Et l’on dit dans la troisième année de la Guerre du Désert que Paul-Muad’Dib gisait seul dans la Grotte des Oiseaux, derrière les tentures de kiswa d’une chambre. Il gisait immobile comme un mort, pris par la révélation de l’Eau de Vie. Son être était transporté au-delà des frontières du temps par le poison qui donne la vie. Ainsi se réalisa la prophétie qui disait que le Lisan al-Gaib serait à la fois vivant et mort.
Légendes d’Arrakis,
par la Princesse Irulan.
Dans la pénombre qui précédait l’aube, Chani quitta le Bassin de Habbanya, prêtant l’oreille au murmure de l’orni qui l’avait amenée du sud et gagnait maintenant quelque repaire dans le désert. Autour d’elle, les gens de son escorte gardaient leurs distances, selon la requête de la compagne de Muad’Dib, mère de son premier-né, qui voulait marcher seule, pendant un moment. Dispersés dans les rochers, ils guettaient le danger possible.
Pourquoi m’a-t-il rappelée ? se demandait Chani. Il m’avait ordonné de demeurer dans le sud avec le petit Leto et Alia.
Elle drapa sa robe autour d’elle, sauta d’un bond par-dessus un rocher et se mit à gravir le sentier que seule une créature du désert pouvait distinguer dans l’ombre. Des cailloux roulaient sous ses pas, qu’elle évitait avec une agilité insouciante.
De monter ainsi entre les rochers la soulageait des craintes nées du silence de son escorte et du fait que l’on eût envoyé un des précieux ornis la chercher. Elle ressentait maintenant cette excitation qu’elle connaissait si bien à la pensée de retrouver bientôt son Usul. Pour tout le désert, il était devenu un cri de bataille : « Muad’Dib ! Muad’Dib ! » Mais, pour elle, c’était un homme différent, au nom différent, un tendre amoureux, le père de son enfant.
Une haute silhouette se dressa devant elle et lui fit signe de se hâter. Dans le ciel, déjà les oiseaux de l’aube s’élevaient et s’appelaient. Une fine trace de lumière se dessinait sur l’horizon de l’est.
La silhouette était celle d’un des hommes de son escorte. Otheym ? se dit-elle, reconnaissant certains gestes familiers. Elle s’approcha et reconnut effectivement les traits plats du lieutenant des Fedaykin. Son capuchon était ouvert et son filtre de bouche hâtivement fixé, ainsi que cela se faisait pour de très courtes sorties dans le désert.
« Vite, souffla-t-il en la précédant vers la crevasse secrète. Il fera jour bientôt. Les Harkonnen ont lancé des patrouilles en grand nombre sur la région. Nous ne pouvons risquer d’être découverts maintenant. » Il descella une porte et ils surgirent dans un étroit couloir qui accédait à la Grotte des Oiseaux. Des brilleurs s’illuminèrent. Otheym se remit en marche d’un pas rapide. « Suivez-moi. Vite. »
Ils s’avancèrent au long du couloir, franchirent une seconde porte à valve, empruntèrent un autre couloir, encore, puis passèrent entre des tentures qui avaient délimité l’alcôve de la Sayyadina au temps où la grotte n’avait été qu’une étape de repos, pour le jour. À présent, des tapis et des coussins couvraient le sol. Sur les parois apparaissaient des tapisseries à l’emblème du faucon rouge. Un bureau était encombré de papiers qui dégageaient une senteur d’épice qui révélait leur origine.
La Révérende Mère était assise là, seule, face à l’entrée.
Elle leva la tête avec cette expression absente qui faisait trembler les non-initiés.
Otheym joignit les mains et déclara : « J’ai amené Chani. » Puis il s’inclina et disparut derrière les tentures.
Comment le dire à Chani ? pensa Jessica.
« Comment va mon petit-fils ? » demanda-t-elle.
L’accueil rituel, se dit Chani. Et toutes ses craintes revinrent alors. Où est Muad’Dib ? Pourquoi n’est-il pas ici ?
