Heather trouva des souvenirs de toutes sortes dans la mémoire de Kyle, mais aucun d’eux ne venait étayer l’accusation de Becky.
Elle resta le plus longtemps possible dans l’espace psychique, entre deux séjours aux toilettes. Puis, au cours d’une séance de repos, elle se projeta la bande vidéo. À sa grande surprise, elle vit tous les cubes se mettre à miroiter, par la peinture ou par le substrat, puis les composants commencèrent à s’estomper tandis que chaque cube se libérait en se distordant.
Et tout à coup, l’ensemble disparut.
Elle fit avancer rapidement la bande, et le vit réapparaître de nulle part. Stupéfiant. La construction se pliait réellement en direction de cata ou d’ana. Elle se transcendait vraiment vers un autre univers.
Heather poursuivit ses recherches pendant tout le week-end et découvrit de nombreuses facettes de Kyle. Bien qu’elle se concentrât sur ses pensées concernant ses filles, elle trouva également des souvenirs relatifs à son travail, à leur mariage, et à elle. Apparemment, il ne portait pas toujours sur elle un regard dénué de sens critique. Elle avait des plis aux cuisses !
C’était fascinant, éclairant, irrésistible. Et elle désirait en connaître tellement plus sur lui. Mais elle ne pouvait pas s’éterniser. Elle devait se contraindre à une recherche précise.
Et enfin, un lundi matin, elle trouva ce qu’elle cherchait.
Effrayée, elle faillit abandonner.
Le viol de cette Française anonyme la hantait encore, mais ça… Si ce qu’elle craignait s’était réellement passé… Elle serait épouvantée, écœurée, hantée toute sa vie ; elle serait capable de le tuer. Elle le savait, jamais elle ne parviendrait à effacer ces images de son esprit. Mais le but de sa démarche était de savoir la vérité, elle ne pouvait pas reculer.
C’était la nuit. La lumière de la rue s’infiltrait dans la chambre de Becky par les interstices des stores vénitiens. Sur le mur, difficile à discerner sous ce faible éclairage, un holoposter de Cutthroat Jenkins, une star du rock que Becky avait idolâtrée quand elle avait quatorze ans.
Le point de vue était celui de Kyle. Il se tenait sur le seuil de la chambre de sa fille. Le couloir était sombre. Il voyait Becky étendue sur son lit, sous l’épaisse couette verte qu’elle avait à cette époque. Elle était éveillée et le regardait. Heather s’attendait à voir sur son visage une expression de peur, de révulsion ou même de résignation mélancolique mais, à sa grande surprise, Becky souriait : un éclair argenté dans la nuit ; elle portait un appareil à cet âge-là.
Elle souriait.
Il était impensable qu’il puisse y avoir un consentement quelconque entre une mineure et un adulte, Heather le savait. Mais c’était un sourire si chaleureux, si accueillant…
Kyle fit quelques pas, et Becky se glissa jusqu’à l’extrémité de son petit lit pour lui laisser de la place. Puis elle se redressa.
Kyle se pencha, assis sur le bord du lit. Becky tendit une main vers lui, et prit la tasse qu’il lui offrait.
— Comme tu l’aimes, déclara-t-il. Avec du citron.
— Merci, papa, dit Becky d’une voix enrouée.
Elle entourait la tasse de ses deux mains. Elle but une gorgée. Heather se souvint. Becky avait eu une mauvaise grippe qu’ils avaient tous fini par attraper, cinq ou six ans auparavant.
Kyle tendit un bras et caressa les cheveux bruns de sa fille.
— Rien n’est trop bon pour ma petite fille, dit-il.
Becky sourit encore.
— Je suis désolée de t’avoir réveillé en toussant.
— Je ne dormais pas, répondit Kyle en haussant les épaules. Il m’arrive d’avoir des insomnies.
Puis il se pencha à nouveau vers elle, l’embrassa tendrement sur la joue et se remit sur ses pieds.
