POSTFACE DE GÉRARD KLEIN










L’un des métiers les plus singuliers et significatifs que, au dire de ses éditeurs, Frank Herbert ait exercés (mais celui-là, il me l’a longuement confirmé), et qui a certainement eu une influence sur son œuvre, est celui de veilleur de feux en forêt. Sans doute s’agissait-il d’une des immenses forêts de l’Oregon ou de l’État de Washington, bien qu’il en ait souvent parlé comme de jungles froides. Ou peut-être de celles de la Californie, souvent la proie des flammes. Mais comme il est né à Tacoma dans l’État de Washington et qu’il a longtemps vécu dans l’Oregon, les deux premières sont les plus vraisemblables. Il faut l’imaginer, au sommet de tours métalliques, en compagnie de sa femme Beverly, guettant jour et nuit fumées ou flammes signalant des départs de feu.

À une autre époque de sa vie, il étudia longuement les dunes de sable de l’Oregon en vue d’un article qui ne fut jamais écrit. Elles l’inspirèrent sans aucun doute pour son œuvre principale. Des déserts infinis de sable aux étendues verdoyantes, c’est le parcours de Dune lorsque les Fremen parvinrent à libérer l’eau séquestrée par les vers géants. C’est paradoxalement après avoir écrit Dune que Herbert fut envoyé au Vietnam et au Pakistan en 1972 pour une mission de conseiller social et écologique ; il aurait pu y trouver une source d’inspiration supplémentaire.

J’ai découvert Dune en 1967 dans l’édition de poche américaine de Ace Books, chez Brentano’s, librairie de l’avenue de l’Opéra que je fréquentais régulièrement pour y découvrir des nouveautés de science-fiction en anglais. Petit volume fort épais, petits caractères, mais j’avais de bons yeux et je le dévorai. C’était et ça reste pour moi le chef-d’œuvre absolu. Il figura bien entendu en tête de la liste que je demandai aux Éditions Laffont d’acheter, au début de 1969, pour la collection « Ailleurs et Demain » que, grâce à Robert, je venais de créer. Je choisis Michel Demuth, en raison du sens de l’épique qu’il manifestait dans ses propres écrits, pour traduire ce livre difficile.

Nombre des auteurs que j’ai publiés sont devenus des amis fidèles, entre autres John Brunner, Robert Silverberg, Norman Spinrad, quant aux Français, que je connaissais souvent bien avant de les éditer, je citerai Jacques Sternberg, Michel Jeury et Philippe Curval avec qui les relations sont parfois orageuses dès qu’il s’agit de toucher à une virgule de son texte. Mais mes relations avec Frank Herbert furent étroites et singulières parce que nous parlâmes des heures durant de son œuvre et en particulier des quelques énigmes que recèle Dune et qui ont été souvent très mal interprétées. Je ne le vis avec Beverly qu’à chacun de leurs passages en Europe mais nos rencontres demeurèrent pour moi historiques. Beverly, Bev pour les amis, était une très belle femme, que Frank avait épousée en secondes noces en 1946 et qui l’avait soutenu moralement et matériellement durant les six années que prit la rédaction de Dune. Elle le conseilla sans doute lors du travail d’écriture complexe de l’ouvrage. Elle était d’une intelligence et d’une sensibilité exceptionnelles ; quand je la rencontrai, elle était déjà éprouvée par la maladie qui devait l’emporter en 1984 mais elle n’en montrait rien. Il est clair qu’elle a inspiré le personnage de Jessica. Ils vécurent ensemble trente-sept ans.

Au-delà de l’histoire et de la thématique de Dune, certains des aspects de ce roman cachent une signification profonde souvent passée inaperçue des commentateurs les plus attentifs. Je n’en retiendrai ici que trois. Mais il doit être bien entendu que la complexité de l’univers de Dune tel qu’il a été créé et décrit par Frank Herbert dans les cinq volumes du cycle1 ne saurait être rendue par aucune analyse. Herbert du reste a encore démultiplié cette complexité en ouvrant un grand nombre de portes, souvent en introduisant un simple nom, dont il ne décrira jamais ce qu’elles pouvaient cacher.

Le premier aspect au sujet duquel je n’eus, dans mon souvenir que peu ou pas d’échanges avec Frank, touche à l’horizon très lointain qu’il a retenu. Le voyage interstellaire n’est devenu une réalité que dix mille ans après notre temps, et l’action de Dune se situe encore dix mille ans plus tard. Certes, Isaac Asimov pour Fondation (1951)2 avait déjà choisi un horizon éloigné, plus de douze mille ans après notre présent, mais cela renvoyait seulement au temps nécessaire à la création d’un empire galactique par une humanité inchangée. Les vingt millénaires de Dune sont au contraire nécessaires pour une transformation profonde de l’humanité, dans une perspective néo-darwinienne de son évolution, et pour une application à l’espèce humaine de techniques de sélection jusqu’à nos jours réservées à certaines espèces animales.