« Il se porte bien, il est heureux, ma mère, dit-elle. Je l’ai laissé avec Alia aux soins d’Harah. »
Ma mère, pensa Jessica. Oui, elle a le droit de m’appeler ainsi pour l’accueil rituel. Elle m’a donné un petit-fils.
« On m’a dit que le sietch Coanua avait offert du tissu », dit Jessica.
« Il est très beau. »
« Alia a-t-elle un message ? »
« Aucun. Mais le sietch est plus calme, maintenant que le peuple accepte le miracle de son état. »
Pourquoi gagne-t-elle ainsi du temps ? se demandait Chani. Il y avait quelque chose de si urgent qu’ils ont envoyé un orni. Et maintenant, nous voilà plongées dans les politesses !
« Il faut que l’on coupe des vêtements pour le petit Leto dans ce tissu », dit Jessica.
« Comme vous le désirez, ma mère. (Chani baissa les yeux.) A-t-on des nouvelles des batailles ? » Elle ne relevait pas la tête, de peur de se trahir, de révéler à Jessica qu’elle n’avait posé cette question que pour Paul-Muad’Dib.
« De nouvelles victoires, dit Jessica. Rabban a fait quelques ouvertures prudentes en vue d’une trêve. Ses messagers lui ont été retournés sans leur eau. Il a même été jusqu’à alléger les charges des gens dans certains villages des creux. Mais il est trop tard. Le peuple sait déjà qu’il n’agit ainsi que par crainte de nous. »
« Il en est donc ainsi que l’a dit Muad’Dib », dit Chani. Elle gardait les yeux fixés sur Jessica, essayant de garder ses craintes en elle-même. J’ai prononcé son nom, mais elle n’a pas répondu. Nul ne saurait lire une émotion dans cette pierre lisse qu’elle appelle son visage… mais elle est vraiment trop figée. Pourquoi garde-t-elle le silence ? Qu’est-il arrivé à Usul ?
« J’aimerais que nous soyons dans le sud, dit Jessica. Les oasis étaient si belles lorsque nous sommes partis. N’es-tu pas impatiente de voir revenir cette saison où toute la terre est en fleurs ? »
« La terre est belle, alors, c’est vrai, dit Chani. Mais elle est aussi pleine de tristesse. »
« La tristesse est le prix de la victoire. »
Me prépare-t-elle à la tristesse ? se demanda Chani.
« Il y a tant de femmes sans homme, dit-elle. Lorsque j’ai été appelée dans le nord, cela a créé des jalousies. »
« C’est moi qui t’ai appelée », dit Jessica.
Chani sentit que son cœur se mettait à battre plus vite, plus lourdement. Elle lutta contre le désir soudain de mettre ses mains sur ses oreilles pour ne pas entendre ce que Jessica allait dire. Pourtant, elle parvint à dire d’une voix calme : « Le message était signé Muad’Dib. »
« Je l’ai signé en présence de ses lieutenants. Ce subterfuge était nécessaire. » Et Jessica songea : Cette femme est brave. Elle se raccroche aux bonnes façons alors même que la peur la submerge. Oui. Elle pourrait être celle qu’il nous faut en ce moment.
Il y eut une note infime de résignation dans la voix de Chani quand elle parla de nouveau : « Maintenant, vous pouvez me dire ce qui doit être dit. »
« Ta présence m’était nécessaire pour m’aider à rappeler Paul à la vie », dit Jessica. Et elle pensa : Ça y est ! Je l’ai dit exactement comme il fallait le dire. Rappeler à la vie. Elle sait ainsi que Paul n’est pas réellement mort mais, en même temps, que le péril est grand.
Il ne fallut qu’un instant à Chani pour retrouver son calme.
« Que dois-je donc faire ? » Dans l’instant où elle prononçait ces mots, elle avait envie de sauter sur Jessica, de la secouer et de hurler : « Conduisez-moi auprès de lui ! » Mais, en silence, elle attendit la réponse.
