançait dans le haut-parleur : « Vous ne voyez pas l’aile ? Elle ne répond pas. »
Il y eut un torrent de craquements, puis un signal sonore, le silence et la première voix se fit entendre à nouveau : « Au rapport dans l’ordre ! Terminé. »
« Ici Contrôle Guetteur. La dernière fois que j’ai aperçu l’aile, elle était très haut vers le nord-ouest. Je ne la vois plus. Terminé. »
« Guetteur un : négatif. Terminé. »
« Guetteur deux : négatif. Terminé. »
« Guetteur trois : négatif. Terminé. »
Silence.
Le Duc regarda en bas. L’ombre de l’orni passait juste sur la chenille.
« Il n’y a que quatre guetteurs, n’est-ce pas ? »
« Exact », dit Kynes.
« Nous disposons en tout de cinq appareils, plus grands. Chacun d’eux peut prendre trois hommes de plus à son bord. Quant aux guetteurs, ils parviendront bien à s’arracher au sol avec deux hommes en surcharge. »
Paul fit mentalement l’addition. « Cela nous en laisse encore trois ! »
« Mais pourquoi n’y a-t-il donc pas deux portants par chenille ? » aboya le Duc.
« Vous n’avez pas assez d’équipement en réserve », dit Kynes.
« Raison de plus pour protéger ce que nous avons ! »
« Où ce portant a-t-il pu aller ? » demanda Halleck.
« Il a pu être contraint de se poser hors de vue. »
Le Duc prit le micro, puis hésita, le pouce au-dessus du bouton de contact. « Comment ont-ils pu perdre ainsi de vue un portant ? »
« Ils concentrent surtout leur attention sur le sol, pour le signe du ver », dit Kynes.
Le Duc appuya sur le contact. « Ici votre Duc, lança-t-il. Nous allons nous poser pour prendre l’équipage de Delta Ajax Neuf. Que tous les guetteurs nous imitent. Qu’ils se posent sur le côté est. Nous nous poserons à l’ouest. Terminé. » Il passa sur sa fréquence personnelle de commandement et répéta ses ordres pour les ornis de l’escorte avant de rendre le micro à Kynes. Celui-ci repassa sur la fréquence locale. Une voix jaillit aussitôt du haut-parleur : « … presque complet d’épice ! Nous avons un chargement complet d’épice ! On ne peut pas laisser ça à ce satané ver ! Terminé. »
« Au diable l’épice ! lança le Duc. » Il reprit le micro : « Nous trouverons toujours de l’épice. Nos appareils ne peuvent emporter que vingt-trois hommes en tout. Tirez à la courte paille ou décidez de vous-mêmes quels sont ceux qui resteront. Mais vous êtes évacués. C’est un ordre ! » Il reposa violemment le micro entre les mains de Kynes, vit sa grimace de douleur et dit : « Excusez-moi. »
« Combien nous reste-t-il de temps ? » demanda Paul.
« Neuf minutes », répondit Kynes.
« Cet appareil est plus puissant que les autres, dit le Duc. En décollant avec les fusées et en mettant les ailes aux trois quarts, nous pourrions prendre encore un homme de plus. »
« Le sable est mou », dit Kynes.
« Avec quatre hommes de plus, nous risquons de casser les ailes en décollant avec les fusées, Sire », fit remarquer Halleck.
« Pas avec cet orni. » Le Duc se pencha sur les commandes. L’orni s’approcha de la chenille dans une dernière glissade. Les ailes se redressèrent et l’appareil vint se poser à vingt mètres de la chenille. Celle-ci était maintenant silencieuse. Le sable ne jaillissait plus de ses évents. Il n’en émanait qu’un faible ronflement mécanique qui se fit plus net lorsque le Duc ouvrit la porte.
Immédiatement, leurs narines furent assaillies par la senteur de cannelle, lourde, pénétrante.
Les guetteurs se posèrent sur le sable, de l’autre côté de la chenille, avec un claquement sonore.