Le point de départ de ces transformations peut être le Jihad Butlérien, la Grande Révolte, que Herbert ne décrit jamais et qu’il évoque seulement en quelques lignes d’un appendice. S’agit-il d’un conflit entre les humains et des machines intelligentes, ou encore entre des humains entreprenant de créer de telles machines et ceux les redoutant, qui dura près d’un siècle ? Mais à l’issue de guerres atroces, les opposants aux machines intelligentes l’emportent : « L’homme ne peut être remplacé » et « Tu ne feras point de machine à l’esprit de l’homme semblable ». Il est plus que probable que Herbert faisait une allusion discrète au texte prophétique de Samuel Butler, l’auteur de Erewhon, qui dans « Darwin among the Machines », article publié dans un périodique néo-zélandais en 1863, prédit une évolution des machines qui les mènera à l’intelligence et peut-être à surpasser et supplanter l’humanité. Butler y revient plus en détail dans The Book of the Machines, trois chapitres d’Erewhon, en 1872. Serena Butler, l’instigatrice du Jihad, serait-elle une lointaine descendante de Samuel, parvenue à la lisière des étoiles au moment où naît la Guilde des Navigateurs ?

Ce qui est intéressant, c’est que, peu de temps avant que Herbert écrive son livre, la question est posée non plus par des écrivains mais par des ingénieurs et mathématiciens. Le terme d’« intelligence artificielle » a été introduit en 1956 par John McCarthy lors de la conférence de Dartmouth, même si le problème avait été étudié auparavant notamment par Alan Turing. Publications et prévisions souvent fort optimistes se sont multipliées, commençant à susciter chez certains des inquiétudes certes prématurées, dont Herbert se fait l’écho. Il s’agit en tout cas d’un sujet scientifique d’actualité alors et aujourd’hui.

Les machines intelligentes éliminées, l’humain doit y suppléer. Il tente d’y parvenir de deux façons qui se combinent souvent, dont l’acquisition d’une logique supérieure qui fait des Mentats des ordinateurs humains, indispensables à la gestion aussi bien qu’à la stratégie. L’autre approche est celle en particulier mais non exclusivement du Bene Gesserit, secte féminine qui vise à transformer l’humain par la voie de la sélection génétique et à produire, au terme d’un programme enjambant des millénaires, le « Kwisatz Haderach », un humain dont les pouvoirs mentaux lui permettraient de comprendre et d’utiliser des dimensions d’ordre supérieur et en particulier d’entrevoir le futur ou les avenirs. La Guilde des Navigateurs qui mènent les vaisseaux interstellaires a, d’une part, développé des capacités qui leur permettent de percevoir les routes de l’espace, capacités multipliées par l’épice que seule produit la planète Dune, et d’autre part manifestement opéré une sélection génétique qui les éloigne de plus en plus de l’humanité première à moins que leur transformation ne soit liée à leurs séjours dans l’hyperespace. À cette brève liste, on pourrait ajouter les pratiques atroces du Bene Tleilax qui réduisent leurs femmes à l’état de couveuses.

On voit en tout cas que le temps long est indispensable à ces évolutions. La génétique moderne venait à peine d’apparaître et Herbert l’ignore ou la sous-estime. Elle aurait théoriquement permis en quelques décennies ou, au plus, en quelques siècles, au lieu de millénaires, d’accomplir toutes ces transformations. En notre début du XXIe siècle, nous parvenons déjà entre autres exploits à rendre des souris fluorescentes en modifiant certains gènes. En ce qui concerne les humains, des aberrations génétiques conduisant à une maladie létale ont pu être corrigées sur des enfants. Un chercheur chinois a même prétendu améliorer le potentiel de petites filles, transgressant l’un de nos mantras, « L’humain, tu n’amélioreras », un autre étant : « Nul n’introduira de traits héréditaires dans le capital génétique de l’espèce. » Il paraît inévitable que ces interdictions seront violées dans un avenir plus ou moins proche et que l’humain cherchera à s’améliorer comme l’y invitent déjà les transhumanistes, soit en se dotant de compléments artificiels, soit en modifiant ses gènes. Herbert a donc péché par timidité.

