Chapitre 17

Lorsque Kyle entra dans son laboratoire, les lumières s’allumèrent automatiquement.

— Bonjour, Cheetah !

— ’Jour, docteur Graves !

— ’Jour ! Eh, c’est bien, « ’Jour », j’aime ça !

— Je fais de mon mieux !

— Pas de doute, tu fais vraiment des progrès !

— Écoute ça ! J’ai une bonne blague à propos de Jules César. Il n’était pas seulement le grand-oncle d’Auguste, il était aussi le fils d’un grand bûcheron, et il connaissait tous les outils de la profession, ce que Cassius, Brutus et les autres conspirateurs républicains ignoraient. Ils décident de ne pas tuer le grand Jules avec des couteaux, mais de le faire bien plus proprement avec des scies. Ils s’introduisent chez lui pendant son sommeil, mais César se réveille et, voyant son meilleur ami brandir son outil, il murmure : tou as oun’scie, Brut !

Kyle se mit à rire.

Cheetah paraissait très content de lui.

— Ça te fait rire ?

— Oui, ce n’est pas mal du tout.

— Un de ces jours, je vais peut-être trouver le truc pour devenir un véritable humain.

Kyle retrouva son sérieux.

— Si cela se produit un jour, n’oublie pas de m’en informer !


Les projecteurs étaient installés : trois grosses lampes à lentilles Fresnel sur des trépieds, et des portes basses pour limiter leurs rayons. Les lampes procuraient à la construction des extraterrestres une source constante d’énergie, lui permettant de réagir comme elle était censée le faire.

Pour le moment, elle restait rigide. Heather pensa qu’il devait y avoir un créneau pour vendre un tel produit, mais elle supposait que les extraterrestres n’avaient pas passé dix ans à leur expliquer la façon de rendre un objet rigide.

À moins que ce ne soit vraiment la seule chose que les extraterrestres aient voulu leur communiquer : une méthode permettant aux matériaux de résister à des pressions importantes, afin que les humains puissent construire des vaisseaux spatiaux à grande vitesse. Après tout, s’ils voulaient franchir rapidement l’espace qui les séparait des Centaures, il faudrait bien qu’ils trouvent un moyen d’augmenter considérablement leur vitesse.

Mais cela n’avait aucun sens. Si les vaisseaux des Centaures avaient été capables d’aller ne serait-ce qu’à la moitié de la vitesse de la lumière, ils auraient pu envoyer une maquette en moins de temps qu’il ne leur en avait fallu pour transmettre les plans. D’un autre côté, la transmission d’informations par messages radio serait toujours moins onéreuse que l’envoi d’objets matériels ; néanmoins, grâce à cette idée, elle se demanda si cette construction n’avait pas pour seule raison, d’être sa capacité à devenir rigide, ou si au contraire, cet aspect n’était que secondaire.

Heather alla s’asseoir et observa l’hypercube en se creusant la cervelle pour comprendre son utilité. Elle n’était pas aussi fanatique de science-fiction que Kyle, mais ils aimaient tous les deux 2001 : Odyssée de l’Espace. En ce moment, elle était hantée par les questions que soulevait le monolithe : quelles étaient son origine et la raison de sa présence ? Heywood Floyd avait dit à son sujet : « Toujours le mystère total » ; Heather avait toujours soupçonné que c’était le réceptacle dans lequel les N.U. étaient arrivés.

Elle n’arrêtait pas de penser aux données manquantes concernant les dimensions de la construction, qui n’était peut-être pas prévue pour être aussi grande.

La révolution promise en nanotechnologie ne s’était jamais produite, en partie parce que l’incertitude quantique rendait les très petites machines impossibles à contrôler. Pourtant, si la surface générée par les carreaux était censée surmonter cet obstacle ? Ou alors, les Centaures avaient eu l’intention de lui faire faire cette construction un billion de fois ses dimensions normales ? Heather soupira. Ils auraient pu donner une indication sur la grandeur de ce satané engin.

