5. Mégavaisseau

Vavatch s’étirait dans l’espace tel le bracelet d’un dieu. Ce cerceau de quatorze millions de kilomètres jetait mille feux dorés et bleus sur la toile de fond noir de jais des espaces alentour. Tandis que la Turbulence Atmosphérique Claire gauchissait l’espace en direction de l’Orbitale, la plupart des membres de la Compagnie regardaient le but de leur voyage se rapprocher sur le grand écran du mess. L’océan aigue-marine qui recouvrait la quasi-totalité de cet artefact au matériau de base ultradense était piqueté de nuages blancs amassés en gigantesques systèmes orageux ou en vastes matelas dont certains semblaient s’étendre sur toute la circonférence – trente-cinq mille kilomètres – de l’Orbitale en lente rotation.

On n’apercevait la terre ferme que sur un des côtés de la bande de mer circulaire ; elle se pressait contre un des murs de retenue qui, dressé à l’oblique, paraissait fait de cristal pur. Bien qu’à cette distance le croissant de terre prenne des allures d’infime fibre brune déposée au bord d’un énorme rouleau déplié de tissu bleu vif, il mesurait bien deux mille kilomètres de large ; il n’y avait pas pénurie de terre sur Vavatch.

Néanmoins, la principale attraction de Vavatch était et avait toujours été les Mégavaisseaux.

— Tu n’as donc pas de religion ? demanda Dorolow à Horza.

Si, répliqua-t-il sans quitter des yeux l’écran mural situé au-dessus de la grande table du mess. Celle de ma propre survie.

— Alors ta religion mourra avec toi. Comme c’est triste ! déclara-t-elle en revenant à son tour à l’écran.

Le Métamorphe ne releva pas la remarque.

Cet échange de propos avait commencé lorsque Dorolow, frappée par la beauté de l’immense Orbitale, avait exprimé sa conviction : Vavatch avait beau être le fait de créatures indignes, en rien meilleures que les humains, elle n’en demeurait pas moins la preuve triomphante de la puissance de Dieu, car Dieu avait fait l’Homme, ainsi que toutes les autres créatures dotées d’une âme. Horza avait manifesté son désaccord, profondément irrité de l’entendre utiliser le produit incontestable de l’intelligence et du labeur acharné pour justifier le système de croyance parfaitement irrationnel qui était le sien.

Yalson, qui avait pris place à table à côté de Horza et dont le pied caressait doucement la cheville du Métamorphe, posa ses coudes sur la surface plastifiée, entre les assiettes et les cruches à bec.

— Et ils vont faire sauter tout ça dans quatre jours. Quel gâchis, merde !

Parade qui aurait peut-être suffi à détourner la conversation s’ils avaient eu le temps d’en apprécier l’efficacité. Mais à ce moment-là, le haut-parleur du mess émit un crépitement sec, puis transmit en clair la voix de Kraiklyn, lequel se trouvait alors sur la passerelle.

— J’ai pensé que vous voudriez voir ça, les gars.

À la lointaine Orbitale succéda un écran noir où se mit alors à clignoter un message :

ALARME / SIGNAL D’ALARME / SIGNAL D’ALARME / SIGNAL D’ALARME / ALERTE : À TOUS LES APPAREILS ! L’ORBITALE ET LE MOYEU DE VAVATCH AVEC TOUTES LEURS UNITÉS ANCILLAIRES SERONT DÉTRUITS, JE RÉPÈTE DÉTRUITS À EXACTEMENT A/4872. 0001 HEURE-MARAIN (ÉQUIVALENT HEURE MOYEU-G 00043. 2909. 401 ; ÉQUIVALENT HEURE BRAS GALACTIQUE TROIS 09. 256. 8 ; ÉQUIVALENT HEURELATIVE IDIR QU’URIBALTA 359. 0021 ; ÉQUIVALENT HEURE-VAVATCH SEG 7e 4010. 5) PAR INTRUSION NIVEAU NOVA EN HYPERGRILLE ET BOMBARDEMENT EAM SUBSÉQUENT. MESSAGE ÉMIS PAR L’ESCHATOLOGISTE (NOM PROVISOIRE), VÉHICULE SYSTÈME GÉNÉRAL DE LA CULTURE, HEURE : A/4870. 986 ; GÉNÉTRANS BASE-MARAIN… SIGNAL FIN DE SECTION… RÉPÉTITION SIGNAL UN SUR SEPT VA SUIVRE : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ALARME / SIGNAL D’ALARME / SIGNAL D’ALARME…

— On vient de pénétrer dans la sphère-radio du message, commenta Kraiklyn. À plus tard.

Le haut-parleur crachota encore un peu, puis se tut. Le message s’effaça de l’écran, et l’Orbitale revint en vue.

— Mmm…, fit Jandraligeli. Bref et droit au but.

— Comme je vous le disais, rétorqua Yalson en hochant la tête.

— Je me souviens…, commença lentement Wubslin en fixant la bande de bleus et de blancs brillants sur l’écran. Quand j’étais tout petit, ma gouvernante faisait flotter un petit bateau métallique, un jouet, à la surface d’un seau rempli d’eau. Puis elle soulevait le seau par l’anse et, de l’autre bras, me tenait serré contre sa poitrine de manière que je regarde dans la même direction qu’elle. Alors elle se mettait à tourner de plus en plus vite sur elle-même en laissant la force centrifuge éloigner le seau de nous ; celui-ci finissait par tourner à l’horizontale. La surface de l’eau formait alors un angle de quatre-vingt-dix degrés avec le sol. Et moi je restais là, avec cette main de grande personne plaquée sur le ventre et tout qui tournait autour de moi, à regarder le petit bateau flotter imperturbablement à la surface de l’eau, même si celle-ci était à présent à la verticale, juste sous mes yeux. Et elle me disait : « Souviens-toi de cela si tu as un jour la chance de voir les Mégavaisseaux de Vavatch. »

— Ah ouais ? intervint Lamm. Eh bien, ils sont sur le point de lâcher l’anse du seau, je te signale.

— Reste donc à espérer que nous ne serons pas à la surface de l’eau à ce moment-là, dit Yalson.

Jandraligeli se tourna vers elle en haussant un sourcil.

— Après ce dernier fiasco, ma chère, rien ne saurait me surprendre.

— On débarque et on rembarque, conclut Aviger.

Sur quoi le vieil homme se mit à rire.

Le voyage de Marjoin à Vavatch leur avait pris vingt-trois jours. La Compagnie s’était peu à peu remise de son attaque avortée contre le Temple de la Lumière. On comptait quelques foulures, des éraflures ; Dorolow était restée aveugle d’un œil pendant deux jours, et tous s’étaient montrés plutôt taciturnes. Mais le temps d’arriver en vue de Vavatch, leur lassitude de la vie à bord même en nombre réduit – était telle que déjà ils attendaient avec impatience la prochaine opération.

Horza conserva le fusil-laser de kee-Alsorofus et mena à bien les réparations et perfectionnements rudimentaires que les ateliers limités de la TAC lui permirent d’apporter à sa combinaison. Kraiklyn ne tarissait pas d’éloges sur celle qu’il lui avait confisquée ; elle l’avait tiré d’affaire en l’emportant dans les hauteurs de la grande salle du Temple et, malgré les graves impacts qu’elle avait essuyés, elle était à peine marquée, et encore moins endommagée.

Neisin déclara que, de toute façon, il n’avait jamais aimé les lasers, et qu’il les laissait définitivement tomber ; il possédait un fusil à projectiles léger et rapide, avec beaucoup de munitions. À l’avenir, c’était avec cela qu’il opérerait, du moins quand il ne se servirait pas du Microhowitzer.

Horza et Yalson passaient désormais toutes leurs nuits ensemble, dans l’ancienne cabine des deux disparues, qu’ils s’étaient appropriée. Au fil des longues journées de voyage, ils étaient devenus assez proches ; pourtant, pour deux amants ils ne se parlaient guère. Chacun semblait préférer cela. Le corps de Horza avait achevé sa régénération consécutive à la contrefaçon du Gérontocrate, et ce rôle de composition n’avait laissé aucune trace chez lui. Néanmoins, il disait à la Compagnie qu’il était à présent tel qu’il avait toujours été, en réalité il modelait peu à peu son corps à l’image de Kraiklyn. Horza était maintenant un peu plus grand que de coutume, avec des pectoraux plus développés, une chevelure plus sombre et plus épaisse. Naturellement, il ne pouvait se permettre de modifier son visage mais, sous la peau brun clair, celui-ci était prêt pour la transformation. Une courte transe, et il pourrait se faire passer pour le commandant de la Turbulence Atmosphérique Claire ; peut-être Vavatch lui offrirait-elle l’occasion qu’il attendait.

Il avait longuement et intensément réfléchi à la marche à suivre, maintenant qu’il faisait partie de la Compagnie et bénéficiait donc d’une certaine sécurité, tout en se trouvant coupé de ses employeurs idirans. Il pouvait toujours s’en aller de son côté, mais ce serait laisser tomber Xoralundra, que le vieil Idiran soit encore en vie ou non. Ce serait également déserter, tourner le dos à la guerre, à la Culture, renoncer à la lutte qu’il avait résolu de mener contre elle. De toute façon, avant même d’apprendre que sa nouvelle mission l’entraînerait sur le Monde de Schar, il avait eu dans l’idée, dès le départ, de retourner à ses anciennes amours.

Elle s’appelait Sro Kiérachell Zorant et était ce qu’on appelait une Métamorphe dormante, c’est-à-dire qu’elle n’avait pas subi d’entraînement et n’éprouvait aucun désir d’exercer ses talents ; si elle avait accepté ce poste sur le Monde de Schar, c’était un peu pour échapper à l’atmosphère guerrière de plus en plus pesante qui régnait sur l’astéroïde de Heibohre, leur patrie à tous. Il y avait sept ans qu’elle l’avait quitté ; à l’époque, Heibohre se trouvait déjà dans la zone d’influence des Idirans – ou dans le volume d’espace généralement considéré comme leur appartenant –, et beaucoup de Métamorphes étaient déjà entrés à leur service.

Quant à Horza, il avait été envoyé sur le Monde de Schar en partie à titre de punition et en partie pour sa propre sécurité. Une faction de Métamorphes avait décidé de mettre à feu les centrales d’énergie du vieil astéroïde, et de le faire ainsi sortir du territoire idiran afin de rendre à l’espèce sa neutralité dans une guerre qui, à leurs yeux, devenait inéluctable. Horza avait percé le complot à jour et exécuté deux des conspirateurs. Le tribunal de l’Académie des Arts Militaires de Heibohre – qui en était officieusement l’instance dirigeante – avait opté pour un compromis entre le sentiment général des habitants de l’astéroïde (qui voulaient châtier Horza pour avoir attenté aux jours de deux Métamorphes) et la gratitude qu’il éprouvait à son égard. La cour se trouva alors confrontée à une tâche délicate, considérant l’opinion de la majorité : on préférait rester où l’on était, et donc dans la sphère idirane, encore que la population fût loin d’être unanime sur ce point. En expédiant Horza sur le Monde de Schar avec ordre d’y demeurer plusieurs années – mais sans lui infliger d’autres sanctions –, le tribunal avait voulu donner à tout un chacun l’impression que son point de vue avait prévalu. Dans la mesure où cela n’entraîna aucun mouvement de révolte, où l’Académie resta au pouvoir et où les services des Métamorphes en furent plus sollicités que jamais depuis la formation de leur espèce unique, la Cour avait atteint son but.

En un sens, Horza avait eu de la chance. Il n’avait pas d’amis et n’exerçait d’ascendant sur personne ; ses parents étaient morts et son clan avait pratiquement disparu, puisqu’il en demeurait l’unique représentant. Les liens familiaux comptaient beaucoup dans la société Métamorphe, et, sans l’appui de parents ou de relations influents, Horza s’en était sans doute mieux tiré qu’il n’aurait pu l’espérer.

Il avait laissé les neiges du Monde de Schar refroidir quelque temps ses ardeurs, mais avant un an il partait déjà rallier le camp idiran afin de se battre avec lui contre la Culture, avant même qu’on prononce officiellement le mot « guerre » pour décrire la situation ; cette dernière évolution ne l’avait d’ailleurs pas dissuadé. Entre-temps, il avait eu une liaison avec l’une des quatre autres Métamorphes présents sur la planète, la dénommée Kiérachell, qui méprisait tout ce en quoi lui-même croyait mais qui l’avait aimé quand même, physiquement et spirituellement. En partant, il avait su qu’elle était bien plus malheureuse que lui. Il appréciait sa compagnie et avait de l’affection pour elle, mais ne ressentait rien de ce que les humains sont censés ressentir quand ils parlent d’amour ; et au moment du départ, il commençait juste à se lasser d’elle. À l’époque, il s’était dit : C’est la vie ; si je reste, je ne lui en ferai que plus de mal, c’est un peu pour son bien que je m’en vais. Mais ce qu’il avait lu dans ses yeux lors de leur dernière rencontre lui était longtemps resté sur le cœur.

Il avait appris qu’elle se trouvait toujours là-bas ; en repensant à elle, il s’était découvert des souvenirs attendris. Et plus il risquait sa vie, plus le temps passait, plus il avait envie de la revoir et plus il se sentait attiré vers un style de vie plus paisible, moins périlleux. Il s’était représenté la scène, le regard qu’elle aurait en le voyant de retour… Peut-être l’aurait-elle oublié ; peut-être entretenait-elle à présent des liens intimes avec l’un des autres Métamorphes. Mais Horza en doutait sincèrement ; pour lui, cette perspective ne représentait guère qu’une forme d’assurance sur l’avenir.

Yalson compliquait légèrement les choses, en quelque sorte, mais il s’efforçait de ne pas trop s’investir dans leur amitié ni leurs relations sexuelles, tout en sachant très bien qu’il en allait de même pour elle.