Sur le second sujet que j’ai, celui-là, longuement abordé avec lui, se trouve repoussée dans l’avenir lointain une éventualité que nous considérions tous deux comme proche, en tout cas probable : l’apparition d’une néo-féodalité. Beaucoup des lecteurs de Dune ont considéré son univers politiquement féodal comme un élément de décor le rapprochant de l’heroic fantasy, genre que Herbert a toujours méprisé. Mais Herbert et moi (et quelques autres) le tenaient pour un processus en cours. Dès la fin du XIXe siècle (voire avant) s’amassaient des fortunes considérables (les milliardaires dont John Rockefeller était le modèle) appuyées non plus sur la terre comme du temps des aristocraties de l’Ancien Régime, mais sur des concentrations industrielles (chemins de fer, mines, métallurgie, etc.) et financières sans précédent dans le monde concurrentiel de la bourgeoisie libérale. Elles pouvaient défier des États faibles et s’étaient même dotées de l’idéologie d’un capitalisme des monopoles excluant toute concurrence3. L’exemple cité par Tim Wu est celui de Theodore Vail, fondateur du conglomérat AT&T, dominant le marché des télécommunications aux États-Unis pendant près de soixante-dix ans. Mais le cas des télécommunications est très particulier parce qu’il se fonde sur un réseau et les réseaux de téléphone, d’électricité ou de chemins de fer ont naturellement tendance à se constituer en monopoles. Personne ne va construire une voie ferrée à côté de celle qui existe déjà. Vail, cependant, étend sa conception à l’industrie tout entière.

Il préconise un capitalisme sans concurrence : « Cela pourrait nous sembler étrange mais Vail, malgré son capitalisme triomphant, rejetait l’idée de concurrence. » En 1911, il jugeait le monopole, lorsqu’il est entre de bonnes mains, supérieur. « Concurrence, écrivait-il, signifie conflit, guerre industrielle ; cela signifie controverse ; mais souvent cela signifie profiter de ou avoir recours à tous les moyens possibles que la conscience des concurrents... permettra. » Un raisonnement moralisateur : la concurrence donnait mauvaise réputation aux entreprises américaines. « Ces actes vicieux associés à une concurrence agressive sont en grande partie responsables, si ce n’est entièrement, de l’antagonisme actuel présent dans l’esprit du public vis-à-vis des affaires, et en particulier des grandes entreprises4. » Il contredit ainsi évidemment la main invisible du marché, chère à Adam Smith. « Mais il attribue également au monopole une valeur au-delà de l’efficacité : la sécurité que représente celui-ci, pensait-il, allait repousser le côté obscur inhérent à la nature humaine et faire ainsi place aux qualités naturelles de l’homme. Il voyait un futur sans version capitaliste de la lutte darwinienne, et dans lequel des entreprises organisées de manière scientifique et dirigées par des hommes bons en étroite collaboration avec le gouvernement serviraient au mieux les intérêts du public.5 »

En bref, cette vision, partagée, semble-t-il, par nombre d’hommes d’affaires puissants du dernier tiers du XIXe siècle et du premier du XXe au moins, ainsi John Rockefeller avec la Standard Oil, correspond bien à la naissance d’une néo-féodalité partageant son pouvoir avec le gratin du monde politique, et le dominant souvent. Lors des conversations entre Herbert et moi, le modèle de l’époque, les années 1970, était IBM dont l’emprise devenait mondiale dans un secteur crucial, celui de l’informatique. Nos craintes étaient toutefois prématurées. AT&T fut démantelé par l’action publique. Tout en restant dominant dans son secteur, IBM ne devint pas le maître du monde et il manqua complètement l’occasion offerte par la micro-informatique, voire par les réseaux. De tels monopoles sont en effet menacés (ou du moins l’étaient) par trois dangers : la réaction des pouvoirs publics, l’innovation technologique et l’extrême difficulté de gérer d’aussi immenses empires. Harold Geneen qui dirigea ITT6, compagnie mondiale de télécommunications créée sur le modèle d’AT&T, de 1959 à 1977, demeura légendaire pour son implication dans la gestion implacable de son immense réseau de sociétés et passait pour irremplaçable. Il est à noter que les deux monopoles cités exercèrent à l’occasion des interventions politiques pour le moins douteuses, se rapprochant de Hitler, voire s’appuyant un temps sur lui, ou menaçant le gouvernement d’Allende au Chili qui finit par être détruit dans les circonstances que l’on sait. À lire les histoires de ces monopoles et les biographies de leurs dirigeants, on a déjà le sentiment de se trouver dans l’univers féodal de Dune.

Mais où en sommes-nous aujourd’hui ?

