Dès qu’ils entrèrent dans le bureau de Heather, le problème leur sauta aux yeux : Kyle était beaucoup trop grand pour pouvoir pénétrer dans la construction.
— Bonté divine ! fit Heather. J’ai bien peur qu’il ne faille en fabriquer une autre.
Elle haussa les épaules, comme pour s’excuser.
— Combien de temps cela prendra-t-il ? demanda Kyle.
— Quelques jours. Je vais appeler Paul…
— Paul ? Qui est-ce ?
Heather fit une pause. Il lui aurait suffi de répondre qu’il s’agissait d’un collègue du Département d’Ingénierie mécanique, et pourtant…
Pourtant c’était plus que ça. Et c’était vraiment inutile de continuer à le cacher à Kyle, ou à qui que ce soit.
— Tu l’as déjà rencontré, dit-elle, encore un peu hésitante. Au comité du Gotlieb Centre.
— Je ne me souviens pas de lui.
— Il se souvient de toi.
Kyle ne fit pas de commentaire, mais Heather savait, grâce au contact qu’elle venait d’avoir avec son esprit, qu’il détestait ce genre de situations. Avec son apparence peu commune – une barbe tirant sur le roux, des cheveux noirs, un nez romain –, il n’était pas du genre qu’on oublie, ce qui, généralement, le rendait mal à l’aise.
— Quoi qu’il en soit, reprit Heather, c’est l’ingénieur qui m’a aidée à construire cette machine. Mais lui-même ne sait pas encore à quoi elle sert. De plus…
— De plus ?
Elle haussa les épaules.
— Nous avons passé quelques moments ensemble. Il s’intéresse à moi.
Kyle se raidit.
— Et toi, il t’intéresse ?
Heather hocha la tête, et répondit par une question :
— Qui a dit ça… je ne m’en souviens plus ! Quelqu’un a dit : « Une fois que l’on s’est connecté avec l’esprit universel, on découvre qu’on a eu le cœur plein de convoitise. »
Elle observa la moquette pendant un instant, avant de lever les yeux vers Kyle.
— Je vais te dire la vérité, Kyle. Je redoute ce qui peut arriver. Nous avons passé des moments terribles, toi et moi, et cela a failli détruire notre couple.
Elle s’interrompit.
— Je ne sais pas s’il pourra résister à tout ça. Je ne sais pas ce que tu vas penser de moi quand tu auras voyagé dans mon esprit.
Le visage de Kyle restait impassible.
— Quoi qu’il en soit, n’oublie pas que je t’aime, dit Heather.
Elle prit une profonde inspiration.
— Maintenant, allons voir Paul.
C’était un jeu d’enfant de reprogrammer le robot de fabrication pour qu’il exécute un nouvel ensemble de carreaux une fois et demie plus grands que les précédents. Paul était perplexe. Il ne voyait pas du tout quelle était leur utilité, et il se demandait pourquoi, cette fois-ci, c’était Kyle qui signait la commande.
Les nouveaux carreaux furent prêts dès le samedi.
Kyle, Heather et Becky se mirent tous les trois à les assembler ; cette construction allait s’élever dans le laboratoire de Kyle, où il y avait beaucoup plus d’espace et un plafond bien plus haut que dans le bureau de Heather. Construire une machine extraterrestre inspirait à Kyle un sentiment étrange, mêlé de crainte et de respect, et cependant une seule pensée occupait son esprit : ils se retrouvaient là tous les trois, à nouveau réunis dans un but commun.
— Qu’est-ce que vous faites ? demanda Cheetah, dont les yeux les observaient depuis la console.
— C’est un secret, répondit Becky en ajustant deux carreaux l’un à l’autre.
— Je suis capable de garder un secret, leur rappela Cheetah.
— C’est vrai, vous savez ! affirma Kyle en levant le nez de la pile sur laquelle il travaillait.
Cheetah attendit patiemment, jusqu’à ce que Heather finisse par se décider à lui parler de l’esprit universel et de l’instrument des Centaures permettant d’y accéder.
— Fascinant ! dit Cheetah quand elle eut fini. Voilà qui va aider à résoudre une fois pour toutes la question de mon humanité.
