Becky passa deux heures merveilleuses avec ses parents. Mais il fallait qu’elle se décide à rentrer chez elle. Elle habitait dans le centre-ville et elle devait se lever tôt, le lendemain matin, pour ouvrir le magasin.
Quand elle fut partie, Kyle retourna s’asseoir sur le canapé.
Heather l’observa longuement. C’était un homme tellement compliqué, le plus compliqué de tous ceux qu’elle avait connus. Ce qui ne l’empêchait pas d’être fondamentalement bon.
Pas parfait, évidemment. En fait, Heather avait été choquée et déçue par certains aspects de sa personnalité, qu’elle avait découverts en fouillant dans ses souvenirs. Il avait des facettes sombres. Il pouvait être mesquin, égoïste et déplaisant.
Non, l’homme parfait n’existait pas. Mais cela, elle le savait depuis toujours, elle l’avait su avant même de quitter Vegreville pour Toronto. Kyle était à la fois formidable et bourré de défauts – sommets et gouffres –, ce qui correspondait plus ou moins à ce qu’elle s’était toujours imaginé de lui.
Cependant, elle venait de réaliser quelque chose de primordial : elle pouvait l’accepter. Leur relation n’était pas idéale et ne le serait probablement jamais. Mais elle savait tout au fond d’elle qu’elle n’en aurait pas de meilleure avec qui que ce soit d’autre. Et le fait de reconnaître cette évidence était peut-être une définition de l’amour aussi acceptable que n’importe laquelle.
Heather traversa le living et se pencha vers Kyle. Il leva les yeux vers ses yeux bruns qui évoquaient ceux d’un chiot, comme ceux de Becky.
Elle lui tendit la main. Ils traversèrent silencieusement la pièce et montèrent l’escalier de la chambre.
Depuis un an, ils n’avaient plus fait l’amour.
Mais elle ne regrettait pas d’avoir attendu.
Plus tard, alors qu’ils étaient serrés l’un contre l’autre, Heather prononça les seules paroles qui lui paraissaient importantes ce soir-là, après la visite de Becky :
— Bienvenue chez toi.
Le lendemain, mercredi 16 août.
Lorsque Heather rejoignit Kyle au salon, il contemplait le vide, les yeux fixés sur un point blanc au mur, entre une peinture de Robert Bateman et une photographie du désert de l’Arizona par Ansel Adams.
Sur le mur adjacent était accrochée leur photo de mariage, vieille maintenant de près d’un quart de siècle. Heather réalisait tout à coup ce que son mari venait d’endurer. Jusqu’à une date récente, ses cheveux étaient restés du même brun foncé qu’ils étaient le jour de leur mariage, avec seulement quelques minuscules touches de gris, et son grand front était pratiquement dépourvu de rides. Maintenant, des sillons le creusaient en permanence, sa barbe un peu rousse et ses cheveux foncés étaient parsemés de fils argentés.
Physiquement aussi, il paraissait diminué. Il mesurait certainement toujours un mètre soixante-dix-sept, mais il se tenait courbé, recroquevillé sur lui-même. Et puis, il avait repris de l’estomac… il avait lutté si fort pour le perdre après son attaque cardiaque ! Il n’atteignait pas les proportions qu’il avait pu avoir, mais Heather voyait bien que Kyle s’était laissé aller. Elle avait espéré qu’il allait sortir de ce malaise maintenant qu’il avait fait la paix avec Becky. Pourtant, malgré le bonheur de la nuit passée, il paraissait toujours aussi mal dans sa peau.
Heather s’avança vers lui. Il lui jeta un bref coup d’œil.
— Il faut l’empêcher de faire ça, déclara-t-il de mauvaise humeur.
— Qui donc ?
— La thérapeute.
— Gurdjieff ?
— Oui. Il faut absolument l’empêcher de sévir.
Kyle regarda Heather bien en face.
— Elle peut agir de la même façon avec quelqu’un d’autre, détruire une autre famille.
Heather s’assit près de lui sur le canapé.
— Qu’est-ce que tu suggères ?
— Il faut la faire expulser de l’ordre des médecins.
— Mais elle n’est pas psychiatre, ni psychologue. Elle ne prétend même pas être thérapeute. C’est Becky qui l’a appelée ainsi. Elle se considère plutôt comme une conseillère et, dans l’Ontario, tu n’es pas inscrit à l’ordre des médecins quand tu es une simple conseillère.
— Alors, il faut lui faire un procès. L’attaquer pour pratique abusive. Il faut s’assurer qu’elle ne fera plus jamais d’autres victimes.