— J’espère que tu te sentiras mieux demain matin, Pumpkin. Et il quitta la chambre de sa fille.
Heather se sentait très mal. Elle réalisait qu’elle avait été prête à croire les pires choses au sujet de son propre mari. Il n’y avait jamais eu la moindre preuve pour soutenir les accusations de Becky, et toutes sortes de raisons permettaient de croire qu’elles étaient l’œuvre d’une thérapeute trop zélée ; et pourtant, dès que ce souvenir s’était réveillé, qu’elle avait vu Kyle entrer dans la chambre de sa fille tard dans la nuit, elle s’était attendue au pire. Le simple fait de soupçonner un homme d’abuser de son enfant suffisait à le noircir. Pour la première fois, Heather mesura vraiment les terribles angoisses qui avaient assailli Kyle.
Et cependant…
Cependant, pouvait-on déduire d’après cette visite nocturne qui lui revenait si facilement en mémoire, cette visite tout à fait innocente, qu’il ne s’était jamais rien passé ? Becky avait vécu dix-huit ans avec ses parents, ce qui faisait environ six mille nuits. Kyle pouvait très bien s’être montré un père affectueux et attentif au cours de l’une d’elles.
Heather commençait à avoir le chic pour accéder à des souvenirs spécifiques. La clé, c’était de se concentrer sur une image associée à l’incident que l’on recherchait. Mais l’image devait être précise. Non seulement il était odieux de tenter d’invoquer une image de Kyle en train d’abuser de Becky, mais c’était inutile. En effet, à moins que cette image ne corresponde très exactement au point de vue de Kyle, au souvenir qu’il en avait, il ne pouvait y avoir de connexion et le souvenir resterait verrouillé.
Heather avait vu sa fille nue. Elles avaient fait partie du même club de gymnastique dans Dufferin Street ; en fait, Heather avait commencé à y emmener Becky quand elle était encore adolescente. Sans vraiment l’observer très attentivement, elle avait tout de même remarqué, non sans envie, sa silhouette mince et jeune, dénuée des marques de vergetures que Heather avait gardées depuis sa première grossesse, ainsi que ses seins hauts, coniques et fermes.
Les seins de Becky.
Un afflux de souvenirs, mais ceux de Heather, pas ceux de Kyle.
Quand elle avait quinze ou seize ans, juste au moment où elle avait eu son premier rendez-vous amoureux, Becky était venue la voir. Elle avait enlevé sa chemise et son petit soutien-gorge et montré à sa mère l’espace entre ses deux seins. Elle avait un gros grain de beauté brun, protubérant comme la gomme d’un crayon.
— Je déteste ça ! avait-elle dit.
Heather avait compris pourquoi Becky se manifestait à ce moment-là. Elle avait vécu avec ce grain de beauté pendant des années. Elle avait même surmonté sa timidité, trois ans plus tôt, pour en parler au Dr Redmond, et il lui avait affirmé que c’était bénin. Un nombre incalculable de filles avaient dû la voir au vestiaire. Mais maintenant qu’elle allait sortir avec un garçon, elle se demandait comment il allait réagir. Heather avait été prise au dépourvu. Tout allait trop vite, sa fille avait grandi beaucoup trop rapidement.
Trop rapidement ?
Non, Heather elle-même n’avait que seize ans la première fois qu’elle avait laissé Billy Karapedes passer sa main sous son chemisier. Ils avaient fait cela dans le noir, dans sa voiture. Il n’avait rien vu, mais si Heather avait eu un grain de beauté, comme Becky, il l’aurait senti sous ses doigts. Comment aurait-il réagi ?
— Je veux le faire enlever, avait déclaré sa fille.
Heather s’était laissé le temps de réfléchir avant de répondre. Deux amies de lycée de Becky s’étaient déjà fait refaire le nez. Une autre s’était fait enlever des taches de rousseur au laser. Une quatrième était allée jusqu’à se faire gonfler les seins au silicone. Comparée à tout cela, l’ablation d’un grain de beauté n’était rien, et n’exigeait qu’une anesthésie locale. Un petit coup de scalpel, et voilà ! Un problème de moins !