Il allait donc contrefaire Kraiklyn, dans la mesure du possible, ou au moins le tuer pour prendre sa place ; restait à espérer qu’il saurait passer outre les codes d’accès secrets de l’ordinateur de bord, ou contraindre quelqu’un d’autre à le faire à sa place. Alors il dirigerait la Turbulence Atmosphérique Claire vers le Monde de Schar, en tentant en chemin d’établir le contact avec les Idirans, et s’y poserait quoi qu’il arrive, en partant du principe que M. Maître-à-bord – c’était là le sobriquet que les Métamorphes de la base donnaient au Dra’Azon conservateur de la planète – le laisserait franchir la Barrière de la Sérénité après la vaine tentative des Idirans par le truchement de ce chuy-hirtsi évidé. Si possible aussi, il laisserait à la Compagnie une chance de s’en tirer.

Premier problème : à quel moment s’en prendre à Kraiklyn ? Horza espérait qu’une occasion se présenterait sur Vavatch, mais il lui était difficile de prévoir un plan, pour la bonne raison que Kraiklyn ne semblait pas l’avoir fait lui-même. Chaque fois qu’on lui avait posé des questions pendant le voyage, le commandant s’était contenté d’évoquer les « possibilités » que renfermait l’Orbitale, possibilités qui « ne manqueraient pas de s’offrir à eux » en raison de sa destruction imminente.

— Putain de menteur ! fit un soir Yalson alors qu’ils étaient à mi-chemin entre Marjoin et Vavatch.

Ils étaient étendus tous les deux dans leur nouvelle cabine ; l’obscurité régnait dans le vaisseau assoupi et une pression d’un demi-g environ les maintenait sur leur étroite couchette.

— Que veux-tu dire ? demanda Horza. Qu’en réalité, il ne va pas sur Vavatch ?

— Oh, si ! Ça ne fait pas de doute ; seulement, ce n’est pas pour ces mystérieuses « possibilités » d’opérations réussies. Ce qui l’intéresse, c’est le jeu de Débâcle.

— Quel jeu de Débâcle ? s’enquit Horza en se retournant vers elle dans la pénombre. (Les épaules nues de la jeune femme reposaient sur son bras à lui. Il en sentait le duvet velouté sur sa propre peau.) Tu veux dire, un jeu important ? Pour de vrai ?

— C’est ça. Avec pour enjeu l’Anneau lui-même. La dernière fois que j’en ai entendu parler, ce n’était qu’une rumeur, mais chaque fois que j’y repense elle devient un peu plus crédible. Vavatch présente toutes les garanties, pour peu qu’ils réussissent à réunir le quorum.

— Dernière partie avant l’Apocalypse, fit Horza en riant tout bas. À ton avis, Kraiklyn a l’intention de participer ou seulement d’y assister ?

— Je suppose qu’il tentera de jouer ; s’il est aussi bon qu’il le dit, il est bien possible qu’on l’admette dans la partie, en admettant qu’il puisse faire monter les enjeux. Il dit que c’est comme ça qu’il a gagné la TAC – pas dans une partie dont l’enjeu était carrément un Anneau, mais tout de même, il devait avoir des adversaires de taille si on en était à parier des vaisseaux spatiaux. Non, je crois que, s’il le fallait, il se contenterait de regarder. C’est pour ça que nous allons tous prendre ces petites vacances, j’en suis sûre. Il ira peut-être imaginer un quelconque prétexte, il fabriquera une opération de toutes pièces, mais la véritable raison, la voilà : le jeu de Débâcle. Soit il a entendu parler de quelque chose, soit il se fie à son intuition, mais c’est tellement évident, bon sang !

Elle se tut, et Horza sentit sa tête bouger sur son bras.

— Est-ce qu’il n’y a pas, parmi les habitués de l’Anneau, un certain…

— Ghalssel, si. (Horza sentit sa tête aux cheveux courts opiner, légère, contre la peau de son bras.) En effet, il sera là, s’il le peut. Celui-là préférerait faire exploser les moteurs de l’Avant-Garde plutôt que de manquer une partie importante de Débâcle ; et étant donné la tournure inquiétante que prennent les événements dans ce trou perdu, événements qui favorisent les opérations géniales du genre « On débarque, on rembarque », à l’heure qu’il est, il ne doit pas être bien loin. (Horza décela de l’amertume dans la voix de Yalson.) Pour ma part, je crois que c’est Ghalssel qui alimente les rêves érotiques de Kraiklyn. Il considère ce type comme un héros ; quel con !

— Yalson, lui dit-il à l’oreille en sentant son duvet lui chatouiller les narines, un : comment Kraiklyn pourrait-il avoir des rêves érotiques puisqu’il ne dort jamais, et deux : tu n’as jamais pensé qu’il avait pu poser des mouchards dans les cabines ?

Elle tourna brusquement la tête vers lui.

— Et alors, bordel ? Il ne me fait pas peur. Il sait que je suis parmi les plus fiables de l’équipe ; je tire bien, et je ne mouille pas ma culotte quand ça tourne au vinaigre. Je pense également que sur ce rafiot, Kraiklyn est et restera le mieux placé pour commander, et il le sait pertinemment. Ne te fais donc pas de souci pour moi. De toute façon… (Il sentit à nouveau bouger ses épaules et sa tête, et comprit qu’elle le regardait.) Si on me tirait dans le dos, tu te chargerais de régler le problème, non ?

L’idée ne lui en était jamais venue.

— Alors ? insista-t-elle.

— Mais… bien sûr, bien sûr.

Elle ne bougeait plus. Il entendait sa respiration.

— Tu le ferais, hein ? répéta Yalson.

Il la prit par les épaules. Sa peau était tiède, son duvet soyeux, et au-dessous, la chair et les muscles enveloppant son ossature délicate étaient solides et fermes au toucher.

— Oui, répondit-il. Je le ferais.

À ce moment-là seulement, il comprit qu’il était sincère.

Ce fut pendant ce laps de temps, entre Marjoin et Vavatch, que le Métamorphe apprit ce qu’il désirait savoir sur les commandes et les codes d’accès de la Turbulence Atmosphérique Claire.

Kraiklyn portait à l’auriculaire de la main droite une bague d’identité dont la signature électronique seule conditionnait le déblocage de certains accès protégés. Le contrôle du vaisseau dépendait d’une connexion-identité audiovisuelle : le visage de Kraiklyn était reconnu par l’ordinateur de bord, tout comme sa voix lorsqu’il se présentait à lui. C’était aussi simple que ça. Le navire avait jadis été pourvu d’un dispositif de protection par identification rétinienne, mais, tombé en panne longtemps auparavant, celui-ci avait été supprimé. Horza s’en réjouit. La contrefaçon de la rétine était une opération délicate et pleine de complications ; en plus d’un grand nombre d’autres facteurs, elle exigeait la production précautionneuse de cellules à effet laser autour de l’iris. Il était presque plus sensé de subir une transcription génétique totale, processus dans lequel l’ADN du sujet servait de modèle à un virus, qui ne laissait intact que le cerveau du Métamorphe et, sur option, ses gonades. Toutefois, ce ne serait pas nécessaire dans le cas de Kraiklyn.

Horza perça à jour les codes d’accès réservé du vaisseau en soutirant à l’Homme une leçon de pilotage. Kraiklyn afficha tout d’abord une certaine réticence, et Horza n’insista pas. En outre, après cette vaine requête, il accueillit en feignant l’ignorance les quelques colles informatiques que le commandant lui posa, l’air de rien. Sans doute convaincu qu’en apprenant à manier la TAC, Horza ne risquait pas de s’emparer du vaisseau, Kraiklyn céda et permit au Métamorphe de piloter manuellement l’appareil par l’intermédiaire de commandes assez primaires, en mode simulation et sous l’œil vigilant de Mipp, tandis que la TAC poursuivait sa route en autopilote à travers l’espace, en direction de Vavatch.

— Ici Kraiklyn, fit le haut-parleur du mess quelques heures après qu’ils eurent croisé le signal d’alarme annonçant la destruction prochaine de l’Orbitale par la Culture.

Le repas était terminé ; tous s’attardaient à table, occupés à boire ou à inhaler. Dorolow, elle, traçait le Cercle de la Flamme sur son front en disant la Prière d’Action de Grâces. L’écran affichait toujours la vaste Orbitale, à présent beaucoup plus grosse, dont la face éclairée l’emplissait presque entièrement ; néanmoins, on ne faisait plus que lui jeter de temps en temps un coup d’œil blasé. Toute la Compagnie était présente, à l’exception de Lénipobra et Kraiklyn lui-même. Lorsque le haut-parleur s’anima, ils échangèrent des regards ou reportèrent leur attention sur la source du son.

— Je nous ai trouvé du boulot. Je viens d’obtenir confirmation. Wubslin, tu vas préparer la navette. Je vous retrouve au hangar dans trois heures, heure du vaisseau, et tout le monde en combi. Ne vous faites pas de bile : cette fois, personne d’hostile. Cette fois, c’est vraiment « vous-savez-quoi et vous-savez-quoi ».

Le haut-parleur crépita puis se tut. Horza et Yalson s’entre-regardèrent.

— Tiens donc, lança Jandraligeli en se carrant dans son siège, les mains derrière la nuque. (Il adopta une expression pensive et les cicatrices de son visage s’en trouvèrent légèrement mises en relief.) Notre estimé chef a donc trouvé à employer nos maigres talents ?

— Pas intérêt à ce que ça soit dans un putain de temple, gronda Lamm en se grattant le crâne, à la racine des greffons-cornes.

— Comment voulez-vous qu’il y ait un temple sur Vavatch ? fit Neisin.

Un peu ivre, il parlait plus qu’à l’accoutumée. Lamm se tourna vers le petit homme assis à quelques places de lui, de l’autre côté de la table.

— Tu ferais mieux de dessoûler, vieux.

— Des navires de haute mer, lui dit Neisin en saisissant le cylindre à tétine posé devant lui. Y a rien que des putains de navires de haute mer géants là-bas. Pas le moindre temple.

Il ferma les yeux, renversa la tête en arrière et but.

— Il y a peut-être des temples à bord des navires, remarqua Jandraligeli.

— Et un putain d’ivrogne à bord de ce navire-ci, contra Lamm en fixant Neisin. (Celui-ci lui rendit son regard.) T’as intérêt à dessoûler vite fait, Neisin, poursuivit Lamm en le montrant du doigt.

— Bon, je vais faire un tour au hangar, dit Wubslin en se levant.

Sur ces mots, il sortit du mess.

— Je vais voir si Kraiklyn a besoin d’un coup de main, dit à son tour Mipp en partant dans la direction opposée et en franchissant une porte.

— Vous croyez qu’on peut déjà voir un de ces Mégavaisseaux ?

Aviger regardait à nouveau l’écran. Dorolow l’imita.

— Ne dis pas de conneries, répliqua Lamm. Ils ne sont tout de même pas si gros.

— Pour être gros, ils sont gros, reprit Neisin en hochant la tête dans son coin, le regard rivé à son petit cylindre. (Lamm le dévisagea, puis regarda tour à tour tous les autres et finit par secouer la tête.) Ouais, poursuivit Neisin, drôlement gros.

— En réalité, ils ne font pas plus de quelques kilomètres de long, soupira Jandraligeli. (Toujours enfoncé dans son siège, il continuait de prendre l’air pensif ; ses cicatrices ressortaient encore plus nettement.) Donc, on ne peut pas les voir de si loin. Mais ils sont tout de même d’une taille impressionnante, c’est indéniable.

— Et ils font sans arrêt le tour de l’Orbitale ? demanda Yalson.

Elle connaissait déjà la réponse, mais préférait faire parler le mondlidicien plutôt que supporter les disputes de Lamm et Neisin. Horza sourit. Jandraligeli acquiesça.

— Constamment. Il leur faut à peu près quarante ans pour boucler la boucle.

— Et ils ne font jamais escale ?

Jandraligeli la regarda en haussant les sourcils.

— Il leur faut déjà plusieurs années pour atteindre leur vitesse maximale, jeune dame. Ils pèsent quelque chose comme un milliard de tonnes. Non, ils ne s’arrêtent jamais ; ils tournent inlassablement en rond. Ils ont des paquebots pour les excursions, le transport de passagers et le ravitaillement, ainsi d’ailleurs que des appareils aériens.

— Saviez-vous, demanda Aviger en embrassant du regard les convives, ses coudes repliés reposant sur la table, qu’on pèse moins lourd à bord d’un Mégavaisseau ? C’est parce qu’ils vont en sens inverse de la rotation de l’Orbitale. (Il s’interrompit et fronça les sourcils.) À moins que ce ne soit le contraire.

— On s’en fout ! lança Lamm en secouant violemment la tête puis en se levant pour sortir.

Jandraligeli prit l’air encore plus soucieux.

— Très intéressant, commenta-t-il.

Dorolow sourit à Aviger et le vieil homme contempla ses compagnons en hochant la tête.

— Quoi qu’il en soit, déclara-t-il, c’est un fait.

— Bon !

Kraiklyn posa un pied sur la passerelle arrière de la navette et plaça ses mains sur ses hanches. Il était vêtu en tout et pour tout d’un short. Sa combinaison attendait derrière lui, prête à être enfilée, ouverte sur le devant comme une carapace d’insecte abandonnée.

— Comme je vous l’ai dit, on a du boulot. (Il marqua une pause et dévisagea les membres de sa Compagnie qui, éparpillés dans le hangar, se tenaient assis, debout ou appuyés sur leurs diverses armes.) On va attaquer un des Mégavaisseaux.

Nouvelle pause ; il attendait manifestement une réaction. Seul Aviger avait l’air surpris, et un tant soit peu excité ; les autres (auxquels manquaient Lénipobra, qui venait de se réveiller et se préparait tant bien que mal dans sa cabine, et Mipp, qui se trouvait toujours sur la passerelle) ne paraissaient pas très impressionnés.

— Bref, reprit Kraiklyn, irrité. Vous savez tous que la Culture va faire sauter Vavatch dans quelques jours. Les habitants en font sortir tout ce qu’ils peuvent, et les Mégavaisseaux sont à présent abandonnés, à part de rares équipes de récupération. Je pense que tout ce qui avait de la valeur a été évacué. Mais il y a un vaisseau, l’Olmédréca, où deux de ces équipes se sont affrontées. Un individu peu prudent a mis à feu une petite bombe atomique, et l’Olmédréca a un sacré trou dans la coque. Il est toujours à flot et continue à perdre de la vitesse mais, puisque la bombe a explosé par le travers et que le trou le fait fortement gîter, le navire suit une trajectoire courbe qui le rapproche du Mur-Limite. La dernière fois que j’ai intercepté une transmission à ce sujet, on ne savait pas encore s’il le percuterait avant le bombardement de la Culture, mais on n’a pas l’air de vouloir courir le risque, ce qui fait qu’il n’y a plus personne à bord.