Les GAFAM sont évidemment les candidats les mieux placés7. Ce sont principalement des réseaux mais à vocation universelle, ainsi Amazon qui propose jusqu’à des légumes frais. Les trois risques que j’ai mentionnés comme menaçant des monopoles provisoires semblent devoir peu les inquiéter. Leur mondialisation et leur puissance financière limitent le pouvoir des États à les contrôler. Il y faudrait un État mondial, bien lointain. Les conflits avec Facebook sur la modération des contenus ont peu de chances d’aller bien loin. De même que celui de Google avec la France sur la fiscalité. La difficulté de gérer de telles entreprises, qui rendait un Geneen irremplaçable, a cédé avec les progrès de l’informatique. Geneen connaissait par cœur les comptes de ses innombrables filiales ; il y suffit aujourd’hui d’un portable. Enfin l’innovation technologique ne les menace guère, puisqu’ils sont en tête du développement de la 5G et de l’intelligence artificielle. Il se pourrait donc que ces monopoles fondent la néo-féodalité que Frank Herbert avait située loin dans l’avenir. Les personnalités qui les dirigent ne feraient pas tache dans Dune : un Jeff Bezos, libertarien et transhumaniste, serait un méchant Harkonnen ; Bill et Melinda Gates se seraient rangés du côté des Atréides.

Dans un système féodal, l’éthique remplace la loi. C’est l’un des sens de Dune.

Si l’on se risque à adopter les vues de Frank Herbert et celles émises lors de nos échanges, on peut imaginer une histoire-fiction où, en Occident, le libéralisme économique, politique et culturel aurait été une passagère transition d’un millénaire à peu près, naissant au Moyen Âge dans la bourgeoisie des villes et aboutissant en notre temps après bien des cahots dont les Révolutions, et se trouvant remplacé en notre siècle par une néo-féodalité. Un accident de l’Histoire en somme qui n’aurait jamais vraiment trouvé place dans le reste du monde.

À ceux qui trouveraient que je pousse le bouchon un peu loin, j’opposerai le pouvoir le plus important dans l’univers de Dune, même s’il n’apparaît guère dans le roman, le CHOM, Combinat des Honnêtes Ober Marchands, « Compagnie universelle contrôlée (en principe) par l’Empereur et les Grandes Maisons avec la Guilde et le Bene Gesserit comme associés sans droit de vote8 ». Rien qu’à son nom, on dirait qu’il est né du côté des villes hanséatiques. Le Duc Leto énumère pour Paul au début du roman les innombrables activités commerciales du CHOM : on dirait Amazon. C’est l’actualité inapparente du roman que je voudrais souligner ici.

Politiquement, Frank Herbert s’engagea peu à ma connaissance en dehors de sa détestation affirmée de l’Union soviétique. Il se présentait comme un libertarien modéré. La plupart des Français comprennent mal, de travers, ou ignorent tout à fait les idées libertariennes. Il ne faut, par exemple, pas les confondre avec l’anarchisme à l’espagnole du temps de la guerre civile, fondé sur la solidarité. Bien que le libertarianisme n’ait trouvé d’expression plus ou moins théorique qu’au XXe siècle9, ses racines sont beaucoup plus anciennes et remontent au peuplement d’origine européenne des États-Unis. Ces Européens fuyaient des régimes d’oppression, les Irlandais et les Écossais la domination anglaise souvent d’une extrême violence, les Allemands l’impérialisme prussien, les Russes et les Polonais son équivalent moscovite. Ils cherchaient dans l’Amérique une terre sans pouvoir établi, et la ruée vers l’Ouest, aboutissant à une dilution extrême de la population, traduisait cette fuite devant toute forme d’organisation sociale jugée insupportable. C’est un thème très présent dans les westerns et dans la littérature américaine, celui de l’individualisme comme valeur. Les libertariens extrêmes à la Jeff Bezos rejettent toute forme de gouvernement et s’en remettent pour assurer le progrès et la paix aux relations et aux résolutions des conflits entre individus. Tant pis pour les perdants. Leur échec relève de leur incapacité et ils doivent être écartés, voire éliminés.

Les libertariens modérés dont Herbert et beaucoup d’auteurs de science-fiction qui à vrai dire n’ont pas grand-chose à attendre du pouvoir politique, se bornent à se méfier de Washington et de son mélange de politiciens et d’hommes d’affaires qu’ils estiment également corrompus. De leur point de vue, ce n’est pas que le pouvoir corrompt mais qu’il attire les corrompus et les corruptibles10. Frank Herbert se contentait de se tenir à l’écart. Au moment où j’écris, le président Trump incarne parfaitement et paradoxalement ce rejet des élites. Pour quelqu’un comme Herbert et les auteurs libertariens que je connais, le Parti démocrate avec son souci d’organiser à l’européenne la protection sociale apparaît déjà comme en route vers l’étatisme qu’ils redoutent.

