Chapitre 36

Après le déjeuner, Heather traversa le campus pour regagner son bureau et poursuivre son travail sur la construction. Pendant ce temps, Kyle et Becky informèrent Cheetah de ce qu’elle avait appris au sujet du message de Huneker. Le SIMIESC réagit avec le même flegme que d’habitude.

Becky ayant utilisé la machine juste avant le déjeuner, c’était au tour de son père. Il laissa Cheetah branché pendant que, avec l’aide de sa fille, il retournait dans la construction pour affronter une dernière question primordiale dans l’espace psychique.


Kyle avait tout organisé dans sa tête, il avait imaginé chaque détail de la rencontre : il attendrait dans l’allée longeant Lawrence Avenue West ; il était passé suffisamment de fois en voiture devant l’immeuble pour bien connaître sa configuration extérieure. Il savait que Lydia Gurdjieff travaillait jusqu’à neuf heures tous les soirs. Il attendrait qu’elle sorte de la vieille maison où elle recevait ses clients, et qu’elle commence à descendre l’allée du côté est. C’est là qu’il surgirait de l’ombre pour s’approcher d’elle.

— Mademoiselle Gurdjieff ? lui dirait-il.

Gurdjieff sursauterait.

— Oui ?

— Lydia Gurdjieff ? répéterait-il, pour être sûr de ne pas se tromper.

— C’est moi.

— Je suis Kyle Graves. Le père de Mary et de Becky.

Gurdjieff tenterait de s’éloigner.

— Laissez-moi tranquille ! Je vais appeler la police !

— Mais certainement, ne vous gênez pas ! répondrait Kyle. Et, bien que vous n’y soyez pas inscrite, appelez aussi l’Association psychiatrique de l’Ontario et l’Ordre des Médecins de l’Ontario !

Gurdjieff tenterait toujours de s’éloigner de lui. Elle regarderait par-dessus son épaule et apercevrait une autre silhouette, de l’autre côté de l’allée.

Kyle ne la quitterait pas des yeux.

— C’est ma femme, Heather, annoncerait-il. Je crois que vous vous êtes déjà rencontrées.

— Mme… Mme Davis ? bégaierait Gurdjieff, à condition qu’elle se souvienne de son nom et de son visage.

Elle ajouterait :

— Je vous préviens, si vous avez l’intention de me violer, j’ai un sifflet d’alarme !

Kyle hocherait la tête avec nonchalance, et garderait une voix égale.

— Je ne doute pas que vous soyez prête à vous en servir même si vous ne courez aucun danger.

À ce moment-là, Heather interviendrait :

— De la même façon que vous avez accusé mon père de m’avoir violée, alors qu’il était déjà mort quand je suis née.

Gurdjieff hésiterait.

Heather se rapprocherait un peu d’elle.

— Nous ne voulons pas vous faire de mal, mademoiselle Gurdjieff, dirait-elle en ouvrant les bras, ni mon mari ni moi. Mais vous allez nous écouter. Vous allez apprendre ce que vous avez fait à Kyle et à notre famille.

Heather lui montrerait le caméscope au creux de sa main.

— Vous voyez, j’ai apporté une caméra vidéo. Je vais filmer et enregistrer notre entrevue, pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, pas de mauvaise interprétation possible, et qu’il n’y ait aucun moyen de modifier quoi que ce soit.

Elle ferait une petite pause, puis elle poursuivrait sur un ton un peu plus aigu :

— Pas de faux souvenirs.

— Vous n’avez pas le droit ! s’écrierait Gurdjieff.

— Après ce que vous avez fait à ma famille et à moi, répondrait Kyle d’une voix grave, j’imagine que nous pouvons faire ce que nous voulons, y compris rendre public l’enregistrement de notre conversation, en même temps que nos preuves. Ma femme est devenue célèbre, récemment ; elle est passée pas mal de fois à la télévision. Elle a la possibilité de révéler au monde entier que vous êtes quelqu’un de malhonnête. Nous pouvons vous empêcher de continuer à exercer votre mauvaise influence.