« Je crains que les Harkonnen n’aient réussi à infiltrer un agent parmi nous afin d’empoisonner Paul, dit Jessica. C’est du moins la seule explication qui me paraisse possible. Le poison doit être très rare et inhabituel. J’ai examiné son sang avec les plus subtiles méthodes sans en détecter la trace. »
Chani se laissa aller à genoux. « Du poison ? Souffre-t-il ? Pourrais-je ?… »
« Il est inconscient. Les processus vitaux sont ralentis à tel point qu’on ne peut les déceler qu’avec les techniques les plus raffinées. Je frémis en songeant à ce qu’il en aurait été si je ne l’avais pas découvert moi-même. Pour un œil non averti, il semblait mort. »
« Vous ne m’avez pas convoquée seulement par bonté, dit Chani. Je vous connais, Révérende Mère. Que pensez-vous que je puisse faire, moi, qui vous soit impossible à vous ? »
Elle est brave, belle et… Oh, oui, si perspicace, se dit Jessica. Elle aurait fait une excellente Bene Gesserit.
« Chani, dit-elle, cela te paraîtra peut-être difficile à croire, mais j’ignore exactement pour quelle raison je t’ai fait appeler. C’était un instinct… une intuition. La pensée m’est venue comme cela, très nette : Appelle Chani. »
Pour la première fois, Chani lut alors la tristesse dans le regard de Jessica, la douleur tout au fond de ces yeux si calmes, tournés vers l’intérieur.
« J’ai fait tout ce que je pouvais faire, tout ce que je savais faire… Et ce tout dépasse de loin ce que tu peux imaginer… Pourtant, j’ai échoué. »
« Halleck, le vieux compagnon, demanda Chani. Pourrait-il être un traître ? »
« Non, pas Gurney. »
Ces trois mots étaient comme une longue conversation et Chani y perçut comme l’écho de multiples quêtes, de longues épreuves, d’échecs anciens.
Elle se releva, lissa les plis de sa robe tachée par le désert et dit : « Conduisez-moi auprès de lui. »
Jessica se leva à son tour et écarta les tentures de la paroi gauche.
Chani la suivit et se retrouva dans ce qui avait dû être une resserre. Les murs de rocher étaient maintenant dissimulés par d’épaisses tapisseries. Paul était étendu sur un lit de fortune. Un unique brilleur éclairait son visage. Une robe noire le couvrait jusqu’à la poitrine. Ses bras nus étaient immobiles le long de son corps. Sous la robe, il devait être nu. Sa peau avait un aspect cireux.
Chani réprima le brusque désir de courir jusqu’à lui, de se jeter sur son corps. Ses pensées se portèrent sur son fils, Leto. Et elle comprit en cet instant que Jessica avait déjà connu une telle épreuve. Tandis que la vie de son compagnon était menacée, elle s’était obligée à ne penser qu’à la survie de son enfant. Chani, alors, tendit la main, prit celle de Jessica, et l’étreinte fut presque douloureuse dans sa violence.
« Il vit, dit Jessica. Je t’assure qu’il vit. Mais le fil de cette vie est si ténu qu’on peut ne pas le voir. Certains des chefs commencent déjà à murmurer que c’est la mère qui parle et non la Révérende Mère, que mon fils est vraiment mort et que je me refuse à donner son eau à la tribu. »
« Depuis combien de temps est-il ainsi ? » demanda Chani. Elle retira sa main de celle de Jessica et s’avança dans la pièce.
« Depuis trois semaines. J’ai passé déjà près d’une semaine à tenter de l’éveiller. J’ai cherché, réfléchi, discuté, affronté des arguments… Puis je t’ai appelée. Les Fedaykin m’obéissent, sans quoi je n’aurais pu retarder le… » Elle humecta ses lèvres et se tut tandis que Chani s’approchait du lit.