Heather ne savait trop que répondre. Elle s’était acharnée à comprendre les ramifications de sa découverte ; sûrement, une fois qu’elle serait révélée publiquement, quand la race humaine entière aurait accès à l’espace psychique, il ne serait plus possible qu’une personne malhonnête comme Lydia Gurdjieff puisse encore exercer son influence néfaste autour d’elle. Le problème se résoudrait de lui-même.
— Je comprends ce que tu veux dire, déclara-t-elle, mais ce serait peut-être préférable de l’oublier.
— Mais c’est impossible ! s’écria Kyle.
Heather parla d’une voix douce.
— Le principal, c’est que Becky t’ait…
Elle se mordit la lèvre. Elle avait failli dire : « t’ait pardonné », comme s’il y avait eu quoi que ce soit à pardonner. Kyle devait avoir raison, les stigmates étaient sans doute indélébiles. S’il y avait quelqu’un dont Heather fût convaincue de l’innocence, c’était bien Kyle, et pourtant, sans réfléchir, pendant un bref instant, son inconscient lui avait fait commencer une phrase suggérant qu’il était coupable.
Kyle soupira.
— Je veux dire, elle comprend maintenant qu’il n’y a rien eu, dit Heather, essayant de calmer la blessure morale qu’elle venait de lui infliger. Elle sait que tu ne l’as jamais touchée.
Kyle resta un long moment silencieux. Heather regardait ses épaules arrondies se soulever chaque fois qu’il respirait.
— Ce n’est pas Becky dit-il enfin.
Heather eut l’impression que son cœur se décrochait. Elle avait vraiment fait tout ce qui était en son pouvoir pour l’aider, mais visiblement cela n’avait pas été suffisant. De nombreux couples ne résistaient pas à une telle crise, elle le savait.
Elle voulut lui dire qu’elle était désolée, mais Kyle parla avant elle.
— Ce n’est pas Becky. C’est Mary.
Les yeux de Heather s’agrandirent.
— Mary ? répéta-t-elle.
Elle prononçait si rarement ce nom à voix haute qu’il lui parut presque étranger.
— Qu’y a-t-il ?
— Elle pense que j’ai abusé d’elle.
Temps présent, impossibilité d’accepter l’évidence. Heather retrouva les mots qu’elle avait eu l’intention de dire :
— Je suis désolée.
— Elle ne connaîtra jamais la vérité, ajouta Kyle.
À sa grande surprise, Heather parla comme si elle était croyante.
— Elle la connaît, dit-elle.
Kyle grommela et laissa errer son regard sur le parquet. Ils gardèrent le silence pendant plusieurs secondes.
— Je sais que je ne lui ai rien fait, dit Kyle. Mais…
Il s’interrompit. Heather lui jeta un regard plein d’attente.
— Mais, continua-t-il, elle pense que je l’ai fait. Et elle est partie dans la tombe…
Il s’arrêta, soit parce qu’il butait sur le mot, soit parce qu’il réfléchissait sur la relation de ce dernier avec son propre nom de famille(2).
— … en croyant que son père était un monstre, ajouta-t-il.
Il releva la tête et regarda Heather, les yeux humides.
Heather s’enfonça dans le canapé. Elle réfléchissait à toute vitesse.
Cette histoire était censée être terminée, bon sang. Censée être terminée !
Elle examina le plafond. Les murs étaient beiges, mais le plafond était d’un blanc pur, d’une texture un peu grossière. Des petits points se devinaient à travers la peinture.
— Il doit bien y avoir un moyen, déclara-t-elle fermement.
Kyle ne répondit pas tout de suite.
— Lequel ? finit-il par demander, dubitatif.
Heather chassa bruyamment l’air de ses poumons.
— Je suis sûre qu’il y a un moyen, reprit-elle. Ça ne te permettra pas de parler à Mary, bien sûr. Mais tu pourras peut-être faire la paix avec elle.
Elle s’interrompit.
— Et cela te permettra également de comprendre pourquoi nous n’avons pas à intervenir au sujet de Gurdjieff.
Les yeux de Kyle s’arrondirent de stupeur.
— Quel moyen ?
Heather détourna son regard. Elle cherchait l’explication la plus convaincante.
— De toute façon, j’allais t’en parler bientôt, commença-t-elle.
Elle ressentait le besoin d’assurer sa défense dès le début.
— Vraiment, j’allais le faire, insista-t-elle.