La troisième énigme de Dune concerne l’épice ou Mélange dont Arrakis-Dune est l’unique source. Cette drogue qui est un sous-produit du processus de naissance des vers des sables prolonge la vie et surtout modifie l’esprit humain en lui permettant d’accéder à des dimensions supérieures : elle est indispensable aux Navigateurs pour s’orienter dans l’hyperespace lors de leurs voyages interstellaires et elle donne à Paul Muad’Dib sa capacité à entrevoir la multiplicité des avenirs possibles. Certains commentateurs, dont Jacques Goimard, y ont vu une transposition du pétrole, tiré souvent de pays désertiques et permettant les voyages. Je n’en crois rien, même si je ne me souviens pas d’avoir interrogé à ce propos Herbert qui semble l’avoir admis lors d’interviews. Dans les années 1950 et 1960, alors que Frank Herbert médite et écrit Dune, bon nombre de drogues psychédéliques sont fort prisées dans les milieux hippies. En particulier le LSD, acide lysergique, dérivé de l’ergot de seigle par Albert Hofmann et Arthur Stoll en 1938, puis expérimenté en 1943, provoque de puissants effets psychédéliques, de pseudo-hallucinations et une stimulation extrême du cerveau11. Sans que j’ose l’affirmer, il me semble un bon équivalent dans notre monde de l’épice. Son usage est demeuré longtemps licite, et il a même été utilisé efficacement en psychothérapie jusqu’à son interdiction aux États-Unis en 1967, puis progressivement dans le monde entier. Cette interdiction a été contestée et l’est de nouveau, car les prétendus accidents dus au LSD ont été souvent forgés de toutes pièces. La raison parfois évoquée aux États-Unis pour son interdiction fut la crainte que son introduction par des terroristes, en petites quantités vu son efficacité, dans les réserves d’eau de boisson ne suscite des paniques collectives. Le produit intéressa en tout cas beaucoup la CIA qui en envisagea divers usages. Il était probablement, dans ces années 1970, plus prudent pour Herbert d’admettre que le Mélange était une métaphore du pétrole que de soutenir que c’était une drogue psychédélique.

En raison des effets de l’épice ou Mélange sur différents personnages, l’œuvre de Frank Herbert fut souvent taxée de mysticisme et Herbert lui-même traité de mystique. Frank Herbert a fréquemment protesté contre cette qualification. Je peux témoigner que sa philosophie personnelle n’a rien de mystique et que dans son amusante description des manœuvres qui aboutirent à la Bible Catholique Orange (dont il ne traite que dans l’Appendice II) est une virulente critique de toutes les religions. Il a simplement décrit dans Dune et ses suites, des personnages empreints de mysticisme, ainsi Paul Muad’Dib, et des sociétés où une mystique joue un grand rôle, sans rien en prendre à son compte. Il me semble au demeurant vraisemblable que toute société profondément inégalitaire se dote d’une mystique au double dessein d’expliquer et de justifier le pouvoir des dominants et de proposer espoir et perspectives aux dominés. Dans le néo-féodalisme en cours d’installation que j’ai évoqué, quelle religion pourrait tenir ce rôle : ce pourrait bien être l’évangélisme qui est en train d’éliminer les plus classiques traditions chrétiennes.

Une singularité du cycle de Dune est que l’humanité semble avoir créé la seule civilisation dans tout l’Univers. Même lorsque dans Les Hérétiques de Dune et La Maison des mères, les humains se répandent à travers toute la Galaxie, puis d’innombrables autres galaxies, ils ne rencontrent nulle autre civilisation. Il y a bien d’autres formes de vie mais aucune qui soit intelligente, ce qui est assez rare dans la science-fiction d’une telle ampleur. Herbert s’évita sans doute de la sorte des naïvetés communes, mais il ne s’intéressait surtout dans ce cycle qu’à l’humanité et à son avenir, proche ou lointain. Il le montre dans un roman mineur mais important à sa manière pour son interprétation de l’avenir écologique, Hellstrom’s Hive12 (1973). Une sorte de secte, probablement née aux Pays-Bas au XVIIe siècle, est convaincue que l’humanité court à sa perte si elle ne réduit pas sa consommation. Elle finit par se muer en une sorte de fourmilière humaine qui après plusieurs migrations se fixe dans l’Oregon et creuse sous le couvert d’une ferme une gigantesque termitière. Herbert multiplia par ailleurs les civilisations non humaines dans d’autres romans.