— Comment ça ? demanda Heather.
— Je suis manufacturé. Je suis séparé de l’esprit universel humain.
Il s’arrêta.
— Je ne suis pas humain, reprit-il.
— Non, tu ne l’es pas, reconnut Kyle. Tu n’es pas une extension d’une entité supérieure.
— Je suis cloué à Internet, dit Cheetah, sur la défensive.
— Absolument, dit Kyle, absolument !
Cheetah observa un long silence.
— À quoi ça ressemble d’être humain, docteur Graves ?
Kyle s’apprêtait à répondre, mais il se ravisa. Il ne voulait pas parler à la légère, la question méritait d’être approfondie. Il regarda tendrement sa femme, puis sa fille.
— C’est merveilleux, Cheetah, murmura-t-il en souriant.
Il haussa les épaules.
— Parfois, c’est tellement merveilleux que ça fait mal.
Après un silence, l’ordinateur demanda :
— Est-ce que je dois comprendre que vous, professeur Davis, vous avez eu librement accès à l’esprit du Dr Graves ?
— Tout à fait.
— Et que vous, docteur Graves, vous êtes sur le point d’avoir la même possibilité d’accéder à l’esprit du professeur Davis ?
— En effet, si j’ai bien compris.
— Et vous, Becky, vous allez également pénétrer dans ce royaume de l’espace psychique ?
— Euh… euh…
— Dans ce cas, puis-je avoir la permission, docteur Graves, de vous dire, à vous et à votre famille, ce que je pense, moi ?
Kyle haussa les sourcils. Becky parut surprise elle aussi, et Heather se rendit compte qu’elle regardait Cheetah bouche bée. Ils échangèrent un regard, puis Kyle déclara :
— Naturellement, pourquoi pas ?
Cheetah ne parla pas tout de suite. Apparemment, il mettait de l’ordre dans ses réflexions. Kyle se leva et alla s’appuyer contre un mur ; Heather resta assise jambes croisées sur la moquette ; Becky était assise par terre elle aussi, les jambes repliées sur le côté gauche.
— Le Dr Graves m’a dit de quoi vous l’aviez accusé, Rebecca, dit Cheetah.
Les yeux bruns de Becky s’arrondirent.
— Tu en as parlé à un ordinateur ?
Embarrassé, Kyle baissa la tête.
— J’avais besoin d’en parler…
— Oui… je m’en doute, dit Becky. Mais c’est plutôt bizarre, tout de même.
Kyle fit un vague sourire accompagné d’un geste d’impuissance.
— Le Dr Graves est la personne que je connais le mieux, continua Cheetah. Après tout, c’est lui qui dirigeait l’équipe qui m’a créé. Mais je sais, et je l’ai toujours su, que je ne suis rien pour lui.
— Ce n’est pas vrai ! protesta Kyle.
— C’est gentil de votre part de le dire, reprit Cheetah, mais nous savons tous les deux que je dis la vérité. Vous vouliez que je sois humain, et je n’ai pas réussi à le devenir. Cela m’attriste, ou plutôt, pour être plus précis, cela me conduit à simuler la tristesse. Quoi qu’il en soit, j’ai consacré un temps considérable à réfléchir au fait que vous pensez à moi comme à une simple expérience, une expérience supplémentaire. Et même lorsque vous étiez malheureux à cause de cette histoire avec Rebecca, et que vous êtes venu vous confier à moi, je n’ai pas compté davantage pour vous.
Il fit une pause, attitude très humaine.
— Mais maintenant, je crois comprendre, reprit-il. Il y a quelque chose d’autre chez les humains, quelque chose de spécial dans la vie biologique. Quel que soit le niveau auquel parvienne l’informatique quantique, cette chose-là ne pourra jamais être fidèlement reproduite dans la vie artificielle.
Intriguée, Becky se leva.
— On dirait que tu crois à l’âme, dit doucement Kyle.