— Et tu veux qu’on y débarque, fit Yalson.

— C’est ça. J’ai déjà été à bord de l’Olmédréca, et je crois savoir ce qu’ils auront oublié d’emporter, dans leur précipitation : les lasers de proue.

Quelques membres de la Compagnie échangèrent des regards sceptiques.

— Eh oui, les Mégavaisseaux ont des lasers de proue ; surtout l’Olmédréca. Autrefois, il parcourait certaines zones de la Mer Circulaire où beaucoup d’autres vaisseaux n’allaient pas, des endroits encombrés d’icebergs ou d’algues flottantes ; comme il n’était pas vraiment capable de manœuvrer pour se sortir de ces endroits-là, il fallait qu’il puisse détruire tout ce qui se présentait sur sa route, et donc disposer de la puissance de tir nécessaire. Les armements frontaux de l’Olmédréca feraient honte à cinq ou six cuirassés. Ce truc pouvait se frayer un chemin à travers un iceberg plus gros que lui et faire sauter des îles d’algues flottantes si grandes qu’on le croyait en train d’attaquer la Terre-Limite. Mon hypothèse – et elle ne se fonde pas sur du vent : j’ai lu entre les lignes des signaux émis par Vavatch – est que tout le monde a oublié l’existence de ces armements ; donc, on va aller s’en emparer.

— Et si le vaisseau heurte le Mur tant qu’on est à bord ? demande Dorolow.

Kraiklyn lui sourit.

— On n’est pas aveugles, si ? On sait bien où se trouve le Mur, et on sait où… Enfin, on verra où est l’Olmédréca. On descend jeter un œil, on voit si on a le temps, on récupère quelques lasers mineurs… Tu parles ! Un seul nous suffirait ! Je serai sur place aussi, vous savez, et je ne vais pas risquer ma peau si je vois le Mur-Limite se profiler à l’horizon, quand même !

— On prend la TAC ? interrogea Lamm.

— Pas dans l’atmosphère. L’Orbitale a une masse suffisante pour rendre le gauchissement problématique, et les moteurs à fusion seraient pris pour cible par les autodéfenses du Moyeu ; ils penseraient avoir affaire à des météorites ou je ne sais quoi. Non, on laissera la TAC à l’extérieur, sans personne à bord. Je peux toujours la contrôler à distance par l’intermédiaire de ma combi si les choses se gâtent. On utilisera le GCF de la navette ; les champs de force marchent à merveille sur les Orbitales. Ah, encore une chose, que je ne devrais d’ailleurs pas avoir à vous rappeler : une fois là-bas, n’essayez pas de vous servir de vos anti-g, d’accord ? L’antigravité compense la masse, non la rotation ; si vous sautiez par-dessus bord dans l’intention de contourner la proue par la voie des airs, vous prendriez un bain forcé.

— Qu’est-ce qu’on fera après avoir subtilisé le laser, en admettant que ton plan marche ? interrogea Yalson.

Kraiklyn eut un bref froncement de sourcils, puis haussa les épaules.

— La meilleure chose à faire est sans doute de se diriger vers la capitale, Évanauth ; c’est un port où on construisait les Mégavaisseaux, autrefois. Elle se trouve sur la terre ferme, bien sûr…

Il sourit en regardant quelques-uns de ses coéquipiers.

— Ouais, reprit Yalson, mais qu’est-ce qu’on fait une fois là-bas ?

— Eh bien…

Kraiklyn jeta un regard dur à la jeune femme, et Horza lui expédia un petit coup d’orteil dans le talon. Yalson tourna la tête vers le Métamorphe tandis que le commandant reprenait :

— On pourra peut-être utiliser les ateliers du port, qui se trouvent dans l’espace, sur la face inférieure d’Évanauth, pour monter le laser. Mais je suis persuadé que la Culture respectera le délai annoncé ; il est donc possible qu’on y aille seulement pour assister aux derniers jours de ce qui aura été un des ports d’escale les plus intéressants de la galaxie. À ses derniers jours, et à ses dernières nuits, ajouterai-je. (Kraiklyn consulta du regard quelques-uns des membres de l’assistance ; il y eut des rires, deux ou trois remarques fusèrent. Puis son sourire s’effaça et il revint à Yalson.) Ça peut s’avérer plutôt intéressant, tu ne crois pas ?

— Ouais, bon, d’accord. C’est toi le patron, Kraiklyn. (Yalson sourit, puis baissa la tête ; discrètement, elle souffla à Horza :) Devine où se tient la partie de Débâcle ?

— Mais ce grand navire, est-ce qu’il ne va pas percer le mur et causer la perte de l’Orbitale avant même que la Culture ait eu le temps de mettre sa menace à exécution ? demanda simultanément Aviger.

Kraiklyn eut un sourire condescendant et secoua la tête.

— Tu verras que les Murs-Limites savent encaisser ce genre de chocs.

— Ha ! Je l’espère ! fit Aviger en riant.

— Oui, eh bien ne t’en fais pas pour ça, le rassura le commandant. Et maintenant, que quelqu’un donne un coup de main à Wubslin pour une dernière tournée d’inspection de la navette. Je remonte sur le pont pour m’assurer que Mipp sait ce que j’attends de lui. Départ dans une dizaine de minutes.

Kraiklyn entra à reculons dans sa combinaison, la releva et introduisit ses bras dans les manches. Puis il attacha les principales boucles de poitrine, ramassa son casque et adressa un hochement de tête à la Compagnie en passant devant elle pour gagner l’escalier qui partait du hangar.

— Tu voulais le faire sortir de ses gonds ou quoi ? demanda Horza à Yalson, qui se retourna vers lui.

— Oh, je cherchais simplement à lui faire comprendre que j’ai des soupçons, qu’il ne me berne pas une seconde.

Wubslin et Aviger vérifiaient le bon fonctionnement de la navette. Lamm tripotait son laser. Jandraligeli restait immobile, adossé à la paroi près de la porte, les bras croisés et les yeux rivés au plafonnier, l’air de s’ennuyer profondément. Neisin parlait à voix basse à Dorolow, qui voyait en lui un éventuel futur converti au Cercle de la Flamme.

— D’après toi, c’est à Évanauth que se tiendra cette partie de Débâcle ? demanda Horza.

Il souriait. Le visage de Yalson semblait tout petit, ainsi encadré dans le grand col ouvert de sa combinaison. Très sérieux, aussi.

— Oui. Ce fourbe a certainement inventé toute cette opération à bord de ce machin, ce Mégabateau, là… À moi, il ne m’a jamais dit qu’il était déjà allé sur Vavatch. Foutu menteur. (Elle regarda Horza, puis lui donna un coup de poing dans le ventre – protégé par sa combinaison –, ce qui le fit rire et reculer d’un pas dansant.) Qu’est-ce qui te fait sourire comme ça ?

— Toi, répondit-il en éclatant de rire. Qu’est-ce que ça peut faire, s’il a envie de jouer à la Débâcle ? Tu n’arrêtes pas de dire qu’il est chez lui sur ce vaisseau, que c’est lui le patron et ainsi de suite, et pourtant tu ne veux pas le laisser s’amuser un peu, le pauvre.

— Mais aussi, pourquoi ne l’admet-il pas ouvertement ? fit Yalson en relevant brusquement le menton. Parce qu’il ne veut pas partager ses gains, voilà pourquoi. La règle veut qu’on partage tout ce qu’on gagne, en fonction de…

— Ma foi, si c’est ça, je le comprends un peu, raisonna Horza. S’il gagne à la Débâcle, c’est lui qui fait tout le travail. Nous n’avons rien à voir là-dedans.

— Ce n’est pas ça du tout ! hurla Yalson.

Les lèvres serrées, les mains sur les hanches, elle tapa du pied.

— Bon, d’accord, fit Horza en souriant. Alors, quand tu as parié sur moi le jour où je me suis battu contre Zallin, pourquoi n’as-tu pas redistribué aussitôt tes gains ?

— Ce n’est pas pareil…, répondit Yalson, exaspérée.

Puis ils furent interrompus.

— Hé ! Hé ! (Lénipobra dévala les marches menant au hangar au moment où Horza s’apprêtait à répliquer. Tous deux se tournèrent vers le jeune homme qui s’approchait d’eux par petits bonds tout en attachant ses gants aux poignets de sa combinaison.) V-v-vous avez vu ce message, tout à l’heure ? (Apparemment incapable de contenir son excitation, il ne cessait de se frotter les mains et de remuer les pieds.) G-grille de tir grade nova ! Extra ! Quel spectacle ! J’adooore la Culture. Ajoutez à ça un s-s-saupoudrage EAM – yahou !

Il éclata de rire, se plia en deux, frappa des deux mains sur le sol du hangar, puis se releva d’un bond et sourit à la ronde. Dorolow se gratta les oreilles d’un air perplexe. Lamm lui jeta un regard noir par-dessus le canon de son fusil tandis que Horza et Yalson s’entre-regardaient en secouant la tête sans comprendre. Lénipobra s’avança en dansant et en mimant les mouvements de la boxe vers Jandraligeli, qui haussa un sourcil et regarda le grand jeune homme maigre s’agiter devant lui.

— On se prépare à employer un matériel de guerre digne de la fin de l’univers, et ce jeune crétin en ferait presque dans sa culotte.

— Oh, tu n’es qu’un trouble-fête, Ligeli, dit Lénipobra au mondlidicien.

Il interrompit sa danse et laissa retomber ses poings ; puis il tourna les talons et partit d’un pas chaloupé en direction de la navette. Au moment de croiser Yalson et Horza, il murmura :

— Yalson, c’est quoi, au fait, le s-s-saupoudrage EAM ?

— Effondrement Anti-Matière, petit.

Lénipobra poursuivit son chemin et Yalson sourit.

Horza, lui, rit sans bruit en voyant le jeune homme hocher la tête dans le col ouvert de sa combinaison, puis franchir la porte arrière de la navette.

La Turbulence Atmosphérique Claire tangua. La navette émergea du hangar et fila sous la face inférieure de l’Orbitale de Vavatch, laissant l’astronef suivre son erre tel un minuscule poisson d’argent sous la coque de quelque immense et sombre navire.

Sur un petit écran, fixé à un bout du compartiment principal de la navette depuis sa dernière expédition, les silhouettes en combinaison pouvaient contempler à loisir la courbe apparemment infinie que dessinait le matériau de base ultradense de l’Orbitale en partant s’enfoncer, sous la lumière des étoiles, dans les profondeurs obscures de l’espace. On avait l’impression de voler à l’envers sous une planète de métal ; de tous les spectacles offerts par la galaxie en matière d’artefacts engendrés par le pouvoir de la volonté, celui-ci n’aurait été éclipsé (au niveau de ce que la Culture appelait le « facteur de saisissement ») que par un Anneau de grande taille, ou encore par une Sphère.

La navette longea quelque mille kilomètres de subsurface unie. Puis, subitement, apparut au-dessus d’elle un triangle de ténèbres, une surface oblique à la substance encore plus lisse que le matériau de base, mais limpide, translucide, et qui surgissait de ce dernier pour fendre l’espace comme le fil d’un poignard de cristal, et cela sur deux mille kilomètres : le Mur-Limite. Il s’agissait en l’espèce du Mur bordé par l’océan, à l’opposé du filament de terres qu’ils avaient distingué en approchant à bord de la TAC. Les dix premiers kilomètres de la grande courbe aplatie étaient du même noir que l’espace. À cet endroit-là, la surface réfléchissante apparaissait seulement lorsque des étoiles s’y miraient, et devant cette image de perfection, on avait la tête qui tournait ; on contemplait une perspective apparente longue de plusieurs années-lumière, alors qu’en fait la surface en question ne se trouvait qu’à quelques milliers de mètres.

— Bon sang, qu’est-ce que c’est grand ! murmura Neisin.

L’appareil continua de s’élever et, au-dessus de lui naquit, à travers le mur, une aura lumineuse, une radieuse étendue de bleu.

La navette pénétra dans la lumière du soleil à peine filtrée par le mur transparent et déboucha dans l’espace vide qui s’ouvrait derrière le Mur-Limite. Deux kilomètres plus loin commençait l’atmosphère, toute raréfiée qu’elle fût ; pourtant l’appareil poursuivit son ascension dans le néant, suivant la courbe du mur en direction de son sommet. Elle en franchit le fil tranchant, à deux mille kilomètres d’altitude par rapport à la base de l’Orbitale, puis entama la descente le long de la face opposée, vers l’intérieur. Elle passa dans le champ magnétique de l’Orbitale, zone où d’infimes particules magnétisées de poussière artificielle arrêtaient une partie des rayons du soleil, assurant ainsi à l’océan une température plus basse qu’ailleurs et donnant naissance aux différents climats de Vavatch. La navette tombait toujours : elle traversa d’abord des nuages d’ions, puis de gaz raréfiés, pour entrer enfin dans une atmosphère légère et sans nuages frémissant sous les courants aériens provoqués par l’accélération de Coriolis. Le ciel passa du noir au bleu. L’Orbitale de Vavatch, cette boucle de liquide de quatorze millions de kilomètres, paraissait suspendue, nue, dans l’espace, étirée devant l’appareil en pleine chute tel un gigantesque tableau circulaire.

— Bon, au moins il fait jour, remarqua Yalson. Reste à espérer que le chef ne se trompe pas en prétendant localiser avec précision cette merveille de navire.

Des nuages s’affichèrent sur l’écran. La navette plongeait vers un paysage trompeur en réalité constitué de vapeur d’eau. Celle-ci semblait s’étendre à l’infini contre la surface incurvée de l’Orbitale qui, même à cette altitude, semblait plate, avant de jaillir brusquement vers la noirceur de la voûte céleste. Ils apercevaient également le bleu du véritable océan, mais beaucoup plus loin, encore qu’on en distinguât aussi quelques taches plus rapprochées.

— Ne vous en faites pas pour la couverture nuageuse, annonça Kraiklyn par l’intermédiaire du haut-parleur de la cabine. Elle se dissipera en fin de matinée.

