Lorsque mon père, l’Empereur Padishah, apprit la mort du Duc Leto et ses circonstances, il entra dans une fureur que jamais nous ne lui avions connue. Il s’en prit à ma mère et au complot qui l’avait forcé à placer une Bene Gesserit sur le trône. Il s’en prit à la Guilde et au cruel Baron. Il s’en prit à tous ceux qui se trouvaient là, sans même m’épargner, disant que j’étais une sorcière comme les autres. Comme je tentais de l’apaiser en lui disant que tout cela avait été fait pour obéir à une vieille loi de sécurité à laquelle les plus anciens gouvernants s’étaient toujours soumis, il réagit en me demandant si je le prenais pour un faible. Je compris alors qu’il avait été touché non par la mort du Duc mais par ce qu’elle impliquait pour toute la royauté. En y repensant, je crois que mon père lui aussi avait quelque don de prescience car il est certain que sa lignée et celle de Muad’Dib avaient des ancêtres communs.
Dans la Maison de Mon Père,
par la Princesse Irulan.
« À présent, Harkonnen va tuer Harkonnen », murmura Paul.
Il s’était éveillé peu après la venue de la nuit et s’était redressé dans l’ombre de la tente. Comme il parlait, il entendit les mouvements de sa mère qui dormait près de la paroi opposée.
Il se pencha sur les écrans du détecteur de proximité illuminés par les tubes au phosphore.
« Bientôt la nuit sera totale, dit Jessica. Pourquoi ne relèves-tu pas les parois ? »
Il comprit alors qu’elle était éveillée depuis un moment. Elle était demeurée immobile, silencieuse, jusqu’à ce qu’elle fût certaine qu’il était éveillé.
« Ça ne servirait à rien, dit-il. Il y a eu une tempête. La tente est couverte de sable ; il va falloir que je la dégage. »
« Aucun signe de Duncan ? »
« Non. »
D’un geste absent, il toucha l’anneau ducal à son pouce puis se mit à trembler sous l’effet d’une rage soudaine à l’égard de cette planète qui avait aidé à l’assassinat de son père.
« J’ai entendu la tempête arriver », dit Jessica.
Ces mots vides, inutiles, l’aidèrent à retrouver un peu de calme. Son esprit se tourna vers le souvenir de la tempête telle qu’il l’avait vue par la paroi transparente de l’abri. Froides coulées de sable à travers le bassin, puis écharpes et ruisseaux dans le ciel. À un moment, sous ses yeux, une spire de rocher avait changé de forme. Dans le souffle du sable, elle était devenue une simple excroissance orangée. Puis le sable avait empli tout le ciel qui était devenu comme un plafond d’épice avant de recouvrir la tente.
Sous la pression, les tendeurs de l’abri avaient craqué une seule fois puis le silence s’était définitivement établi, habité seulement des faibles plaintes du snorkel qui, à travers le sable, pompait l’air à la surface.
« Essaye à nouveau le récepteur », dit Jessica.
« Inutile », dit Paul.
Il prit le tube à eau de son distille fixé à son cou et aspira une gorgée tiède, songeant qu’ainsi il commençait véritablement son existence arrakeen, vivant de l’humidité de son propre corps, de sa propre respiration. L’eau était douceâtre mais elle calmait le feu de sa gorge.
Jessica l’avait entendu boire. Son distille était moite sur son corps mais pourtant, elle refusait d’écouter sa soif. L’eût-elle fait, elle se serait dans le même temps éveillée pleinement aux nécessités terribles d’Arrakis, ce monde où la moindre trace d’humidité devait être récupérée, où chaque goutte qui se formait dans les poches de l’abri-distille était précieuse, où l’on se retenait de respirer à l’air libre.
Il était tellement plus facile de se laisser glisser à nouveau dans le sommeil.