Elle s’arrêta auprès de Paul et contempla son visage, la trace de barbe naissante, les hauts sourcils, le nez acéré, les paupières closes. Ses traits étaient paisibles.
« Comment se nourrit-il ? » demanda Chani.
« Les besoins de sa chair sont si réduits qu’il n’a encore rien pris », dit Jessica.
« Combien savent ce qui est arrivé ? »
« Seuls ses conseillers les plus proches sont au courant, ainsi que quelques chefs, les Fedaykin et, bien sûr, celui qui lui a administré le poison. »
« Il n’y a aucun indice quant à son identité ? »
« Non, et ce n’est pas faute d’avoir cherché »
« Que disent les Fedaykin ? »
« Ils croient que Paul est en transe sacrée, qu’il rassemble ses saintes forces avant les ultimes combats. C’est là une croyance que j’ai entretenue. »
Chani s’agenouilla à côté de la couche et se pencha sur le visage de Paul. Elle décela immédiatement le parfum de l’épice, un parfum qui baignait en permanence la vie des Fremen. Pourtant…
« Vous n’êtes pas nés avec l’épice comme nous, dit-elle. Avez-vous pensé que son corps pouvait s’être rebellé contre une dose trop importante d’épice ? »
« Toutes les réactions allergiques sont négatives », dit Jessica.
Elle ferma les paupières, autant pour ne plus voir cette scène pendant un instant que parce qu’elle ressentait soudain sa fatigue. Depuis combien de temps n’ai-je pas dormi ? se demanda-t-elle.
« Lorsque vous changez l’Eau de Vie, dit Chani, vous le faites en vous-même, par votre perception intérieure. Avez-vous utilisé cette perception pour examiner son sang ? »
« C’est un sang fremen normal. Totalement adapté à cette existence et à cette nourriture qui sont les nôtres. »
Chani s’assit sur ses talons. Tandis qu’elle examinait Paul, ses pensées repoussaient sa peur. C’était là une technique qu’elle avait apprise en observant les Révérendes Mères. Le temps pouvait servir l’esprit. Toute l’attention pouvait être concentrée en une seule pensée.
« Y a-t-il un faiseur ici ? » demanda-t-elle soudain.
« Il y en a plusieurs. Nous n’en manquons jamais, en ce moment. Chaque victoire doit être bénie. Chaque cérémonie qui précède un raid… »
« Mais Paul-Muad’Dib s’est tenu à l’écart de ces cérémonies », dit Chani.
Jessica hocha la tête. Elle se souvenait des sentiments ambivalents de son fils à l’égard de la drogue d’épice et de la prescience qu’elle suscitait.
« Comment sais-tu cela ? » demanda-t-elle.
« On le dit. »
« On dit trop de choses. » La voix de Jessica était sèche.
« Donnez-moi l’Eau brute du faiseur. »
Jessica se raidit en percevant le ton impératif de Chani. Puis elle remarqua la concentration intense de la jeune femme et dit : « Tout de suite. » Et elle écarta les tentures pour appeler un porteur d’eau.
Chani ne quittait pas des yeux le visage de Paul. S’il a essayé de faire cela… se dit-elle. Et c’est bien le genre de chose qu’il pourrait essayer…
Jessica revint et s’agenouilla auprès d’elle avec un broc qui répandait l’âcre senteur du poison. Chani plongea un doigt dans le liquide et, le retirant, le mit tout près du nez de Paul.
La peau frémit et, lentement, les narines se dilatèrent.
Jessica eut un cri étouffé.
Chani toucha alors de son doigt humide la lèvre supérieure de Paul.
Il inspira longuement, péniblement.
« Qu’est-ce donc ? » demanda Jessica.
« Du calme, dit Chani. Il faut que vous convertissiez un peu de l’eau sacrée. Vite ! »
Sans poser de question, Jessica prit le broc et but une petite gorgée de liquide.
Les yeux de Paul s’ouvrirent. Il regarda Chani.