La navette continuait de descendre et d’approcher la surface en fendant une atmosphère de plus en plus dense. On entra bientôt dans les premiers nuages de haute altitude. Horza s’agita un peu dans sa combinaison ; depuis que la TAC s’était ajustée à l’Orbitale en termes de trajectoire et de vélocité et depuis qu’on en avait désactivé l’anti-g, l’appareil et la Compagnie subissaient une gravité artificielle – due à la rotation – égale à celle de l’artefact, voire supérieure puisqu’ils étaient stationnaires par rapport à la base, mais plus éloignés dans l’espace. Vavatch, dont les constructeurs d’origine provenaient d’une planète à gravité plus forte, subissait une rotation destinée à créer une « gravité » supérieure de vingt pour cent environ à celle qu’acceptait la moyenne des êtres humains, et pour laquelle était réglé le générateur de la TAC. Aussi, comme les autres, Horza se sentait-il plus lourd que d’habitude. Déjà sa combinaison l’irritait en frottant contre sa peau.

Les nuages emplirent l’écran de gris.

— Le voilà ! s’écria Kraiklyn sans essayer de dissimuler son enthousiasme.

Il ne leur avait pas parlé depuis un bon quart d’heure, et ils commençaient à montrer des signes de nervosité. La navette avait tangué plusieurs fois, d’un côté puis de l’autre, comme pour chercher à repérer l’Olmédréca. De temps en temps, l’écran s’éclaircissait et laissait voir en dessous les couches nuageuses, puis s’embrumait à nouveau lorsqu’ils entraient dans une masse ou une colonne de vapeur. Une fois, il s’était même couvert de cristaux de glace.

— J’aperçois les plus hautes tours !

Tous se levèrent et se rassemblèrent devant l’écran. Lamm et Jandraligeli furent les seuls à ne pas quitter leur siège.

— Merde, il était temps ! fit Lamm. Je me demande bien pourquoi il faut si longtemps pour trouver un engin de quatre K de long.

— Pas facile sans radar, répliqua Jandraligeli. Personnellement, je me félicite qu’on ne lui ait pas foncé en plein dedans en traversant ces maudits nuages.

— Merde, proféra encore Lamm en inspectant à nouveau son arme.

— … Regardez-moi ça, fit Neisin.

Au milieu d’un désert de nuages, tel un immense canyon arraché à une planète de vapeur, au-delà des kilomètres de couches successives et perdu dans un espace si vaste que le panorama s’estompait au lieu de prendre fin ; malgré l’atmosphère limpide que laissaient entrevoir les zones dégagées, l’Olmédréca avançait.

Les niveaux inférieurs de la superstructure restaient invisibles sous les écharpes de brume qui enlaçaient l’océan, mais de ses ponts masqués s’élançaient de gigantesques tours et édifices de verre et de métal léger qui la dominaient à plusieurs centaines de mètres de hauteur. Apparemment indépendants les uns des autres, ils se mouvaient lentement, régulièrement, sur la surface plane de la couche nuageuse basse comme des pièces sur un jeu d’échecs sans fin et projetaient des ombres vagues, aqueuses, sur le sommet opaque du banc de vapeur tandis que le soleil du système de Vavatch perçait de ses rayons les formations nuageuses dérivant dix kilomètres plus haut.

En se déplaçant dans l’air, ces tours énormes laissaient derrière elles des volutes et des rubans de vapeur détachés du front de brume uniforme par le passage du grand vaisseau qui progressait en dessous. Par les petites trouées que pratiquaient dans la brume les tours et les structures supérieures, on apercevait le bas du navire : passerelles et promenades, arches solidaires d’un système à monorail, piscines et jardins arborés, et même quelques équipements, notamment de minuscules aéros et des meubles dignes d’une maison de poupée. L’œil et le cerveau embrassant la scène pouvaient, à cette altitude, discerner le renflement que dessinait le navire dans le matelas de brouillard – une légère élévation longue de quatre kilomètres sur près de trois de large en forme de feuille tronquée ou de pointe de flèche.

La navette descendit encore. Fenêtres miroitantes, ponts suspendus, terrains d’atterrissage, antennes, bastingages, ponts et marquises claquant au vent, les tours défilèrent, silencieuses et sombres, sur le côté de l’appareil.

— Ma foi, on dirait qu’il va falloir marcher un peu pour arriver jusqu’aux lasers de proue, les gars, fit Kraiklyn d’un ton pragmatique. Je ne peux pas passer là-dessous. Mais on est encore à une bonne centaine de kilomètres du Mur-Limite, donc on a tout le temps. Et de toute façon, le navire ne va pas tout droit vers le mur. Je vais poser l’appareil aussi près que possible.

— Et merde. Ça commence, fit Lamm. J’aurais dû m’en douter.

— Marcher des heures sous cette gravité, il ne manquait plus que ça, renchérit Jandraligeli.

— Énorme ! lança Lénipobra sans quitter l’écran des yeux. Gigantesque ! ajouta-t-il en hochant la tête.

Lamm se leva, écarta le jeune homme et se mit à marteler la porte de la cabine de pilotage.

— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Kraiklyn par le haut-parleur. Je cherche un endroit pour me poser. Si c’est toi, Lamm, tiens-toi tranquille.

Lamm fixa la porte, l’air tout d’abord surpris, puis fâché. Il eut un reniflement de mépris, puis regagna son siège en frôlant Lénipobra au passage.

— Salaud, marmotta-t-il ; puis il rabattit sa visière et la fit passer en mode miroir.

— Bon, reprit Kraiklyn, on atterrit.

Ceux qui étaient encore debout se rassirent, et au bout de quelques secondes, la navette heurta délicatement le sol. Les portes s’ouvrirent et laissèrent pénétrer une rafale d’air glacé. Ils sortirent sans hâte, en file indienne, et débouchèrent dans les vastes espaces dégagés du Mégavaisseau silencieux, stable comme le roc. Horza resta assis en attendant que tout le monde soit sorti, puis vit que Lamm le regardait. Alors il se leva et fit mine de s’incliner devant la silhouette en combinaison sombre.

— Après toi.

— Non, rétorqua Lamm. Après toi.

Il indiqua d’un mouvement de tête les portes grandes ouvertes. Horza quitta la navette, Lamm sur ses talons. Lamm tenait toujours à sortir en dernier ; il disait que cela lui portait chance.

Ils se tenaient sur un terrain d’atterrissage pour aéros, au pied d’une grande tour rectangulaire qui pouvait avoir soixante mètres de haut. Ses paliers successifs s’élançaient dans le ciel tandis qu’à l’avant et de chaque côté du terrain d’atterrissage, au-dessus de la masse nuageuse, la présence du vaisseau était signalée par des tours et des renflements divers ; quant à savoir où le navire s’arrêtait, sans le recul de l’altitude c’était impossible. Ils ne voyaient même pas l’endroit où avait explosé la bombe atomique ; aucune inclinaison d’ensemble, pas la moindre vibration confirmant qu’ils se trouvaient bien sur un navire endommagé embarqué sur l’océan, et non dans une ville déserte parsemée de nuages mouvants.

Horza alla rejoindre les autres près d’un muret de retenue, à la limite du terrain ; il distingua non sans mal un pont situé vingt mètres plus bas et qui apparaissait occasionnellement à la faveur d’une trouée dans la brume. Plus bas encore, des bandes de vapeur décrivaient de longues vagues sinueuses qui révélaient et masquaient tour à tour un pont agrémenté par endroits de petits buissons ; çà et là on apercevait des auvents, des sièges et de petites constructions en forme de tente. Le tout avait l’air abandonné, désolé, comme une station balnéaire en hiver, et Horza frissonna dans sa combinaison. Devant eux se devinaient, à un kilomètre environ, quelques tours squelettiques et peu élevées qui perçaient la brume, non loin de la proue encore invisible.

— Manifestement, on va s’enfoncer de plus en plus profondément dans le brouillard, remarqua Wubslin en tendant le doigt vers l’avant.

Une formidable paroi nuageuse se dressait dans les airs, d’un bord de l’horizon à l’autre, plus haute que toutes les tours du Mégavaisseau, et leur renvoyait la clarté de plus en plus vive du jour.

— Ça se dissipera peut-être quand la température s’élèvera, fit Dorolow d’un ton peu convaincu.

— Si on y pénètre, on peut dire adieu aux lasers, dit Horza en se détournant de ses compagnons pour regarder en direction de la navette, où Kraiklyn s’entretenait avec Mipp (ce dernier avait ordre de monter la garde près de l’appareil tandis que les autres tentaient de gagner la proue). Étant donné qu’on n’a pas de radar, il faudra redécoller avant de s’enfoncer dans la brume.

— Peut-être…, commença Yalson.

— Bon, je vais jeter un coup d’œil en bas, annonça Lénipobra en rabattant sa visière et en posant une main sur le parapet.

Horza se retourna vers lui. Le jeune homme agita la main.

— Rendez-vous à la p-p-proue ! Yahou !

Puis il sauta avec agilité par-dessus le parapet et se laissa tomber vers le pont situé cinq étages plus bas. Horza voulut crier et se précipiter pour retenir le jeune homme, mais, comme les autres, il avait compris trop tard ce qu’allait faire Lénipobra.

En une seconde il avait sauté et disparu de l’autre côté.

— Non !

— Léni… !

Ceux qui ne se penchaient pas déjà par-dessus le parapet accoururent ; la petite silhouette tournoyait. En la voyant, Horza se prit à espérer que Lénipobra pourrait se rattraper, se stabiliser, bref, faire quelque chose. Son cri s’éleva dans les casques lorsqu’il fut parvenu à une dizaine de mètres du pont inférieur, et s’interrompit net au moment où, bras et jambes écartés, le jeune homme s’écrasa sur la bordure d’un jardinet. Il rebondit mollement, retomba à un mètre de là, sur le pont, et s’immobilisa.

— Oh, mon Dieu…

Neisin s’assit brusquement, ôta son casque et appliqua ses mains sur ses yeux. Dorolow baissa la tête et entreprit à son tour de défaire son casque.

— Qu’est-ce que c’était que ce cri ?

Kraiklyn venait en courant de la navette, Mipp sur ses talons. Horza était toujours penché par-dessus le parapet et fixait obstinément le petit pantin désarticulé qui gisait en tas au niveau en dessous. Les volutes de brume s’épaissirent momentanément autour de lui.

— Lénipobra ! Lénipobra ! cria Wubslin dans le micro de son casque.

Yalson se détourna et jura à voix basse, après avoir pris bien soin d’éteindre son intercom transmetteur. Aviger restait planté là, tout tremblant, blême derrière sa visière. Kraiklyn s’arrêta devant le parapet, dérapa puis se pencha par-dessus bord.

— Léni… ? (Il les regarda les uns après les autres.) Est-ce que c’était… ? Mais qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’essayait-il de faire ? Si l’un d’entre vous s’est amusé à…

— Il a sauté, coupa Jandraligeli d’une voix mal assurée. (Il essaya de rire.) Je suppose que de nos jours, les jeunes ne savent plus distinguer la gravité de la rotation du cadre de référence.

— Il a sauté ? hurla Kraiklyn. (Il agrippa Jandraligeli par le col de sa combinaison.) Comment a-t-il pu faire une chose pareille ? Je vous avais pourtant bien dit que les anti-g ne marcheraient pas ! Je vous l’ai dit à tous, quand nous étions dans le hangar…

— Lénipobra était en retard, s’interposa Lamm. (Il donna un coup de pied dans le mince revêtement métallique du parapet, sans réussir à l’abîmer.) Ce petit crétin était en retard. Et pas un d’entre nous n’a pensé à l’avertir.

Kraiklyn lâcha Jandraligeli et se retourna vers le reste de la Compagnie.

— C’est la vérité, déclara Horza. (Il secoua la tête.) Je n’y ai pas pensé. Et les autres non plus. Lamm et Jandraligeli se sont même plaints devant lui, dans la navette, de devoir marcher jusqu’à la proue, et vous l’avez dit vous-même, mais il n’a sans doute pas entendu. (Un haussement d’épaules.) Il était tellement excité !

— On s’est tous plantés, ajouta Yalson d’une voix chargée d’émotion.

Elle avait rallumé son communicateur. L’espace d’un instant, personne ne dit plus rien. Kraiklyn resta là à les dévisager, puis alla poser les deux mains sur le parapet et regarda en bas. Wubslin l’imita.

— Léni ? lança-t-il dans son communicateur.

Sa voix ne tremblait pas.

— Chicel-Horhava. (Dorolow fit le signe de la Flamme, ferma les yeux et ajouta :) Gente dame, prends cette âme et accorde-lui la paix.

— Des conneries, tout ça !

Lamm jura et tourna les talons. Puis il entreprit de tirer au laser sur le haut des tours qui les surplombaient.

— Dorolow, ordonna Kraiklyn. Wubslin, Yalson et toi vous descendez voir ce que… Ah, merde ! (Il fit demi-tour.) Enfin, allez-y, quoi. Mipp, tu leur donnes une corde, ou le médikit, bref. Nous autres…, nous nous dirigeons vers la proue, d’accord ? (Il les regarda d’un air de défi.) Vous avez peut-être envie de tout arrêter, mais dans ce cas, il sera mort pour rien.

Yalson s’en alla de son côté en éteignant à nouveau son transmetteur.

— Autant y aller, déclara Jandraligeli. Vous ne trouvez pas ?

— Non, répondit Neisin. Moi, je reste à la navette. (Sur quoi il s’assit, le menton sur la poitrine, son casque posé à côté de lui sur le pont.) Ne comptez pas sur moi. Ça non. Ça me suffit pour aujourd’hui. Je reste là.

Kraiklyn consulta Mipp du regard, puis lui désigna Neisin.

— Occupe-toi de lui. (Puis il se retourna vers Dorolow et Wubslin.) En route. On ne sait jamais ; on peut peut-être encore faire quelque chose. Yalson, tu les accompagnes.

Cette dernière ne regardait pas le commandant, mais revint tout de même emboîter le pas à Wubslin et à l’autre femme, qui partirent en quête d’un accès au pont inférieur.