À moins, pensa-t-elle encore une fois, que ce ne soit simplement une question de choix. Elle revenait toujours à l’idée de l’échelle : un humain ferait évidemment cette construction à sa propre échelle ; une limace intelligente la ferait plus petite ; et un sauropode doué de réflexion en choisirait évidemment une plus grande.

Mais pourquoi la faire à échelle humaine ? Pourquoi les Centaures, quels qu’ils soient, permettraient-ils aux constructeurs de cette chose, de la fabriquer à l’échelle de leur choix ?

Sauf, naturellement, si leur intention était d’inciter les constructeurs à s’y introduire, comme Paul l’avait suggéré.

Une idée idiote, qui devait être liée davantage à son souvenir de ce Concorde fabriqué dans une vieille boîte de conserve qu’à l’objet qu’elle avait édifié. Ou bien, c’étaient ces fichues idées freudiennes qui s’insinuaient à nouveau en elle. « Komprenez-vous, Mein Fräu, il faut toujours que guelgue jose paze à l’intérieur du tunnel ! »

C’était une notion débile. Comment pouvait-on aller à l’intérieur ? Ou, plus exactement, quel cube valait-il mieux choisir ? Après tout, il y en avait huit.

Dans celui-là, se dit-elle aussitôt en désignant mentalement le troisième, celui qui était entouré de quatre autres cubes. C’était le seul cube spécial, le seul dont aucune face n’était visible.

Celui-là !

Elle pouvait détacher l’un des cubes saillants, enlever les deux panneaux qui formaient le côté caché, et se faufiler à l’intérieur. Évidemment, si l’énergie des lampes diminuait, toute la construction s’écroulerait rapidement et elle se retrouverait sur le derrière.

Une idée dingue.

En outre, qu’espérait-elle ? Que l’objet allait décoller, comme ce Concorde dans son imagination ? Qu’elle allait être emportée à la vitesse de la lumière vers Alpha du Centaure ? Pure folie.

De toute façon, il était probablement impossible de retirer l’un des cubes à cause de l’activité du champ d’intégrité structurelle. Et sans lui, tout l’édifice s’effondrerait dès que Heather lui ferait supporter le moindre poids.

Elle s’approcha de la construction, saisit le cube latéral de droite et le tira vers elle, en se disant que ce serait bien le diable qu’il ne se détache pas et que les pinces qui le maintenaient ne tombent pas. Elle constata que les deux panneaux qui composaient la face interne du cube s’étaient séparés de l’ensemble sans se désolidariser, dévoilant ainsi la cavité du cube central.

Heather remit le cube en place. Il se réajusta parfaitement.

Elle essaya de le retirer encore une fois et découvrit que si elle ne faisait pas un geste précis, en tirant tout droit sans faire d’écarts latéraux, il ne se détachait pas. Non sans difficulté, elle réussit à l’enlever à nouveau. Elle répéta cette opération plusieurs fois et tenta la même chose avec d’autres cubes. Ils vinrent se connecter facilement, quel que fût l’angle sous lequel elle les manipulait, mais elle dut faire preuve d’une grande habileté pour les détacher. La première fois, elle avait eu apparemment un coup de chance.

Elle retira encore une fois le cube latéral et observa l’espace creux, à l’intérieur. En fait, elle aurait dû prévoir la construction un peu plus grande ; elle pouvait se tenir à l’intérieur de celle-ci, mais elle se sentirait à l’étroit. Non pas qu’elle eût l’intention de grimper là-dedans…

Heather jeta un coup d’œil à son bureau. Elle alla s’asseoir, sortit un bloc de paperite, un stylo, et elle se mit à écrire, consciente d’être ridicule : « Je suis à l’intérieur du troisième cube sur l’axe central. Éteignez les lumières, mettez la construction à l’abri du soleil, et elle va se désagréger et me libérer. »

Elle colla le papier au mur avec un morceau de scotch.

Puis elle retourna vers le cube. Elle ne risquait rien à monter là-dedans, pensa-t-elle, tant qu’elle ne rattachait pas le cube qu’elle avait enlevé, afin de pouvoir en sortir. Elle ôta ses chaussures, s’assit sur le bord du trou central, releva les jambes et se glissa à l’intérieur, dans une position qui évoquait celle du fœtus, à la différence près qu’elle était assise.