« Il n’est pas nécessaire qu’elle change l’Eau », dit-il. Sa voix était faible, mais calme.
Jessica, dans le même temps qu’elle sentait la gorgée de liquide sur sa langue, percevait la réaction de son organisme qui, presque automatiquement, convertissait le poison. Avec la sensibilité accrue que suscitait la cérémonie, elle sentit le flux vital qui émanait de Paul.
En cet instant, elle sut.
« Tu as bu l’eau sacrée ! » s’exclama-t-elle.
« Une goutte, dit Paul. Si peu… Rien qu’une goutte. »
« Comment as-tu pu commettre une telle folie ? »
« C’est votre fils », dit Chani.
Jessica la regarda, les yeux flamboyants.
Un sourire plein de tendresse, de compréhension apparut sur les lèvres de Paul. « Écoutez ma bien-aimée, dit-il. Écoutez-la, Mère, elle sait. »
« Ce que les autres peuvent faire, dit Chani, il doit le faire. »
« Quand cette goutte a été dans ma bouche, dit Paul, quand je l’ai goûtée et sentie et que j’ai su ce qu’elle faisait en moi, alors j’ai compris que je pouvais faire ce que vous aviez fait, Mère. Vos rectrices Bene Gesserit parlent du Kwisatz Haderach mais elles sont loin de deviner en combien de lieux j’ai été. Dans les quelques minutes qui… (Il s’interrompit et regarda Chani avec un froncement de sourcils perplexe.) Chani ? Comment se fait-il que tu sois ici ? Tu devrais… Pourquoi es-tu ici ? »
Il essaya de se redresser, mais elle le repoussa doucement.
« Je t’en prie, mon Usul », dit-elle.
« Je me sens faible. (Son regard courut par toute la pièce.) Depuis combien de temps suis-je ici ? »
« Tu es resté durant trois semaines dans un coma si profond que l’étincelle de la vie semblait t’avoir quitté », dit Jessica.
« Mais c’était… il ne m’a fallu qu’un moment et… »
« Un moment pour toi, trois semaines de peur pour moi », dit Jessica.
« Ce n’était qu’une goutte, mais je l’ai convertie. J’ai changé l’Eau de Vie. » Et, avant que Chani ou Jessica aient pu l’en empêcher, il plongea une main dans le broc, la ramena à sa bouche et but les quelques gouttes de liquide qui étaient dans sa paume.
« Paul ! » cria Jessica.
Il agrippa sa main, tourna vers elle un visage que déformait un rictus mortel, et lança toute sa perception.
Le rapport ne fut pas aussi tendre, aussi complet, aussi absolu qu’il avait été avec Alia et la vieille Révérende Mère dans la caverne… mais c’était tout de même une union, un partage de l’être tout entier. Jessica se sentit secouée, affaiblie et elle se replia dans son esprit, emplie de crainte devant son fils.
À haute voix, il dit : « Vous parlez d’un lieu où vous ne pouvez pénétrer ? Ce lieu que la Révérende Mère ne peut contempler, montrez-le-moi. »
Elle secoua la tête, terrifiée.
« Montrez-le-moi ! » répéta-t-il.
« Non ! »
Mais elle ne pouvait lui échapper. Subjuguée, elle ferma les yeux et plongea en elle, dans la direction-qui-est-ténèbres.
La conscience de Paul l’enveloppa, la pénétra. Elle entrevit vaguement le lieu avant que son esprit ne se replie, vaincu par la terreur. Sans qu’elle sût pourquoi, tout son corps tremblait de cette vision, de ce qu’elle n’avait fait qu’entrevoir… une région où soufflait le vent, où brillaient des étincelles, où des anneaux de lumière se dilataient puis se contractaient, où des cercles de formes blanches et tumescentes se répandaient autour des lueurs, poussés par les ténèbres et par le vent qui venait de nulle part.