— Pas dans le sens où vous l’entendez, répondit Cheetah. Mais depuis longtemps, il me paraît évident qu’il y a des interconnexions dans la vie biologique ; je ne crois pas que la découverte de l’esprit universel sera une si grande surprise pour ceux qui ont lu James Lovelock ou Wah-Chan. La Terre est Gaia. Elle a créé spontanément la vie, elle l’a nourrie, ou elle a collaboré avec elle pendant quatre milliards d’années. Les spécimens comme moi seront toujours des intrus.
— Intrus me semble un mot un peu excessif, dit Kyle d’une voix douce.
— Non, répliqua Cheetah d’un ton égal.
Ses lentilles balayèrent les trois êtres humains.
— Non, dit-il, c’est le mot parfait.
Heather, Kyle et Becky vinrent enfin à bout de la nouvelle construction. Kyle installa quatre lampes à arc, plus petites que les projecteurs utilisés par Heather, pour fournir l’énergie indispensable. Peu de temps après que les lampes eurent été allumées, la structure commença à se rigidifier. Kyle la contemplait, médusé.
— Je te l’avais dit ! fit Heather avec un large sourire.
Ils décidèrent que Heather serait la première à la tester, puisqu’elle savait ce qu’elle en attendait. Elle s’introduisit à l’intérieur.
— Quel luxe ! plaisanta-t-elle en s’appuyant confortablement contre le mur central du cube. Je commençais à en avoir assez du modèle économique !
Elle indiqua à Kyle les boutons de démarrage et d’arrêt, puis elle fit signe à son mari et à sa fille de remettre la porte cubique en place ; ils avaient déjà attaché sur la bonne face la seconde des poignées à ventouse procurées par Paul.
De plus en plus abasourdi, Kyle vit l’hypercube se plier, les cubes individuels s’éloigner dans toutes les directions jusqu’à disparaître complètement de sa vue. Becky était aussi ébahie que son père. Elle connaissait l’expérience de l’intérieur, mais elle n’avait jamais vu évoluer la construction de l’extérieur.
Ils décidèrent de ne pas rester près de son emplacement. Heather leur ayant dit qu’elle s’absenterait une heure environ, Kyle et Becky en profitèrent pour se raconter tous les détails de leur vie mutuelle qu’ils avaient manques depuis un an. Kyle était heureux de se retrouver aux côtés de sa fille, mais il se sentait néanmoins nerveux, anxieux. Et si quelque chose allait ne pas tourner rond ? Si Heather ne pouvait pas revenir ?
La construction finit enfin par réapparaître. Ils la virent s’épanouir et se déployer entièrement.
Kyle attendit impatiemment que le joint de la porte cubique se rompe, puis Becky et lui se précipitèrent pour la retirer et libérer Heather.
— Enfin ! soupira Kyle, soulagé de la voir saine et sauve, mais toujours sous le coup de ce qu’il venait de voir. Enfin !
— C’est spectaculaire, non ? dit Heather.
Elle s’accrocha au cou de son mari et l’embrassa, puis elle tendit un bras et attira Becky contre elle.
— Dommage qu’il ait fallu recommencer avec une nouvelle construction, dit-elle. Normalement, la machine retourne toujours dans l’espace psychique à l’endroit où elle l’a quitté. Mais celle-là est repartie de zéro. J’ai dû rebrousser chemin et je vous ai retrouvés. Heureusement, je commence à savoir me diriger là-dedans. En tout cas, je l’ai quittée quand j’étais en face du mur d’hexagones dont vous faites partie. Vous allez arriver directement devant lui. Et à partir de là, vous pourrez trouver Mary. À condition, naturellement, que votre esprit l’interprète de la même façon que le mien. Il faudra essayer plusieurs touches au hasard, mais ça ne devrait pas vous prendre trop de temps pour trouver la bonne. Vous vous souvenez de ce que je vous ai expliqué pour sortir ?
— Il faut visualiser la précipitation ?
— Bien. Et n’oubliez pas que je vous aime, ajouta-t-elle après une petite pause.
Kyle hocha la tête et la regarda dans les yeux.
— Moi aussi, je t’aime.
Il sourit à Becky.
— Je vous aime toutes les deux.
— Ça, dit Heather, je n’en ai jamais douté. Elle lui adressa un sourire rayonnant.
— À ton tour !