Soudain le sol trembla, et tous sursautèrent. En se retournant, ils aperçurent la silhouette de Lamm qui, sur fond de nuages lointains, tirait en l’air en visant les poutrelles des pistes-aéros situées cinq ou six ponts plus haut ; le rayon invisible émis par son arme faisait naître des langues de flamme tout autour du métal torturé. Une deuxième piste céda et tomba en tournoyant comme une gigantesque carte à jouer avant de s’écraser sur leur pont avec un bruit sourd qui le fit à nouveau frémir.

— Lamm ! explosa Kraiklyn. Ça suffit !

L’homme en combinaison noire dont le fusil restait pointé en l’air fit semblant de ne pas l’avoir entendu ; Kraiklyn leva à son tour son lourd fusil-laser et pressa la détente. À cinq mètres en avant de Lamm, une portion du pont se détacha dans une gerbe de flammes et de métal rougeoyant, se souleva puis retomba en laissant échapper une bouffée de gaz qui fit vaciller Lamm et manqua le renverser. L’homme recouvra son équilibre mais resta où il était ; même à cette distance, on voyait bien qu’il tremblait de rage. Kraiklyn le tenait toujours en joue. Puis Lamm se redressa, remit son arme à l’épaule et revint vers eux d’un pas nonchalant, comme s’il ne s’était rien passé. Les autres se détendirent quelque peu.

Kraiklyn leur donna l’ordre de se regrouper et ils se mirent en marche en suivant le même chemin que Dorolow, Yalson et Wubslin, c’est-à-dire vers l’intérieur de la tour et le large escalier en spirale recouvert d’un tapis qui allait se perdre, majestueux, dans les entrailles du Mégavaisseau Olmédréca.

— Aussi mort qu’un fossile, fit la voix amère de Yalson dans les haut-parleurs de leurs casques lorsqu’ils furent parvenus à mi-hauteur. Aussi mort qu’un putain de fossile !

En croisant les trois autres sur le chemin de la proue, ils virent que Yalson et Wubslin attendaient auprès du corps que Mipp leur fasse descendre une corde au moyen d’un treuil. Dorolow, elle, priait.

Ils traversèrent l’étage où était venu mourir Lénipobra, s’enfoncèrent dans la brume et longèrent une étroite passerelle cernée de part et d’autre par le vide.

— Pas plus de cinq mètres, les rassura Kraiklyn en se servant du radar à aiguille léger compris dans sa combinaison Rairch pour sonder les profondeurs emplies de vapeur qui s’ouvraient sous leurs pieds.

À mesure qu’ils progressaient, la brume se dissipait ; ils remontèrent vers un pont supérieur à présent parfaitement dégagé, puis redescendirent par un escalier extérieur débouchant sur une série de passages. Un soleil indistinct leur apparut à plusieurs reprises, disque rouge tantôt vif, tantôt terne. Ils traversèrent des étages entiers, contournèrent des piscines, croisèrent des promenades et des terrains d’atterrissage, rencontrèrent des tables et des chaises, s’enfoncèrent sous des bosquets d’arbres et passèrent sous des marquises, des arcades et des arches. Ils distinguaient à travers la brume des tours au-dessus de leurs têtes, et sondèrent une ou deux fois du regard des puits creusés au cœur du vaisseau, eux-mêmes bordés de ponts et de zones à ciel ouvert ; tout en bas, on entendait la mer. Le fond de ces colossales cuvettes, tapissé de volutes de brume, évoquait un breuvage irréel.

Ils s’arrêtèrent devant une rangée de petits véhicules à roues, équipés de sièges mais dépourvus de portières, auxquels des auvents striés de couleurs gaies tenaient lieu de toit. Kraiklyn regarda autour de lui afin de s’orienter. Wubslin essaya de faire démarrer les petites voitures, mais aucune n’était en état de marche.

— Deux itinéraires possibles, déclara le commandant en fronçant les sourcils, le regard dirigé vers l’avant.

L’espace d’une seconde, le soleil resplendit et stria d’or la vapeur qui les enveloppait de tous côtés. Sous leurs pieds se dessinèrent alors des lignes délimitant un terrain de jeu quelconque. Une tour réussit à s’extraire du brouillard environnant, et les boucles et tourbillons de brume se mirent à bouger comme d’immenses bras pour finir par masquer à nouveau le soleil. L’ombre de la tour se découpa sur le sol de l’allée.

— On se sépare, annonça Kraiklyn en examinant les alentours. Je prends par ici avec Aviger et Jandraligeli. Horza et Lamm, vous partez par là. (Il tendit le doigt.) Ça descend vers une des proues latérales. Vous devriez y trouver quelque chose ; ouvrez l’œil. (Il effleura un bouton sur son poignet.) Yalson ?

— Présente ! lança l’interpellée par l’intercom.

Après avoir surveillé la remontée du corps de Lénipobra jusqu’à la navette, Wubslin, Dorolow et elle étaient à leur tour partis vers la proue.

— Bon, fit Kraiklyn en jetant un œil à l’un des écrans intégrés à sa combinaison. Vous n’êtes qu’à trois cents mètres environ.

Il se retourna pour voir le chemin qu’ils avaient parcouru, jalonné par toute une série de tours distantes de plusieurs kilomètres ; pour la plupart, elles prenaient naissance aux étages supérieurs. Ils avaient une vue de plus en plus globale de l’Olmédréca. La brume dérivait tranquillement autour d’eux dans un silence absolu.

— Ah, oui ! reprit le commandant. Je vous vois.

Il agita la main. Sur un pont éloigné, près d’un des grands puits emplis de brume, de petites silhouettes lui répondirent.

— Je vous vois aussi, dit Yalson.

Quand vous arriverez là où nous nous trouvons en ce moment, prenez à gauche vers l’autre proue latérale ; il y a des lasers secondaires là-bas aussi. Horza et Lamm vont…

— Oui, on a entendu, coupa Yalson.

— Parfait. On pourra bientôt rapprocher la navette, peut-être même à l’emplacement exact de ce qu’on trouvera. Allez, on y va. Regardez bien autour de vous.

Il fit signe à Aviger et Jandraligeli et tous trois se mirent en route. Lamm et Horza s’entre-regardèrent, puis partirent dans la direction que leur avait indiquée le commandant. Du geste, Lamm fit comprendre à Horza qu’il devait couper son communicateur et relever sa visière.

— Si on avait attendu un peu, on aurait pu directement poser la navette à l’endroit voulu, déclara-t-il en ouvrant lui aussi sa visière.

Horza acquiesça.

— Quel sale petit con ! reprit Lamm.

— Qui ça ?

— Mais ce gosse ! Quelle idée, de sauter comme ça de la plate-forme !

— Mmm.

— Tu sais ce que je vais faire ? ajouta Lamm en dévisageant le Métamorphe.

— Quoi donc ?

— Lui couper la langue, à ce jeune crétin ! Voilà ce que je vais faire. Une langue tatouée, ça doit bien valoir quelque chose, tu ne crois pas ? De toute façon, ce petit salaud me devait de l’argent. Qu’est-ce que tu en penses ? À ton avis, je peux en tirer combien ?

— Aucune idée.

— Petit salaud…, marmonna Lamm.

Les deux hommes obliquèrent sur le pont, abandonnant la trajectoire en ligne droite qu’ils avaient suivie jusqu’alors, et poursuivirent leur progression d’un pas lourd. Ils ne voyaient pas très bien où cela allait les mener, mais, d’après Kraiklyn, ils se dirigeaient bel et bien vers une des proues ; celles-ci saillaient du navire telles d’énormes plates-formes off-shore reliées à l’avant de l’Olmédréca et offraient un port d’attache aux paquebots qui, du temps de sa splendeur, emportaient et ramenaient sans cesse des passagers, ou bien servaient au ravitaillement.

Ils atteignirent un secteur qui avait manifestement été le théâtre d’un récent échange de coups de feu ; c’était une zone d’habitation criblée de brûlures-laser, jonchée de verre brisé et de métal tordu. Des rideaux déchirés et des tentures murales claquaient sous la brise régulière engendrée par le déplacement du navire géant. Non loin de là gisaient sur le flanc, fracassés, deux des petits véhicules qu’ils avaient déjà rencontrés. Les deux hommes enjambèrent tant bien que mal les débris et continuèrent d’avancer. Les deux autres groupes progressaient aussi, à un rythme satisfaisant si l’on en croyait leurs rapports et les propos qu’ils échangeaient. Au-devant d’eux se dressait toujours la colossale masse nuageuse, qui ne bougeait pas et ne donnait aucun signe de dissipation ; ils n’en étaient plus qu’à deux ou trois kilomètres, encore qu’il leur fût difficile d’évaluer les distances.

— On y est, annonça finalement Kraiklyn, dont la voix crépita à l’oreille de Horza.

Lamm ralluma son canal transmetteur.

— Quoi ?

Il jeta un regard perplexe à Horza, qui se contenta de hausser les épaules.

— Qu’est-ce qui vous retarde ? reprit Kraiklyn. On avait pourtant plus de chemin à parcourir que vous. On est arrivés aux proues principales. Et elles sont plus saillantes que de votre côté.

— Tu nous racontes des histoires, Kraiklyn, intervint Yalson, dont l’équipe avait ordre de rallier les proues symétriquement opposées.

— Pardon ? répliqua le commandant.

Lamm et Horza s’immobilisèrent afin d’écouter les deux autres dialoguer par communicateur interposé. Yalson reprit la parole :

— On vient d’arriver au bord. En fait, je crois même qu’on l’a un peu dépassé… On doit être sur une espèce d’aileron, ou d’éperon, je ne sais pas. Quoi qu’il en soit, on ne voit pas de proue. Tu nous as envoyé dans la mauvaise direction.

— Mais, vous…

La voix de Kraiklyn s’éteignit.

— Bon sang, Kraiklyn ! Tu prétends nous envoyer vers la proue et c’est toi qui y es maintenant ! hurla Lamm dans le micro de son casque.

De son côté, Horza était parvenu à la même conclusion. Voilà pourquoi ils continuaient d’avancer tandis que l’équipe de Kraiklyn était déjà arrivée. Le commandant de la Turbulence Atmosphérique Claire resta quelques secondes silencieux, puis répondit :

— Merde, c’est vrai, tu as raison. (Il poussa un soupir audible.) Vous feriez mieux de continuer, Horza et toi. Je vais vous envoyer quelqu’un dès qu’on aura un peu exploré les environs. Il me semble distinguer une sorte de galerie avec des tas de bulles transparentes qui pourraient bien contenir des lasers. Yalson, retourne vers l’endroit où on s’est séparés ; une fois là-bas, avertis-moi. On verra bien qui seront les premiers à découvrir quelque chose d’intéressant.

— Génial, vraiment, fit Lamm en s’enfonçant à grands pas dans la brume.

Horza partit derrière lui en déplorant le frottement incessant sur sa peau de sa combinaison mal ajustée.

À un moment, Lamm s’arrêta pour inspecter des salons de réception qu’on s’était déjà chargé de piller. Des tissus précieux déchirés par le verre brisé flottaient dans l’air comme les volutes de brume omniprésentes. Ils découvrirent ensuite un appartement luxueusement meublé ; une holosphère gisait fracassée dans un coin. Il y avait aussi un aquarium de la taille d’une pièce entière, où pourrissaient des poissons mêlés à des vêtements raffinés aux couleurs éclatantes, qui flottaient à la surface telles des plantes sous-marines exotiques.

Par leur communicateur, Lamm et Horza entendirent que les autres, les membres du groupe de Kraiklyn, avaient trouvé une espèce de porte menant à la galerie en question, là où, derrière les bulles transparentes, ils espéraient trouver des lasers. Horza dit à Lamm qu’ils n’avaient pas intérêt à traîner en route ; ils quittèrent donc les salons de réception et ressortirent sur le pont afin de poursuivre leur chemin.

— Dis donc, Horza, intervint Kraiklyn alors que Lamm et le Métamorphe entraient dans un long tunnel éclairé par la lumière du jour, une lumière affaiblie par la brume et les panneaux opaques qui tapissaient le plafond. Ce radar à aiguille ne fonctionne pas correctement.

— Qu’est-ce qui ne va pas, encore ? demanda Horza sans s’arrêter de marcher.

— Il ne peut pas percer le brouillard, voilà ce qui ne va pas.

— Je n’ai jamais vraiment eu l’occasion de… Attends, qu’est-ce que tu veux dire par là ?

Horza s’immobilisa et sentit quelque chose lui nouer le ventre. Lamm continua à s’éloigner dans le couloir.

— Il me signale ce gros nuage, là, droit devant nous et à environ un demi-K de hauteur. (Kraiklyn rit.) Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas le Mur-Limite ; je vois bien que c’est un nuage, et il est plus près de nous que ne l’annonce le radar.

— Quelle est votre position, au juste ? s’interposa Dorolow. Vous avez trouvé des lasers ? Et la porte dont vous parliez ?

— Non, c’est seulement un solarium, quelque chose comme ça.

— Kraiklyn ! cria Horza. Tu es sûr de ce qu’indique le radar ?

— Mais oui. L’aiguille dit…

— Pour un solarium, y a pas beaucoup de soleil…, coupa une voix comme par accident, comme si son propriétaire ignorait que son transmetteur fonctionnait.

Horza sentit la sueur perler sur son front. Quelque chose clochait.

— Lamm ! hurla-t-il. (À trente mètres de lui, ce dernier tourna la tête en arrière sans s’arrêter.) Reviens !

L’autre s’immobilisa.

— Horza, je ne vois pas ce qu’il pourrait y avoir de…

— Kraiklyn ! (Cette fois, c’était la voix de Mipp qui appelait de la navette.) Il y avait d’autres gens ici. Je viens de voir un appareil décoller derrière nous ; ils sont partis, maintenant.

— O.K., merci, Mipp, répondit calmement le commandant. Écoute, Horza. Vues d’ici, les proues où vous vous trouvez viennent de pénétrer dans le nuage ; ce qui prouve que c’en est bien un… Enfin merde, quoi ! Tout le monde voit bien que c’est un nuage ! Alors ne…

Le navire trembla sous les pieds de Horza, qui chancela. Lamm le regarda, interloqué.

— Vous avez senti ça aussi ? cria Horza.

— Senti quoi ? répondit Kraiklyn.

— Kraiklyn ? (De nouveau Mipp.) Je vois quelque chose qui…

— Lamm ! Reviens ! hurla le Métamorphe, dont le micro de casque retransmit l’appel.