Rien. Naturellement. Sauf que…

C’était étrange.

Elle sentait de l’air passer à travers les parois. Elle tendit la main vers l’une des surfaces planes. Une douce brise la caressa. La peinture piézoélectrique faisait plus que procurer de l’intégrité structurelle. Soit elle fabriquait l’air, soit elle le véhiculait de l’extérieur.

La première hypothèse était impossible.

L’air devait filtrer de l’extérieur, à travers les parois. C’était la seule réponse sensée. Les extraterrestres ne connaissaient sûrement pas la composition de l’atmosphère indispensable aux humains.

Heather se faufila aussi loin que l’exiguïté de l’espace le lui permettait. Oui, c’était la seule réponse sensée, mais c’était aussi la plus déprimante. Elle se moqua d’elle-même. Elle avait secrètement espéré que les extraterrestres lui avaient peut-être donné le mode d’emploi pour fabriquer un vaisseau spatial, un vaisseau qui l’emporterait loin de la Terre, loin de tous ses soucis, vers Alpha du Centaure.

Si cet engin n’était capable que de pomper l’air de l’extérieur, ce n’était pas vraiment idéal pour un vaisseau spatial. Elle se contorsionna à l’intérieur du cube pour pouvoir rapprocher son nez de la paroi verte. La douce brise passa encore sur son visage. Elle était inodore.

Mais alors, si ce n’était pas un vaisseau spatial, de quoi s’agissait-il ? Et pourquoi y avait-il un champ d’intégrité structurelle ?

Elle savait ce qu’il lui restait à faire. Elle devait rattacher le cube tout en restant à l’intérieur de la cavité centrale. Mais avant, il valait sûrement mieux qu’elle en parle à quelqu’un. Malgré le petit mot qu’elle avait laissé, « je suis à l’intérieur du troisième cube », des heures, des jours pouvaient s’écouler avant que quelqu’un ne pénètre dans son bureau. Et si elle restait piégée dans cet engin ?

Elle eut l’idée d’appeler Kyle, mais elle y renonça aussitôt.

Aucun étudiant ne travaillait avec elle pendant l’été, mais il y en avait toujours quelques-uns qui passaient par là. Elle pouvait faire appel à l’un d’eux. Évidemment, elle devrait en partie partager avec lui la reconnaissance qu’elle obtiendrait quand elle publierait ses résultats.

Et puis il y avait un autre nom, celui qu’elle était consciente d’avoir délibérément ignoré.

Paul.

Pourquoi ne pas lui faire signe ? De toute façon, il aurait sa part de reconnaissance, sans aucun doute, puisqu’il avait fabriqué les matériaux qui composaient la construction, et qu’il l’avait aidée à les assembler.

Au fond, elle avait peut-être simplement trouvé un bon prétexte pour l’appeler. Naturellement, leur rendez-vous de la veille n’avait eu qu’un but professionnel, et il n’avait pas été question qu’ils se revoient.

Elle s’extirpa de la cavité cubique et retourna vers son bureau en s’étirant pour chasser la crampe qui lui paralysait le cou.

Puis elle attrapa son téléphone mobile.

— Annuaire interne : Komensky, Paul.

Après quelques bips électroniques, le mail de Paul énonça :

— Bonjour, ici le professeur Komensky, de Mechanical Engineering. Je ne peux pas vous parler pour l’instant. Voici mes horaires pour les rendez-vous des étudiants…

Heather posa le téléphone. Son cœur battait un peu plus vite ; elle avait cédé à l’envie de le contacter, mais elle ressentit un certain soulagement en constatant qu’il n’était pas là.

Elle avait très chaud, beaucoup plus que ne pouvaient le justifier toutes ces lampes éclairées. Son regard se porta sur la construction, puis sur son ordinateur. La page Web du Centre des Signaux extraterrestres n’avait pas changé. Des milliers de chercheurs devaient tenter de déchiffrer les messages des Centaures depuis qu’ils avaient cessé d’arriver.