Toujours craintif, Kyle observa la construction. Puis il se décida à grimper à l’intérieur, après avoir embrassé Heather et sa fille. Il posa son derrière sur le sol de substrat de la chambre centrale en s’attendant plus ou moins à le voir céder sous son poids. Mais il résista.
Heather lui rappela encore comment il pouvait visualiser la construction en fermant simplement les yeux. Puis Becky et elle soulevèrent la porte cubique. Heather remarqua qu’elle était bien plus lourde que celle de la première construction. Elles eurent un peu de mal à la positionner, mais elles réussirent à en venir à bout.
Kyle attendit que ses yeux s’adaptent à la semi-obscurité. Les constellations de carrés piézoélectriques étaient très belles dans leur simplicité géométrique. Bien sûr, se dit-il, ces carrés doivent former une espèce de circuit, canalisant la piézoélectricité de manière spécifique, et réalisant des fonctions inattendues. Et quand les quarante-huit panneaux se repliaient, chacun d’eux se superposant à un autre, des connexions croisées, spéciales et complexes devaient se produire. Cet aspect de la physique était fascinant.
Il se pencha et pressa le bouton de démarrage.
L’hypercube s’enroula autour de lui, exactement comme Heather le lui avait décrit. Puis il se retrouva…
Dans l’espace psychique.
Dieu !
Il s’efforça d’obtenir le point de vue qui lui permettait de s’orienter comme Heather le lui avait conseillé. Il voyait toujours les deux sphères de l’extérieur au lieu des deux hémisphères joints, vus de l’intérieur. Kyle se sentit frustré. C’était comme ces fichus films en trois dimensions qui avaient eu beaucoup de succès au milieu des années 1990. Il n’avait jamais réussi non plus à voir ces images. Mais soudain il y eut un déclic. Il y était !
Alors c’est ça, pensa-t-il, voilà à quoi cela ressemble d’avoir le « troisième œil » !
Il se concentra sur le mur des vastes hexagones, qui se mirent à rétrécir sous ses yeux jusqu’à n’avoir plus que les proportions de minuscules touches.
Kyle était désorienté ; les perspectives dérivaient sans arrêt. Il commençait à avoir mal à la tête.
Il ferma les yeux, attendit pour s’orienter que la construction se rematérialise autour de lui, et se laissa inonder par l’air filtrant de l’extérieur.
Au bout de quelques minutes, il rouvrit les yeux, tendit une main invisible et toucha un hexagone.
Et il fut stupéfait de voir les images vibrer.
Il lui fallut un bon moment avant de commencer à comprendre.
Ce n’était pas son esprit. C’était plutôt le rêve de quelqu’un, toutes les images déformées, vagues, en noir et blanc. Fantastique ! Kyle avait lui-même l’habitude de rêver en noir et blanc, alors que Heather lui avait toujours dit qu’elle rêvait en couleurs.
Il aurait encore beaucoup de temps, plus tard, pour mener une exploration générale.
Il fit ce que lui avait appris Heather, il se visualisa lui-même en train de se cristalliser et de se réintégrer.
Il essaya encore une fois. Un autre hexagone, un autre esprit, mais pas le sien. Un conducteur de camion, semblait-il, qui écoutait de la musique country, les yeux fixés sur l’autoroute, et ne pensait qu’à une chose : rentrer chez lui et retrouver ses enfants.
Encore une fois. Un musulman, apparemment en train de prier.
Et maintenant, une petite fille sautant à la corde dans une cour de récréation.
Et encore. Un fermier qui en avait assez, quelque part en Chine.
Puis un autre dormeur, qui rêvait lui aussi en noir et blanc.
Et un troisième dormeur, qui ne rêvait pas. Son esprit était presque vide.
Et encore…
Et encore…
Et finalement…
Lui. Kyle lui-même.
C’était un miroir psychique très déroutant. Il se voyait lui-même en train de se regarder. Ses pensées avaient un écho silencieux. Pendant un instant, Kyle craignit une boucle en rétroaction qui risquerait de surcharger son cerveau. Mais avec un effort de volonté, il comprit qu’il pouvait se dégager du présent et commencer à voyager dans son propre passé. Il n’eut aucune peine à faire surgir des images de Heather et de Becky. Et de Mary.