Un roman parmi les plus remarquables de son auteur, The Whipping Star13 (1970) représente un exploit linguistique en explorant les tentatives et les possibilités de communication entre une étoile, une Calibane14, et d’autres espèces dont l’humaine. Herbert a du reste multiplié avec intelligence dans plusieurs romans les modes de communication entre espèces intelligentes, si différentes qu’elles soient. Algis Budrys a écrit que sa connaissance de la langue et la linguistique « vaut au moins un doctorat et la chaire de philologie d’un bon collège de Nouvelle-Angleterre ».

La question de civilisations extraterrestres demeure débattue, évidemment en théorie, par les astrophysiciens en 2020. Une minorité pense que nous sommes seuls dans l’Univers. Quelques-uns, s’appuyant sur la fameuse équation de Drake estiment qu’il pourrait y avoir environ trente-six espèces intelligentes dans notre Galaxie, mais aucune à moins de cent années-lumière.

L’histoire du livre est en elle-même une épopée. Le manuscrit, écourté, fut publié d’abord en deux séries dans la revue Analog en 1963 et 1964. Frank Herbert qui avait déjà fait paraître depuis 1952 des nouvelles et plusieurs romans, demeurait presque inconnu. Le texte, proposé par son agent Lurton Blassingame, fut refusé par vingt éditeurs dont Doubleday en 1965. Le chiffre me semblait si énorme que je le crus exagéré dans la grande tradition des présentations publicitaires éditoriales. Mais des sources sûres le confirmèrent. Il fut finalement accepté et publié par Chilton Books en 1965. Chilton qui éditait à peu près exclusivement des manuels d’entretien et de réparation des motocyclettes et des automobiles, sans négliger les tracteurs agricoles, était l’éditeur le plus improbable pour ce roman. Mais l’un de ses conseillers, Sterling E. Lanier, lui-même écrivain de science-fiction, fut tellement séduit par ce qu’il avait lu dans Analog qu’il demanda à voir le manuscrit et persuada Chilton de le publier. Le succès critique fut immédiat et, en 1966, Dune obtint à la fois le premier Nebula Award et le prix Hugo. Mais ce ne fut pas un succès commercial, probablement en raison de son prix qui résultait de sa taille (412 pages), près de soixante dollars, un prix élevé à l’époque. Lanier fut licencié par Chilton en 1966. Les cinq volumes suivants du cycle furent publiés par Putnam’s Sons. Il est à noter qu’un exemplaire de la première édition Chilton atteignit dix mille dollars lors d’une vente publique.

Le succès ne vint qu’avec les années 1970 et c’est seulement en 1972 que Herbert put abandonner ses divers emplois alimentaires pour se consacrer entièrement à l’écriture. Un témoin, Jackie Paternoster, put toutefois m’affirmer que dès 1970 les hippies américains qui affluaient à Formentera ne parlaient que de ce livre. On estime aujourd’hui à environ quarante millions d’exemplaires le nombre atteint par les diverses éditions à travers le monde, ce qui en fait un des plus populaires best-sellers de tous les temps et une exception absolue dans le domaine de la science-fiction.

Ce succès ne tarda pas à se traduire par un intérêt du monde cinématographique. Je n’en ferai pas ici l’historique, mais je m’attarderai un moment sur la tentative d’Alejandro Jodorowsky, dit Jodo, un autre ami proche, qui se traduisit par un échec mais qui exerça une influence durable sur le monde du cinéma de science-fiction. Je rencontrai Jodorowsky à la fin des années 1960 lors de sa première venue en France dans le cadre du groupe Panique qui comprenait notamment Roland Topor, Fernando Arrabal et André Ruellan. Puis le producteur Michel Seydoux acheta en 1974 les droits cinématographiques de Dune et décida d’en confier l’adaptation à Jodorowsky dont il avait distribué en France les deux films, El Topo et La Montagne sacrée (1973). Pour avoir revu assez récemment le second, je dois dire que j’ai été frappé par sa modernité. Il est difficile de dire si c’est Jodo, alors qu’il n’avait pas encore lu le livre, qui a sollicité Seydoux ou si c’est l’inverse, car les deux versions coexistent. Toujours est-il que Michel Seydoux ramena Jodo à Paris sur la fin de 1974 pour assurer la préproduction. Informé, je repris contact avec Jodorowsky en 1975 et nous nouâmes une amitié qui perdure. Je suivis d’assez près cette préproduction qui prit très vite des proportions gigantesques. On trouvera aisément sur Internet le détail du projet.

