Kyle devait donner une conférence d’une importance capitale pour obtenir le maintien du financement de son projet de recherche. Mais il y pensait à peine, trop préoccupé, depuis quelques jours, par l’accusation de Becky.
Jusqu’à présent, outre Heather et Zack, il ne s’était confié qu’à Cheetah. Mais Cheetah n’était pas un être humain. Kyle aurait aussi bien pu s’adresser à sa cafetière.
Il avait besoin d’aborder ce sujet avec un véritable être humain. Il se creusa longuement la cervelle. Personne dans le Service de Science informatique ne ferait l’affaire ; il voulait que tout cela reste en dehors de son lieu de travail, à l’exception de ses conversations en huis clos avec Cheetah. Au cours des mois à venir, son laboratoire serait peut-être le seul endroit où il pourrait se réfugier.
Mullin Hall était situé tout près du Newman Centre, qui abritait l’aumônerie catholique de l’université de Toronto. L’idée d’en parler à l’aumônier effleura Kyle, mais il se ravisa ; cela ne lui serait d’aucun secours. Le dessin avait beau être complètement différent, une soutane était noir et blanc, tout comme la peau d’un zèbre.
Et tout à coup, l’idée s’imposa à lui. La personne idéale.
Kyle ne le connaissait pas bien, mais ils avaient participé ensemble à quelques colloques au cours des dernières années, et il leur était arrivé de partager leurs repas, du moins d’être assis à la même table au Club de la Faculté.
Kyle prit le téléphone de son bureau et articula le nom qu’il demandait : « Annuaire interne : Bentley, Stone ».
Le téléphone bipa, puis une voix flûtée lança : « Hello ! »
— Stone ? C’est Kyle Graves.
— Qui ? Ah, Kyle. Salut !
— Es-tu libre pour prendre un verre ce soir ?
— Euh, oui. Au Club de la Faculté ?
— Non, non, ailleurs, en dehors du campus.
— Tu connais le Water Hole, dans College Street ? proposa Stone.
— Je suis passé devant autrefois.
— Tu viendras de Mullin ?
— C’est ça.
— Viens à mon bureau à cinq heures. Persaud Hall, pièce 222, comme le bon vieux show télévisé. C’est sur le chemin.
— J’y serai !
Kyle coupa, en se demandant ce qu’il allait raconter exactement à Stone.
Heather entra dans son bureau de l’université de Toronto. Il n’était pas immense, mais du moins les universités n’avaient-elles jamais confiné leurs enseignants dans des boxes. Normalement, elle partageait le sien avec Omar Amir, un autre professeur associé. Il passait les mois de juillet et août dans les Kawarthas, ce qui lui permettait de disposer à elle seule d’un bureau où elle pouvait réfléchir et travailler sans être dérangée. En fait, contrairement à quelques bureaux plus neufs qui étaient dotés, de part et d’autre de leurs portes peu épaisses, de baies vitrées s’élevant du plancher au plafond, celui de Heather et d’Omar était un saint des saints démodé, avec une solide porte en bois grinçant sur ses gonds, et une fenêtre orientée à l’est et donnant sur une cour bétonnée qui s’étendait entre Sidney Smith et St. George Street. Aux fenêtres pendaient des rideaux brun pâle, qui avaient dû être autrefois d’un beau rouge bourgogne. Le matin, Heather les tirait pour se protéger du soleil.
Le message radio envoyé la veille par les extraterrestres était resté sur son moniteur. L’intervalle entre le début des messages consécutifs étant de trente heures et cinquante et une minutes, chaque message commençait presque huit heures plus tard que le précédent. Le plus récent était arrivé mercredi matin à 4 h 54, heure orientale. Celui d’aujourd’hui était censé commencer à 11 h 45 du matin. Les messages étaient captés par des radiotélescopes de différentes nations, selon la partie de la Terre qui était orientée vers Alpha du Centaure à l’heure appropriée, mais ils étaient tous transmis de la même façon qu’ils étaient reçus, sur le World Wide Web. De plus, un récepteur supplémentaire sur orbite était orienté en permanence vers Alpha du Centaure.
Heather ne désespérait pas de trouver un sens au dernier message qui venait d’arriver. Il n’offrait pas la simplicité des onze premiers : une représentation sans détour du théorème de Pythagore, des systèmes planétaires et des formules chimiques. Cependant, elle devait bien admettre qu’ils avaient tout de même posé quelques problèmes : les produits chimiques correspondant aux formules avaient été synthétisés sur Terre, mais personne n’avait jamais compris à quoi ils servaient.
Heather se servit une tasse de café et s’assit à son bureau pour étudier encore une fois le message de la veille.