L’escorte du Duc vint se ranger en ligne derrière lui.
Paul contemplait l’énorme chenille-usine auprès de laquelle les ornithoptères semblaient de minuscules moustiques dans le sable auprès d’un monstrueux scarabée.
« Gurney et Paul, jetez ce siège dehors », dit le Duc. Il déploya à la main les ailes jusqu’aux trois quarts, en régla l’angle et vérifia les contrôles des fusées. « Pourquoi diable ne sortent-ils pas de cette machine ? »
« Ils espèrent encore que l’aile portante va apparaître, dit Kynes. Il leur reste quelques minutes. » Son regard était fixé sur l’est. Ils l’imitèrent et ne décelèrent aucun signe de l’approche du ver. Mais l’air était lourdement chargé d’anxiété.
Le Duc reprit le micro et passa sur la fréquence de commandement. « Que deux d’entre vous se débarrassent de leur générateur de bouclier. Ils pourront ainsi prendre un homme de plus chacun. Nous ne laisserons personne à ce monstre. » (Puis, repassant en fréquence locale, il hurla :) « Alors, Delta Ajax Neuf ! Dehors ! Tous ! Immédiatement ! C’est un ordre de votre Duc ! En vitesse ou je découpe cette chenille au laser ! »
Une écoutille s’ouvrit à l’avant de l’usine, une autre à l’arrière, une troisième au sommet. Les hommes commencèrent à sortir, glissant et trébuchant dans le sable. Le dernier à quitter la chenille fut un personnage de haute taille en robe de travail. Il sauta sur une des chenillettes puis, de là, dans le sable.
Le Duc accrocha le micro au tableau de commandes et surgit au-dehors. Debout sur l’aile, il ordonna : « Deux hommes par guetteur ! »
Le grand personnage en robe de travail se mit alors à presser les hommes les plus proches, les entraînant vers l’appareil qui attendait de l’autre côté.
« Quatre ici ! cria le Duc. Et quatre là-bas ! (Il désigna l’orni d’escorte qui se trouvait immédiatement derrière et dont les hommes évacuaient le générateur de bouclier.) Quatre autres hommes dans cet appareil là ! Et trois dans les autres ! Courez donc, espèces de chiens de sable ! »
L’homme en robe de travail, ayant achevé l’évacuation de l’équipage, s’avança, suivi de trois de ses compagnons.
« J’entends le ver, mais je n’arrive pas à le voir », dit Kynes.
Ils l’entendirent alors, tous. C’était comme un frottement, un crissement, qui se faisait de plus en plus fort.
« Quel gâchis ! » grommela le Duc.
Puis les ailes de l’orni commencèrent à soulever des gerbes de sable. Et le Duc revit soudain l’image des jungles de sa planète natale. Une clairière révélée, l’envol des oiseaux charognards surpris sur la carcasse d’un bœuf sauvage.
Les hommes des sables se pressèrent contre l’appareil et commencèrent à monter à bord avec l’aide de Halleck.
« Allez, les gars ! Plus vite ! »
Paul se retrouva dans un coin, entre ces hommes dont la sueur sentait la peur. Deux d’entre eux avaient des distilles mal ajustés au cou et il classa ce renseignement dans sa mémoire pour une future utilisation. Il faudrait que son père soit plus dur quant à la discipline du distille. Les hommes avaient tendance à se relâcher si l’on ne se montrait pas vigilant pour de telles choses.
En haletant, le dernier monta à bord : « Le ver ! Il est presque sur nous ! Décollez ! »
Le Duc se glissa dans son siège, fronça les sourcils et dit : « Il nous reste encore trois minutes selon l’estimation de contact. Est-ce exact, Kynes ? » Il ferma sa porte et en vérifia le verrouillage.
« Exactement, Mon Seigneur », dit Kynes, en songeant : Il a du cran, ce Duc.
« Tout est paré, Sire ! » lança Halleck.
Le Duc acquiesça et vérifia que les appareils d’escorte avaient déjà décollé. Puis il mit le contact, jeta un ultime coup d’œil sur les ailes puis sur les commandes et appuya sur la commande des fusées.