Heather avait une bonne longueur d’avance sur tous les autres, elle le savait ; grâce à la peinture de Dali accrochée au mur de Kyle – heureuse coïncidence –, elle avait fait un bond en avant. Mais combien de temps allait s’écouler avant que les recherches de quelqu’un d’autre n’aboutissent à une construction identique ?

Pendant une longue minute, elle hésita, luttant contre elle-même.

Elle se décida enfin. Elle traversa la pièce, souleva le cube qu’elle avait retiré et le rapprocha de la construction. Elle prit ensuite une des poignées à ventouse que Paul lui avait données et la plaça au centre de l’une de ses faces – celle qui était constituée des deux panneaux de substrat reliés ensemble. Il y avait une petite pompe sur le dessus de la poignée en plastique noir. Elle la tira et la ventouse vint aussitôt adhérer à la paroi. Heather tenta de soulever le cube, tout en craignant que la poignée ne résiste pas, mais elle paraissait soudée.

Après une courte hésitation, elle se glissa dans la cavité. Elle souleva le cube par la poignée à ventouse et le remit en place. Il s’arrima sans difficulté.

Plongée dans l’obscurité, Heather éprouva un brusque accès de panique.

Cependant, elle constata rapidement que l’obscurité n’était pas totale. La peinture piézoélectrique brillait légèrement, de cette même lueur verdâtre dégagée par les jouets fluorescents.

Elle prit une profonde inspiration. Les parois rapprochées lui donnaient l’impression de suffoquer, malgré l’importante circulation d’air. Cependant, même si elle ne risquait pas d’étouffer, elle préférait s’assurer qu’elle pourrait quitter cet habitacle dès qu’elle en aurait l’intention. Elle essaya de pousser le même cube qu’elle avait détaché un peu plus tôt.

Une autre vague de panique l’envahit. Le cube ne voulait pas céder. Et si le champ d’intégrité structurelle allait la garder prisonnière ?

Elle serra les poings et donna des grands coups sur le cube…

Qui se détacha et vint tomber sur la moquette, la face portant la poignée à ventouse tournée vers le haut.

Heather sourit, un peu honteuse de s’être laissée gagner par la peur. C’était probablement une bonne chose que cette construction ne soit pas un vaisseau spatial… pour son premier contact avec les extraterrestres, elle se serait présentée vêtue d’un pantalon mouillé !

Elle sortit, s’étira de nouveau et attendit d’avoir retrouvé son calme.

Puis elle recommença, grimpa dans la construction et utilisa la poignée de verre pour fermer ce qu’elle avait déjà baptisé la « porte cubique ». Cette fois-ci, elle se contenta de s’asseoir, respira l’air chaud et laissa ses yeux s’accommoder à la semi-obscurité.

Elle observa ensuite le dessin phosphorescent sur le panneau qui lui faisait face, et chercha à en saisir toute la signification. Elle n’avait pas repéré dans quel sens elle était orientée par rapport à l’extérieur de la construction. L’espace était trop étroit, une fois la porte fermée, pour qu’elle puisse changer de place. Elle ouvrit la porte cubique et passa ses jambes à l’extérieur en pivotant sur les fesses. Une fois en place, face à la plus courte partie de l’axe, elle tira la poignée à ventouse pour remettre la porte en position. Elle se trouvait maintenant à sa droite.

Quand elle avait rouvert la porte, ses yeux s’étaient réadaptés à la lumière. Il lui fallut donc attendre qu’ils se réhabituent à l’obscurité. Le processus fut assez lent.

Devant elle, deux cercles, un continu, l’autre divisé en huit petits arcs.

L’espace d’un éclair, elle comprit que le cercle complet, qui était littéralement un circuit fermé, signifiait « marche », le cercle brisé signifiant « arrêt ».

Elle respira profondément, et avança la main gauche.

— Me voici, Alpha du Centaure, murmura-t-elle en pressant la paume de sa main gauche sur le cercle fermé.

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