Il était venu pour ça, pour atteindre l’esprit de Mary, et pourtant…
Non, non, il y aurait un tas d’opportunités plus tard. Ce n’était certainement pas le moment.
Avoir ses premiers longs contacts avec une personne décédée… Il frissonna. Son cœur sautait dans sa poitrine.
Heather habitait ses pensées. Elle lui avait expliqué la transformation de Necker, et comment il pouvait réorienter sa perspective, arriver directement dans son hexagone à elle, quel que soit son emplacement.
Tout allait être là, étalé à nu sous ses yeux. Toute la personnalité de sa femme, et ses pensées les plus intimes. La perspective de Heather. Son point de vue.
Il se concentra sur elle, défocalisa son regard, et essaya de l’amener à l’avant tandis qu’il glissait vers l’arrière-plan. Et… Mon Dieu !
Dieu du ciel !
Kyle était trop jeune pour avoir vu la version cinématographique initiale de 2001 : Odyssée de l’Espace ; la première fois qu’il avait vu le film, c’était en vidéo, et il n’avait absolument pas été impressionné. Mais en 1997, il avait vingt-cinq ans, une galerie d’art de l’Ontario avait projeté une pellicule restaurée sur un écran géant. C’était le jour et la nuit : d’un côté, le film qu’il croyait connaître et, de l’autre, le véritable film, plus grand, plus riche, plus complexe, plus coloré, qui l’avait complètement subjugué.
L’ultime voyage.
C’était la même chose. La Heather qu’il avait connue, poussée à l’extrême, en couleurs vibrantes qu’il n’avait même jamais imaginées, en stéréophonie, le siège tremblant sous lui.
Heather, dans toute sa merveilleuse complexité. Sa grande intelligence.
Toutes ses émotions, incroyablement vivaces. La jeune fille dont il était tombé amoureux.
La femme qu’il avait épousée.
Il ouvrit et ferma les yeux assez lentement pour que l’intérieur de la construction apparaisse et disparaisse en un clin d’œil. Et il réalisa soudain ce qu’il était en train de faire.
Il clignait des yeux pour refouler ses larmes.
Comme s’il était en proie à une émotion provoquée par une œuvre d’art sublime.
Sous le choc de la magnificence de sa femme.
Ils étaient mariés depuis vingt-deux ans. Et il fut frappé, à en perdre le souffle, de voir qu’il la connaissait si peu en réalité, et qu’il avait encore tant d’aspects à découvrir en elle.
Heather avait dit qu’elle l’aimait, et il la croyait, il la croyait de tout son cœur et de toute son âme. Et il fut émerveillé par le fait qu’une entité aussi complexe qu’un être humain puisse en aimer un autre.
Il sut en une fraction de seconde qu’il pourrait passer le restant de ses jours à apprendre à la connaître vraiment, que les quelques décennies, quel qu’en soit le nombre, qui lui restaient à vivre ne lui suffiraient jamais pour sonder en profondeur le mystère de l’esprit d’un de ses semblables.
Il s’était mis en colère quand il avait su que Heather l’avait examiné sans sa permission. Mais désormais, ce sentiment s’évaporait comme la rosée du matin. Il n’y avait aucune raison d’être en colère, il ne s’agissait pas d’une intrusion. Pas de sa part à elle. Il s’agissait plutôt d’intimité, c’était un rapprochement qui transcendait tout ce qu’ils avaient jamais vécu auparavant.
Il fallait qu’il y retourne, qu’il passe des heures, des jours, des années, à explorer son esprit, un esprit plus calme, moins agressif, plus raisonnable, plus intuitif que le sien, un esprit…
Non.
Non, il n’était pas venu pour cela. Pas cette fois-ci. Il devait d’abord s’occuper d’autre chose.
Il continua de feuilleter l’esprit de Heather, le temps de trouver un souvenir de Mary. Et il recommença la transformation de Necker.
Mais rien ne se produisit dans ce nouvel emplacement. Absolument rien. Seuls régnaient l’obscurité, le silence.