Comme tous les autres, il se présentait sous la forme de deux grilles rectangulaires. Chaque message était envoyé en chapelet de quelque cent mille caractères binaires, sur un laps de temps de deux ou trois heures.
Le nombre total de caractères composant chaque message était toujours le produit de deux nombres premiers, ce qui signifiait que les chiffres pouvaient être mis en tableaux de deux façons possibles. Selon le directeur de l’Alien Signal Center de Karachi, au Pakistan, ce message comprenait 108 197 bits. Ce nombre était le produit des chiffres premiers 257 et 421, ce qui signifiait que les chiffres pouvaient être disposés soit en 257 rangées de 421 colonnes, soit en 421 rangées de 257 colonnes. Parfois, Heather trouvait intuitivement une image plus correcte qu’une autre, avec l’apparition de carrés ou de cercles, tandis qu’un autre décodage ne donnait pas d’image cohérente. Mais personne n’ayant encore déterminé ce que les messages étaient censés représenter, elle ne pouvait pas garantir que cette interprétation fût correcte.
Quand les premiers messages étaient arrivés, en 2007, des millions de personnes les avaient étudiés par le menu, mais au fil du temps, leur nombre s’était réduit. Bien qu’il y eût toujours un économiseur d’écran qui téléchargeait le message quotidien envoyé par les extraterrestres et qui en grossissait à tour de rôle les différentes parties, Heather n’ignorait pas qu’il y avait désormais moins de trois cents chercheurs occupés à analyser sérieusement chaque nouveau message.
La version du message du jour lui paraissant la plus correcte montrait trois rectangles et deux cercles dans ce qui, par ailleurs, ressemblait à une mer tumultueuse de carrés noirs et blancs, les carrés noirs représentant les zéros, les carrés blancs, le chiffre un. Heather l’examinait avec un sentiment de frustration. Quelque chose de simple lui échappait, elle en était certaine. Quelque part, dans les centaines de millions de bits déjà envoyés par Alpha du Centaure, devait se cacher une pierre de Rosette, une clé qui donnerait un sens à la totalité des messages.
Les avis étaient partagés. Un chercheur portugais pensait depuis longtemps que la clé serait envoyée dans le message final, qu’elle ne pouvait pas se trouver dans l’un des messages initiaux. Ainsi les extraterrestres seraient immédiatement débarrassés des races qui n’auraient pas eu la patience nécessaire permettant d’assurer la communication spatiale. D’autres arguaient du fait que les extraterrestres qui envoyaient les messages étaient trop différents des humains, lesquels étaient tout simplement incapables de communiquer avec eux. Alors que, selon une troisième opinion, l’humanité n’était pas suffisamment intelligente, ou n’était pas encore arrivée à un degré suffisant de connaissances pour déchiffrer ces messages. Les extraterrestres devaient en être restés, en fait, au niveau qu’ils considéraient comme élémentaire, mais leurs messages dépassaient déjà l’entendement des humains.
Heather était formée à la psychologie jungienne. Elle considérait que tous les humains partageaient un vocabulaire de symboles et d’archétypes qui formaient les fondements de la pensée. Les Centaures, elle en était certaine, disposaient simplement d’un ensemble différent de métaphores et de symboles sous-jacents, et si elle pouvait les décrypter, elle trouverait le code.
Elle but une gorgée de café. Ce message était aussi déconcertant que les autres. C’était peut-être un puzzle géant de mots croisés, se dit-elle. Les grilles de carrés noirs et blancs suggéraient cela, sans aucun doute, bien que le remplissage des vides fût probablement un concept de l’humanité – ah ! si elle pouvait devenir freudienne quelques instants ! – relié à notre biologie sexuelle. Pourtant, ce n’était pas la première fois qu’elle se demandait si les messages étaient délibérément envoyés incomplets – le yin sans le yang – et si les extraterrestres attendaient que l’humanité fournisse le complément, afin d’obtenir un tout.
Mais évidemment, l’humanité n’avait pas encore envoyé la moindre réponse ; selon une autre idée courante, la pierre de Rosette resterait cachée jusqu’à ce que l’humanité réponde.
D’après un vieux concept trouvé par SETI, les signaux étaient probablement envoyés sur des fréquences appelées le « trou d’eau » – entre la fréquence d’émission de l’hydrogène, à 1420 mégahertz, et de l’hydroxyle, à 1667 mégahertz. L’hydrogène (H) et l’hydroxyle (OH) sont les composants de l’eau (H2O), et l’atmosphère de la Terre est la plus transparente aux ondes radio dans cette bande de fréquences, pour lesquelles l’espace interstellaire est tout à fait dépourvu d’interférences. Toute vie, d’après nos connaissances, ayant commencé dans l’eau, cette partie du spectre semblait être un lieu naturel d’échanges pour les espères qui envisageaient d’entreprendre des communications interstellaires.