Le budget du film passa des neuf millions et demi de dollars initialement prévus à une vingtaine de millions. Il devenait indispensable de s’assurer le concours de studios et de distributeurs américains et Seydoux et Jodorowsky s’envolèrent pour Hollywood en 1977. Sans succès. Il est difficile de dire si cet échec est lié à la monstruosité du projet (un film de dix ou de quatorze heures selon les sources), à la mégalomanie assumée de mon ami Jodo, ou tout simplement au fait que les Américains n’imaginaient pas qu’un scénario de cette envergure puisse être réalisé par un autre qu’un Américain, en l’occurrence un Franco-Chilien, ce qui me semble la meilleure explication. Jodorowsky reprocha par la suite à Frank Herbert de ne pas l’avoir soutenu dans cette affaire. Mais outre que Herbert fut sans doute effrayé par un projet qui débordait et déformait largement son roman, Jodorowsky négligeait le fait patent que les studios américains n’attachent aucune importance au point de vue des écrivains. Herbert aurait-il mis tout son poids dans la balance que cela n’aurait rien changé.

Pourtant, j’étais très ennuyé que deux génies de mes amis fussent ainsi séparés par un malentendu évident. Je parvins à les réunir lors d’un déjeuner historique au début des années 1980 dans une grande brasserie de la place de la Bastille, et ils se quittèrent les meilleurs amis du monde. Herbert promit même que si le film que David Lynch était en train de tourner était un succès, il financerait lui-même l’adaptation par Alejandro d’un de ses romans, Soul Catcher (1972)15 qui, portant sur l’initiation tragique d’un Indien d’Amérique, correspondait aux préoccupations du cinéaste.

Cela ne se fit pas.

Le film de David Lynch (1983), de près de trois heures (quatre dans sa version initiale), fut un échec. La critique, au demeurant justifiée, l’exécuta. David Lynch en rejeta la responsabilité sur son producteur, Dino De Laurentis, qui avait pratiqué des coupes et ne lui avait pas laissé le montage final. Il retira son nom du générique. Pourtant certaines scènes sont des morceaux d’anthologie qui, vus séparément, permettent de rêver à ce qu’aurait pu être le film idéal. Cependant Lynch portait sa part de responsabilité. Bien des choses m’ont choqué dans son Dune qui ne peuvent être dues qu’à lui : ainsi les combinaisons noires des Fremens, incompatibles avec le climat d’Arrakis et contredisant Herbert qui parle de longues robes flottantes. Pire encore, le personnage de Jessica, la femme forte des enseignements du Bene Gesserit, est devenu dans le film une pleurnicheuse qui s’effondre à la moindre difficulté.

Jodorowsky fut profondément et durablement affecté et déprimé par l’échec de son grandiose projet. Mais son travail ne fut pas perdu pour tout le monde. Les talents qu’il avait réunis, fait émerger ou découverts – Jean Giraud, alias Mœbius, Christopher Foss, H. R. Giger, Richard Corben, entre autres, récupérés par les studios américains – transformèrent pour des décennies le cinéma de science-fiction. Il s’orienta pour sa part avec un immense succès vers la bande dessinée reprenant beaucoup d’idées de son projet, sans abandonner le cinéma. Aux dernières nouvelles, Alejandro serait en train de tourner au Chili.

Un film fut même tiré de son échec : Jodorowsky’s Dune (2013), réalisé par Frank Pavich, qui sortit en France en 2016 et obtint plusieurs prix.

Il n’est pas certain que Frank Herbert ait envisagé de donner des suites au premier Dune, à l’exception toutefois de Dune Messiah16 (1969) qui complète si bien le précédent que, dans la deuxième édition d’« Ailleurs et Demain », j’ai jugé opportun de le lui adjoindre, formant un tout que j’estimais définitif. En revanche, les volumes suivants se succèdent à intervalles éloignés, donnant à penser que le succès de Dune a poussé son éditeur à presser Herbert de lui donner des suites et Herbert s’est manifestement pris au jeu. The Children of Dune17 paraît en 1976 donc tout de même sept ans après The Messiah. Je trouve pour ma part ce roman bon, bien écrit et bien construit, mais plus conventionnel, manquant du souffle des précédents. Il achève ce que l’on considère comme la première trilogie de Dune.