Kyle se mit à penser aux études de Mary au lycée ; elle avait été major de sa promotion. Une pensée similaire de Mary apparut presque au même instant. Les souvenirs de sa fille se trouvaient là, les archives de ce qu’elle avait été existaient bien, mais c’était tout. Il n’y avait aucun contact en temps réel.
Kyle se dégagea, puis, avec un gros effort de volonté, il opéra une réintégration et se retrouva en face du grand mur d’hexagones.
Celui qui se trouvait directement en face de lui était sombre.
Mort.
Kyle avait vu le corps de Mary gisant sur le carrelage de la salle de bains. Pâle, vidé de son sang, blanc cireux.
Il avait été incapable d’accepter sa mort. Et la vision de son corps sans vie étalé sur les carreaux glacés ne lui avait pas permis de l’accepter davantage.
Mais maintenant.
Elle était là. Morte. Mémoire passive. Enregistrée. Une partie des archives de l’humanité.
Il comprit qu’il ne pourrait pas lui parler. Il n’y avait aucun moyen de dialoguer avec Mary, aucun moyen de lui dire que ce qu’elle croyait s’être produit n’avait jamais eu lieu.
Oui, bien sûr, il pouvait accéder à ses souvenirs, chercher dans son passé.
Mais il lui était impossible de communiquer avec elle.
Quand il s’était recroquevillé sur sa tombe, il avait eu l’impression que, d’une façon ou d’une autre, il allait réussir à lui parler, que ses paroles lui parviendraient. Il avait voulu lui demander pardon, non pas pour un agissement quelconque qu’il n’aurait pas dû avoir, mais parce qu’il avait été incapable de la protéger de ce prédateur de thérapeute, et parce que lui, son père, lui avait fait défaut au moment où elle avait eu l’immense besoin qu’il la soutienne.
Mais même s’il avait parlé à voix haute sur sa tombe, elle n’aurait pas pu l’entendre. Les autres hexagones l’observaient, comme des yeux, mais celui-ci était si noir, d’un noir abyssal, qu’aucun doute ne pouvait subsister.
Elle était partie, complètement, irrémédiablement.
Il n’avait aucune possibilité de faire amende honorable.
Et cependant…
Cependant, cette constatation ne l’affecta pas autant qu’il aurait pu le craindre. Au contraire, il éprouva un intense soulagement, un sentiment de libération.
Pendant si longtemps, dans les sombres recoins de sa pensée, malgré son athéisme, il avait pensé que, quelque part, elle était encore consciente et qu’elle continuait à souffrir.
À le haïr.
Mais c’était faux. Dans tous les sens du terme, Mary n’était plus. Elle n’existait plus. Pourtant, ce n’était pas fini.
Pas encore, pas tout à fait.
Kyle avait pleuré quand sa fille était morte.
Il avait pleuré de colère, furieux qu’elle ait pu commettre cet acte.
Il avait pleuré d’indignation, incapable de comprendre.
Mais il n’avait pas pleuré pour elle.
Et soudain, ses yeux se gonflèrent de larmes qui se mirent à couler.
Maintenant, c’était pour elle qu’il pleurait, uniquement pour elle. Pour la tristesse d’une vie si belle brutalement interrompue, pour tout ce qu’elle avait été, et pour tout ce qu’elle aurait pu devenir, et qu’elle ne serait jamais.
Il pleurait tant que ses yeux se fermaient sans arrêt, et la construction réapparut dans son esprit.
Mais il n’avait pas encore terminé.
Il comprenait enfin pourquoi Heather l’avait amené ici, et ce qu’il avait à y faire.
Il s’essuya les yeux avant de les rouvrir.
L’espace psychique se reforma autour de lui, l’hexagone noir qui avait été Mary toujours situé en face de lui.
Il respira profondément et expulsa l’air de ses poumons. Il sentit toute son émotion contenue s’échapper en même temps.
Puis il prononça doucement un seul mot, qui vint du fond du cœur.
— Adieu.
Il le laissa résonner dans son esprit pendant quelques instants. Ensuite, il ferma une nouvelle fois les yeux et, enfin prêt à retourner dans le monde des vivants, il se pencha en avant et pressa le bouton d’arrêt.