Gurdjieff jetterait autour d’elle des coups d’œil affolés, comme un animal traqué évaluant ses chances de s’échapper. Puis elle se tournerait vers Kyle.

— Je vous écoute, finirait-elle par dire en croisant les bras sur sa poitrine.

— Vous ne pouvez pas imaginer, dirait Kyle, à quel point j’aime mes filles.

Il ferait une pause, le temps que ses paroles fassent leur chemin.

— Quand Mary est née, j’étais l’homme le plus heureux de la planète. J’ai passé des heures à la contempler.

Il détournerait son regard, pour mieux revoir sa fille.

— Elle était si petite, si minuscule… ses petits doigts, ses petits orteils… je n’aurais jamais cru qu’ils puissent être aussi fragiles et délicats. Dès que je l’ai vue, j’ai compris que je serais capable de mourir pour elle. Comprenez-vous cela, mademoiselle Gurdjieff ? J’ai compris que j’accepterais de recevoir une balle en plein cœur, d’entrer dans une maison en flammes pour la sauver. Elle était tout pour moi. Je ne suis pas croyant mais, pour la première fois de ma vie, j’ai ressenti comme un état de grâce.

Gurdjieff le regarderait en silence, toujours défiante.

— Et puis, continuerait Kyle en faisant un petit signe de tête à Heather, onze mois plus tard, ma femme était à nouveau enceinte. Et nous n’avions pas beaucoup d’argent à cette époque-là. Nous ne pouvions pas vraiment nous permettre d’avoir un deuxième enfant.

Il échangerait un sourire triste avec Heather.

— En fait, Heather avait pensé se faire avorter. Mais nous voulions tous les deux un autre bébé. J’ai donné des cours supplémentaires, le soir, et quelques cours particuliers, et nous nous sommes débrouillés, comme la plupart des gens.

Kyle regarderait encore Heather, en se demandant s’il voulait vraiment partager la suite avec sa femme, un secret qu’il avait gardé pendant toutes ces années. Mais, très vite, il aurait un petit haussement d’épaules en réalisant que ce genre d’inquiétude serait bientôt hors de propos.

— Je vais vous dire toute la vérité, mademoiselle Gurdjieff, nous avions déjà une petite fille et, pour être franc, j’avais envie que le second bébé soit un garçon, avec lequel j’aurais pu jouer au foot. J’avais même eu l’idée idiote de l’appeler Kyle Junior.

Il pousserait un soupir.

— Mais quand le bébé est arrivé, c’était une fille. Il m’a fallu quelques secondes pour surmonter ma déception. Je savais que nous n’aurions pas un troisième enfant.

Il posa un regard chaleureux sur Heather.

— Ma femme avait eu des problèmes avec sa seconde grossesse. Je savais que je n’aurais jamais de fils. Mais tout à coup, cela n’avait plus la moindre importance, parce que Becky était parfaite.

— Écoutez, protesterait Gurdjieff, je ne sais pas…

— Non ! l’interromprait Kyle. Non, vous ne savez pas, vous ne savez rien du tout ! Mes filles étaient tout pour moi.

Gurdjieff ferait encore une tentative :

— Toutes les personnes qui sont dans votre position disent la même chose. Ce n’est pas parce que vous affirmez que vous n’avez rien fait que c’est la vérité. J’ai passé des centaines d’heures avec vos filles, à éclaircir tout cela.

— Vous voulez dire que vous avez passé des centaines d’heures avec nos filles à leur fourrer ces idées dans la tête, corrigerait Heather.

— Je vous le répète, c’est ce que tout le monde croit au début.

Kyle laisserait exploser sa colère.

— Bon Dieu, espèce de…

Il se creuserait pour trouver une épithète non sexiste à lui jeter à la figure, puis il cracherait, comme si ce mot, qu’il n’avait pas prononcé pendant des dizaines d’années, n’avait pas son pareil pour décrire sa pensée :

— Espèce de salope ! Vous les avez montées contre moi. Mais Becky s’est rétractée, et…

— Vraiment ? dirait Gurdjieff avec un air suffisant. Cela arrive parfois. Il y a des gens qui abandonnent la lutte, qui décident de ne plus se battre. C’est exactement ce qui s’est passé dans l’Allemagne nazie, vous savez…

Oui, dans l’Allemagne nazie ! Elle dirait quelque chose d’aussi con que ça.