— Je t’en prie, avait dit Becky devant le silence de sa mère.
Cette question lui tenait tant à cœur que pendant une seconde, Heather avait cru qu’elle voulait le faire supprimer avant la fin de la semaine mais, apparemment, les choses ne bougeaient pas aussi vite.
— Tu auras certainement un ou deux points de suture…
Becky n’avait pas répondu tout de suite.
— Je pourrais peut-être le faire enlever pendant les vacances de printemps.
L’idée d’apparaître dans le vestiaire avec des points de suture sur le sternum ne lui souriait pas davantage.
— Bien sûr, si tu veux, avait dit Heather avec un sourire chaleureux. Nous demanderons au Dr Redmond de nous recommander quelqu’un.
— Merci, maman. Tu es la meilleure… N’en parle pas à papa, avait-elle repris après une courte pause. J’en mourrais de honte.
— Pas un mot, avait promis Heather.
Heather pouvait encore voir ce grain de beauté. Elle l’avait encore aperçu deux fois avant son ablation et une dernière fois après, alors qu’il flottait dans un petit bocal en attendant d’être emporté au laboratoire pour être analysé, par sécurité. Comme promis à Becky, elle n’avait pas soufflé mot à Kyle de cette petite séance de chirurgie esthétique. Leur compagnie d’assurance maladie de l’Ontario ne l’avait pas remboursée mais, après tout, il s’agissait d’une pure question d’esthétique, qui lui avait d’ailleurs coûté moins de cent dollars. Heather avait payé avec sa carte de crédit. C’était peu de chose pour que sa fille retrouve la joie de vivre.
Elle invoqua une image des seins satinés aux tétons lie-de-vin, avec, entre eux, le grain de beauté. Elle brancha cette image dans la matrice des souvenirs de Kyle, et attendit pour voir si un lien se faisait.
Sa propre mémoire aurait pu la trahir ; après tout, il y avait environ trois ans de cela. Elle tenta d’imaginer des seins légèrement plus gros, aux tétons d’une teinte différente, un grain de beauté plus petit ou plus gros.
Mais aucune connexion ne se produisit. Kyle n’avait jamais vu le grain de beauté de sa fille.
Il est entré dans ma chambre, il m’a fait enlever ma chemise, il a caressé mes seins, et puis…
Et puis, rien. Kyle n’avait jamais vu Becky les seins nus, du moins jamais après la puberté, quand elle commençait à avoir une poitrine de femme.
Heather se sentit trembler. Ce n’était jamais arrivé, sa fille n’avait jamais subi d’attentat à la pudeur.
Brian Kyle Graves était un homme bon, un bon mari, et un bon père. Il n’avait jamais fait le moindre mal à sa fille. Heather en était convaincue. Elle n’avait plus de doute, enfin !
De grosses larmes roulèrent le long de ses joues, mais c’est à peine si elle s’en rendit compte ; quelques-unes glissèrent entre ses lèvres ; ce goût salé, cette humidité, elle les ressentit comme une intrusion du monde extérieur.
Elle s’était trompée, au point de suspecter son mari. Si elle avait été à sa place, accusée à sa place, il serait resté à ses côtés, il n’aurait jamais douté de son innocence. Mais elle avait douté de la sienne. Elle avait été terriblement injuste envers lui. Bien sûr, elle ne l’avait jamais accusé directement. Mais la honte provoquée par son manque de confiance en lui était insupportable.
Heather fit l’effort de volonté indispensable pour s’extirper de l’espace psychique. Elle enleva la porte cubique et sortit en chancelant dans la lumière violente des projecteurs de théâtre.
Elle s’essuya les yeux, se moucha et alla s’asseoir à son bureau. Le regard fixé sur les rideaux délavés, elle se demanda comment elle pourrait jamais se racheter par rapport à son mari.