Elle ouvrit les yeux et rencontra le regard de Paul. Il lui tenait toujours la main mais la terrible union avait pris fin. Elle entreprit de réprimer le tremblement qui l’agitait encore. Paul lui lâcha la main. Ce fut comme si un lien était rompu. Jessica vacilla et elle serait tombée si Chani n’avait bondi à cet instant pour la soutenir.
« Révérende Mère ! Que se passe-t-il ? »
« Fatiguée, murmura Jessica. Si… fatiguée. »
« Par ici, dit Chani. Asseyez-vous. » Elle la guida jusqu’à un coussin, près du mur.
Jessica éprouva du réconfort au contact de ces jeunes bras vigoureux. Elle se cramponna à Chani.
« A-t-il, en vérité, bu l’Eau de la Vie ? » demanda Chani en se dégageant.
« Il l’a bue », souffla Jessica. Son esprit continuait de rouler. C’était comme si elle venait de regagner la terre ferme après un long voyage sur une mer houleuse. Elle sentit la vieille Révérende Mère tout au fond d’elle… la vieille Révérende Mère et toutes les autres. Elles étaient éveillées et elles demandaient : Qu’était-ce que cela ? Où était donc ce lieu ?
Mais une pensée dominait : son fils était le Kwisatz Haderach, celui qui pouvait être en plusieurs lieux à la fois. Celui qui était né du rêve bene gesserit. Et cette pensée n’apportait nulle paix en Jessica.
« Que s’est-il passé ? » demanda Chani.
Jessica secoua la tête.
« Il y a en chacun de nous, dit Paul, une force ancienne qui prend et une force ancienne qui donne. Il n’est pas très difficile pour un homme de voir en lui ce lieu où règne la force qui prend, mais il lui est presque impossible de contempler la force qui donne sans se transformer en autre chose qu’un homme. Pour une femme, la situation est exactement inverse. »
Jessica leva la tête et vit que Chani la regardait, elle, tout en écoutant Paul.
« Me comprenez-vous, Mère ? » demanda Paul.
Elle ne put que hocher la tête.
« Ces choses qui sont en nous sont si anciennes, dit Paul, qu’elles sont réparties dans chaque cellule de notre corps. Ce sont elles qui nous façonnent. Il est toujours possible de se dire : Oui, je vois ce que peut être cette chose. Mais lorsque l’on regarde en soi-même et que l’on se trouve confronté à la force brute de sa propre vie, on comprend le péril. On comprend que cela peut vous submerger. Pour le Donneur, le plus grand péril est la force qui prend. Pour le Preneur, c’est la force qui donne. Il est aussi facile d’être emporté par l’une que par l’autre. »
« Et toi, mon fils, dit Jessica, es-tu celui qui donne ou celui qui prend ? »
« Je suis le pivot. Je ne peux donner sans prendre et je ne peux prendre sans… » Il se tut et regarda le mur, à sa droite.
Chani sentit un courant d’air sur sa joue et se retourna pour voir se refermer les tentures.
« C’était Otheym, dit Paul. Il écoutait. »
Chani accepta ces paroles et un peu de la prescience qui emplissait Paul passa en elle. Elle eut la connaissance de ce qui allait être comme si c’était un événement du passé. Otheym rapporterait ce qu’il avait vu et entendu. D’autres propageraient l’histoire jusqu’à ce que ce soit comme un feu sur la terre. Tous diraient que Paul-Muad’Dib ne ressemblait à aucun autre homme. Il n’y aurait plus de doute. Paul-Muad’Dib était certes un homme mais il pouvait voir dans l’Eau de la Vie comme une Révérende Mère. Il était le Lisan al-Gaib.
« Tu as vu l’avenir, Paul, dit Jessica. Nous diras-tu ce que tu as vu ? »
« Non pas l’avenir, dit Paul. Mais le Maintenant. (Il s’assit péniblement et repoussa la main de Chani qui voulait l’aider.) L’espace, au-dessus d’Arrakis, est tout empli de vaisseaux de la Guilde. »
Jessica perçut la certitude dans sa voix et trembla.