La pression du décollage l’écrasa dans son siège, de même que Kynes, Halleck, Paul et les hommes à l’arrière. Kynes observait la façon dont le Duc manipulait les commandes de l’orni : doucement, sûrement. L’appareil était maintenant en altitude mais le Duc ne quittait pas ses instruments du regard, vérifiant parfois les ailes, d’un coup d’œil à droite, puis à gauche.
« Nous sommes chargés, Sire », dit Halleck.
« Dans les limites de tolérance de l’orni, dit le Duc. Tu ne crois pas que je risquerais la vie de mes passagers, Gurney ? »
Halleck sourit : « Oh non, certainement pas, Sire. »
Le Duc lança l’orni dans une longue courbe ascendante. Paul, coincé dans un coin, contemplait la chenille immobile dans le sable, tout en bas. Le signe du ver avait disparu soudain à quatre cents mètres et, à présent, une sorte de turbulence commençait à se manifester dans le sable, autour de la chenille.
« Il est dessous, maintenant, dit Kynes. Ce que vous allez voir, peu d’hommes l’ont vu. »
Tout autour de la chenille, à présent, des gerbes de poussière se mêlaient au sable. La gigantesque machine s’inclina sur la droite. À cet endroit, un grand tourbillon de sable se formait. Il tournait de plus en plus rapidement. À quatre cents mètres à la ronde, l’air était saturé de poussière et de sable.
Et ils virent !
Un large trou apparut dans le désert. Le soleil étincela sur des barres blanches et lisses. Le trou, estima Paul, était à peu près deux fois plus grand que la chenille. Et sous ses yeux, la machine tout entière glissait maintenant dans ce gouffre ouvert dans le sable. Et le trou se résorba.
« Dieux, quel monstre ! » murmura un homme.
« Toute notre épice ! » gronda un autre.
« Quelqu’un paiera pour cela, dit le Duc. Je vous le promets. »
La voix de son père était sans expression et Paul perçut toute la fureur qui l’habitait. Et il prit conscience qu’il la partageait. Un tel gâchis était criminel !
Dans le silence qui suivit, ils entendirent Kynes qui murmurait : « Béni soit le Créateur et Son eau. Bénis soient Sa venue et Son départ. Son passage lave le monde. Qu’Il garde le monde pour Son peuple. »
« Que dites-vous là ? » demanda le Duc.
Mais Kynes garda le silence.
Paul regarda les hommes groupés autour de lui. Leurs yeux étaient tous fixés sur la nuque de Kynes et tous étaient emplis de frayeur. « Liet », murmura l’un d’eux.
Kynes se retourna et fronça les sourcils. L’homme recula.
Un autre fut pris d’une quinte de toux, sèche, déchirante. Il haleta : « Maudit soit ce trou infernal ! »
L’homme de haute taille qui était sorti le dernier de la chenille lança : « Silence, Coss ! Tu ne vaux guère mieux que ta toux. » Il bougea de façon à pouvoir fixer son regard sur la nuque de Leto. « Vous êtes le Duc Leto, je le sais, dit-il alors. C’est à vous que nous devons des remerciements pour nos vies. Avant votre venue, nous étions prêts à les achever ici. »
« Silence, homme ! Laisse le Duc piloter en paix », grommela Halleck.
Paul le regarda. Lui aussi avait remarqué les plis qui s’étaient formés sur les mâchoires de son père. Lorsque la rage habitait le Duc, il fallait agir tout doux.
L’ornithoptère, brisant le vaste cercle qu’il avait suivi jusqu’ici, commençait à s’éloigner de l’endroit où la chenille avait été engloutie. À ce moment, le Duc décela un nouveau mouvement dans le sable et il stoppa l’appareil. Le ver avait disparu dans les profondeurs du désert mais quelque chose bougeait à l’endroit où avait été la chenille. Deux silhouettes apparurent et s’éloignèrent de la dépression en direction du nord. Elles semblaient glisser sur la surface, soulevant à peine un léger sillage de sable.