Mais elle avait eu un rêve et à ce seul souvenir elle frissonna. Un rêve où ses mains étaient plongées dans le sable. Et sur le sable un nom avait été inscrit : Duc Leto Atréides. Un nom que le sable effaçait, qu’elle essayait de reformer, de préserver, mais dont les lettres s’effaçaient tandis qu’elle les retraçait.
Le sable ne cessait jamais de s’accumuler.
Et dans son rêve elle avait gémi, de plus en plus fort. Un gémissement ridicule. Une partie de son esprit avait compris que c’était sa voix alors qu’elle n’était qu’une petite enfant. La femme s’effaçait, une femme que les souvenirs les plus lointains ne discernaient pas vraiment.
Ma mère inconnue, songea Jessica. La Bene Gesserit qui m’a enfantée et m’a donnée aux Sœurs parce qu’elle en avait reçu l’ordre. A-t-elle éprouvé de la joie à se débarrasser ainsi d’une enfant harkonnen ?
« C’est par l’épice qu’il faut les frapper », dit Paul.
Comment peut-il penser à l’attaque en un tel moment ?
« La planète tout entière est pleine d’épice, dit-elle. Comment peux-tu songer à les frapper ? »
Elle l’entendit bouger, traîner leur sac d’équipement sur le sol de l’abri.
« Sur Caladan, dit-il, c’était le pouvoir de la mer, le pouvoir des airs. Ici, c’est le pouvoir du désert. Les Fremen en sont la clé. »
Il se trouvait maintenant près du sphincter d’entrée. Ses sens bene gesserit lui révélaient à nouveau l’amertume qu’il éprouvait à son égard.
Toute sa vie durant, on lui a appris à haïr les Harkonnen, songea-t-elle. Maintenant, il découvre qu’il en est un… à cause de moi. Comme il me connaît mal ! J’ai toujours été l’unique femme de mon Duc. J’avais accepté ses valeurs et sa vie, même si elles défiaient mes ordres bene gesserit.
Sous la main de Paul, le brilleur de l’abri-distille s’éveilla et répandit une clarté verte. Paul s’accroupit devant le sphincter, le capuchon de son distille ajusté pour la sortie dans le désert. Frontal serré, filtre en place devant la bouche, embouts sur le nez. Seuls ses yeux sombres demeuraient visibles quand il tournait la tête vers sa mère, parfois.
« Préparez-vous à sortir », dit-il. Et sa voix était étouffée par le filtre.
Jessica mit son propre filtre en place et entreprit d’ajuster son capuchon tandis que Paul ouvrait le sceau d’entrée.
Le sphincter se dilata dans le crissement du sable et un nuage de grains vint grésiller à l’intérieur de la tente avant que Paul ait pu l’immobiliser avec un outil de compression statique. Un trou apparut alors dans la muraille de sable comme les grains obéissaient au faisceau de l’outil. Paul quitta l’abri et Jessica écouta attentivement, suivant sa progression vers la surface.
Qu’allons-nous trouver là-haut ? pensait-elle. Les hommes des Harkonnen, les Sardaukars… Ce sont des dangers auxquels nous pouvons nous attendre. Mais ceux que nous ignorons ?
Elle pensa à l’outil de compression statique et à tous ces instruments étranges qui se trouvaient dans le paquet. Dans son esprit, chacun d’eux correspondait à quelque danger mystérieux.
Elle sentit alors sur ses joues, au-dessus du filtre, une brise brûlante venue de la surface.
« Passez-moi le paquet. » C’était la voix de Paul, basse, mesurée.
Comme elle soulevait le paquet du sol, elle entendit le glougloutement des jolitres. Levant les yeux, elle distingua la silhouette de Paul sur le fond des étoiles.
« Par ici », dit-il, et il se pencha pour prendre le paquet.
Elle ne distingua plus que le cercle des étoiles. C’était comme autant de pointes acérées dirigées sur elle. Une pluie de météorites traversa alors ce fragment de nuit qu’elle apercevait et elle songea à un avertissement. Des griffes de tigre sur sa peau, des blessures de lumière qui répandaient son sang.