La seconde s’ouvre sur ce que je tiens pour le titre le plus flamboyant du cycle, God Emperor of Dune18 (1981). On y trouve une réflexion profonde sur le pouvoir et le temps. Leto II qui se transforme peu à peu en ver géant, impose sa paix, le Sentier d’Or, sur trois millénaires avant que sa disparition ne soit le point de départ de la Grande Dispersion qui répandra l’humanité dans toute la Galaxie, puis bien au-delà dans d’innombrables galaxies. Il choisit aussi de mettre fin au système féodal. Heretics of Dune19 (1984) et Chapterhouse Dune20 (1985) complètent ce triptyque avec le retour d’une partie des émigrés. Dans le dernier volume, le Bene Gesserit manque d’être détruit par les Honorées Matriarches qui ont repris ses méthodes mais non son éthique. Dans une curieuse postface en guise de conclusion, un vieux couple assiste à l’action et le reproche que la femme fait à l’homme d’avoir laissé s’échapper l’un des héros, Duncan Idaho, semble bien indiquer qu’il est le créateur de tout cet univers et que ce couple est celui de Frank et de Beverly. Quoique foisonnant, ce dernier roman semble bien long et plus relâché que les précédents. Herbert y multiplie les personnages, les mondes et les intrigues au point de perdre dans ce labyrinthe son lecteur le plus attentif. On croirait qu’il cherche à s’y perdre lui-même.

Il faut dire qu’en 1984-1985 Frank Herbert connaît la période la plus tragique de sa vie. Beverly est décédée en février 1984. Le film de Lynch est un échec. Certes, il épousa la même année la séduisante Theresa Shackelford avec qui il se montra à la première du film de Lynch à Washington DC le 3 décembre 1984. Mais tout cela sent la fin d’une tragédie.

Frank Herbert aurait-il écrit un septième volume ? Il a laissé tant de fils pendre et tant de portes ouvertes qu’on peut le penser. Il a été question d’un plan et de notes qu’on aurait retrouvés dans le coffre d’une banque. C’est possible. Mais je me méfie par expérience d’éditeur de ce genre de découvertes dans l’héritage d’un écrivain célèbre. Si en tout cas Herbert avait donné une suite à La Maison des mères, elle n’aurait certainement pas conclu le cycle. D’abord parce que cela aurait été impossible vu le nombre d’intrigues qui se sont accumulées dans les deux derniers volumes publiés, et ensuite parce que le héros de Herbert, c’était l’humanité, sans fin ni fin. La plupart des romans se concluent par le dénouement d’une intrigue, la mort ou le succès du héros. Ici, le héros collectif est virtuellement immortel.

Frank Herbert n’est pas un héros collectif. Lorsqu’il meurt prématurément, à soixante-six ans, des suites inattendues d’une opération au pancréas, il laisse une œuvre immense, certes inégale mais riche d’idées touchant à l’écologie et à la multiplicité des avenirs qui s’ouvrent à l’espèce humaine. Sa culture est sans égale parmi les auteurs de science-fiction.

Mais qui peut être ce Kwisatz Haderach, surhumain capable d’entrevoir la diversité des avenirs possibles et de s’y orienter ? Sinon l’écrivain de science-fiction idéal.


Gérard Klein


19-07-2020










1. Six en anglais, puisque j’ai choisi dans l’édition d’« Ailleurs et Demain » de réunir Dune et Le Messie de Dune en un seul volume. L’édition poche rétablit la coupure. J’évoquerai désormais six titres.

2. Les nouvelles qui servirent à composer plus tard le premier Fondation et ses suites parurent dans Astounding Science Fiction entre 1942 et 1950.

3. Voir notamment « Le monopole AT&T » de Tim Wu, extrait de son livre The Master Switch, Knopf, 2010. In Slate, 30-11-2010.

4. Ibid.

5. Ibid.

6. ITT finit par éclater en trois compagnies en 2011.

7. Voir notamment le long article de Naomi Klein, in The Intercept, New York, 8 mai 2020. Traduction française : « Ne laissons pas les géants du web contrôler nos vies », Courrier international, no 1547, p. 13. Je partage rarement les vues altermondialistes de Naomi Klein mais, là, elle semble avoir lu Dune.

8. Voir le Lexique de l’Imperium, en annexe.

9. Voir notamment le roman d’Ayn Rand, Atlas Shrugged, Random House, 1957 (La Grève, Les Belles Lettres, 2011) et ses essais, et l’article de Sébastien Caré, « Racines théoriques du libertarianisme américain », Cités, 2011/2, no 46, p. 133-139.

10. Il l’écrit presque dans ces termes dans La Maison des mères.

11. Voir l’article très détaillé « LSD » dans Wikipédia.

12. La Ruche d’Hellstrom, Albin Michel, 1977.

13. L’Étoile et le Fouet, Robert Laffont, 1973.

14. En anglais, Caleban. S’agit-il d’une allusion à la pièce de Shakespeare, La Tempête ?

15. Le Preneur d’âmes, édition française Seghers, 1981.

16. Le Messie de Dune, 1972.

17. Les Enfants de Dune, 1978.

18. L’Empereur-Dieu de Dune, 1982.

19. Les Hérétiques de Dune, 1985.

20. La Maison des mères, 1986.

Загрузка...