— Elle s’est rétractée parce que ce n’était pas la vérité, affirmerait Kyle.

— Ah bon ? Prouvez-le.

— Sale garce arrogante, vous…

Mais Heather le calmerait d’un coup d’œil et continuerait d’un ton égal :

— Oh, mais nous pouvons tout à fait le prouver. Dans les prochains jours, une découverte qui va changer le monde sera annoncée publiquement. Vous aurez sous les yeux la même preuve irréfutable que nous avons eue, ma fille et moi.

— Vous devez beaucoup à ma femme, mademoiselle Gurdjieff, reprendrait Kyle. Pour ma part, j’aurais passé le reste de ma vie à vous empêcher de continuer votre sale boulot, mais elle m’a convaincu que ce n’était pas nécessaire. De toute façon, votre profession va changer du tout au tout, elle va peut-être tout simplement disparaître au cours des prochaines semaines. Mais je veux que vous pensiez à cela chaque jour, jusqu’à la fin de votre vie : que vous pensiez à ma fille Mary, si belle, qui s’est tailladé les poignets à cause de vous ; et que vous pensiez aussi que vous avez presque détruit ce qui restait de ma famille. Je veux que cela vous hante jusqu’au jour de votre mort.

Il jetterait un coup d’œil à Heather, puis reporterait son regard sur Gurdjieff.

— Et cela, dirait-il avec une intense satisfaction à cette femme qui le regarderait bouche bée, cela, c’est ce qu’on appelle la conclusion !

Puis il irait rejoindre sa femme, et ils rentreraient ensemble chez eux, dans la nuit.

Voilà ce qu’il voulait faire, ce qu’il avait l’intention de dire, ce qu’il avait besoin de dire.

Mais maintenant, c’était impossible.

C’était un fantasme, et, comme Heather le lui avait expliqué, les fantasmes devaient souvent remplacer la réalité dans la thérapie jungienne. Les rêves étaient importants, et ils pouvaient aider à guérir. Celui-ci avait certainement atteint son but. Kyle était entré dans l’esprit de Becky, avec sa permission, et il avait cherché les séances de thérapie. Il avait voulu voir lui-même ce qui avait dérapé, comment tout était devenu si compliqué, comment Lydia Gurdjieff avait réussi à monter ses filles contre lui.

Il n’avait pas eu l’intention d’entrer dans l’esprit de Lydia Gurdjieff, il aurait préféré marcher pieds nus dans des excréments. Mais, bon sang, exactement comme son équivalent en illusion d’optique, la transformation de Necker dans l’espace psychique était parfois une affaire de volonté, et parfois un événement spontané.

Et brusquement, il s’était retrouvé à l’intérieur de l’esprit de Lydia. Il n’y avait pas trouvé ce qu’il pensait. Pas de noirceur, pas de corruption ni de bouillonnement infernal. Au contraire, c’était, dans ses moindres recoins, un esprit aussi riche, aussi complexe et vibrant que celui de Becky, de Heather ou de Kyle lui-même. Lydia Gurdjieff était un être humain. Pour la toute première fois, Kyle fut obligé de le reconnaître.

Naturellement, par un effort de volonté, il aurait pu se glisser dans n’importe quel individu dont le visage habitait la pensée de Lydia ; elle semblait être dans une épicerie à cet instant précis, poussant un chariot le long d’une large allée bourrée de monde. Ou il aurait pu simplement visualiser la métaphore solution-solvant et se permettre une précipitation, puis se recristalliser et s’extraire d’elle. Mais il n’en avait pas envie. Étonné par ce qu’il venait de découvrir, il décida de rester un peu plus longtemps.

Il avait déjà vu les séances de « thérapie » (il ne pensait jamais à ce mot sans l’imaginer entouré de guillemets) du point de vue de Becky. Ce fut relativement facile de trouver la perspective correspondante chez Lydia.