« Dépêchez-vous, dit Paul. Je veux abattre cette tente. »
Une averse de sable s’abattit sur sa main gauche. Combien de sable peut-on tenir dans une main ? se demanda-t-elle.
« Faut-il que je vous aide ? »
« Non. »
Sa gorge était sèche. Elle s’engagea dans le trou. Le sable aggloméré par l’outil statique crissa sous ses doigts. Paul se pencha et lui saisit le bras. Elle se redressa à côté de lui sur le désert doux, à la clarté des étoiles. Elle regarda tout autour d’eux. Le sable avait presque totalement comblé le bassin, ne laissant qu’une étroite lisière de rochers. Ses sens acérés sondèrent la nuit.
Des bruits de petits animaux.
Des oiseaux.
Une chute de sable et des cris assourdis.
Paul abattant l’abri, le récupérant.
La clarté des étoiles, suffisante pour placer des ombres menaçantes sur la nuit. Des trous de ténèbres où Jessica plongeait son regard.
Le noir, songeait-elle. Un souvenir aveugle. On prête l’oreille aux hordes, aux cris de ceux qui chassaient nos ancêtres en un passé si lointain que seules nos cellules les plus primitives s’en souviennent. Les oreilles voient. Les narines voient.
« Duncan m’a dit que s’il était capturé, il pourrait tenir assez longtemps, dit Paul. Il faut que nous partions maintenant. »
Il mit le Fremkit sur ses épaules, traversa le creux du bassin et remonta vers une brèche ouverte sur le désert.
Jessica le suivit avec des gestes automatiques, consciente de vivre désormais dans l’orbite de son fils.
Car désormais mon chagrin est plus lourd que les sables des mers, songea-t-elle. Ce monde m’a vidée de tout hormis du plus ancien des buts, la vie de demain. À présent, c’est pour mon jeune Duc que j’existe et pour ma fille à venir.
Le sable croulait sous ses pas comme elle se hissait au côté de Paul. Par-delà une alignée de rochers, il regardait en direction du nord, vers un lointain escarpement rocheux. Celui-ci, sur le fond des étoiles, avait l’apparence d’un ancien navire de guerre. Sa forme élancée semblait portée par quelque vague invisible, avec des antennes en syllabes, des cheminées inclinées, une tourelle en poupe.
Un feu orange éclata au-dessus du navire figé et une ligne violette vint à sa rencontre, striant la nuit.
Puis une autre !
Et un second feu orange !
C’était tout à coup comme un combat naval des temps perdus, un duel d’artillerie. Paul et Jessica regardaient, immobiles.
« Des piliers de feu », murmura Paul.
Un anneau d’yeux rouges s’éleva au-dessus du lointain rocher. Des lacets mauves se déployèrent dans le ciel.
« Fusées et lasers », dit Jessica.
La première lune d’Arrakis, rouge de poussière, s’élevait au-dessus de l’horizon, à leur gauche, et ils distinguèrent la piste d’une tempête dans cette direction, un mouvement furtif à la surface du désert.
« Ce sont les ornis des Harkonnen, dit Paul. Ils nous pourchassent. Ils quadrillent le désert comme s’ils voulaient tout détruire… jusqu’au dernier nid d’insectes. »
« Ou jusqu’au dernier nid d’Atréides », dit Jessica.
« Il faut nous mettre à couvert. Nous allons marcher vers le sud en restant à l’abri des rochers. Si jamais ils nous surprenaient en terrain plat… (Il se détourna et rajusta le Fremkit sur ses épaules.) Ils tuent tout ce qui bouge. »
Comme il faisait un pas en avant, il entendit le sifflement léger et, dans le même instant, aperçut les formes sombres des ornithoptères au-dessus d’eux.