Le problème était que les signaux des Centaures ne passaient absolument pas près du trou d’eau… encore un exemple de ce que l’humanité croyait être une vision partagée de la réalité, et qui s’avérait n’être pas partagée le moins du monde.
Se peut-il, se demanda Heather, qu’il y ait d’autres trous d’eau – d’autres terrains communs devant être partagés par tous les êtres qui existent dans le même univers que nous, quelle que soit leur biologie ou la nature de leur planète ?
Elle devait déjeuner avec son amie Judy, à 12 h 15, au Club de la Faculté. Elle allait attendre que le premier message du jour arrive puis elle la rejoindrait.
Il lui restait encore dix minutes. Heather n’aimait pas perdre son temps. Elle consulta le dernier numéro du Journal d’études jungiennes sur son mini-ordinateur.
Le téléphone sonna. Heather termina son paragraphe avant de tendre machinalement la main vers l’appareil.
— Allô ?
— Heather ? Tu m’as oubliée ?
Elle jeta un coup d’œil à sa montre.
— Mon Dieu ! Pardon, Judy ! J’attendais le message d’aujourd’hui. J’allais partir dès que le signal d’arrivée aurait sonné.
Elle se tourna vers son ordinateur et lui ordonna d’aller questionner directement la réception centrale du Centre des Signaux extraterrestres.
Rien.
— Écoute, Judy, je ne m’en sortirai pas, le message est en retard aujourd’hui.
— Tu ne t’es pas trompée d’heure ?
— Non, je t’assure. Excuse-moi, mais il faut que je l’attende. On déjeune ensemble demain ?
— D’accord, je t’appellerai.
— Merci.
Heather posa le téléphone, qui sonna aussitôt.
— Allô ?
— Heather ? C’est Salme van Home !
— Salme ? Tu es au Canada ?
— Non, je suis encore à Helsinki. As-tu essayé de transférer le message d’aujourd’hui ?
— Oui, mais visiblement aucun n’arrive.
— C’est la première fois que ça se produit, les Centaures n’ont jamais laissé passer un jour, si j’ai bonne mémoire ?
— Non, jamais, tu as raison. Ils n’ont même jamais été en retard.
— Crois-tu que le problème soit de notre côté ? demanda Salme. C’est à qui le tour de recevoir le message ?
— Arecibo est désigné le premier. Mais il y a des copies et… oh, attends. Quelque chose s’inscrit sur la page du Web !
— Je le vois aussi.
— Fichus hologrammes… Ah, voilà : « Aucun dysfonctionnement à la réception. Apparemment, aucun message n’a été envoyé. »
— Cela ne peut pas être la fin des transmissions, s’étonna son amie. On n’a toujours pas reçu la clé !
— Ils ont dû se fatiguer d’attendre notre réponse, soupira Heather. Ils n’enverront peut-être plus rien tant que nous n’aurons pas répondu.
— À moins que…
— Quoi ? demanda Heather.
— À moins qu’il ne s’agisse de l’équation de Drake : étape finale.
Heather resta un instant silencieuse avant de murmurer :
— Oh non, non !
L’équation de Drake estimait le nombre de civilisations envoyant des émissions par radio dans la galaxie. Elle avait sept étapes de calcul.
V * Sp * Nv * Nr * Nin * Nr * D
Vitesse de formation des étoiles, séparation des étoiles avec les planètes, nombre de ces planètes adaptées à la vie, nombre de ces planètes sur lesquelles la vie existe réellement, nombre de formes de vie intelligentes, nombre de ces formes vivantes émettant des signaux radio…
Enfin, le grand D : Durée de vie d’une telle civilisation.
Une civilisation qui connaissait la radio possédait probablement aussi des armes nucléaires, ou d’autres armes tout aussi dangereuses.
Des armes qui pouvaient balayer d’autres civilisations en un clin d’œil, certainement en moins d’une seule journée de trente et une heures.
— Ils ne peuvent pas être morts, dit Salme.
— Soit ils sont morts, soit ils ont arrêté volontairement… le message est peut-être complet, répondit Heather.
On frappa à la porte. Elle couvrit le téléphone de sa main.
— Entrez !
La tête de l’assistant du département apparut.
— Désolé de vous déranger, Professeur Davis, mais le CBC est au téléphone. Ils veulent vous parler au sujet des messages extraterrestres.