Lamm regarda autour de lui. Horza crut déceler une vibration constante dans le sol sous ses pieds.

— Alors, senti quoi ? insista Kraiklyn qui commençait à s’énerver.

— Moi, j’ai cru sentir quelque chose, intervint Yalson. Ce n’était pas très fort, mais… Écoutez, ces engins ne sont pas censés… pas censés…

— Kraiklyn, pressa Mipp. Il me semble voir…

— Lamm !

Horza battait à présent en retraite dans le long corridor en forme de tunnel.

Mais l’autre, l’air hésitant, ne bougeait pas.

Horza percevait un son, un étrange grondement ; cela lui rappelait un moteur à réaction ou un propulseur à fusion entendus de très loin, mais ce n’était pas exactement ça. Il sentait aussi quelque chose sous ses pieds – il y avait toujours cette vibration, mais aussi une force qui s’exerçait et qui semblait l’attirer vers l’avant, en direction de Lamm et des proues, comme s’il était pris dans un champ assez faible, ou bien comme…

— Kraiklyn ! vociféra Mipp. Je t’assure ! Je le vois ! Je… Tu… Je suis…, bafouilla-t-il.

— Bon, tu vas te calmer, oui ?

— Je sens quelque chose…, commença Yalson.

Horza fit demi-tour et se mit à remonter le couloir en courant. Lamm, qui faisait justement mine de rebrousser chemin, s’arrêta et posa les mains sur les hanches en voyant son compagnon s’éloigner de lui au pas de course. Un lointain rugissement emplissait les airs, tel le bruit d’une majestueuse chute d’eau perçu du fond d’un profond ravin.

— Moi aussi, c’est comme si…

— Pourquoi Mipp criait-il comme ça ?

— On est en train de s’écraser ! hurla Horza sans ralentir le rythme.

Le mugissement était de plus en plus rapproché, de plus en plus sonore.

— De la glace ! (La voix de Mipp.) Je viens vous chercher avec la navette. Courez ! C’est un mur de glace ! Neisin ? Où es-tu ? Neisin ! J’ai…

— Quoi !

— DE LA GLACE ?

Le vrombissement s’accrut ; tout autour de Horza, les parois du corridor se mirent à grincer. Quelques panneaux de plafond craquèrent et tombèrent par terre devant lui. Une portion de mur s’ouvrit d’un seul coup, comme une porte, et le Métamorphe faillit s’y engouffrer par mégarde. Le vacarme lui emplissait les oreilles.

Lamm tourna la tête et vit derrière lui se rapprocher l’extrémité du couloir ; toute la section finale du tunnel se refermait dans un grincement déchirant et avançait vers lui à la vitesse d’un homme au pas de course. Il fit feu, mais la muraille mouvante continua d’avancer ; la fumée envahit le corridor. Il jura, fit volte-face et se rua vers Horza.

À présent, des hurlements s’élevaient de toutes parts. De toutes petites voix babillaient aux oreilles de Horza, qui n’entendait plus que ce grondement de tonnerre derrière lui. Sous ses pieds le pont se soulevait et vibrait, comme s’il ne se trouvait pas à bord d’un gigantesque navire mais dans un immeuble ébranlé par un tremblement de terre. Les plaques recouvrant les parois du couloir se détachaient à leur tour ; le sol se surélevait par endroits. De nouveaux panneaux éclatèrent au plafond avant de tomber en pluie. Et cette force insidieuse qui ne cessait de le tirer vers l’arrière, de ralentir son allure comme s’il évoluait dans un rêve… Enfin il déboucha à l’air libre et entendit Lamm arriver non loin derrière lui.

— Kraiklyn, crétin de salaud de fils de pute ! s’époumonait ce dernier.

Les voix lui carillonnaient aux oreilles. Son cœur battait à grands coups. Il mettait toutes ses forces dans chacune de ses enjambées, mais le grondement se rapprochait sans cesse, toujours plus présent. Il repassa devant les salons où voletaient les pans de tissu précieux ; le plafond des appartements commençait à céder, le pont s’inclinait. L’holosphère roulait de-ci, de-là et rebondissait par les fenêtres qui s’effondraient à leur tour. À côté de Horza, une écoutille explosa sous la poussée de l’air pressurisé qui s’échappait et des débris violemment projetés. Sans cesser de courir, il se protégea comme il put mais sentit des échardes se planter dans sa combinaison. Les soubresauts du pont le faisaient déraper. Il entendait les pas de Lamm marteler le sol derrière lui. L’homme continuait de clamer par l’intercom des insultes destinées à Kraiklyn.

Et toujours derrière lui ce vrombissement de cataracte ou d’avalanche de rochers, cette explosion continue, cette éruption volcanique… Il avait mal aux oreilles, la tête lui tournait, il se sentait étourdi par le vacarme insoutenable. Un alignement de fenêtres percées dans la paroi qui lui faisait face vira au blanc, puis explosa dans sa direction ; une volée de particules solides atteignit sa combinaison par petits nuages successifs. Il rentra la tête dans les épaules et fonça vers la porte. Lamm hurlait toujours à pleins poumons :

— Salaud ! Salaud ! Salaud !

— … s’arrête pas !

— … par ici !

— La ferme, Lamm !

— Horzaaaa… !

Un tumulte incessant de voix. Il y avait à présent un tapis sous ses pieds ; il se trouvait dans un couloir spacieux. Des portes battaient, les lustres du plafond frémissaient. Soudain, une trombe d’eau se déversa dans le couloir, à vingt mètres devant lui et, l’espace d’une seconde, il se crut parvenu au niveau de la mer ; mais il savait bien que c’était impossible. En dépassant l’endroit d’où avait surgi la vague, il la vit et l’entendit bouillonner, gargouiller au fond d’une cage d’escalier en colimaçon ; d’autre part, seuls quelques filets d’eau dégouttaient du plafond. L’attraction créée par la lente décélération du navire semblait maintenant moindre, mais le fracas continuait de résonner autour de lui. Il sentait faiblir ses forces et courait, hébété, en s’efforçant de garder son équilibre tandis que le couloir tressautait et se déformait de toutes parts. Un courant d’air venait maintenant à sa rencontre ; des bouts de papier et de plastique voletaient çà et là comme des oiseaux bariolés.

— … salaud, salaud, salaud…

— Lamm…

Devant lui il voyait la lumière du jour par les larges baies vitrées d’une véranda. Il franchit d’un bond une rangée de plantes en pot et atterrit au beau milieu d’un groupe de sièges pliants disposés autour d’une petite table, qu’il brisa en mille morceaux.

— … salaud de crétin de…

— Lamm, ferme-la ! (C’était la voix de Kraiklyn.) On n’entend pas…

Les baies vitrées devinrent toutes blanches, se craquelèrent comme des pans de glace et explosèrent vers l’extérieur. Horza plongea par l’ouverture ainsi pratiquée et se retrouva sur le pont, de l’autre côté, parmi les gravats épars. Derrière lui, le haut et le bas des baies en miettes commencèrent à se rapprocher lentement, telle une gigantesque bouche.

— Espèce de salaud ! Espèce d’enc…

— On change de canal, bordel ! On passe sur…

Horza glissa sur un tesson de verre et faillit tomber.

Seule la voix de Lamm résonnait à présent dans son casque, lui emplissant les oreilles de jurons dont la plupart se perdaient dans le vacarme du naufrage qui n’en finissait pas de rugir dans son dos. Horza jeta un regard en arrière l’espace d’une fraction de seconde, juste le temps de voir Lamm se jeter entre les mâchoires qui se refermaient ; il déboula sur le pont en virevoltant, tomba, se releva sans lâcher son arme. Horza avait déjà détourné les yeux. Ce fut à ce moment-là seulement qu’il se rendit compte que son arme à lui n’était plus là ; il avait dû la laisser tomber, mais il ne savait plus ni où ni quand.

Le Métamorphe ralentit l’allure. Il avait beau être en pleine forme physique, la gravité artificielle de Vavatch et sa combinaison mal adaptée le handicapaient sérieusement.

Sans cesser de courir, en proie à une espèce de transe, inspirant et expirant la bouche grande ouverte, il s’efforça d’imaginer la distance qui les séparait de la proue au moment où ils avaient fait demi-tour, et le laps de temps pendant lequel la masse colossale du navire serait susceptible de comprimer sa partie avant tandis que ses milliards de tonnes s’enfonçaient comme un bélier dans ce qui devait être – s’il emplissait réellement la totalité du nuage – un formidable iceberg tabulaire.

Horza percevait comme dans un rêve la présence du navire alentour, tout environné de nuages et de brume mais illuminé d’en haut par une nappe de soleil dorée. Les tours et les spires ne semblaient pas affectées par la catastrophe : l’ensemble de la structure titanesque continuait de glisser vers le mur de glace, poussé par l’inertie de sa propre masse. Horza croisa des terrains de jeux, des tentes argentées gonflées par le vent, puis un tas d’instruments de musique. Devant lui se dressait une gigantesque paroi où s’étageaient d’autres ponts, et au-dessus de sa tête oscillaient dangereusement des passerelles dont les étais, qui plongeaient vers l’avant du navire, hors de la vue du Métamorphe, se rapprochaient progressivement de la vague de destruction qui les avalait au fur et à mesure. Sous ses yeux, sur un côté, il vit le sol s’enfoncer brusquement dans un néant brumeux. Le plancher se mit à s’élever doucement sous ses pieds, sur une quinzaine de mètres ; il dut gravir tant bien que mal une pente de plus en plus raide. Sur sa gauche, un pont suspendu s’écroula et ses câbles de soutien s’envolèrent ; il fut englouti par la brume dorée, et le bruit de sa chute se perdit dans le fracas assourdissant. Horza se sentit glisser sur le pont à présent incliné. Il perdit l’équilibre, se reçut lourdement sur le dos et se retourna pour regarder en arrière.

Le Mégavaisseau se jetait contre une muraille de pure blancheur plus haute que la plus haute de ses spires, et s’anéantissait dans un bouillonnement de débris et de glace. On aurait dit la plus imposante vague de tout l’univers, moulée et sculptée dans un tas de ferraille jetée au rebut. Et sur le devant, sur les côtés, sur le dessus et dans son corps même, des cascades de glace et de neige scintillantes qui se détachaient de la falaise d’eau gelée pour s’abattre ensuite comme de grands voiles lents. Horza contempla le tout, puis commença à glisser le long de la pente, vers la scène du désastre. À sa gauche, une très haute tour s’effondrait petit à petit, et s’inclinait vers le surgissement de métal comprimé comme un esclave devant son maître. Horza sentit un cri naître dans sa gorge en voyant ces ponts, ces rambardes, ces parois, ces murs et ces encadrements de porte qu’il venait à peine d’emprunter se recroqueviller et se pulvériser tout en se rapprochant sans cesse de lui.

Il roula sur lui-même en écrasant sous son poids des éclats et des tessons mouvants, pour rejoindre le bastingage animé de sursauts ; il agrippa la rambarde, exerça une traction des deux bras, balança ses jambes et sauta.

Il fit un tour complet sur lui-même et se rétablit en tombant lourdement sur le sol métallique incliné du pont étroit situé juste en dessous. Il se releva tant bien que mal, inspira entre ses dents et déglutit, luttant pour retrouver une respiration normale. Là aussi le pont était en train de se soulever, mais le point de rupture se trouvait entre lui et le formidable surgissement de métal grinçant ; il perdit pied et glissa le long de la pente tandis que, derrière lui, le pont saillait brusquement. Le métal se déchirait tout autour de lui, des poutrelles s’abattaient sur le pont supérieur comme des os brisés perçant la peau. Il avait devant lui une volée de marches montant vers le niveau qu’il venait de quitter, mais aboutissant à un endroit dont le sol était encore à l’horizontale. Il y grimpa avec peine, mais juste à ce moment-là ce pont s’inclina à son tour par rapport à la vague de métal broyé tandis que sa partie avant s’élevait et se froissait sous la pression.

Il dévala la pente ; l’eau des bassins ornementaux cascadait tout autour de lui. Il atteignit une nouvelle série de marches, et se hissa vers l’étage au-dessus.

Il se sentait la poitrine et la gorge emplies de charbons ardents, les jambes en plomb fondu, et devait constamment lutter contre l’attraction cauchemardesque qui s’exerçait dans son dos et cherchait à l’entraîner vers le site de la catastrophe. Chancelant, haletant, il parvint enfin en haut de l’escalier, qui débouchait à côté d’une piscine vide entièrement disloquée.

— Horza ! hurla quelqu’un. C’est toi ? Horza ! Ici Mipp ! Lève la tête !

Horza obtempéra et découvrit, perdue dans la brume quelque trente mètres au-dessus de lui, la navette de la TAC. Il voulut agiter le bras et faillit en perdre l’équilibre. L’appareil descendait vers lui à travers le brouillard ; ses portes étaient en train de s’ouvrir. Puis elle s’immobilisa dans les airs juste au-dessus du pont immédiatement supérieur.

— J’ai ouvert les portes ! Monte ! cria Mipp.

Horza essaya de répondre, mais ne réussit qu’à émettre une sorte de chuintement rauque ; il continua d’avancer d’un pas défaillant, avec la sensation que les os de ses jambes s’étaient transformés en gelée. Sa lourde combinaison se cognait partout, ses pieds dérapaient sur le verre brisé jonchant le pont qui résonnait sous ses bottes. Mais il lui restait encore quelques marches pour rejoindre l’étage de la navette.

— Dépêche-toi, Horza ! Je ne peux pas rester là indéfiniment !

Il se jeta dans l’escalier et grimpa en s’aidant de ses mains. L’appareil oscillait, pivotait : tantôt les portes arrière se présentaient devant lui, tantôt elles s’éloignaient. Sous ses pas, l’escalier frémit ; le vacarme s’amplifia, plein de cris et de bruits de chute. Une autre voix lui hurlait aux oreilles, mais il ne distinguait pas les mots. Une fois en haut, il tomba à plat ventre sur le pont et rampa précipitamment vers la passerelle de la navette, qui ne se trouvait plus qu’à quelques mètres de lui. Déjà il distinguait les sièges, les lumières intérieures, et le cadavre de Lénipobra tassé dans un coin.