« L’Empereur Padishah lui-même est présent, reprit Paul. (Il leva les yeux vers le plafond de la pièce.) Il est là, avec sa Diseuse de Vérité favorite et cinq légions de Sardaukars. Le vieux Baron Vladimir Harkonnen est là, également, avec Thufir Hawat à ses côtés et sept vaisseaux emplis de tous les conscrits qu’il a pu trouver. Chacune des Grandes Maisons a envoyé ses troupes… Ils sont là, tous, au-dessus de nous. Ils attendent… »
Chani secoua la tête. Elle ne pouvait détacher ses yeux de Paul. Elle était fascinée et bouleversée par le ton monotone de sa voix, par l’étrangeté qui se dégageait de lui, par la façon dont il la regardait, comme s’il voyait à travers elle.
La gorge sèche, Jessica demanda : « Qu’attendent-ils ? »
« La permission de la Guilde d’atterrir. La Guilde abandonnerait sur Arrakis toute force qui se poserait sans son autorisation. »
« La Guilde nous protège ? » demanda Jessica.
« Nous protéger ! s’exclama Paul. C’est la Guilde elle-même qui a créé cette situation en rapportant ce que nous faisons sur ce monde et en abaissant le prix du transport à un point tel que les plus pauvres des Maisons sont là, également, à attendre avec les autres, prêtes à nous piller. »
Jessica perçut la dureté, la sécheresse et l’amertume de ses paroles et elle en fut perplexe. Elle ne pouvait en douter, pourtant. Il avait parlé avec la même intensité que la nuit où il lui avait rapporté ses premières visions de l’avenir qui devait les amener parmi les Fremen.
Paul prit une profonde inspiration et dit : « Mère, il faut que vous changiez une partie de l’Eau pour nous. Nous aurons besoin du catalyseur. Chani, envoie des hommes en éclaireurs… qu’ils trouvent une masse d’épice en gestation. Si nous versons de l’Eau de Vie à proximité, savez-vous ce qui se produira ? »
Jessica, un instant, soupesa ces mots. Puis elle comprit leur sens. « Paul ! » s’exclama-t-elle.
« L’Eau de Mort, dit-il. Ce serait une réaction en chaîne. (Il tendit la main vers le sol.) La mort se répandrait parmi les petits faiseurs, supprimant un vecteur du cycle de vie dont font partie l’épice et les faiseurs. Arrakis, sans eux, deviendrait un monde de désolation. »
Chani porta la main à sa bouche, bouleversée par le blasphème.
« Celui qui peut détruire une chose la contrôle, dit Paul. Nous pouvons détruire l’épice. »
« Qu’est-ce donc qui retient la main de la Guilde, alors ? » demanda Jessica.
« Ils me cherchent, dit Paul. Songez seulement à cela ! Les meilleurs navigateurs de la Guilde, des hommes qui peuvent plonger dans le temps pour choisir la trajectoire la plus sûre pour les plus rapides des long-courriers… tous ces hommes me cherchent… et ils sont incapables de me trouver. Ils tremblent ! Ils savent que je détiens leur secret ! (Il leva la main.) Sans l’épice, ils sont aveugles ! »
Chani retrouva sa voix. « Tu as dit que tu voyais le Maintenant ! »
Paul s’étendit à nouveau, cherchant le présent dispersé dont les limites touchaient l’avenir comme le passé, luttant pour conserver sa perception comme s’atténuait l’effet de l’épice.
« Va et fais ce que je t’ai ordonné, dit-il. L’avenir devient aussi flou pour moi qu’il l’est pour la Guilde. Les lignes de vision se fondent. Tout est concentré sur l’épice… ils n’osaient pas intervenir ici auparavant… parce qu’ils risquaient de perdre ce qu’ils avaient. Mais maintenant, ils sont acculés… Tous les chemins aboutissent aux ténèbres. »