Ce n’était pas tout à fait vrai. Depuis plusieurs jours, elle se bagarrait avec cette question, ne sachant comment s’y prendre, ou se demandant tout simplement si elle allait enfin révéler sa découverte. D’accord, elle avait mis Becky au courant, mais à la condition expresse que sa fille garde le secret. Heather n’était vraiment pas fière de la façon dont elle avait agi. Évidemment, il était question d’une découverte scientifique sans égale, et cela faisait partie des vérités fondamentales qui devaient être partagées par l’humanité tout entière. Mais c’était une découverte tellement démesurée ! Comment était-on supposé réagir ? Comment pouvait-on affronter une révélation de cette ampleur ?
Heather se tourna vers Kyle. Il continuait à la regarder d’un air perplexe.
— J’ai compris ce que signifiaient les messages, annonça-t-elle doucement.
Les yeux de Kyle s’arrondirent un peu plus. Heather leva une main.
— Pas tout, tu comprends… mais suffisamment.
— Suffisamment pour quoi ?
— Pour construire la machine.
— Quelle machine ?
Elle entrouvrit la bouche, soupira, et sentit ses joues se gonfler.
— Une machine pour accéder… à l’esprit universel.
Kyle hocha la tête, abasourdi.
— Les extraterrestres… c’est ce qu’ils tentaient de nous dire. L’individualité est une illusion ; nous faisons tous partie d’un grand tout.
— Théoriquement, hasarda Kyle.
— Non, non. En réalité. C’est la vérité, toutes les théories que nous avons évoquées hier sont vraies. Je les tiens… je les tiens pour des faits véridiques. Les messages représentaient une espèce de plan pour fabriquer un engin en quatre dimensions qui…
— … qui quoi ?
Heather ferma les yeux et respira à fond.
— Qui permet à un individu de se brancher dans l’inconscient collectif humain, dans l’esprit universel, littéralement partagé par l’humanité tout entière.
Kyle eut un rictus, mélange de sourire incrédule et d’admiration. Il se tut pendant quelques secondes. Puis il demanda :
— Comment as-tu pu construire cette machine ?
— Je me suis fait aider, naturellement… par un ami de l’ingénierie mécanique.
— Et ça fonctionne ?
Heather acquiesça d’un hochement de tête.
— Ça fonctionne.
Kyle retomba dans le silence.
— Et tu… qu’est-ce que tu as fait ? Tu t’es connectée avec l’esprit universel ? reprit-il enfin.
— Plus que ça. J’ai voyagé à l’intérieur.
— Voyagé, répéta Kyle, comme s’il ne pouvait comprendre le mot dans ce contexte.
Heather hocha à nouveau la tête.
Kyle réfléchit quelques instants. Puis :
— Nous avons vécu une période difficile. Je n’avais pas… je suis désolé, chérie, je n’avais pas réalisé le poids que tout cela représentait pour toi.
Heather ne put s’empêcher de sourire. Tel père telle fille.
— Tu ne me crois pas.
— Eh bien, je…
Le sourire de Heather s’évanouit. Elle se serait battue de n’avoir pas pensé à apporter la bande vidéo sur laquelle était filmé l’hypercube en train de se replier.
— Je te montrerai, pas plus tard qu’aujourd’hui. L’équipement est dans mon bureau, à l’Université.
— Qui d’autre est au courant ?
— Il n’y a que Becky.
Kyle ne paraissait pas plus convaincu pour autant.
— Je sais que j’aurais dû t’en parler avant. J’étais sur le point de le faire. Je crois vraiment que j’ai failli te le dire la nuit dernière. Mais… ça ne ressemble à rien que tu puisses imaginer. Cette technologie va tout changer. L’intimité va cesser d’exister.
— Comment ça ?
— Je peux accéder à n’importe qui, trouver ses souvenirs, sa personnalité, les archives de ce qu’il est. Je…
— Oui ?
Elle baissa les yeux.
— Je me suis connectée avec ton esprit, j’ai feuilleté tes souvenirs.
Kyle s’éloigna légèrement d’elle sur le canapé.
— Ce… ce n’est pas possible.
Heather referma les yeux, essayant de repousser la vague de honte qui la submergeait.
— Tu achètes des hot-dogs avec des oignons grillés dans St. George Street.
Les yeux de Kyle s’élargirent démesurément.
— Il y a une étudiante qui s’appelle Cassie à ton cours d’été. Tu l’as traitée de « belle gosse », intérieurement. « Gosse », c’est exactement le mot auquel tu as pensé. Tu trahis ton âge, tu sais, l’expression à la mode, c’est « nova », je crois. C’est comme ça que les jeunes disent : « C’est une vraie nova. »
— Tu m’as espionné !