— Je ne peux plus attendre ! J’ai…, vociféra Mipp par-dessus le hurlement du métal broyé et le concert de voix terrifiées.

La navette commença à s’élever dans les airs. Horza se rua en avant.

Ses mains agrippèrent le rebord de la passerelle juste au moment où l’appareil parvenait au niveau de son torse. Il se sentit soulevé et se retrouva suspendu par les bras, avec sous les yeux le ventre du fuselage.

— Horza ! Horza ! Pardon ! sanglotait Mipp.

— Je suis là ! cria-t-il d’une voix rauque.

— Quoi ?

La navette s’élevait toujours, croisant en chemin des ponts, des tours, et le mince tracé horizontal des monorails. Les doigts gantés de Horza, accrochés au rebord de la passerelle, supportaient tout son poids ; ses bras lui faisaient atrocement mal.

— Je suis suspendu à la passerelle !

— Espèce de salauds ! cria une autre voix.

C’était Lamm. La passerelle commença à se refermer, avec une secousse qui faillit forcer Horza à lâcher prise. Ils étaient alors à cinquante mètres de hauteur et continuaient de monter. Il vit la partie supérieure de la porte descendre en direction de ses doigts.

— Mipp ! Ne ferme pas la porte ! Laisse la passerelle dans cette position, je vais essayer d’entrer.

— O.K., répondit promptement ce dernier.

La passerelle cessa de se rabattre vers le fuselage et s’immobilisa en formant un angle de vingt degrés par rapport à celui-ci. Horza entreprit de se balancer latéralement. Soixante-dix, quatre-vingts mètres maintenant ; ils tournaient le dos à la vague de destruction et s’en éloignaient lentement.

— Salaud de moricaud ! Reviens ! hurla Lamm.

— Je ne peux pas, Lamm ! cria Mipp. Je ne peux pas ! Tu es trop près !

— Ordure ! éructa Lamm.

Des éclats lumineux se mirent à palpiter autour de Horza. Le dessous de la navette s’enflamma en dix endroits à la fois sous l’impact des tirs de laser. Quelque chose heurta violemment le pied gauche du Métamorphe au niveau de la semelle et il sentit dans sa jambe droite un tressautement accompagné d’une vive douleur.

Mipp poussait des hurlements incohérents. La navette gagna de la vitesse en revenant survoler le Mégavaisseau pour le retraverser en diagonale. L’air circulait furieusement autour de Horza et détachait progressivement ses doigts du rebord.

— Mipp ! Ralentis !

— Salaud ! hurla à nouveau Lamm.

La brume s’embrasa : un éventail de rayons s’y épanouit durant une fraction de seconde, puis le tir-laser changea de direction et la navette s’entoura encore une fois d’une gerbe d’étincelles tandis que cinq ou six explosions mineures survenaient à l’avant, au niveau du nez de l’appareil. Mipp poussa un ululement. Leur vitesse s’accrut. Horza s’efforçait toujours de lancer une jambe par-dessus le plan incliné de la passerelle, mais ses doigts contractés dans ses gants glissaient sur sa surface rugueuse à mesure que son corps était entraîné par le courant d’air vers l’arrière de l’appareil en pleine accélération.

Lamm émit un nouveau hurlement – un son aigu, gargouillant, qui vrilla le crâne de Horza comme une décharge d’électricité ; le cri s’interrompit abruptement et fut brièvement remplacé par une série de craquements secs.

La navette survolait rapidement la surface du Mégavaisseau de plus en plus comprimé, à une centaine de mètres d’altitude. Horza sentait ses forces l’abandonner. Il contempla par sa visière l’intérieur de l’appareil, distant de quelques mètres à peine, mais dont il s’éloignait millimètre par millimètre.

Un éclair illumina l’habitacle, qui s’emplit ensuite d’une violente clarté blanche, aveuglante, insoutenable. Horza ferma instinctivement les yeux et un flamboiement jaune traversa ses paupières. Les haut-parleurs de son casque émirent subitement un son perçant, inhumain, tel un hennissement de machine, qui cessa d’un seul coup. La lumière décrut progressivement. Le Métamorphe rouvrit les yeux.

L’intérieur de la navette était toujours brillamment éclairé, mais en plus incandescent. Mus par les tourbillons qui s’engouffraient par la porte arrière, des lambeaux de fumée s’échappaient des sièges grillés, des ceintures et des filets de sécurité calcinés, et de la peau desséchée et noirâtre du visage exposé de Lénipobra. La paroi du fond semblait incrustée d’ombres carbonisées.

Un par un, les doigts de Horza se détachaient.

Mon Dieu, songea-t-il en contemplant les brûlures et les volutes de fumée, ce dément avait bien une bombe atomique sur lui, en fin de compte. Alors vint l’onde de choc.

Elle le projeta par-dessus la passerelle et le précipita à l’intérieur de la navette juste avant de heurter cette dernière, qui se cabra et bondit dans le ciel comme un petit oiseau pris dans la tourmente. Horza fut ballotté dans l’habitacle et chercha frénétiquement quelque chose à quoi à se raccrocher afin de ne pas repasser de l’autre côté de l’ouverture ; sa main trouva une sangle et, malgré son épuisement, il l’empoigna avec l’énergie du désespoir.

Au-delà des portes, dans la brume, une gigantesque boule de feu s’élevait lentement dans le ciel en roulant sur elle-même. Un son comparable au pire roulement de tonnerre qu’il eût jamais entendu emplissait de sa vibration l’intérieur brûlant et flou du véhicule en fuite. La navette gîta et Horza bascula contre une rangée de sièges. Une grande tour passa à toute allure de l’autre côté de la porte arrière toujours béante, masquant la boule de feu tandis que l’appareil continuait de virer de bord. Les deux mâchoires de la porte firent mine de se clore, puis s’arrêtèrent, bloquées à mi-parcours.

Dans sa combinaison, Horza sentait son poids et sa température augmenter ; la chaleur dégagée par la bombe traversait les surfaces exposées à l’explosion initiale. Sa jambe droite lui faisait très mal quelque part au-dessous du genou. Il flairait une odeur de brûlé.

La navette retrouva son équilibre et sa trajectoire rectiligne. Horza se releva et se dirigea en boitant vers la porte pratiquée dans la paroi avant, où le contour des sièges et du corps effondré de Lénipobra – à présent plaqué, bras et jambes écartés, près de la porte arrière – s’était inscrit en noir comme un jeu d’ombres figées, sur la surface beige du mur. Il franchit le seuil.

Écroulé sur les commandes, Mipp occupait le siège du pilote. Les écrans de contrôle étaient vides, mais l’épaisse vitre polarisée de l’appareil laissait entrevoir des nuages, de la brume, quelques tours qui filaient sous la navette et, plus bas, un océan désert lui aussi recouvert de nuages.

— Je te… croyais… mort, fit Mipp d’une voix pâteuse en se tournant à demi vers Horza.

Ainsi tassé dans son siège, le dos voûté, les paupières tombantes, il paraissait touché. La sueur luisait sur son front au teint sombre. Une fumée à la fois âcre et douceâtre planait dans la cabine de pilotage.

Horza ôta son casque et se laissa tomber dans l’autre siège. Puis il examina sa jambe droite. Il y avait un petit trou d’un centimètre de diamètre, bien net et bordé de noir dans le mollet de sa combinaison, ainsi qu’un autre, plus gros et plus irrégulier, sur le côté. Il plia la jambe et grimaça ; ce n’était qu’une brûlure superficielle, déjà cautérisée. On ne voyait pas de sang.

Il leva les yeux sur Mipp.

— Et toi, ça va ? demanda-t-il tout en connaissant d’avance la réponse.

— Non, répondit doucement l’autre en secouant la tête. Ce fou furieux m’a eu à la jambe, et quelque part dans le dos.

Horza scruta l’arrière de la combinaison de Mipp, là où elle s’appuyait au dossier, et aperçut dans la partie horizontale du siège une perforation qui se prolongeait par une longue et sombre éraflure sur la surface de la combinaison. Horza reporta son attention sur le plancher de la cabine.

— Merde ! Ce truc est plein de trous.

Le sol était criblé de cratères, dont deux juste au-dessous du siège de Mipp ; la traînée noirâtre avait été provoquée par un tir-laser, dont un autre avait dû toucher Mipp.

— J’ai l’impression que ce salaud m’a tiré en plein dans le cul, Horza, déclara Mipp en s’efforçant de sourire. Alors comme ça c’était bien vrai, cette histoire de bombe atomique, hein ? C’est elle qui a explosé. Ça m’a neutralisé tous mes instruments électroniques. Seuls les contrôles optiques fonctionnent encore. Foutue navette, inutilisable…

— Mipp, laisse-moi prendre les commandes.

Ils étaient maintenant perdus dans les nuages ; l’écran cristallin ne laissait filtrer qu’une vague lueur cuivrée. Mipp secoua la tête.

— Impossible. Tu ne sauras pas la piloter… dans l’état où elle est.

— Écoute, il faut qu’on y retourne. Les autres ont peut-être pu…

— Impossible. Ils seront tous morts, fit Mipp en serrant encore plus fort les manettes, les yeux rivés à l’écran. Bon Dieu, elle m’échappe. (Il examina tour à tour tous les moniteurs et secoua tristement la tête.) Je le sens.

— Ah, merde ! s’écria Horza, impuissant. Et les radiations ? ajouta-t-il subitement.

Il était bien connu qu’avec une combinaison correctement conçue, quand on survivait à l’explosion proprement dite ainsi qu’à l’onde de choc, on résistait également aux radiations. Mais Horza n’était pas si sûr que sa combinaison réponde à cette définition. Il lui manquait bon nombre d’instruments, et notamment un indicateur de radiations, ce qui, en soi, était mauvais signe. Mipp scruta un petit cadran sur le tableau de bord.

— Les radiations…, fit-il en secouant à nouveau la tête. Non, rien de grave de ce côté-là. Faible taux de neutrons… (Il grimaça de douleur.) Plutôt propre, comme bombe. Sûrement pas ce qu’escomptait ce salaud. Il devrait la ramener au magasin…

Mipp eut un petit rire étranglé, désespéré.

— Il faut y retourner, insista Horza.

Il s’efforça de se représenter Yalson fuyant la zone d’écrasement en bénéficiant d’une meilleure avance que Lamm et lui. Il voulait se convaincre qu’elle avait réussi, qu’elle s’était trouvée assez loin de la bombe au moment de l’explosion, et que le navire finirait par s’immobiliser une fois que le glacier de métal aurait progressivement ralenti pour enfin se figer. Mais comment s’échapperaient-ils du Mégavaisseau, elle et les autres, en admettant qu’ils aient survécu ? Il essaya le communicateur de la navette, mais le trouva aussi mort que celui de sa combinaison.

— Tu ne réussiras pas à les faire sortir de là, fit Mipp. On ne se relève pas d’entre les morts. Je les ai entendus ; la communication a été coupée au moment où je leur disais…

— Mipp, ils ont changé de canal, c’est tout. Tu n’as donc pas entendu Kraiklyn ? Ils sont passés sur une autre fréquence parce que Lamm gueulait sans arrêt.

Recroquevillé dans son siège, Mipp fit non de la tête.

— Je n’ai rien entendu de tel, déclara-t-il au bout d’un temps. Ce n’est pas ce que j’ai compris, moi. J’essayais de leur parler de la glace…, de leur décrire sa taille, sa hauteur. Non, Horza ; crois-moi, ils sont morts.

— Ils se trouvaient à bonne distance de nous, Mipp, répliqua posément Horza. Au moins un kilomètre. Ils en ont probablement réchappé, au contraire. S’ils étaient à l’abri, s’ils se sont mis à courir en même temps que nous… Ils étaient plus loin vers l’arrière. Ils sont sans doute vivants, Mipp. Il faut retourner les chercher.

— On ne peut pas faire ça. Je suis sûr qu’ils sont morts. Même Neisin. Il est allé faire un tour… après votre départ. J’ai dû décoller sans lui. Pas pu le prendre à bord. Non, ils sont morts, tous.

— Mipp, reprit le Métamorphe. Ce n’était pas une bombe atomique de forte puissance.

L’autre rit, puis poussa un gémissement.

— Et alors ? Tu n’as pas vu cet iceberg, Horza. Il était…

À ce moment-là la navette piqua du nez. Le Métamorphe se retourna rapidement vers l’écran, mais on y distinguait seulement le rougeoiement du nuage qu’ils traversaient de part en part.

— Oh, mon Dieu ! murmura Mipp. On est fichus.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Mais rien ne va, répondit l’autre avec un haussement d’épaules qui lui arracha une grimace. Je crois qu’on tombe, mais comme je n’ai plus ni altimètre, ni indicateur de vitesse, ni communicateur, ni instruments de navigation, rien… Si on est secoués, c’est à cause des trous dans la coque et des portes ouvertes.

— On perd de l’altitude ? fit Horza en le regardant.

— Oui. Tu veux commencer à lâcher du lest ? Eh bien vas-y. Jette tout ce que tu veux par-dessus bord. Ça nous fera toujours regagner un peu d’altitude.

La navette plongea à nouveau.

— Tu parles sérieusement ? demanda Horza en faisant mine de se lever.

L’autre opina.

— On tombe. Oui, je suis sérieux. Nom de nom, même si on rebroussait chemin on ne pourrait plus franchir le Mur-Limite, même si l’un de nous, ou les deux…

La voix de Mipp s’éteignit. Horza réussit à s’extraire de son siège et à repasser la porte.

L’habitacle passagers n’était que fumée, brume et vacarme. La même lueur diffuse pénétrait toujours par les portes arrière. Horza tenta d’arracher les sièges à la paroi, mais en vain. Il contempla alors le corps brisé et le visage noirci de Lénipobra. La navette piqua à nouveau du nez. L’espace d’une seconde, Horza sentit son poids décroître à l’intérieur de sa combinaison. Il attrapa le jeune défunt par le bras et le traîna jusqu’à la passerelle. Puis il le poussa par-dessus bord et, telle une coque vide, le cadavre s’enfonça dans la brume où il disparut bientôt. La navette gîta d’un côté, puis de l’autre, et faillit déséquilibrer Horza.