Et soudain, les guillemets s’envolèrent, chauves-souris tournoyant dans la nuit. Il s’agissait bien d’une thérapie, du point de vue de Lydia. Becky était si incroyablement triste, et elle lui avait déjà parlé de sa boulimie. Il y avait vraiment quelque chose qui ne tournait pas rond chez cette enfant. Lydia ressentait son chagrin, comme elle avait ressenti le sien, pendant toutes ces années. Évidemment, le régime pouvait être simplement relié à un désir d’être mince. Lydia se rappelait ce que c’était que d’être jeune. La pression sur les femmes, décennie après décennie, pour qu’elles se conforment à ces ridicules standards de minceur, avait la vie dure. Elle se revoyait debout en maillot de bain devant la glace de sa salle de bains, au même âge que Becky, avec le sentiment de ne pas correspondre aux critères de la société. Elle s’était mise au régime, elle aussi, en croyant que la vraie raison était de mincir, et bien plus tard, elle avait compris que les désordres alimentaires étaient le plus souvent associés à des abus sexuels.

Et voilà que ces symptômes, Becky avait les mêmes. Lydia avait vécu cela. Son père l’avait entraînée dans son repaire, nuit après nuit, et l’avait forcée à le toucher, à le prendre dans sa bouche, à jurer de garder le secret, en lui disant que sa mère serait anéantie si elle apprenait que son papa lui avait préféré sa Lydia.

Si cette pauvre fille – cette Becky – était passée par les mêmes épreuves, alors Lydia pourrait peut-être l’aider à trouver enfin la paix, comme elle-même et sa sœur Daphné l’avaient trouvée après leur confrontation avec leur père. Et, après tout, Mary, la sœur de Becky Graves, qui croyait que la seule raison de son chagrin était la mort de Rachel Cohen, son amie du lycée, avait découvert tant de choses quand elle s’était mise à chercher, avec l’aide de Lydia. Becky, la plus jeune, avait certainement vécu la même chose, tout comme Daphné, la sœur cadette de Lydia, qui avait elle aussi connu la chambre de son père.

Kyle se retira. Lydia avait eu tort, mais elle n’avait pas voulu lui nuire. Elle s’était trompée, sans doute parce qu’elle était restée profondément meurtrie par sa propre expérience. Kyle fouilla suffisamment dans les souvenirs de Lydia pour trouver non seulement les siens mais ceux de son père. Il était encore de ce monde, bien qu’incontinent et édenté, et détruit en grande partie par la maladie d’Alzheimer, mais ses souvenirs restaient accessibles. Il avait réellement été le monstre que Lydia voyait en lui. Non, Lydia n’était plus la personne à laquelle Kyle voulait se confronter. C’était son père, plutôt. Gus Gurdjieff s’il avait été vivant dans tous les sens du terme, aurait été la cible appropriée contre laquelle Kyle aurait pu décharger sa colère.

Lydia n’était pas un monstre. Non pas que Kyle puisse jamais devenir ami avec elle, s’asseoir à ses côtés pour bavarder devant une tasse de café, ni même se trouver dans la même pièce qu’elle. Elle était comme Cory, sans la tranche de géode : elle était dotée, si c’était le mot juste, du troisième œil et d’une perspective de mécanique quantique capable de voir les différents mondes, et toutes les situations possibles. Mais son troisième œil était embrumé, et choisirait toujours la réponse la plus négative.

Non, Kyle ne se confronterait pas à elle. De toute façon, comme il l’avait dit en imagination, sa profession était sur le point de changer de fond en comble, d’un jour à l’autre. Il n’y aurait plus jamais de risque qu’elle fasse à quelqu’un d’autre ce qu’elle avait fait à Kyle et à sa famille. Sa thérapie, ou ses conseils, quel que soit le nom qu’elle voulait attribuer à son activité, cesserait d’avoir la moindre signification. Plus personne ne pourrait être détourné de la vérité au sujet d’un autre être humain. Il était inutile de l’arrêter. Elle se retrouverait bientôt le bec dans l’eau.

Kyle opéra la transformation et tourna le dos à l’esprit triste, complexe et malavisé de Lydia Gurdjieff.

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