Heather secoua la tête.
— Pas espionné, du moins pas de l’extérieur.
— Mais…
— Tu penses que j’ai les cuisses ridées ! C’est une autre citation directe… J’espère que tu es un gentleman et que tu ne l’as dit à personne…
Kyle la regardait, halluciné.
— Cette technologie fonctionne, poursuivit-elle. Tu comprends pourquoi je l’ai gardée secrète, du moins pour l’instant. Ton code PIN, celui de n’importe qui, la combinaison de n’importe quel verrouillage, ton mot de passe, on peut tout pêcher dans ton cerveau, ou dans celui de n’importe qui, avec cette trouvaille. Il n’y a plus aucun secret.
— Et tu as fouillé dans mon esprit sans me le dire ? Sans ma permission ?
Heather baissa les yeux.
— Je te demande pardon.
— C’est incroyable. C’est vraiment trop !
— Tout n’est pas négatif, reprit Heather. J’ai pu avoir la preuve que tu n’avais rien fait à Mary ni à Becky.
— En avoir la preuve ?
La voix de Kyle était devenue cinglante.
— Si je comprends bien, tu ne me croyais pas ? Tu ne me faisais pas confiance ?
— Je regrette sincèrement, mais comprends-moi… c’était pour nos filles. Je ne pouvais pas choisir entre elles et toi. Je devais savoir, savoir avec certitude, avant de recoller les morceaux de ma famille.
— Doux Jésus ! Doux Jésus !
— Je regrette, je regrette vraiment, répéta Heather.
— Comment as-tu pu me cacher ça ? Mais comment diable as-tu pu me cacher ça ?
Heather sentit la colère monter en elle. Elle allait rétorquer :
« Comment peux-tu me cacher tes fantasmes sexuels ? M’as-tu jamais parlé de la haine que tu éprouves pour ma mère ? Est-ce que tu m’as parlé de ta réaction par rapport au fait que je ne suis toujours pas titularisée, et que ma contribution financière est moins importante que la tienne ? Est-ce que tu m’as révélé tes sentiments par rapport à Dieu ? »
» Comment as-tu pu avoir tant de secrets pour moi, d’une année à l’autre, d’une décennie à l’autre, un quart de siècle de cachotteries ? Des petites cachotteries, bien sûr, mais qui se sont accumulées, comme un mur érigé entre nous, brique après brique, mensonge après mensonge, omission après omission.
» Comment as-tu pu garder tout cela caché ? »
Heather ravala ses ressentiments et se recomposa une attitude. Elle laissa échapper de sa gorge sèche un petit rire sans joie. Tout ce à quoi elle venait de penser, sa propre colère, ses propres sentiments refoulés, tout cela serait bientôt mis à nu devant lui. C’était inévitable, elle n’avait aucun moyen d’y échapper, il n’y avait aucune chance qu’il puisse résister à la tentation. Cette tentation, il s’empresserait sans doute d’en revendiquer le droit, juste retour des choses, dès qu’il aurait pénétré dans la construction.
Elle haussa légèrement les épaules.
— Je suis vraiment navrée.
Il se déplaça encore sur le canapé, comme pour se lever.
— Mais tu ne vois donc pas ? reprit-elle, tu ne comprends pas ? Ce n’est pas uniquement à ton esprit, à mon esprit, que tu peux accéder. C’est à tous les esprits, y compris peut-être à ceux qui ne sont plus actifs.
Elle s’approcha de lui et lui prit la main. Ses doigts restèrent immobiles.
— Je n’ai pas encore essayé, mais pourquoi cela ne fonctionnerait-il pas ? Tu vas certainement pouvoir contacter l’esprit de Mary, ou du moins ses archives, ses souvenirs sauvegardés.
Elle pressa sa main et la secoua légèrement en espérant une réponse.
— Tu pourras peut-être faire la paix avec elle. Je pense que c’est possible, réellement.
Kyle haussa les sourcils.
— Je sais que ce n’est pas encore fini, dit Heather. Mais cela peut l’être bientôt, très bientôt. Nous allons pouvoir tout mettre à plat, exorciser tous les démons, repousser tous les moments impossibles.
— Et que va-t-il se passer ensuite ? demanda Kyle.
Heather ouvrit la bouche pour répondre, mais elle se ravisa. Elle venait de réaliser qu’elle n’en avait pas la moindre idée.