Il trouva quelques objets épars à jeter : un casque de combinaison surnuméraire, une cordelette, un harnais anti-g, un lourd trépied de mitraillette. Puis il mit la main sur un petit extincteur. Il regarda autour de lui mais ne vit aucune flamme ; d’autre part, la fumée ne s’épaississait pas. Il s’en empara et regagna la cabine de pilotage. Là aussi, la fumée semblait se dissiper.

— Comment on s’en sort ? s’enquit-il.

— Je ne sais pas. (Il désigna l’autre siège.) On peut le débloquer. Balance-le aussi.

Horza trouva les loquets qui le maintenaient fixé au sol, les défit et traîna le siège jusqu’à la passerelle ; là, il le jeta, ainsi que l’extincteur.

— Il y a un système de verrouillage sur les parois côté cabine, lança Mipp. (Un grognement de douleur, puis :) Il sert à détacher les sièges.

Horza localisa les attaches en question et poussa sur leurs rails muraux la première puis la seconde rangée de sièges, avec leurs sangles et leurs filets de sécurité, jusqu’à ce qu’elles s’engagent dans l’ouverture, rebondissent sur l’extrémité de la passerelle puis disparaissent en tournoyant dans la brume lumineuse. Il sentit la navette tanguer à nouveau.

La porte séparant le compartiment passagers de la cabine de pilotage se referma brusquement. Il voulut l’ouvrir : elle était verrouillée de l’autre côté.

— Mipp ! hurla-t-il.

— Désolé, Horza, fit la voix assourdie de ce dernier, de l’autre côté de la porte. Je ne peux pas revenir en arrière. Kraiklyn me tuerait, s’il n’est pas déjà mort. Je ne les ai pas trouvés. Crois-moi. C’est par le plus grand des hasards que je t’ai repéré, toi.

— Mipp, ne fais pas de bêtises. Rouvre cette porte.

Horza se mit à la secouer ; elle n’était pas très résistante. Si cela s’avérait nécessaire, il pourrait la défoncer.

— Je ne peux pas, Horza… Et n’essaie pas d’ouvrir de force, sinon je fonce vers le bas. De toute manière, on ne peut pas être bien loin au-dessus de la mer… Et j’ai déjà assez de mal à nous maintenir en l’air… Si tu veux, essaie de fermer manuellement les portes arrière. Il devrait y avoir un panneau de contrôle quelque part dans le mur du fond.

— Mipp, pour l’amour du ciel, mais où veux-tu aller ? De toute façon ils vont tout faire sauter dans quelques jours ! On ne peut pas voler éternellement.

— Oh, on s’écrasera avant ça, fit la voix lasse de Mipp de l’autre côté de la paroi. Bien avant qu’ils ne fassent sauter l’Orbitale, Horza, ne t’en fais pas pour ça. Cet engin est en train de rendre l’âme.

— Mais où veux-tu donc aller ? insista le Métamorphe.

— Je ne sais pas très bien. Sur la face opposée, peut-être… vers Évanauth… pourquoi pas ? En tout cas, loin d’ici. Je…

Il y eut un choc sourd, comme si quelque chose venait de tomber par terre, et Mipp poussa un juron. La navette frémit et donna brièvement de la bande.

— Qu’est-ce que c’était ? interrogea anxieusement Horza.

— Rien, j’ai fait tomber le médikit, c’est tout.

— Merde, souffla Horza avant de s’asseoir, le dos à la paroi.

— Ne t’inquiète pas, je vais faire ce que je peux.

— Mais oui, Mipp.

Il se releva sans prêter attention aux douleurs que l’épuisement faisait naître dans ses jambes ni aux élancements qui lui traversaient le mollet droit, et partit vers l’arrière de l’appareil. Il trouva le panneau de contrôle et l’ouvrit tant bien que mal. Il ne contenait qu’un extincteur supplémentaire, que Horza jeta illico par-dessus bord. Le panneau situé dans la paroi opposée s’ouvrait sur une manivelle. Il en actionna la poignée, et les portes se refermèrent lentement avant de se bloquer à nouveau. Il força sur le levier jusqu’à ce qu’il casse ; alors il jura et le jeta au-dehors.

Juste à ce moment-là, la navette émergea de la brume. Horza regarda vers le bas et aperçut la surface inégale d’une mer grise où roulaient et se brisaient des vagues pesantes. La masse de brume s’étendait maintenant derrière eux, rideau neutre et gris sous lequel disparaissait la mer. Les rayons du soleil frappaient de biais les couches successives, et le ciel était empli de nuages flous.

Horza regarda la poignée cassée tomber en tourbillonnant vers la mer, de plus en plus petite ; elle y dessina une petite marque blanche, puis disparut. Il calcula qu’ils devaient se trouver à une centaine de mètres au-dessus de l’eau. La navette s’inclina, et il dut agripper le montant de la porte ; puis l’appareil vira et se mit à filer parallèlement à la masse nuageuse.

Horza se rapprocha de la paroi et martela la porte.

— Mipp ? Je n’arrive pas à fermer complètement les portes.

— Ça ne fait rien, répondit faiblement l’autre.

— Mipp, ouvre cette porte. C’est de la folie.

— Laisse-moi tranquille, Horza. Fiche-moi la paix, tu m’entends ?

— Nom de nom ! pesta Horza.

Chahuté par le courant d’air issu de leur sillage qui venait s’y engouffrer, il retourna se poster devant les portes entrouvertes. D’après l’angle que formait la trajectoire de la navette par rapport au soleil, ils tournaient le dos au Mur-Limite. Derrière eux, il n’y avait plus que la mer et les nuages. Pas trace de l’Olmédréca, ni d’aucun autre bâtiment. De chaque côté, l’horizon illusoirement plat s’estompait dans la brume ; l’océan ne donnait aucun signe de concavité. Il paraissait simplement immense. Horza tenta de passer la tête par l’ouverture en regardant vers l’avant, histoire de voir où ils allaient. Mais le vent l’obligea à reculer avant qu’il ait pu se rendre compte de quoi que ce soit ; en outre, l’appareil fit une nouvelle embardée. Néanmoins, il eut vaguement l’impression d’avoir entrevu un horizon aussi plat et vide que celui qui s’étendait de part et d’autre de la navette. Il recula dans l’habitacle et essaya son communicateur, mais les haut-parleurs de son casque n’émettaient toujours aucun son. Tous les circuits étaient morts ; l’ensemble avait apparemment été grillé par l’impulsion électromagnétique issue de l’explosion sur le Mégavaisseau.

Horza envisagea un instant d’enlever sa combinaison et de la jeter à son tour par-dessus bord, mais il avait déjà froid et, sans elle, il serait pratiquement nu. Non, il la garderait sur lui jusqu’à ce qu’ils se mettent brusquement à perdre de l’altitude. Il frissonna. Tout son corps lui faisait mal.

Il décida de dormir. Il n’y avait rien qu’il puisse faire pour l’instant, et son organisme avait besoin de repos. Il pensa à amorcer une métamorphose, puis se ravisa. Il ferma les yeux, mais se représenta aussitôt Yalson courant sur le Mégavaisseau ; il préféra les rouvrir. Puis il se persuada qu’elle était saine et sauve, tirée d’affaire une fois pour toutes, et laissa à nouveau ses paupières se fermer.

Peut-être, à son réveil, auraient-ils dépassé les couches de poussière magnétisée de la haute atmosphère, ou bien se trouveraient-ils dans une zone tropicale, voire simplement tempérée, et non plus dans la région arctique. La seule différence serait qu’ils s’engloutiraient dans une mer tiède au lieu d’une eau glaciale. Il n’arrivait pas à croire que Mipp ou la navette tiendraient le coup assez longtemps pour atteindre l’autre face de l’Orbitale.

… En admettant que celle-ci fasse trente mille kilomètres de large, et que la navette se déplace à trois cents à l’heure environ…

La tête farcie de chiffres en perpétuelle évolution, Horza se laissa glisser dans le sommeil. Sa dernière pensée cohérente fut pour se dire qu’ils n’avançaient vraiment pas assez vite, sans doute parce que c’était impossible. Ils seraient toujours au-dessus de la Mer Circulaire, volant en direction de la terre, lorsque la Culture ferait sauter l’Orbitale tout entière et que cette dernière se transformerait en halo de lumière et de poussière sur quatorze millions de kilomètres…

Lorsque Horza se réveilla, il était en train de rouler sur lui-même à l’intérieur de l’habitacle. Pendant ses premières secondes de lucidité, il crut qu’il était passé par la porte arrière et tombait dans le vide ; puis il reprit possession de ses moyens et se retrouva étendu de tout son long sur le sol de la navette, avec sous les yeux un pan de ciel bleu qui s’inclinait au rythme du tangage de l’appareil. Celui-ci semblait avancer plus lentement que dans son souvenir. De l’autre côté des portes, Horza ne vit rien d’autre que le ciel, la mer bleutée et quelques nuages gonflés ; il passa la tête par l’ouverture.

Le vent changeant était tiède, et du côté où gîtait la navette se trouvait une petite île. Il la regarda stupéfait. Minuscule, elle s’entourait d’atolls encore plus modestes ainsi que de récifs qui transparaissaient, vert pâle, dans l’eau peu profonde ; une unique montagne peu élevée surgissait des cercles concentriques que formait la végétation luxuriante et le sable jaune vif.

La navette piqua du nez, puis se redressa et descendit tout droit vers l’île. Horza rentra la tête pour soulager les muscles de son cou et de ses épaules, épuisés par la lutte contre le vent. L’appareil ralentit encore, puis poursuivit sa descente. Le fuselage tout entier vibrait. Horza vit un tourbillon d’eau vert-jaune naître dans la mer au-dessous d’eux, ressortit la tête par l’ouverture et découvrit l’île devant lui, à une cinquantaine de mètres en contrebas. De petites silhouettes humaines couraient sur la plage tandis que la navette approchait. Un groupe d’individus traversait la bande de sable en direction de la jungle, portant une espèce de grosse pyramide de sable doré sur une litière ou une civière supportée par des perches.

Horza regarda la scène défiler sous ses pieds. On voyait sur la plage de petits feux de camp ainsi que de longs canoës. À une extrémité, là où les arbres rejoignaient l’eau, était stationnée une navette trapue au nez aplati, à peu près deux fois plus grosse que celle de la TAC, qui survola l’île en traversant des colonnes de fumée d’un gris indistinct.

La plage était à présent quasi déserte ; les rares individus restés sur place, qui semblaient fluets et pratiquement nus, coururent se mettre à l’abri des arbres comme s’ils avaient peur que la navette leur passe au-dessus de la tête. Une silhouette gisait à terre non loin du module. Horza entrevit un humain plus vêtu que les autres qui, au lieu de fuir, montrait du doigt la navette en vol. Il tenait quelque chose à la main. Puis la cime de la montagne s’encadra dans la porte arrière entrouverte et lui boucha la vue. Il entendit une série de détonations sèches qu’il identifia comme étant dues à autant d’explosions bénignes mais sonores.

— Mipp ! appela-t-il en revenant vers la porte close.

— Tout est fini pour nous, Horza, fit la faible voix de son compagnon, où perçait une sorte de jovialité désespérée. Même les indigènes sont hostiles !

— Ils ont surtout l’air effrayés.

L’île disparaissait derrière eux. La navette ne faisait pas mine de rebrousser chemin, et Horza la sentit accélérer.

— J’en ai vu un brandir une arme, fit Mipp, qui toussa puis gémit.

— Tu as vu cette navette ?

— Ouais, j’ai vu.

— Je crois qu’on devrait faire demi-tour, Mipp.

— Non, non, je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Cet endroit ne me plaît guère.

— Mipp, au moins c’est la terre ferme. Qu’est-ce que tu veux de plus ?

Horza regarda par la porte ; l’île se trouvait déjà à un bon kilomètre en arrière, et la navette ne cessait de prendre de la vitesse en même temps que de l’altitude.

— Il faut continuer, Horza. Rejoindre la côte.

— Mais enfin, Mipp ! On n’y arrivera jamais ! On en a pour quatre jours au moins, et je te rappelle que la Culture va tout faire sauter dans trois jours !

Silence de l’autre côté de la porte. Horza la secoua ; légère, elle avait beaucoup souffert.

— Ne fais pas ça, Horza ! hurla Mipp d’une voix que le Métamorphe reconnut à peine tant elle était à la fois rauque et perçante. Arrête ! Tu vas nous tuer tous les deux, je t’assure !

L’appareil s’inclina subitement, pointant le nez vers le ciel et ses portes arrière vers la mer. Horza glissa, ses pieds dérapèrent. Il enfonça ses doigts gantés dans les rainures murales destinées à accueillir les sièges de l’habitacle et resta suspendu là tandis que la navette, toujours en pleine ascension, commençait à perdre de la vitesse.

— Ça va, Mipp ! lança-t-il. J’ai compris !

Le véhicule se redressa et roula sur le côté, projetant Horza contre la paroi avant. Puis il cessa de piquer du nez, et le Métamorphe se sentit tout à coup plus pesant. La mer défilait à toute allure au-dessous d’eux, à une cinquantaine de mètres seulement.

— Je te demande seulement de me ficher la paix, Horza.

— Entendu, Mipp. C’est d’accord.

La navette s’éleva, prit de la vitesse et de la hauteur. Horza se détacha de la paroi de la cabine et repartit vers l’arrière.

Puis il secoua la tête et alla se tenir devant la porte ouverte, contemplant derrière eux l’île et ses hauts-fonds verdâtres, sa roche grise, ses frondaisons bleu-vert et son ruban de sable jaune. L’ensemble décroissait rapidement ; l’encadrement de la porte laissait voir une quantité grandissante d’eau et de ciel à mesure que l’île se perdait dans la brume lointaine.

Il se demanda quoi faire, et en conclut qu’il ne lui restait qu’une seule solution. Sur cette île se trouvait une navette ; elle ne pouvait pas être beaucoup plus endommagée que la leur. Pour l’heure, il n’y avait pratiquement aucune chance qu’on vienne les secourir. Toujours agrippé au rebord de la porte arrière, tout environné de courants d’air, il se retourna vers la porte fragile qui le séparait de la cabine et de Mipp.

Fallait-il foncer directement, ou tenter d’abord de raisonner Mipp ? Comme il réfléchissait à la question, la navette fut prise de soubresauts, puis tomba comme une pierre vers la mer.

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