« Qui est-ce ? » aboya le Duc.
« Deux types qui s’étaient joints à nous, Sire », dit l’homme de Dune.
« Pourquoi n’en a-t-on rien dit ? »
« Ils connaissaient les risques, Sire », dit l’homme de Dune.
« Mon Seigneur, intervint Kynes, ils savent bien qu’il n’y a pas grand-chose à faire pour des hommes perdus sur le territoire d’un ver. »
« Nous enverrons un appareil de la base ! »
« Comme vous le désirez, Mon Seigneur. Mais il est probable que, lorsqu’il arrivera, il n’aura personne à sauver. »
« Nous l’enverrons quand même », dit le Duc.
« Ils étaient là quand le ver a surgi, dit Paul. Comment ont-ils pu lui échapper ? »
« Les distances sont trompeuses, dit Kynes. À cause des parois du trou qui sont inclinées. »
« Mon Seigneur, intervint Halleck, nous brûlons du carburant. »
« Vu, Gurney ! »
Le Duc fit pivoter l’orni en direction du Bouclier. Les appareils d’escorte quittèrent leurs positions d’attente et se placèrent à la verticale et sur les flancs de l’appareil ducal.
Paul réfléchit à ce que venaient de dire Kynes et l’homme de Dune. Il avait perçu les demi-vérités, les mensonges. Et ces hommes, là, en bas, s’étaient enfuis avec une telle assurance… Ils savaient évidemment comment ne pas attirer de nouveau le ver hors des profondeurs !
Des Fremen ! se dit Paul. Qui pourrait se déplacer sur le sable avec autant d’assurance ? Qui d’autre pourrait ne pas partager notre terreur ? Ils ne sont pas en danger, eux ! Ils savent comment vivre ici ! Ils savent comment échapper au ver !
« Que faisaient des Fremen dans cette chenille ? » demanda-t-il.
Kynes se retourna brusquement.
L’homme de Dune le regarda. Ses yeux étaient immenses. Bleu dans du bleu. « Qui est ce garçon ? » Halleck vint s’interposer entre l’homme et Paul.
« Paul Atréides, l’héritier ducal », dit-il.
« Pourquoi dit-il qu’il y avait des Fremen sur notre machine ? »
« Ils correspondent à la description », dit Paul.
Kynes se roidit. « On ne peut identifier un Fremen d’un simple regard ! (Il se tourna vers l’homme de Dune.) Vous. Dites-nous qui étaient ces hommes. »
« Des amis de l’un de nous, simplement. Des amis venus d’un village et qui voulaient voir les sables à épice. »
Kynes se détourna. « Des Fremen ! »
Les mots de la légende revenaient en lui : « Le Lisan al-Gaib saura percer tout subterfuge. »
« Ils sont morts, maintenant, jeune Sire, dit l’homme de Dune. Nous ne devrions pas parler d’eux sans courtoisie. »
Mais Paul percevait toujours le mensonge dans les voix, la menace qui, instinctivement, avait déclenché les réflexes de Halleck.
Il parla et sa voix était sèche. « C’est un endroit affreux pour mourir. »
Sans se retourner, Kynes répondit : « Lorsque Dieu ordonne à une de Ses créatures de mourir en un endroit précis, Il fait en sorte que la volonté de Sa créature la conduise en cet endroit. »
Leto le regarda. Et Kynes, répondant à ce regard, se sentit soudain profondément troublé par tout ce qu’il venait de voir : Le Duc s’inquiétait plus pour les hommes que pour l’épice. Pour sauver l’équipage de la chenille, il a risqué sa vie et celle de son fils. Il a oublié la perte de cette chenille avec un simple geste. Mais cette menace sur la vie des hommes l’a mis en rage. Un tel chef pourrait s’assurer des loyautés fanatiques. Il serait dur à abattre.
Et Kynes admit, contre sa volonté, contre ses jugements passés : J’aime ce Duc.