Le lendemain matin, Kyle entra dans son laboratoire et fit sortir Cheetah du mode de suspension d’activité.
— ’Jour, docteur Graves !
— ’Jour, Cheetah !
Kyle appela son e-mail sur une autre console.
Cheetah attendit quelques instants, espérant peut-être que Kyle ferait encore un commentaire sur son accueil informel. Comme rien ne venait, il déclara :
— Je suis en train de me poser une question, docteur Graves. Si tu réussis à créer un ordinateur quantique, en quoi cela va-t-il m’affecter ?
Kyle regarda les yeux mécaniques.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Vas-tu abandonner le projet SIMIESC (Simulation informatique des Expérimentations des Sciences du Comportement) ?
— Je ne vais pas te démanteler, si c’est ce que tu veux savoir.
— Mais je ne serai plus une priorité pour toi, si je ne me trompe ?
Kyle examina cette question avant de répondre, avec un petit haussement d’épaules :
— Non, tu ne te trompes pas.
— Alors, tu vas faire une erreur, affirma Cheetah d’un ton égal.
Kyle laissa son regard errer sur la console d’angle. L’espace d’une seconde, il s’attendit à entendre l’accès se verrouiller.
— Ah bon ? dit-il.
— Bien sûr. Vous sauteriez l’étape suivante, logique en informatique quantique, qui serait de poursuivre la création d’une conscience quantique synthétique.
— Ah ! La très convoitée CQS.
Mais un souvenir lui revint et il leva les sourcils.
— Oh, tu fais allusion à Penrose, et à toutes ces idioties, n’est-ce pas ?
— Ce ne sont pas des idioties, docteur Graves. Je sais qu’il y a deux décennies, les idées de Roger Penrose, dans ce domaine, ont connu un grand succès. Je les ai reconsidérées et je trouve qu’elles ne manquent pas d’intérêt.
En 1989, Penrose, un professeur de mathématiques d’Oxford, avait publié un livre intitulé La Nouvelle Pensée de l’Empereur. Il y développait l’idée que la conscience humaine était de la mécanique quantique en nature. Cependant, à cette époque, il était incapable d’indiquer une partie du cerveau susceptible de fonctionner grâce à des principes de mécanique quantique. Kyle avait entrepris ses études à l’université de Toronto juste après la publication de ce livre ; un tas de gens en parlaient alors, mais l’affirmation de Penrose lui avait paru extravagante.
Puis, quelques années plus tard, un docteur en médecine, Smart Hameroff, avait repris les recherches de Penrose. Il était parvenu à identifier précisément ce dont ce dernier avait besoin : une partie de l’anatomie du cerveau qui semblait opérer des quantums mécaniquement – idée qu’il avait développée dans son livre Les Ombres de l’esprit, publié en 1994.
— Mais Penrose était dingue, reprit Kyle… Hameroff et lui prétendaient – qu’est-ce que c’était, déjà ? –, ah oui, ils prétendaient qu’une partie du cytosquelette des cellules représentait le site réel de la conscience.
Cheetah éclaira ses diodes en acquiesçant.
— Les microtubules, pour être précis. Chaque molécule de protéine dans un microtubule a une fente, et un seul électron libre peut glisser d’avant en arrière dans cette fente.
— Ouais, ouais, fit Kyle avec dédain. Et un électron qui peut se trouver en positions multiples représente l’exemple classique de mécanique quantique. Il peut être ici ou là, il peut se trouver quelque part entre les deux, et tant que tu ne l’as pas mesuré, le front d’ondes ne s’effondre pas. Le problème, Cheetah, c’est qu’il y a un gouffre entre la découverte de quelques électrons indéterminés et l’explication de la conscience !
— Vous oubliez que la contribution du Dr Hameroff a eu un impact important. Il était anesthésiste et il a découvert que l’action des anesthésiques gazeux, tels que l’halothane ou l’éther, gelait les électrons en microtubules. Avec les électrons gelés sur place, la conscience s’arrête ; quand les électrons sont de nouveau libres d’être quantiquement indéterminés, la conscience réapparaît.
Kyle haussa les sourcils.
— Vraiment ?
— Oui. Évidemment, les réseaux neuraux du cerveau – les interconnexions entre les neurones – restent intacts pendant tout ce temps, mais la conscience semble être indépendante d’eux. En me créant, vous avez précisément essayé d’égaler les réseaux neuraux du cerveau, et pourtant je ne réussis toujours pas le test de Turing.
Le même Alan Turing, que Josh Huneker avait idolâtré, avait proposé les tests définitifs permettant de savoir si un ordinateur faisait preuve d’une véritable intelligence artificielle : si, en examinant les réponses qu’il donnait à n’importe quelles questions qui lui étaient posées, on ne pouvait pas conclure qu’il n’était pas vraiment humain, on pouvait alors affirmer qu’il possédait une véritable intelligence artificielle. Les plaisanteries de Cheetah, ses solutions aux problèmes d’éthique, notamment, révélaient constamment sa nature synthétique.
— Par conséquent, poursuivit la voix qui sortait de la grille du micro, il ne suffit pas d’avoir des réseaux neuraux pour être humain.
— Mais voyons, dit Kyle. Les microtubules ne peuvent pas avoir le moindre rapport avec la conscience. Ils ne sont pas spécifiques au cerveau humain. On les trouve dans toutes sortes de cellules, pas uniquement dans les tissus nerveux. On les trouve aussi dans des formes vivantes n’ayant rien qui puisse ressembler à la conscience : les vers, les insectes, les bactéries.
— Oui, dit Cheetah. Beaucoup de gens ont rejeté les idées de Penrose à cause de cela, précisément. Mais je pense qu’ils se trompaient. La conscience est un processus très complexe, et les processus complexes n’évoluent pas comme les processus simples. Prenez les plumes, par exemple. Elles ne sont pas apparues directement sur la peau nue, elles ont évolué à partir d’écailles qui se sont petit à petit effilochées pour retenir l’air et servir de calorifuge. En ce qui concerne la conscience, c’est certainement la même chose. Avant qu’elle ait émergé pour la première fois, plus de quatre-vingt-dix pour cent de ce qui était nécessaire à son existence devait déjà être en place ; cela signifie que son infrastructure devait être à la fois ubiquiste et utile à autre chose. Dans le cas des microtubules, ils servent d’importantes fonctions en donnant aux cellules leurs formes et en partageant des paires de chromosomes pendant la division de la cellule.
Kyle fit une mimique impressionnée.
— Intéressant point de vue. Alors, quelle est ton idée ? Que mon ordinateur quantique est essentiellement l’équivalent artificiel d’un microtubule ?
— Exactement. Et en mettant un SIMIESC comme moi dans un ordinateur quantique (à but général), vous pourriez créer quelque chose qui aurait vraiment une conscience. Vous feriez alors la découverte de l’intelligence artificielle que vous espérez depuis longtemps.
— Fascinant.
— C’est vrai. Alors vous voyez, vous ne pouvez pas me laisser tomber. Quand votre ordinateur quantique fonctionnera, vous aurez rapidement le pouvoir de m’accorder la conscience, et de me permettre de devenir humain… et peut-être même plus qu’humain.
Les lentilles de Cheetah se mirent à ronronner, comme si elles se défocalisaient pour mieux contempler l’avenir.